Tribune libre : À propos de J.-C. Barreau
Jean-Marie Hennaux, s.j.
N°1971-6 • Novembre 1971
| P. 351-368 |
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Ce n’est pas sans hésitation que je me mets à écrire ces quelques réflexions à propos de J.-C. Barreau. Ne vais-je pas ajouter encore au manque de discernement, de pudeur, d’amitié, de silence et de prière ? Puisqu’il s’agit de l’engagement profond d’une vie, ce dont on parle touche, je le crois, à la relation infiniment personnelle d’un homme avec Dieu. Celle-ci appartient donc, en dernière analyse, au mystère même de Dieu. Je n’ai pas par conséquent d’approbation ni de jugement à porter sur le fond du problème. Je ne puis que confier la vie - déconcertante pour moi, il est vrai - de mon frère, avec la mienne, à l’amour de Dieu, qui seul, nous justifie et nous absout.
Je ne veux donc pas juger le cas de J.-C. Barreau. Mais la presse a voulu faire de celui-ci, à la veille du Synode, un cas typique et exemplaire, et du geste, un acte prophétique. Devant la TV, à la radio, dans les journaux et des hebdomadaires, J.-C. Barreau lui-même a expliqué son geste et tenté de lui donner une portée plus générale. Il a ainsi posé un certain nombre d’affirmations concernant l’engagement au célibat, la fidélité chrétienne et la vocation sacerdotale. À ce niveau de discussion publique et de questions posées à l’Église, il faut, me semble-t-il, si l’on n’est pas d’accord, le dire, car ces affirmations touchent des points très importants de l’expérience ecclésiale et de la foi.
I. Critère pour l’engagement au célibat
Dans une de ses interviews, J.-C. Barreau donne ce critère : « Si quelqu’un s’engage au célibat sans avoir au préalable rencontré la femme qu’il épouserait s’il prenait une autre décision, son engagement n’est pas valable, ni assuré d’aucune solidité ». Il serait long de discuter tous les aspects de cette affirmation extrêmement précise. Elle contient évidemment une part de vérité : celui (ou celle) qui s’engage au célibat doit avoir une connaissance réelle de la femme (de l’homme) ; si l’engagement est pris – il y a des cas où cela arrive – après expérience d’une relation profonde avec quelqu’un de sexe différent, il sera souvent plus solide. Mais à côté de cela, que de choses empêchent d’être d’accord avec elle.
Relation immédiate et réelle avec Dieu
Considérer quelqu’un comme la femme qu’on pourrait épouser suppose évidemment une rencontre profonde et affective. J.-C. Barreau trouve donc le critère décisif de l’engagement au célibat dans l’expérience d’une relation amoureuse intersexuelle. Or ce critère n’est pas là. Il est dans la relation à Dieu elle-même : dans l’existence et l’authenticité d’une relation d’amour avec Dieu dans le Christ. « Je ne nie pas, me répondra peut-être ici J.-C. Barreau, que le critère ultime ne soit à chercher dans la relation à Dieu, mais j’affirme que l’authenticité de cette relation ne peut apparaître que grâce à la rencontre de celui ou de celle qu’on épouserait si on ne s’engageait pas au célibat ». Mais précisément, affirmer la nécessité, pour tous les cas, de ce critère de la relation amoureuse intersexuelle, c’est déjà, non pas en intention sans doute, mais en fait, avoir nié que la relation à Dieu puisse être immédiate et réelle. Essayons de mieux l’apercevoir.
Selon la phrase en question, la relation à Dieu ne peut être authentifiée, trouver de garantie, que par la mise en balance avec un amour humain. Elle implique ainsi que l’amour divin ne peut apporter de lui-même sa propre garantie, l’authentification de sa propre valeur. Elle limite donc la liberté de Dieu et écarte la possibilité qu’il a, s’il le veut, d’entrer immédiatement dans une vie, apportant avec lui la certitude claire de la réalité et de l’éternité de son amour. Elle contredit par là l’expérience de beaucoup de saints, de beaucoup de chrétiens et de religieux. Dira-t-on qu’un homme, avant de se marier, doit avoir aimé la femme qu’il épouserait s’il n’épousait pas sa fiancée ? Tout homme qui aime sait que l’amour peut apporter avec lui sa preuve et sa propre garantie. L’amour de Dieu n’est pas plus impuissant qu’un amour humain.
Le critère proposé implique en fait, par sa nécessité et son universalité, cette impuissance. À supposer que quelqu’un, dans la situation indiquée par ce critère, choisisse quand même le célibat, il n’en resterait pas moins que Dieu a eu besoin, pour authentifier son appel et son amour, de passer par la médiation d’un amour humain. La nécessité du critère enveloppe la nécessité pour Dieu de cette médiation. Ce qui sous-tend sa problématique, c’est donc que l’amour de Dieu ne peut nous atteindre réellement et efficacement qu’à travers un partenaire amoureux humain ; réciproquement, la relation à Dieu ne peut jamais être immédiate. Traduisons cela clairement : l’amour de Dieu ne peut s’expérimenter qu’à travers le mariage ; dans le célibat, cet amour de Dieu ne peut être qu’illusoire. On voit par là que le critère exclut, en réalité, l’hypothèse que nous venons d’évoquer : la possibilité de choisir le célibat. Le sens de celui-ci est en effet implicitement nié, du fait que la possibilité d’une relation immédiate à Dieu est refusée.
Arrêtons-nous pourtant, encore un instant, à cette hypothèse. Pour remarquer simplement que, si la mise en situation concurrentielle de l’amour divin et d’un amour humain est le critère obligé de l’engagement au célibat, celui-ci devient alors quelque chose d’essentiellement et de nécessairement négatif (un non au partenaire), au lieu d’être d’abord un amour positif de Dieu. Et le Dieu qui le demanderait apparaîtrait plus comme un bourreau que comme un amoureux...
Je ne nie pas évidemment que le rapport à autrui soit un test de la relation à Dieu, ni l’amour des autres de l’amour de Dieu (cf. 1 Jn 3,11 - 4,21). Mais ce fait n’exige pas que le rapport à autrui soit un rapport « amoureux », ce qui est impliqué finalement par la phrase que nous cherchons à comprendre.
Celle-ci, en résumé, exclut la possibilité d’une relation immédiate avec Dieu. L’amour divin est impuissant à s’attester de lui-même ; il ne devient réel qu’à travers un partenaire humain. De lui-même, il reste donc, en définitive, abstrait et irréel.
En plus de cela, il requiert toujours un préalable (en l’occurrence, un amour humain). De ce point de vue chronologique aussi, il est utile de réfléchir à partir du critère qui nous est proposé.
Le point de vue du temps
L’expérience d’amour a cela de particulier qu’elle atteint le centre de la personne. Elle éveille, enflamme, engage la profondeur de l’être humain. Si l’on disait qu’il faut que cette profondeur ait d’abord été éveillée par un amour humain, pour pouvoir ensuite s’appliquer à Dieu, on se tromperait. Cela reviendrait à faire de l’amour divin une simple idée : un amour pensé, conçu analogiquement avec un amour humain expérimenté ; un simple coefficient « divin » (mythique en réalité) mis à l’expérience amoureuse interhumaine. Or il appartient à l’essence de notre foi de croire que l’amour de Dieu n’est pas seulement pensé, mais réellement expérimenté.
Nous croyons que Dieu lui-même en Jésus-Christ, sans nécessairement passer par la médiation d’un partenaire amoureux humain, peut éveiller les profondeurs de notre être et de notre cœur. Jésus lui-même peut susciter en nous toute la richesse de l’expérience amoureuse. Nous croyons que c’est fondamentalement la relation immédiate avec Lui qui nous personnalise, c’est-à-dire qui révèle et crée notre moi le plus profond, notre être le plus vrai.
Il est incontestable que les entrées au noviciat et au séminaire ont souvent eu lieu trop tôt. La pratique en ce domaine est heureusement en train de changer. Mais il nous faut veiller très attentivement à ceci : ce changement de pratique ne doit pas entraîner la croyance à l’impossibilité pour Dieu d’entrer immédiatement dans une vie et d’en disposer souverainement sans avoir besoin de rien attendre pour cela. Attendre d’avoir acquis une certaine expérience humaine avant de s’engager peut être une nécessité de prudence surnaturelle. Mais il n’en reste pas moins vrai que Dieu peut agir sans attendre. Il est le Seigneur de notre histoire et notre relation à Lui est plus radicale et plus immédiate que toute relation à nos conditionnements. Dans certaines vies, cette immédiateté ontologique de Dieu se traduit aussi en une sorte d’immédiateté chronologique : Dieu agit sans préalable. Sans attendre. Sans rien attendre : pensant à sa vocation, Jérémie ne peut que dire « Dès le ventre de ma mère, tu m’as appelé... » C’est la vocation divine qui est origine.
L’amour de Dieu pouvant s’attester de lui-même, ainsi que nous l’avons vu, celui qui se sent appelé au célibat n’a pas à attendre, encore moins à chercher, la confirmation de son appel dans une relation amoureuse humaine.
Relation homme-femme et maturité
L’affirmation de J.-C. Barreau rencontre aussi une idée très présente dans notre mentalité d’aujourd’hui : la personnalisation et la maturation de l’être humain dépendent, d’une manière essentielle, de la rencontre intersexuelle ; à tel point que l’homme et la femme ne pourraient être considérés comme suffisamment mûrs et donc, capables d’un engagement important, si cette rencontre n’a pas eu lieu.
Cette idée, elle aussi, comprend, bien sûr, sa part de vérité : la relation homme-femme est importante pour la personnalisation et la maturation de quelqu’un [1]. Mais elle n’en est pourtant pas le facteur ultime, ni le plus profond. Le moi ne devient lui-même en toute vérité et authenticité (cf. Jn 7,16-18) que par la médiation d’une relation vécue à Dieu lui-même. Celui-ci est le facteur essentiel de maturation et de personnalisation. Dieu seul libère le vrai moi. Ce n’est que dans la communion avec Lui que la liberté humaine trouve son espace et devient tout à fait réelle.
Les évangiles, en particulier celui de saint Jean, nous montrent que la relation de Jésus à son Père le définit tout entier. Il n’est que Fils. Ce qui personnalise Jésus, ce qui le détermine dans son existence la plus intime, ce qui fait sa force, sa joie, sa solidité intérieure et sa certitude, c’est sa relation au Père. Il reçoit du Père tout ce qu’il est, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il a : œuvres, paroles, amitiés. Cette relation au Père apparaît comme la source de toutes ses relations humaines : à sa mère, à ses disciples, aux pécheurs, aux femmes qui le suivent, etc.
Dans son don et son union à son Église-Épouse (cf. Ép 5,21-33), Jésus fonde la différence sexuelle et lui donne sa signification la plus profonde, jusqu’à lui conférer un sens sacramentel, mais en même temps, il la relativise. Il nous sauve, Lui, l’Homme-Dieu, en étant le médiateur de la relation la plus profonde, celle qui relie les hommes à Dieu lui-même, et cela pour tout être humain, homme ou femme ; en face de Jésus, l’Époux unique, nous sommes aussi face à Dieu. Il met du coup la relation homme-femme à sa place. Il la situe en une autre, plus profonde, qui est même son fondement : la relation Dieu-homme. Il révèle ainsi que le facteur ultime de personnalisation et de maturation pour l’être humain n’est pas la rencontre intersexuelle, mais la rencontre homme-Dieu [2]. L’existence de la Vierge Marie nous apparaît comme entièrement déterminée par sa relation à Jésus, parce qu’à travers celle-ci, c’est sa relation même à Dieu qui est en jeu.
Cette relation à Dieu ne peut être réelle sans prière. En celle-ci, le Seigneur est rencontré comme une personne vivante, et la relation la plus profonde qui soit entre l’homme et la femme est contemplée dans l’union du nouvel Adam et de la nouvelle Eve (cf. Jn 19,25-30). L’homme qui prie ainsi avec l’Église n’est pas sans connaître le mystère profond de la féminité, car Marie, icône de l’Église elle-même et symbole de l’attitude humaine devant Dieu, y est nécessairement présente (cf. Lumen Gentium 8) ; et réciproquement, la femme qui prie son Seigneur n’ignore pas non plus qui est l’Homme.
Conclusion
On le voit : la question que nous pose J.-C. Barreau est, au fond, celle-ci : croyons-nous que la relation à Dieu est vraiment réelle ? Croyons-nous qu’il est donné aux hommes et aux femmes, en Jésus, d’avoir un accès immédiat au Père ? Croyons-nous que la relation à Dieu est capable de nous faire vivre, de nous faire mûrir, de nous susciter, plus que n’importe quelle autre relation ? La réponse positive à ces questions fait partie du cœur de la foi chrétienne. Croire dans le Dieu de Jésus-Christ, c’est croire cela. De cette foi, l’engagement au célibat témoigne d’une manière particulière : celui qui répond à une telle vocation montre qu’il fonde sa vie sur la certitude que la relation à Dieu est bien réelle et que Dieu peut devenir le centre de son équilibre ; il fait apparaître cette relation comme source de toute relation humaine, et manifeste, par sa forme de vie elle-même, l’immédiateté de l’accès au Père ouvert par Jésus à tous les chrétiens (à ceux qui se marient aussi par conséquent, mais ceux-ci ne manifestent pas cette immédiateté par leur forme de vie).
II. La fidélité chrétienne
Fidélité et essence du christianisme
L’essentiel de notre foi est de croire que Dieu est entré dans notre histoire en Jésus-Christ et qu’il y est entré « une fois pour toutes ». Pour toujours. L’Éternel habite définitivement notre histoire. En Jésus, le temps de l’homme est devenu le réceptacle de l’éternel. Cette entrée de Dieu dans notre temps a effectué aussi l’entrée de notre temps dans l’éternel et le définitif. L’expérience de la fidélité de Dieu suscite et rend possible la fidélité humaine.
Les engagements définitifs du mariage chrétien, du célibat sacerdotal et des vœux de religion témoignent de cette présence de l’Amour éternel dans notre temps. Ils attestent, par leurs fidélités, que Dieu est présent dans nos choix, dans nos vies, dans les sociétés que nous formons. Ils appartiennent donc vraiment, peut-on dire, à l’essence du christianisme. Ne plus y croire, c’est ne plus croire non plus que Dieu est entré dans notre histoire et que son éternité est présente dans nos engagements temporels. Ne plus croire à l’Incarnation, ni au temps chrétien, « temporellement éternel », comme disait Péguy.
Or c’est de cette fidélité chrétienne, si essentielle, qu’il est question dans les discussions actuelles. En ce qui concerne l’indissolubilité du mariage, J.-C. Barreau, dans son interview de L’Express, a été très clair : « Le mariage est une institution relative pour Jésus lui-même. Jésus n’a jamais promulgué une législation de l’indissolubilité. Il faut voir dans quel contexte il demande à ses apôtres de ne pas répudier leur femme. Ceux-ci lui disent : « A-t-on le droit de renvoyer sa femme quand on veut ? » Jésus répond : « Non. On n’a pas le droit de renvoyer sa femme comme on veut. Sauf dans le cas de concubinage, où il n’y a pas d’engagement réciproque ». Donc, Jésus admet le concubinage, comme d’ailleurs toute l’Église jusqu’au XVIIe siècle [3]. »
Foi, engagement, bonheur
Ainsi, du mariage, du sacerdoce (nous en parlerons plus loin), de la vie chrétienne en général (les vœux religieux par exemple sont nécessairement pris dans la même désintégration), on élimine progressivement tout aspect définitif. Dès que Dieu veut entrer dans notre histoire, s’inscrire dans notre durée – et donc dans notre chair – en une fidélité réelle, on l’écarte : on le maintient soigneusement à distance. On en arrive ainsi à un christianisme sans engagement réel, où Dieu n’a pas sauvé l’homme de l’éphémère, du morcelant, de l’atomisant. Un tel christianisme devient inconsistant : l’humanité n’en aura plus besoin très longtemps. Il est sans poids, sans souffrance et sans joie profonde.
J.-C. Barreau pense que l’Église a séparé kérygme et morale, au détriment du premier : « L’Église d’aujourd’hui ne crie pas la nouvelle, elle donne de bons conseils » (E 75). Il y a du vrai dans ce diagnostic, mais je crains bien que J.-C. Barreau n’opère la même séparation dans l’autre sens. « La vraie question, dit-il, qui se pose, n’est pas une question morale, c’est une question vitale : les chrétiens sont-ils plus heureux que les autres ? Jésus ne parle pas de « meilleur », mais de « bienheureux ». Il dit : « Heureux ceux qui... » (E 75). Selon lui, la « crise de la foi » est avant tout une crise du bonheur, et c’est dans cette crise de la foi et du bonheur qu’il veut situer la question du célibat des prêtres (cf. E 75). Il faudrait marier les prêtres pour qu’ils soient heureux et puissent témoigner des béatitudes. Mais tout le problème est de savoir si, dans cette perspective, il s’agit encore du bonheur véritable, du bonheur de Dieu donné en Jésus crucifié et ressuscité, et des béatitudes évangéliques ? Être pauvre en esprit, doux, pacifique, miséricordieux, persécuté pour la justice (Mt 5,3-10), c’est aussi une question d’engagement et d’agir, une question morale par conséquent, et ça peut faire « pleurer » (Mt 5,5).
J.-C. Barreau combat le moralisme, et il a raison, mais il en arrive finalement à un christianisme sans morale, à un christianisme sans engagement. La Bonne Nouvelle, dit-il, n’est pas une morale : « La Bonne Nouvelle chrétienne, c’est que la mort, la souffrance, les malentendus, l’échec, tout ce que la raison nous montre être la trame des choses, n’est peut-être pas le dernier mot des choses » (E 75). Mais cette Bonne nouvelle, quand elle ne suscite plus une entrée réelle dans la mort et la résurrection de Jésus, et cela par des fidélités jusqu’à la mort et des engagements définitifs, – cette Bonne Nouvelle alors, risque de ne plus être qu’un beau mythe, une belle histoire, consolatrice et « dynamisante », qu’on se raconte au-delà de « ce que la raison nous montre ». Elle ne rentre plus, en faisant souffrir et en dilatant notre capacité de joie, dans le vif de l’existence.
L’Express d’ailleurs ne s’y est pas trompé et pose, devant les déclarations de J.-C. Barreau sur la Bonne Nouvelle du christianisme, une question quelque peu malicieuse : « C’est une vision optimiste des choses, non ? » (E 76). J.-C. Barreau raconte alors lui-même qu’après une de ses conférences, un maoïste lui a demandé si, pour lui, le christianisme c’était de la poésie, et il essaye de défendre cette conception « poétique ». Mais je me demande si ce jeune maoïste, sensible au critère de l’action, n’a pas mis le doigt, avec beaucoup de justesse, sur le danger du christianisme tel que J.C. Barreau le présente pour le moment, le danger de devenir simplement mythologique : de la « poésie » !
III. Les problèmes du sacerdoce
Charisme et loi dans l’histoire
J.-C. Barreau voit dans la loi du célibat sacerdotal, une loi « purement disciplinaire ». Il en explique la genèse avant tout à partir de la hiérarchie, qui l’aurait imposée pour des motifs principalement pratiques (E 76). Or, historiquement, les choses ne se sont pas passées ainsi. Le célibat sacerdotal a d’abord été vécu comme un charisme. La loi n’est venue que pour authentifier, garantir et développer ce qui était d’abord vécu charismatiquement : la conscience d’une convenance entre sacerdoce et chasteté parfaite [4]. Elle n’est donc pas « purement disciplinaire ». Elle est née de la vie et pour susciter la vie. Elle apparaît dans l’histoire comme liée à la foi vécue de l’Église. On ne peut pas dire qu’elle « n’a aucun rapport avec la foi » (E 76), ni affirmer purement et simplement que « ce problème secondaire (du célibat sacerdotal) ne met pas en cause la foi » (E 78). Bien sûr, au niveau des vérités dogmatiques, la connexion entre sacerdoce et célibat n’est pas nécessaire, mais on ne peut nier non plus que dans l’histoire ecclésiale, la loi du célibat ne soit apparue comme une expression de la vie de foi. Ici encore, même dans ses reconstructions historiques, J.-C. Barreau dissocie trop foi de l’Église et lois de l’Église (morale).
L’engagement des prêtres au célibat
Mais ce sens vécu d’un lien profond entre sacerdoce et célibat n’existerait-il plus dans l’expérience ecclésiale d’aujourd’hui ? À en croire J.-C. Barreau, « la plupart des prêtres ont accepté le statut du célibat par obéissance » (E 77), c’est-à-dire, dans le contexte, comme la conséquence accidentelle et obligée – vu la loi de l’Église – du ministère sacerdotal, seul voulu et cherché. Mais ici joue, me semble-t-il, une illusion rétrospective : on projette dans le passé une situation qui n’est que d’aujourd’hui. Ce n’est que dans ces toutes dernières années que l’on a commencé à envisager la possibilité de dissocier sacerdoce et célibat en ordonnant des hommes mariés.
De plus, on ne présentait pas le célibat, dans les séminaires, comme une loi « purement disciplinaire », mais, en accord avec l’expérience séculaire et la tradition, on s’appliquait à mettre en lumière sa connexion théologique et spirituelle avec le sacerdoce. Et c’était bien dans cet esprit, pour des raisons mystiques avant d’être juridiques, que les prêtres s’engageaient à le vivre. Si je suis bien renseigné, peu de directeurs ou de professeurs de séminaires reconnaîtront leur enseignement doctrinal et spirituel dans ces lignes : « Il s’agit (dans le célibat) d’une obligation disciplinaire comme on dit, de contrat entre l’Église et le prêtre. Ce contrat, je ne peux plus en assumer toutes les obligations. J’ai donc écrit à Rome pour qu’on m’en délivre. Ce qui me paraît important, c’est que vous compreniez qu’il n’y a pas de vœux, dans le clergé séculier, pas d’engagement total, pas de parjure » (E 75) [5].
La mémoire de l’Église
J.-C. Barreau voudrait donner à entendre que, dans le cas des prêtres qui se marient et désirent continuer leur ministère, il n’y a, au fond, aucune infidélité, puisqu’ils restent fidèles à l’essentiel de leur engagement : le ministère, ne renonçant qu’à un de ses éléments accidentels : la chasteté. Mais il se heurte là au sentiment du peuple chrétien. Il avoue lui-même à L’Express que « la majorité du peuple chrétien ne le suit pas » sur ce point (E 78). Or, pour ce dont il parle, ce sentiment du peuple chrétien doit garder, je crois, un rôle déterminant.
Tout d’abord le peuple chrétien conserve le sens de l’affinité existant entre sacerdoce et célibat, en premier lieu sans doute à cause de l’exemple même de Jésus, qu’il a sous les yeux, – Jésus, notre unique prêtre, dont tout prêtre est le signe. Sa conscience est le témoin de toute une tradition qui a perçu cette affinité. Tradition non purement contingente, nous l’avons rappelé, mais liée à une expérience de foi, en particulier à une expérience eucharistique (nous allons y revenir dans un instant). On ne peut négliger ni mépriser tout ce poids d’histoire chrétienne, où Dieu est présent, avec des entrées irréversibles de sa grâce. On ne peut se contenter d’évoquer sa lourdeur, ni envisager sa disparition comme le résultat d’une simple évolution sociologique de la mentalité du peuple, considéré comme retardataire (E 78). La conscience et la compréhension profonde (déjà chez Origène) de la parenté entre sacerdoce et chasteté parfaite, est une « acquisition pour toujours », et l’Église doit les garder, même et surtout si elle ordonne des hommes mariés.
Il est bon de se souvenir ici que le sacerdoce chrétien, on ne se le donne pas, on ne peut que le recevoir. On le reçoit de Dieu, à travers l’Église, et une Église concrète, avec son expérience déterminée et historique du sacerdoce. Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que l’Église ne doit pas rester ouverte à de nouveaux appels de l’Esprit.
Ensuite, le prêtre peut bien « oublier » le lien intime qui existait entre son sacerdoce et son célibat quand il s’est engagé, l’Église ne l’oublie pas. S’engager publiquement d’ailleurs, n’était-ce pas pour le prêtre confier son engagement à la mémoire de l’Église ? Le peuple chrétien ne considère pas, dans l’engagement total de ses prêtres, leur engagement au célibat comme quelque chose d’accidentel et d’accessoire (et que par conséquent, l’on pourrait annuler assez facilement). Le prêtre n’étant pas le simple fonctionnaire de l’Église, mais représentant d’une manière particulière le Christ dans la communauté, les fidèles attendent qu’il soit le témoin de la fidélité du Christ à l’humanité, et cela, par la fidélité à ses propres engagements. Cette attente qui est la leur s’enracine sans doute, au plus profond, dans leur vie sacramentaire, chaque fois résumée dans l’Eucharistie.
Beaucoup de membres du peuple de Dieu sont liés par le sacrement du mariage. Ils croient qu’ils ont à témoigner de l’union indissoluble du Christ et de l’Église par leur propre fidélité conjugale (cf. Ép 5,21-33). Chaque fois qu’ils communient, ils sont invités à devenir ce qu’ils reçoivent : le « Corps du Christ ». Ils prennent conscience alors que leur « ne plus faire qu’une seule chair » par leur fidélité (Gn 2,24 ; Mc 10,8-9 ; Ép 5,31) est inséré dans le « ne plus faire qu’un seul Corps mystique » du Christ avec l’Église. Ils savent donc que leur fidélité mutuelle d’époux et d’épouse est le signe de l’unité indissoluble et infrangible du Corps de Jésus. Cette expérience qui les touche au plus intime de leur être, dans leur corps et dans leur esprit, les ouvre à la conscience que l’unité eucharistique et mystique du Corps tout entier dépend de la fidélité personnelle de chaque chrétien. Nous avons à « devenir » tous ensemble le « Corps du Christ » au milieu du monde, le lieu où s’incarne à jamais Sa fidélité. Parce qu’ils ont à témoigner chaque jour par leur propre fidélité de la fidélité de Dieu en Jésus et de la vérité du don eucharistique, et cela avec tous leurs frères et sœurs dans l’Église, ils se sentent existentiellement et eucharistiquement reliés à la fidélité de tous les autres, et en particulier à celle de celui qui est leur prêtre et qui célèbre leur eucharistie. Si lui surtout, qui représente Jésus en personne et qui est situé, de quelque manière, au point de naissance du Corps tout entier, puisqu’il donne le Corps eucharistique [6], n’est pas fidèle dans son engagement (engagement du célibat ou, éventuellement, engagement du mariage), c’est le Corps du Christ qui est déchiré, c’est l’eucharistie qui est démentie, c’est un doute existentiel jeté sur la fidélité de Dieu à son peuple. Ce que nous célébrons dans l’Eucharistie, c’est en effet la fidélité inébranlable du Christ à l’humanité et Son envahissement jusque dans notre chair, jusque dans le corps de nos fidélités terrestres.
Ce rapport de nos engagements et de nos fidélités à l’eucharistie joue d’une manière particulière dans le cas du prêtre qui s’est engagé au célibat. Ce point demanderait une longue méditation. Contentons-nous de quelques réflexions. Lorsque le prêtre, à la messe, dit : « Ceci est mon corps livré pour vous », il répète, bien sûr, les paroles de Jésus et c’est le corps de Jésus qui devient présent. Mais le pain que le prêtre a pris à l’offertoire représente la communauté ecclésiale (dont il fait lui-même partie). L’eucharistie étant par excellence le sacrement de l’Église et de son unité, la transsubstantiation du pain au Corps de Jésus est là pour signifier et réaliser la « transsubstantiation » de la communauté chrétienne au Corps mystique du Christ. Nous venons de nous rappeler la parole de saint Augustin : « Devenez ce que vous recevez ». L’eucharistie est le lieu où les chrétiens deviennent ensemble « Corps du Christ ». Elle est donc par excellence le lieu où la communauté chrétienne trouve son unité propre, en se recentrant sur le Christ, et, cela n’étant possible que par la présence du prêtre ministériel, le lieu où elle se structure hiérarchiquement, où elle prend conscience que le prêtre, signe du Christ-Tête, enracine le sacerdoce de tous en celui du Christ. Réciproquement, c’est le moment où, de la manière la plus expressive, le prêtre accepte à nouveau la place particulière qui, par vocation du Seigneur et de l’Église elle-même, est devenue la sienne dans le Corps de Jésus. Bref, c’est le lieu où l’unité du pasteur et du troupeau (cf. Jn 10,11-18) s’exprime et se réalise de la manière la plus parfaite. Cela étant, lorsque le prêtre qui s’est engagé au célibat dit les paroles : « Ceci est mon corps livré pour vous », il exprime aussi par là le don effectif de son propre corps au Seigneur pour être consacré par Lui, et, à travers cette consécration, le don de son corps à l’Église. Comme disaient les Pères, pour un prêtre, son épouse, c’est l’Église [7]. Ainsi l’eucharistie est l’endroit où « le pasteur donne sa vie à ses brebis », leur donne sa chair et son sang. Par l’eucharistie, son don de chasteté au Seigneur et à l’Église se vit dans un réalisme extraordinaire et son engagement au célibat reçoit un accomplissement total- : son corps même est engagé d’une manière tout à fait particulière dans le Corps du Christ. Il ne peut plus se reprendre. Et c’est bien ainsi que l’Église l’entend ; confusément peut-être, mais avec un instinct très sûr, elle sait que ce prêtre célibataire lui appartient d’une manière particulière. Une fois que ce prêtre a célébré l’eucharistie, il devient tout à fait clair que, s’il veut rester le prêtre que l’Église a reconnu en lui, il ne peut plus se marier [8].
Il y a tout cela dans la mémoire de l’Église, entourant et gardant ses prêtres d’aujourd’hui : une longue tradition, des engagements entendus et reçus, des entrelacements de fidélités, des eucharisties partagées. Les prêtres ne peuvent pas ne pas tenir compte de cette mémoire où ils sont présents.
Réciprocité entre l’Église et le prêtre
À partir de là, on pourrait accepter, et comprendre, en lui donnant tout son réalisme eucharistique, l’expression de J.-C. Barreau : un « contrat entre l’Église et le prêtre ». Le Père Christian Daubresse, O.P. a insisté sur cet aspect des choses : « Le prêtre appartient à l’Église. Or J.-C. Barreau dit : « Seuls l’amour et notre aventure nous conduisent, ma future femme et moi, à prendre cette décision après mûre réflexion. » Et, plus loin : « J’ai la conviction qu’il faut à l’avenir dissocier l’engagement libre du célibat consacré, qui garde sa valeur pour ceux qui en ont la vocation, et l’exercice du ministère dans l’Église. J’espère que la décision que nous prenons, ma future femme et moi, fera avancer les choses sur ce point et sera reçue positivement, et non négativement ». Dans cette affirmation, l’avis de la communauté à laquelle le prêtre appartient n’est pas mentionné. J.-C. Barreau peut dire : « L’engagement conjugal est un contrat entre deux personnes. Le célibat des prêtres séculiers ne résulte pas d’un engagement de même nature ». C’est oublier que le sacerdoce engage le prêtre vis-à-vis de l’Église qu’est la communauté des croyants. C’est faire bon marché des liens d’intercommunion qui lient tous les chrétiens, y compris les prêtres. On ne peut ramener le célibat sacerdotal à une pure clause « juridique » lorsqu’il est encore considéré par la tradition comme une exigence du sacerdoce [9]. »
Il y a donc un mystère très profond de réciprocité entre l’Église et ses prêtres. Ce mystère touche à la chair même de l’Église, aux tissus les plus intimes du Corps du Christ. C’est le don du Seigneur à son Église-Épouse (Ép 5,21-32). « Qu’on en finisse ! Qu’on laisse les prêtres se marier et qu’on passe à autre chose, aux choses sérieuses ! » s’écrie J.-C. Barreau (E 78). Parler ainsi, c’est parler d’une manière terriblement abstraite, comme si on pouvait ne pas tenir compte de tout un poids d’histoire, d’engagements, de communion réciproque, et « passer », sans plus, « à autre chose ». L’Église ne peut faire si vite, car elle a pris au sérieux l’engagement de ses prêtres (et quand je dis : l’Église, je ne pense jamais, évidemment, seulement à la hiérarchie, mais à tout le peuple). C’est pourquoi, quand l’un d’entre eux renonce à son engagement, elle ne peut pas ne pas souffrir [10]. Considérer comme accessoire leur fidélité ou non au célibat, et, après leur renoncement à celui-ci, s’empresser de leur offrir le ministère, ce serait ne pas les respecter. Cela montrerait qu’on n’a pas pris au sérieux leur parole ; cela montrerait qu’on considère le sacerdoce comme un simple métier, une simple fonction, sans rapport profond avec la personne qui l’exerce et son existence concrète. Non, le prêtre représente le Christ en personne ; toute son existence est prise dans sa « fonction » [11] ; aussi doit-il être par toute sa vie signe et témoin de la fidélité du Christ à son épouse ; la fidélité doit briller en lui. C’est pourquoi l’abandon du célibat par un prêtre pose nécessairement une question sur l’exercice de son ministère.
L’existence concrète du prêtre avec ses fidélités rentre dans la « sacramentalité » de la fonction sacerdotale. On comprend par là que la « réintégration des prêtres mariés dans le ministère » est plus qu’une « question disciplinaire ». Elle est plus profonde que cela. Elle touche à la vie de foi de l’Église, qui veut reconnaître en ses ministres des signes de la fidélité du Christ pour les hommes, et cela dans leurs fidélités humaines. Voilà le niveau auquel la question se pose [12]. À propos des prêtres qui renoncent à leur célibat, le Cardinal Marty s’exprime ainsi « Certains demandent à être libérés de leur engagement au célibat. L’Église, en fonction du bien commun et de la personne, peut accorder la dispense. Cela ne veut pas dire qu’ils n’avaient pas pris un engagement valable. Cela ne veut pas dire qu’ils n’auraient pas pu mener un combat difficile, mais toujours possible avec la grâce de Dieu. Cela ne veut pas dire qu’ils ne portent pas la responsabilité de leurs actes. Mais l’Église ne saurait maintenir malgré eux des hommes dans l’état sacerdotal qu’ils avaient accepté le jour de leur ordination. L’Église, par ailleurs, ne peut les maintenir dans le ministère. (...) Des hommes et des femmes ont fait confiance à leur engagement. L’autorité pastorale sur la communauté est incompatible avec la rupture de leur engagement [13]. »
J.-C. Barreau dit : « J’ai vraiment voulu, je veux toujours, exercer la fonction de prêtre dans l’Église » (E 74). Cette revendication du ministère sacerdotal me met quelque peu mal à l’aise. Car le sacerdoce chrétien est essentiellement un sacerdoce qu’on reçoit. De ce fait, dans les premiers siècles, on considérait qu’on ne pouvait aspirer au sacerdoce pour soi-même, ni se présenter soi-même pour l’exercer. On ne pouvait qu’y être appelé par l’Église. Le sacerdoce était conçu comme devant être demandé par celle-ci, non choisi personnellement [14]. Le chemin vers une réintégration, selon Dieu, des prêtres mariés dans le ministère, ne peut passer par la revendication. Il ne peut passer que par la confiance en l’Église. Le sacerdoce n’est pas une promotion personnelle [15].
Mariage des prêtres et ordination d’hommes mariés
Par son geste, J.-C. Barreau a voulu, dit-il, « ouvrir les voies de l’avenir ». Mais de quel avenir s’agit-il ? Mariage des prêtres ou ordination d’hommes mariés ? À la lumière de son cas, J.-C. Barreau a constamment voulu mettre les deux questions sur le même pied et présenter ce qu’il faisait comme devant aider l’Église à envisager l’ordination d’hommes mariés. Or, les deux problèmes sont radicalement différents. Le premier implique tout un poids d’histoire et de mémoire, d’engagements, de fidélités et de confiances mutuelles, que le second ne comporte pas. J’espère que les pages qui précèdent l’auront un peu fait sentir et peser.
Vouloir confondre les deux questions, c’est vouloir annuler tout ce poids existentiel dont je viens de parler. Mettre une équivalence entre elles, c’est donner à entendre que ce poids de vie est secondaire et accessoire par rapport au ministère ; c’est ainsi opérer nécessairement une « fonctionnalisation » du sacerdoce. C’est le dévaluer et le réduire au rang d’un pur fonctionnariat : l’engagement existentiel de l’homme n’a plus rien à voir avec le ministère sacerdotal comme tel. Mais ce « raplatissement » du sacerdoce ne peut, en fait, que nuire profondément à l’ordination d’hommes mariés ; et, à la limite, il la rend impossible. Le rapprochement ou la confusion entretenue entre mariage des prêtres et ordination d’hommes mariés ne peut qu’être extrêmement néfaste à la seconde. Personnellement, il me semble que pour être fidèle à sa mission pastorale universelle, l’Église sera amenée à ordonner des hommes mariés. Je souhaiterais cette ordination. Mais je pense aussi qu’elle ne peut se faire convenablement hors d’un certain climat spirituel dans l’Église. Ce n’est pas au moment où l’Église songe à appeler au sacerdoce d’une manière nouvelle et plus large, qu’il faut présenter une vision du sacerdoce réductrice ou dévalorisée. Au contraire, c’est à ce moment surtout qu’il faut le montrer dans toute sa beauté, dans toute sa profondeur, dans tout son mystère. C’est la condition indispensable pour permettre de vraies vocations parmi les hommes mariés. Sinon, on n’aura pas trouvé des prêtres, on n’aura recruté que des fonctionnaires. Et l’ordination d’hommes mariés dont on espérait qu’elle permettrait de résoudre, au moins en partie, le « problème des vocations », n’aura rien résolu du tout.
Or qu’entendons-nous ? On ramène la question de l’ordination d’hommes mariés à celle du mariage des prêtres, c’est-à-dire qu’on annule l’importance des fidélités personnelles et existentielles pour l’exercice du ministère sacerdotal ; on parle donc de celui-ci en termes de « métier », de « boulot », de « permanent » (E 74), de « travail à plein-temps » ou « à mi-temps », d’« ordination pour un temps limité » ; on nie le caractère indélébile du sacrement de l’ordre ; on ne veut plus que le sacerdoce relève d’une vraie vocation divine (à travers l’Église peut-être, mais réelle !), donc d’une entrée particulière de Dieu dans l’existence et l’histoire de quelqu’un ; on ne voit pas que l’éternité de Dieu est engagée dans le choix que Jésus fait d’un homme pour agir à sa place et Le représenter, Lui, source unique de son Église et du sacerdoce commun à tous les baptisés ; le ministère sacerdotal devient une affaire purement pratique, intra-ecclésiale ; il n’est plus le lieu où l’éternité de Dieu se livre, alors que la tradition chrétienne a toujours considéré, – même dans les cas où le ministère n’est exercé que pendant un temps limité –, que la vocation sacerdotale touche l’être au plus profond et le situe, dans l’Église, d’une manière particulière, pour toujours.
Cette réduction du sacerdoce et la problématique suscitée par l’équivalence mise entre mariage des prêtres et ordination d’hommes mariés empêchent l’instauration dans l’Église du climat spirituel et de la conception théologique du sacerdoce qui permettraient à nos évêques d’envisager sérieusement cette ordination d’hommes mariés. De ce point de vue, je reproche aux déclarations de J.-C. Barreau de n’avoir pas posé les problèmes à leur vrai niveau théologique, d’avoir donné à entendre qu’ils se situaient au seul niveau « disciplinaire [16] », alors qu’il n’en est rien, et d’avoir entretenu des confusions dangereuses. C’est pourquoi je ne puis considérer d’aucune manière ce qu’il a fait comme un geste prophétique, ni ses déclarations comme « ouvrant les voies de l’avenir ». Je pense au contraire que la publicité qu’il a faite autour de son cas n’a fait que retarder les vraies maturations.
En réponse fraternelle
Qu’il me soit permis de livrer ces réflexions à J.-C. Barreau, non comme un jugement sur son cas personnel (on se gardera bien de lire dans ce sens tout ce qui précède), mais en réponse à ce qu’il a pensé dire à l’Église. Je les livre avec confiance à un homme qui « a fait cette découverte fulgurante qu’il y a un Visage unique dans l’histoire de l’humanité : Jésus » (E 74).
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[2] Cf. Y. Fentener van Vlissingen, Approches psychologiques du célibat, Presses de Taizé, 1969, pp. 149-159 et 164-166.
[3] L’Express, n° 1056, 4-11 oct. 1971, p. 77 ; (sigle : E et le n° de la page). Ces affirmations, faut-il le dire, sont inexactes du point de vue exégétique et historique. Cf. par exemple J. Dupont, Mariage et divorce dans l’Évangile, DDB, Bruges, 1959, ou Schillebeeckx, Le Mariage, coll. Cogitatio fidei, Cerf, 1966.
[4] Cf. J.-C. Guy, « Le célibat sacerdotal. Approches historiques », dans Études, juillet 1971, p. 93-106.
[5] L’opinion générale et communément enseignée était (et demeure), parmi les théologiens, que l’obligation canonique au célibat dans le clergé séculier exige plus que la simple observance extérieure de l’engagement à ne pas se marier, mais qu’elle implique aussi l’attitude intérieure correspondante, c’est-à-dire la volonté d’une consécration totale au Seigneur et à l’Église dans la chasteté. L’engagement des prêtres séculiers au célibat n’est donc pas une simple « obligation disciplinaire », un simple « contrat » juridique entre l’Église et le prêtre, et il comporte bien un « engagement total » de l’être dans une volonté de chasteté. L’opinion est moins unanime à affirmer la présence d’un « vœu » de chasteté au moment de l’engagement dans les ordres majeurs. On a laissé quelque peu pourrir ce problème et on l’a trop considéré comme secondaire. On peut le regretter aujourd’hui. L’explicitation et l’affirmation nette d’un « vœu » de chasteté dans l’engagement au sacerdoce aurait beaucoup éclairci la situation. Sur cette question, cf. E. Jombart, art. « Chasteté » (I, c. des clercs) du Dictionnaire de Droit canonique ; G. Bertrams, Le célibat sacerdotal, Salvator, Mulhouse, 1961, p. 37-55.
[6] « Par sa participation au vrai Corps du Christ livré pour nous et à son vrai Sang répandu pour nous, l’Église devient un corps – et pas d’abord un corps social organisé, mais un corps réel constitué par l’Eucharistie (1 Co 10,16 sv.). Dès que l’on y réfléchit quelque peu, le mystère de « l’unité-dans-la-chair » entre le Christ-Époux et l’Église-Épouse (Ép 5,21 sv.) apparaît n’être pensable qu’en raison de son fondement eucharistique » (H. U. von Balthasar, « Une vie livrée à Dieu », dans Vie consacrée, 1971, p. 6).
[7] (...) D’autre part, le Christ est aussi et en même temps l’époux de l’Église, encore selon le symbolisme paulinien ; il est le sauveur de la communauté ; or, dans la célébration de l’Eucharistie, lorsque le ministre parle au nom du Christ et prononce les paroles de la consécration, il est comme en face de la communauté, il tient le rôle de l’époux » (H. de Lubac, « Le sacerdoce selon l’Écriture et la Tradition », dans France catholique, 8 oct. 1971, p. 11).
[8] Ce qui est dit ici n’exclut pas la possibilité d’ordonner des hommes mariés. Mais ce qui serait vécu dans l’eucharistie entre la communauté chrétienne et son prêtre marié serait quelque peu différent. Dans son interview de L’Express, quand il parle du sacerdoce, J.-C. Barreau n’évoque que le ministère de la parole ; il ne dit rien de l’eucharistie (E 74).
[9] Le Monde, 26-27 sept. 1971, p. 10.
[10] Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des cas où il vaut mieux, pour toutes sortes de raisons, que quelqu’un demande la dispense du célibat et se marie. Il y a un certain nombre de situations difficiles, vis-à-vis desquelles il faut montrer beaucoup de compréhension. Il est par ailleurs incontestable qu’un certain nombre de ceux qui renoncent à leur célibat sacerdotal (ou à leurs vœux de religion) le font en fidélité à Dieu. Les voies de Dieu sur chacun sont souvent déroutantes et parfois impénétrables. Mais cela ne doit pas nous empêcher de poser les questions à leur véritable profondeur. C’est même une condition d’une vraie amitié pour tous.
[11] J’ai développé ces idées dans « Le sacerdoce, vocation ou fonction ? », Nouvelle Revue Théologique, mai 1971, p. 473-488.
[12] Et elle se pose, redisons-le, non seulement au Vatican, mais à tout le peuple de Dieu. On ne peut être d’accord avec J.-C. Barreau quand il dit : « Le Vatican refuse au prêtre marié toute fonction sacerdotale. Je reste dans l’Église, mais je ne pourrai plus exercer aucun ministère. Le Vatican refuse de dissocier, avec une sorte de crispation étonnante pour un problème considéré comme très secondaire, l’engagement au célibat du ministère. A mon avis, c’est une catastrophe » (E 77).
[13] Le Monde, 18 sept. 1971, p. 12.
[14] Cf. par exemple Y. Congar, « Ordination “invitus, coactus” de l’Église antique au canon 214 », dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1966, p. 169-197.
[15] Pour être juste, je dois cependant ajouter que J.-C. Barreau a écrit : « ...je reconnais à l’évêque, tout en ayant une grande souffrance, le droit de m’enlever le ministère ; et je n’ai nulle intention d’exercer un ministère « sauvage » » (Le Monde, 2 sept. 1971).
[16] J.-C. Barreau reproche à l’Église son « moralisme » (cf. plus haut), mais il demeure, constamment lui, pour discuter des problèmes que nous avons traités, au niveau purement « disciplinaire »...