Paul VI parle aux religieux et aux religieuses
Yves Congar
N°1971-6 • Novembre 1971
| P. 321-324 |
Nous reproduisons ces pages avec l’aimable autorisation de La Croix, qui les avait publiées dans son numéro du 20 août 1971, p. 8, et prions ce journal de trouver ici l’expression de notre reconnaissance pour son obligeance.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Ce fut pour moi un sujet d’étonnement et de joie que l’intérêt manifesté par le Concile pour la vie religieuse. Cela se justifiait bien par le fait que les religieux, et plus encore peut-être le million de religieuses, représentent pour l’Église un merveilleux potentiel de forces apostoliques, mais il y avait plus que cela : le sentiment que la vie religieuse se situe au cœur de cette rénovation de la vie chrétienne que le Concile poursuivait, à l’instigation de Jean XXIII.
L’après-Concile n’a pas, jusqu’ici, rempli toutes ces espérances. L’Église s’est trouvée affrontée à, et entraînée dans le tourbillon de cette immense mutation de toute la vie que le Concile a sentie, mais qui a pris une ampleur et une accélération telles qu’il est parfois difficile de discerner et de garder la ligne la plus authentique. Tous les instituts religieux ont été conviés à opérer leur « aggiornamento » (Motu proprio Ecclesiae sanctae, d’août 1966).
Certains l’ont entamé et mené de façon heureuse ; il s’est fait en particulier un remarquable travail chez les religieuses. D’autres l’ont tenté de façon médiocre au plan des instances officielles et de façon plus ou moins sauvage à la base. La tâche est difficile. Il s’agit de réussir une acculturation à un monde en mutation culturelle radicale.
Un message d’espérance joyeuse
Or les instituts religieux, qui portent si profondément la marque de leur origine et de leur fondation (c’est une merveilleuse grâce, mais ce peut être un impedimentum), étaient et sont acculturés à des mondes culturels historiques en partie dépassés : féodalité, Moyen Age, Renaissance, XIXe siècle marqué par l’expansion coloniale, un esprit de restauration ou de conservatisme et de hiérarchisme sociaux...
C’est dans cette conjoncture que Paul VI est intervenu par son exhortation apostolique Evangelica testificatio du 29 juin, pour « confirmer ses frères ». Il ne s’agit pas d’une encyclique. Le Saint-Père ne se situe pas au plan d’une théorie de la vie religieuse. Il en suppose la doctrine acquise par le Concile, auquel il se réfère souvent. Il ne se contente pas de parler d’en haut, mais il assume, pour en éclairer la voie, maint problème ou initiative de la base : sécularité, travail rétribué, petites communautés, large ouverture des maisons et accueil, etc.
Enfin, démentant ce qu’on dit souvent (à tort) sur un caractère angoissé de Paul VI, l’exhortation est un message d’espérance joyeuse : voir surtout la conclusion [1].
La consécration religieuse précise celle du baptême
Dans la ligne du Concile, la vie religieuse est vue comme une marche à la suite du Christ (cf. les §§ 1, 12, 24 et 25), sous le signe irrécusable de l’Évangile et du témoignage évangélique. En conséquence, et toujours dans la ligne du Concile, elle apparaît comme une sorte de passage à l’absolu dans les exigences de la vie chrétienne, sans que le mariage et l’œuvre terrestre soient privés de leur sens positif à l’égard du royaume de Dieu.
La consécration religieuse ne fait que préciser celle du baptême (cf. les §§ 3, 4, 38). Aussi ne faut-il pas s’étonner que Evangelica testificatio constitue un chapitre d’anthropologie chrétienne, dans la ligne et l’esprit des béatitudes (évoquées §§ 36, 50, 54).
Le document pontifical donne des directives pratiques qui rejoignent les problèmes concrets d’un authentique aggiornamento, touchant non seulement l’exercice des vœux aujourd’hui, le « style » de vie, les requêtes ou problèmes concrets (exemples donnés plus haut). Il n’omet pas de marquer le rôle de la vie religieuse pour les communautés chrétiennes et même pour la communauté humaine totale (cf. les §§ 4, 7, 49, 52). Nous aurions aimé une mention plus explicite des recherches de vie communautaire parmi les laïcs et du rôle que les religieux et religieuses peuvent y jouer.
S’adapter à de nouvelles conditions
Mais voici, sauf erreur de notre part, l’intention la plus décisive de l’exhortation apostolique : aggiornamento, oui. Il s’impose. Et donc adaptation à de nouvelles conditions amenées par la mutation historique et culturelle de notre époque. Mais l’authentique réponse aux appels du monde en mutation réside dans un approfondissement d’une authentique vie religieuse (§§ 51-53). Il ne faut pas se diluer dans le monde aux conditions nouvelles duquel on doit s’adapter (§§ 2-3, 37, 51). Finalement, l’exhortation papale est un immense appel, irrécusable comme un texte de saint Paul, à la construction de l’homme intérieur (cf. §§ 9-10, 24, 32, 33, 37, 38, 42-43, 45).
On ne peut pas dire, et le Pape ne prétend pas, qu’il suffirait de prier plus et mieux pour que les problèmes qui se posent soient tous automatiquement réglés. Mais il dit, avec l’Évangile, la Tradition et l’histoire des fondations religieuses unanimes, que toute adaptation, pour être authentique, suppose ce retour au « cœur » (Is 46, 8 § 34), cet approfondissement spirituel qu’aucune adaptation institutionnelle ou sociologique, aucune invention de forme extérieure nouvelle ne peuvent remplacer.
Mais ne pas mépriser le passé
Ce retour au centre de l’Esprit, cet approfondissement de la vie, ont des noms concrets : Évangile, prière, silence, acceptation de la croix, pratique liturgique et eucharistique, réinterrogation sans faux-fuyant. Mais on ne peut manquer d’y situer la fidélité au charisme des fondateurs (§ 11) et à la tradition profonde des instituts.
Les propos de rupture, d’innovation radicale, sont autre chose que l’aggiornamento. Certes, on peut toujours créer quelque chose de nouveau. Cela est même nécessaire et notre époque n’y manque pas. Le document parle aussi de la disponibilité à l’Esprit (§§ 6, 7, 44, 46). Mais il incite les Ordres existant à ne pas céder au penchant, présentement fort répandu, à se méfier du passé et à négliger, sinon même à mépriser, l’expérience séculaire de ceux qui sont les racines et le tronc des branches dont nous sommes, au mieux, les bourgeons ou les fleurs.
Il est vrai que la façon de transmettre peut nuire, parfois, à la vérité de la transmission : exactement de la façon et au sens où une lettre matériellement respectée peut trahir l’esprit (voir les §§ 5 et 12). Ce ne serait pas être fidèle à la France de saint Louis que de porter une armure et de ne vouloir connaître que le droit coutumier. Mais nous nous priverions de nécessaires certitudes et d’une irremplaçable sève si nous ne les puisions pas dans la grâce de notre fondation et de notre tradition profonde (cf. § 2).
L’exhortation du Saint-Père rayonne d’une affection joyeuse. Elle doit devenir la charte, du haut en bas, depuis la congrégation dont elle relève jusqu’au plus jeune de ses enfants, pour l’immense famille des religieux et religieuses qui professent vouloir jouer leur vie en suivant les traces du Seigneur, le saint serviteur de Dieu.
Couvent d’études des Frères Prêcheurs
Le Saulchoir - Étiolles
F-91 SOISY-SUR-SEINE, France
[1] Nous nous référons au texte publié par les Éditions du Centurion, avec une introduction de Ch. Ehlinger. Paul VI. Le renouveau de la vie religieuse (Evangelica testificatio). - N.D.L.R. : on trouvera aussi cette exhortation dans La Documentation Catholique, n° 1590 (18 juillet 1971), p. 652-661.