Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le troisième an

Andrée Lattaque, Jean Mondel , s.j.

N°1971-4 Juillet 1971

| P. 229-245 |

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Renovationis causam a rappelé, dans son n° 9, l’utilité d’une sérieuse préparation aux vœux perpétuels, qui soit le couronnement de la formation. Ce document suggère que l’engagement définitif « soit précédé d’une préparation suffisamment longue, passée dans la retraite et la prière, préparation qui sera ainsi comme un second noviciat ».

Comment faire, se demandent sans doute certains Instituts. Pour les aider à résoudre ce problème, il nous a paru intéressant de présenter ensemble deux essais différents, mais qui nous ont semblé l’un et l’autre propres à stimuler la réflexion et à encourager des recherches similaires.

I. Une expérience de Troisième An inter-congrégationnel

Vatican II invite les religieux à « un retour continuel aux sources de toute vie chrétienne, la règle ultime de rénovation étant de suivre le Christ de la manière proposée par l’Évangile [1] ».

Le Concile impose par là aux congrégations et instituts un renouvellement en profondeur, une conversion intérieure, une confrontation de la vie de tous les jours au Christ et à son enseignement. De nombreux efforts s’opèrent, de multiples expériences sont tentées avec plus ou moins de succès.

Organisé chaque année depuis 1968, à l’initiative du diocèse de Tournai (Belgique), un troisième an tente de répondre au but proposé par Perfectae caritatis. Ce n’est qu’une formule parmi d’autres ; elle nous paraît heureuse : elle nous permet de reconsidérer notre idéal de vie et de redécouvrir une juste hiérarchie des valeurs.

Les promoteurs ont voulu aider les sœurs ayant déjà une expérience de vie religieuse, à repenser le sens de leur consécration, à s’interroger sur la spécificité de leur vie et sur les véritables motivations de leur insertion au sein d’un monde en évolution. Ce recyclage spirituel s’adresse davantage à des religieuses de 30-40 ans, de congrégations différentes, hospitalières ou enseignantes [2].

Une consacrée est religieuse, avant d’être infirmière, cuisinière, professeur, aide familiale. Prise par des activités de toutes sortes qui la sollicitent constamment, elle risque d’oublier l’essentiel. Il est donc utile qu’elle s’arrête, loin de tout souci, dans le silence, qu’elle regarde sa vie à travers le regard du Seigneur, qu’elle la réfère à l’idéal proposé par l’Évangile.

Toute recherche scientifique rigoureuse requiert des conditions expérimentales : celles-ci éliminent les obstacles qui peuvent entraver le déroulement de l’opération. Les conditions dans lesquelles se passent ces trois mois de vie spirituelle intense ne sont pas plus artificielles que celles de toute recherche sérieuse : exceptionnelles, elles veulent simplement favoriser au maximum la réussite de l’expérience entreprise. Cette dernière nous paraît valable et nous voudrions la faire connaître.

Le troisième an gravite autour de la grande retraite qui en est l’élément essentiel.

Ces trente jours sont avant tout une école de prière, un apprentissage de l’oraison simple et profonde dans la rencontre de Jésus-Christ, messager du Père et de son Amour pour chacun de nous.

Ils sont précédés d’une courte phase préparatoire qui crée le climat nécessaire et sont suivis de huit semaines d’intériorisation et d’approfondissement spirituel. L’élément durée est important : il permet de prolonger, d’assimiler les découvertes de la retraite au travers de cours, d’études, de recherches.

Tout cela est vécu dans une vie communautaire fraternelle et missionnaire.

Mise en route

Huit jours ne sont pas de trop pour faire oublier la fatigue, les soucis de nos vies professionnelles. Ils nous disposent à une attitude d’écoute, d’ouverture à la Parole, et permettent d’établir les premiers contacts. Progressivement, une connaissance mutuelle s’ébauche ; elle s’approfondira et aboutira à une vraie communauté de partage soudée dans la prière.

Un professeur spécialisé nous invite à l’étude des psaumes. Il nous apprend à les prier en une prière personnelle traduite dans un langage actuel ; il nous fait découvrir leur beauté rythmique à travers l’expression corporelle.

Tout nous porte au recueillement, y compris bien sûr le calme de la nature.

Retraite : entrée progressive dans la joie de Jésus ressuscité

Le cheminement des trente jours a été décrit par un groupe qui nous a précédé dans le Troisième An dont nous parlons [3]. Contentons-nous ici d’exprimer simplement notre expérience.

Chaque journée trouve son moment privilégié dans l’eucharistie où se célèbre ce qui est médité, contemplé. Le Seigneur est présent au milieu de nous, non seulement dans son offrande au Père mais aussi dans un partage à la fois simple et profond où nous disons ce que Dieu réalise en nos vies. Office, assemblée eucharistique, oraison s’unifient en fonction du thème quotidien.

Sérénité, grande liberté intérieure : chacune s’efforce de redire son « oui » comme Notre-Dame, de se laisser choisir à nouveau par le Seigneur. Dans l’attitude du Pauvre de Yahvé qui ne prend appui que sur Dieu seul, elle consent un peu plus à passer de la possession et de la suffisance à la disponibilité de celle qui se sait aimée pour rien et qui se reçoit dans l’abandon et la confiance.

Avec l’aide du Père, témoin attentif et discret du cheminement de la grâce, elle discerne aussi progressivement l’appel plus particulier que l’Esprit lui adresse.

Elle saisit de l’intérieur la place primordiale et la nécessité de la prière personnelle et communautaire. Sa vie religieuse n’a de sens que si elle est axée sur le Seigneur, elle n’a de valeur que si elle prend sa source dans une rencontre prolongée et gratuite avec Celui qui fait d’elle un « signe éclatant du Royaume des Cieux [4] ».

Combien les « Exercices » de saint Ignace vécus dans cet esprit sont loin d’une présentation livresque, quelque peu austère et suscitant l’appréhension et la crainte. Grâce à eux, dans une prise de conscience plus forte de la réalité de sa foi, Jésus-Christ se découvre Quelqu’un pour elle.

Intériorisation et approfondissement

La retraite nous a appris à vivre davantage avec ce regard intérieur qui est celui du Christ ; elle nous a donné une nouvelle vision des événements, des personnes. La seconde partie du troisième an nous permet de creuser encore cette manière de voir et de la concrétiser à travers les problèmes actuels de notre vie religieuse.

En vue d’une meilleure assimilation des cours, une méthode de travail est adoptée. Toute étude est introduite par un ou plusieurs exposés. Ceux-ci mettent en valeur les éléments essentiels et fournissent quelques clés de lecture facilitant la compréhension des textes. Premier temps suivi de la réflexion et du travail personnels où chacune, à son rythme, entre dans le contenu du message. La recherche, en équipes de quatre, favorise l’écoute mutuelle et le partage ; l’apport de l’une est l’occasion pour l’autre d’approfondir sa pensée. Nous nous efforçons à ces moments-là d’actualiser l’enseignement reçu. Temps attendus et appréciés. Une mise en commun des découvertes suit normalement les échanges, une synthèse s’édifie progressivement. Le même texte de base, intériorisé de manière très différente et complémentaire, montre combien la Parole interpelle toujours.

Une vie religieuse d’aujourd’hui suppose une formation biblique suffisante, si elle veut se renouveler aux « sources authentiques de la spiritualité chrétienne [5] » dans un contact quotidien avec la Sainte Écriture. C’est le but à la fois modeste et ambitieux que souhaitent atteindre les deux derniers mois de ce troisième an. Cette année, la plus grande partie des cours s’efforce de nous initier à l’essentiel du message prophétique et paulinien.

Amos, Osée, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, en leurs plus beaux passages, nous font toucher du doigt la pédagogie de Yahvé à l’œuvre à travers la révélation progressive du plan de salut. C’est en utilisant tous les événements heureux et douloureux de l’histoire humaine que Dieu amène son Peuple à une intériorisation de sa religion, à cette alliance nouvelle qu’est Jésus-Christ. Les prophéties, lourdes à la fois d’obscurité et d’espérance, échappent aux messagers de la Parole, les dépassent, portent leur vision bien au-delà d’eux-mêmes, au point de nous rejoindre encore aujourd’hui dans leur accomplissement parfait en Celui qu’elles annoncent.

Saint Paul, l’apôtre des nations, donne à l’Église naissante sa dimension universelle. Il fait éclater toutes les limites de races, de cultures, de traditions qui risquaient de refermer le christianisme sur lui-même. Il s’efforce de rejoindre ses contemporains là où ils sont : c’est en Juif qu’il parle aux Juifs, en Grec aux Grecs. Il va à la rencontre de la mentalité et de la psychologie de ses auditeurs : en parlant en termes de « sagesse » et de « mystère », il enracine le message chrétien de la foi à l’intérieur des aspirations rationnelles et religieuses de ses païens convertis. Pour lui, un seul message : Jésus-Christ crucifié, ressuscité, vivant de l’Esprit. « Ma vie, c’est le Christ » (Ph 1,21). Prenant appui sur la promesse de Dieu, il fait passer d’une religion de formalisme à une religion de vérité, d’un régime de crainte et de servitude à un régime d’amour et de liberté. Problème combien actuel de l’attachement à la lettre opposé au dynamisme de l’Esprit.

Vivre sa consécration après le Concile oblige également à repenser la place de la vie religieuse au sein de l’Église et la manière de l’exprimer pour qu’elle soit comprise des hommes de notre temps. En vue de trouver un élément de réponse à ces questions, nous avons entrepris l’étude de quelques livres et articles récents [6]. Chacune, dans un compte rendu, présente l’essentiel d’un chapitre. Un échange suit l’exposé et conduit à une brève synthèse. À la suite de ce travail et dans le prolongement de la retraite, nous essayons de comprendre la nécessité d’une vie communautaire, la question délicate de l’obéissance, la sécularisation de l’Église et de la vie religieuse. Nous aurions souhaité aborder d’autres sujets, mais le temps nous manquait. La voie pourtant était ouverte à de nouvelles recherches.

Dans une communauté fraternelle

Si le ressourcement spirituel est intense et bienfaisant, il est un autre aspect du troisième an tout aussi bénéfique, celui d’une vie communautaire vécue en profondeur.

C’est à partir de l’Eucharistie, où nous avons osé exprimer en vérité notre engagement personnel vis-à-vis du Seigneur que notre communauté s’est édifiée.

Ensemble, dans un respect mutuel, une écoute et un accueil sincères, nous avons appris peu à peu à nous connaître, à dialoguer très simplement. Le travail en équipes, les échanges ont fortement aidé à faire grandir, à cimenter, à fortifier cette confiance réciproque, élément essentiel dans la constitution d’une vie vraiment fraternelle.

Au départ, nous avons la chance de débuter sans a priori. Très tôt cependant les caractères se révèlent, les sensibilités se heurtent, les difficultés du dialogue demeurent. Mais la grande différence avec ce qui se passe en temps ordinaire, c’est qu’ici la connaissance que nous avons de l’autre grâce au partage spirituel se situe à un niveau plus profond et ne peut être entamée par des réactions superficielles. La compréhension est plus facile, on dépasse rapidement telle attitude à première vue regrettable. L’accent est mis sur l’essentiel. C’est la joie du Christ ressuscité qui nous habite, qui fonde et rend possible notre fraternité.

Si l’unité se construit dans l’Eucharistie et dans les échanges, elle s’exprime aussi à travers les menus détails de la journée, dans le partage des travaux de toutes sortes, manuels ou intellectuels, dans les services mutuels où chacune apporte ses talents au sein d’une ambiance joyeuse et détendue. Les événements heureux ou douloureux sont vécus et portés ensemble dans la prière et l’amitié.

... et missionnaire...

Une communauté qui se réclame du Christ ne peut vivre repliée sur elle-même : elle est nécessairement ouverte. À notre manière, nous sommes aussi messagères de la Bonne Nouvelle.

Le courrier abondant échangé au long de ces mois essaie de communiquer à nos sœurs et à nos proches quelques échos de notre vie, renforce les liens de sympathie, rappelle aux anciennes des « troisièmes ans » précédents l’expérience qu’elles ont faite. Ces dernières reviennent nombreuses passer quelques heures à Wépion, quelques jours parfois. C’est avec joie également que nous accueillons parents et amis.

Une journée est organisée groupant les promoteurs de ce recyclage et les supérieures majeures ou locales, nous leur exprimons notre gratitude et partageons nos découvertes.

Les promenades et détentes que réjouissent quelques agapes fraternelles nous donnent l’occasion de mieux connaître différentes congrégations et leurs œuvres.

Noël est fêté avec les sœurs responsables de la maison. Ce matin-là, avec la communauté paroissiale, nous célébrons le Seigneur qui vient apporter Sa paix aux hommes de bonne volonté.

Que retenir ?

Cet article, nous en sommes conscientes, ne peut traduire toute la richesse de cette expérience. L’essentiel de la vie de prière, de partage, de fraternité est du domaine des choses incommunicables qui doivent être vécues pour être comprises.

Ce troisième an est à la fois « école du cœur » par la retraite, connaissance du plan de Dieu à travers l’étude de la Révélation, découverte de nos sœurs et de nous-mêmes dans la vie fraternelle. Il est un événement qui doit nous transformer.

Nous allons retrouver notre communauté très proche de ce qu’elle était lors de notre départ. Pourtant, nous y vivrons différemment. Nous la percevrons tout autre parce que c’est à travers le regard du Seigneur que nous la verrons. Nos aînées nous apprennent combien ce ressourcement leur a été bénéfique : plus elles s’en éloignent, plus elles l’apprécient. Cette grâce, telle une semence jetée en terre, germe et pousse on ne sait comment.

Faire une expérience religieuse axée sur sa raison d’être : Jésus-Christ, vécue dans une communauté en recherche d’une juste hiérarchie de valeurs, tel est le but de ce troisième an. Il est une modeste tentative qui veut contribuer à la rénovation de nos congrégations religieuses au sein d’une Église qui se veut proche du monde, ouverte aux réalités d’aujourd’hui.

A. Lattaque
Filles de Marie de Pesche
Rue de Bouvy, 35
B-7100 LA LOUVIÈRE, Belgique

II. À la recherche d’une formule rénovée

Traditionnellement, un Institut de Frères enseignants demandait à un Père Jésuite de donner les Exercices Spirituels de trente jours à ceux de ses religieux qui allaient s’engager par des vœux perpétuels. Cette grande retraite faisait partie, en somme, des conditions imposées pour l’émission des vœux.

Lorsqu’il fut question de trouver un prédicateur pour l’été 1968, on lui demanda de remplacer « les points » de 17 h. par un échange ou un partage d’Évangile qui prolongerait les méditations de la journée ; les Frères, en effet, souffraient de ne pouvoir s’exprimer entre eux, alors que tout, dans leur vie, commençait à prendre un tour communautaire. De son côté, le prédicateur pressenti insista pour que ne viennent que des volontaires ; il se souvenait de ces Frères qui avaient fait jusqu’à quatre fois les Exercices, dans leur vie, pour de simples raisons de règlement et qui en avaient gardé un souvenir accablant.

Août 1968 : pour diverses raisons, les participants ne furent pas nombreux ; les étudiants en Faculté, entre autres, ne pouvaient pas détourner un mois de la préparation des examens qu’ils n’avaient pas encore passés, à cause des « événements de mai ».

La retraite fut consciencieuse ; chacun s’y exerça de son mieux. Les Frères s’appliquèrent généreusement à la méditation et s’efforcèrent de faire une élection valable, avec l’aide du prédicateur.

Mais, en définitive, tout cela parut assez livresque. Les grandes contemplations de saint Ignace, spécialement celle du Règne, ne les avaient pas vraiment engagés à la suite du Christ. Ils avouèrent, à la fin, qu’ils n’avaient pas découvert le fruit de ces longues heures d’oraison, que la progression des Exercices leur paraissait théorique, et le « discernement des esprits » irréel.

Ils s’étaient livrés à tous ces exercices avec la meilleure bonne volonté, comme ils le faisaient pour l’office et la messe, mais le résultat était maigre. Ils paraissaient comme paralysés par le cadre rigoureux des Exercices, qui ne les changeait pas de celui des pratiques religieuses pesant sur eux durant leur formation. Bien loin d’avoir permis une découverte de la personne vivante du Christ, les Exercices n’avaient fait qu’ajouter, à la lourdeur de leur vie religieuse, le poids de leurs propres exigences. En somme, ils n’avaient pas été le lieu d’une expérience spirituelle privilégiée, comme ils avaient pu l’être pour beaucoup d’autres retraitants.

Les conditions ne semblaient pas remplies pour qu’une retraite de ce genre pût apporter l’aide spirituelle que de jeunes frères étaient en droit d’attendre, à l’heure où ils s’engageaient définitivement dans la vie religieuse.

Eux-mêmes trouvaient que les Exercices étaient plaqués du dehors sur leur propre spiritualité, qu’ils ne « collaient » pas à leur vie et ne faisaient pas état de leur désir de chercher ensemble.

Durant l’année suivante, les supérieurs majeurs de l’Institut, en France, firent appel au concours de nombreux frères et d’un grand nombre de prêtres pour ébaucher un projet de retraite pouvant satisfaire aux aspirations des futurs retraitants : qu’on respecte les cheminements psychologiques des Frères, que les dimensions apostolique et communautaire de leur vocation soient intégrées directement aux réflexions religieuses. Plusieurs projets furent présentés qui allaient dans des directions diamétralement opposées... On laisserait donc aux futurs candidats la responsabilité d’« inventer leur retraite ». Ainsi s’exprimait le Frère Assistant dans une circulaire annonçant une rencontre préparatoire, à Pâques prochaines, pour tous ceux que cela intéresserait. Il proposait, toutefois, de réserver les cinq premiers jours à une « dynamique de groupe » : elle paraissait indispensable pour apprendre rapidement à vivre en échange profond, au niveau de l’expérience vécue.

A Pâques 1969, huit candidats se rencontrèrent avec les deux Frères et le prêtre qui animeraient la retraite. Ils trouvèrent bonne l’idée de commencer par une dynamique de groupe, car ils sentaient leur incapacité à communiquer vraiment. Mais, ensuite, ils tenaient à partir de leurs propres problèmes, à interroger sérieusement leur foi, leur Institut et l’Église, car ils ne voulaient pas s’engager à la légère. « Qui sommes-nous dans le monde d’aujourd’hui ? Nous le chercherons pendant trente jours s’il le faut », disait l’un d’eux. « Mais on va souffrir ! » ajouta l’un des animateurs.

Il fut donc entendu que les participants travailleraient en groupes le matin et se réuniraient l’après-midi avec les animateurs pour approfondir ensemble les résultats de leur recherche, trouver l’éclairage doctrinal dont ils avaient besoin. Pas de programme prévu d’avance ; chaque groupe obéirait au rythme de son cheminement. Dans ces conditions, il ne s’agissait plus d’une retraite proprement dite ; on parla d’un « mois spirituel ».

C’était audacieux de se lancer dans une telle aventure mais tous en acceptèrent le risque et il fut convenu que « le mois » serait interrompu, le jour où l’on s’apercevrait qu’on ne pourrait aller plus loin. Ceux qui désireraient faire les Exercices iraient dans une maison de retraites pour cela. En fait, aucun n’en fit la demande.

Août 1969 : seize frères de 25 à 30 ans se trouvèrent donc réunis avec les trois animateurs, dans une maison spacieuse de Bretagne. Dès le premier jour, deux « groupes de diagnostic » furent constitués selon le hasard de l’ordre alphabétique des noms, ayant, chacun, une psychologue pour les aider. La « dynamique de groupe » commença. Peu à peu, ils prirent conscience qu’ils se réfugiaient dans les idées au lieu d’exprimer ce qu’ils ressentaient vraiment. Ils s’aperçurent qu’ils n’écoutaient pas les autres mais se parlaient à soi-même. A travers les affrontements et les remises en cause réciproques qui font la trame de toute dynamique, ils apprirent à jeter le masque, à supporter le regard, bienveillant certes mais exigeant, de leurs partenaires, à être authentiques dans leur comportement et, en même temps, à la fois désarmés et plus sûrs de soi, à vivre « dans le groupe », à travers une communication profonde.

Ce fut, comme elle l’est d’ordinaire, une expérience éprouvante mais libératrice. Pour la première fois, au dire de certains, ils pouvaient dire ce qu’ils pensaient et ressentaient, par delà les barrages habituels des conventions sociales et religieuses ; ils se rencontraient aussi entre personnes vivant sans plus aucune étiquette.

Le Mois spirituel pouvait commencer : les deux groupes étaient apparemment prêts à échanger en vérité sur les sujets qu’ils choisiraient d’approfondir.

Ils décidèrent d’entreprendre leur recherche, le matin, sans l’aide des animateurs. Ceux-ci avaient participé aux groupes de diagnostic en tant qu’observateurs et avaient ainsi cheminé avec eux. Ils pensaient qu’ils seraient invités à partager leur travail... Ils purent suivre le déroulement des séances par les comptes rendus qui leur en étaient faits et préparer ainsi leurs interventions de l’après-midi. Mais les groupes n’allaient pas au même rythme ni par les mêmes chemins. La difficulté fut parfois grande, aux séances plénières, pour accorder les sujets et susciter un intérêt commun. Néanmoins il s’avéra qu’ils se posaient pratiquement les mêmes questions, malgré parfois un décalage, et ces rencontres communes, soutenues par les animateurs, nourrissaient le travail du lendemain.

À la réflexion, le point faible parut se situer au niveau des groupes de base : laissés à eux-mêmes, ils n’avaient pas toujours le courage de « creuser » et ils tournaient parfois en rond. L’un d’entre eux faillit même se rompre, au bout de quinze jours, mais il se ressaisit et finit l’expérience, comme l’autre, harmonieusement.

Les sujets abordés étaient ceux de leur vie : qui sommes-nous, Frères, dans ce monde qui se sécularise et tend à nous séculariser ? quelle est notre foi ? qui est Dieu, qui est Jésus-Christ pour nous ? que représentent réellement nos vœux ? quelle place donner à la prière et aux sacrements dans notre existence ?

Mais, plus encore que les sujets étudiés, somme toute, bien prévisibles, ce fut l’évolution des participants qui fut remarquable. Le démarrage du Mois fut lent, très lent, puis soudain ils se rendirent compte qu’ils étaient libres, que personne ne pouvait faire le travail à leur place, qu’ils avaient à prendre leurs responsabilités ; alors ils purent avancer à grands pas.

Ce fut, pour certains, un enchantement d’éprouver cette libération. « Pour la première fois, écrit l’un d’eux, je ne suis pas un consommateur, docile et inconscient. J’attendais, autrefois, qu’on m’infuse la saine doctrine tombant du haut de la chaire. En fait, ce n’était pas du vécu, de l’existentiel. J’ai découvert, dans de véritables échanges communautaires, ma liberté, ma responsabilité, mes limites. » - « Je me suis libéré de l’Institut, dit un autre. J’ai pris conscience que j’étais libre. Je vois où je vais. Je sens plus de cohérence dans ma vie. » Et un troisième : « À propos des vœux perpétuels, je ne voyais pas très bien. J’ai vu, au bout de trois semaines, et grâce à la prière, qu’au lieu d’en faire un moyen, je devais en faire un acte libre. »

Des frères s’aperçurent qu’ils n’avaient pas découvert Jésus-Christ jusqu’alors. Le cadre les en avait empêchés. Grâce à leur recherche commune, ils purent le rencontrer et s’engager à sa suite. En deux fois, l’un d’entre eux avoua : « C’est la première expérience spirituelle que je fais depuis que je suis dans l’Institut. »

Il n’y avait pas d’heure prescrite pour la prière et la réflexion personnelle, mais les assez longs temps de silence étaient mis à profit par beaucoup pour prier, lire ou rencontrer le prêtre ou les Frères qui étaient à leur service. La prière commune trouva peu à peu son expression centrale dans l’Eucharistie. Un certain nombre étaient fatigués par les messes de routine. Recherchant ensemble ce que ces rites recouvraient, ils essayèrent de les rendre plus parlants par des aménagements, modestes certes mais significatifs de leur désir de les faire siens. Au cours de la liturgie de la Parole, un partage s’instaura après l’Évangile, timidement au départ, librement par la suite, au point que la Messe en arrivait parfois à durer longtemps. C’était, pour certains, leur véritable découverte de l’Évangile.

L’expérience parut réussie, au jugement des participants. D’autant plus qu’ils avaient l’intention de la poursuivre, par après. « Je repars, écrit l’un d’eux, avec le désir de faire démarrer la communauté. » Il fut donc convenu qu’on renouvellerait cette tentative, l’année suivante.

Un des Frères animateurs fut chargé par ses Supérieurs de prévoir le Mois spirituel de 1970.

Il fait croire que les échos répercutés par les participants de 1969 furent particulièrement favorables puisque les demandes affluèrent. Un autre Institut de frères demanda d’y agréger une dizaine de ses religieux, à la veille également de leur profession perpétuelle. Le nombre maximum des participants ayant été fixé à 24, on dut clore les listes.

Il nous semblait que ce Mois spirituel serait sensiblement le même que celui de l’année précédente, à quelques variantes près. Forts de notre expérience, nous pensions établir des bases de départ solides. Dans une circulaire, le Frère responsable de la préparation, précisait le style de la rencontre. « La principale exigence de ces quelques jours, c’est la libre acceptation d’une vie fraternelle. C’est en communauté que nous réfléchissons, que nous prions et que par là nous tentons de faire l’expérience de Dieu dans notre vie. Cette forme de retraite n’exclut nullement la prière personnelle et la rencontre individuelle avec un prêtre ou un ami, mais la qualité de nos relations constitue l’essentiel de notre attitude profonde. Nous misons sur l’amour des uns envers les autres pour une rencontre commune avec le Christ, lequel a promis d’être là où plusieurs se rassemblent en son nom... La qualité de ce mois dépend entièrement du degré de participation de chacun. »

Une session de dynamique de groupe était également proposée pour que puisse se créer rapidement une communauté de vie dans les groupes.

Août 1970 : Voici donc 24 frères de deux Instituts, rassemblés cette fois-ci dans la région parisienne, avec deux Frères animateurs et un prêtre. Les psychologues étaient les mêmes que l’année précédente. Les deux « groupes de diagnostic » furent également constitués selon le hasard de l’ordre alphabétique.

Très vite, on put se rendre compte que les groupes évoluaient assez différemment : dans l’un, les participants goûtèrent vite la joie de se rencontrer en profondeur, dans l’autre, ils ramèrent laborieusement, faisant pour ainsi dire « en creux » l’expérience de la communication. Il ne s’ensuit pas que l’un avait réussi et l’autre échoué : dans les deux cas, ils étaient arrachés aux conventions et aux routines, les personnages étaient également démasqués, l’urgence de se rencontrer en vérité se faisait aussi impérative, mais ils ne vivaient pas cette évolution de la même manière. C’est pourquoi une réunion des deux groupes, au terme de la session de dynamique, fut plutôt éprouvante : ils ne vivaient pas au même diapason. Ils demeurèrent étrangers l’un à l’autre et ne purent surmonter leur différence.

La conséquence en fut, tout au long du Mois spirituel, que les deux groupes vécurent plutôt côte à côte et suivirent des chemins parallèles. Les réunions générales, qui auraient pu permettre d’ouvrir les horizons et d’objectiver les expériences, n’eurent lieu que rarement. Les prières communes, la Messe surtout, ne purent exprimer autant qu’on l’aurait désiré la foi d’une communauté qui se faisait péniblement. Il fallut renoncer aux partages d’Évangile, dans la célébration de la Parole, parce que le climat n’y était pas. Deux essais furent tentés pourtant, en salle, avec profit.

Par contre, la vie, à l’intérieur des groupes, fut intensive. Chacun des Frères animateurs fut invité là où il avait été observateur. Le travail d’approfondissement de la foi fut mené avec une extrême rigueur. Et c’est là que la dynamique porta tous ses fruits. Un des participants s’aperçut rapidement qu’il s’était égaré en venant là : il voulait réfléchir seul ; il partit donc. Ses équipiers ne purent le persuader de rester avec eux. Son départ eut du moins pour effet de souder les membres de ce groupe plus laborieux et ils se rencontrèrent ensuite plus aisément.

Du fait de la vie séparée des groupes, la tâche du prêtre devenait malaisée : il n’avait pas de point naturel d’insertion, hors les temps de détente. Et la célébration eucharistique s’en ressentait : elle ne pouvait consacrer que ce que la communauté apportait. Néanmoins, il recevait les Frères qui venaient le voir en particulier et l’on fit appel à lui, au bout d’un certain temps, pour apporter un éclairage théologique aux problèmes étudiés de part et d’autre.

Les thèmes de réflexion furent sensiblement les mêmes que l’année précédente, mais, avec l’aide des animateurs, l’investigation des groupes se concentra sur quelques aspects plus essentiels de l’existence des Frères. Cela permit un lent et laborieux travail « en vrille », se prolongeant d’un jour sur l’autre, passant par des phases d’obscurité et de lumière. Un tel approfondissement aurait été impossible sans l’éclairage et le soutien de chacun des participants. C’est là qu’ils firent l’expérience inappréciable d’une recherche commune.

« Qu’est-ce que croire, pour moi ? Qu’est-ce que cela signifie dans ma vie ? » Et ils s’aperçurent que, là où tout semblait clair et assuré, plus grand-chose ne résistait au décorticage d’une élucidation critique, sinon qu’ils faisaient foi au Dieu de Jésus-Christ, qui a donné ses preuves. - « Que représente l’appel de Dieu, pour moi ? » Chacun passe au crible les influences et les motivations qui l’ont amené là où il est. Il y a bien du relatif, beaucoup d’ambiguïtés. Mais, ensemble, ils reconnaissent qu’en définitive un seul motif est déterminant et qu’il résiste à toute remise en question : capables de choisir la vie religieuse, sont-ils décidés, aujourd’hui, à se donner sans retour ? Tout dépend de leur oui ou de leur non.

Mais s’engager dans la vie religieuse, c’est émettre des vœux. « Que valent-ils ? Qu’ajoutent-ils à une vie d’enseignants chrétiens ? » Bien vite, il leur apparut que l’essentiel était l’engagement au célibat « en vue du Royaume » ; tout le reste en découlait. Et ce renoncement au mariage n’était pas d’abord une limitation mais une disponibilité, une capacité d’aimer davantage, dans la ligne de la libération apportée par le Christ. Pour être un signe de son action dans le monde, il leur fallait donc récupérer leur affectivité, trop souvent bridée par une pratique religieuse mal comprise. N’en avaient-ils pas fait l’expérience au cours de la dynamique et pendant ce Mois ?

Ils s’engageaient donc à vivre une forme privilégiée de rapports humains. Les vœux leur permettaient de réaliser une communauté évangélique où tout est mis en commun pour leur mission d’éducateurs. Ce fut un émerveillement pour certains de découvrir la communauté, non pas, ce qu’elle apparaît trop souvent, comme un cadre pratique de travail, mais comme un lieu d’échanges continuels, où se manifeste la puissance du Christ ressuscité, rendant ses disciples capables de surmonter la division, l’indifférence, le repliement sur soi. Communauté évangélique, communauté pascale, communauté missionnaire... Ils restèrent de longues journées à mieux comprendre et à mieux vivre cette réalité familière et cependant nouvelle. Mais ils ne se faisaient pas d’illusion : il y aurait inévitablement un décalage entre l’idéal dont ils faisaient l’apprentissage et la dure réalité qu’ils retrouveraient une fois rentrés dans la vie ordinaire. Pensant à l’avenir, ils se promettaient de se souvenir de ce qu’ils avaient vécu là, pour avoir le courage de l’entreprendre à nouveau où ils seraient.

Au terme de ce Mois, chacun put faire le bilan de l’expérience qu’il avait vécue. Voici quelques-unes des paroles prononcées dans un groupe : « Je me suis aperçu que je me disais, mais pas à des gens ; je n’écoutais pas. Mes relations aux autres s’en trouvent transformées : expliquer les choses m’empêchait de vivre et me rassurait. La vie pour moi, maintenant, est plus simple mais plus épaisse. Je me sens plus fragile mais plus fort. » - « Ce mois m’a permis de me dire à moi-même. Étudiant en physique, je restais à la superficie de moi-même. » - « La dynamique m’a permis de porter sur les autres un regard personnalisant. » - « J’ai accepté d’être confronté. Jusqu’à présent, ce que je ressentais, je le gardais pour moi. Maintenant, je peux écouter les autres. Je n’ai pas tellement trouvé de solutions aux problèmes qui me tracassaient sur la foi ou la vie religieuse, que la possibilité de communiquer avec les autres pour découvrir ce que je suis et ce que sont les autres. Je pourrai approfondir maintenant et continuer avec les autres Frères et les gens que je rencontrerai. » - « J’ai découvert ma responsabilité dans ma communauté. » - « J’ai le désir d’une remise à jour et d’un travail de recherche personnelle. Deux pistes surtout : la communauté évangélique et le sens des sacrements. » - « Ce mois a été formidable par l’expérience communautaire que nous avons faite. On parle beaucoup de relations personnelles. C’est ici que j’ai appris à écouter et à parler aux autres. Il y a maintenant, dans ma vie religieuse, un sens nouveau. Je ne pourrai plus vivre comme avant, parce que j’ai vécu beaucoup de choses différemment d’avant. » - « Les interrogations, les mises en question se sont multipliées. Au début, c’était le désarroi ; maintenant je suis plus sûr. Plus de paix intérieure. »

Des frères, cependant, déplorèrent qu’il n’y eût pas assez de prière personnelle. Pourtant, ils le reconnaissent, « ce n’est pas tellement le temps qui manquait que la disponibilité. » - Sans doute, le rythme des réunions était trop rapide, la préparation trop absorbante ; il manquait une certaine détente spirituelle... Mais que n’eussent-ils modifié l’horaire de départ et l’aménagement de leur journée ! Ils étaient maîtres d’organiser leurs activités à leur guise. Ils ne surent pas utiliser cette possibilité parce qu’ils ne prirent pas assez en main le déroulement de leur expérience, ne surent pas suffisamment se critiquer eux-mêmes et s’imposer des heures de réflexion gratuite. De notre côté, nous ne les avons certainement pas assez épaulés dans cet apprentissage de leur liberté. Ils nous en firent eux-mêmes la remarque.

Le Mois s’acheva par une célébration pénitentielle suivie de l’Eucharistie. Les deux groupes s’étaient réunis plusieurs fois, au cours de la dernière semaine, pour essayer de mieux comprendre la signification des sacrements. Il semblait que cette célébration finale consacrerait les réussites et tempérerait les défaillances de cette vie commune menée avec probité. Effectivement, au cours de la prière d’intercession pour les péchés, chacun s’exprima avec tant de vérité et de courage que les derniers blocages furent levés et que la communauté se fit. Elle n’y était pas vraiment parvenue pendant le mois. Le geste de paix et la communion scellèrent cette rencontre autour de la table du Seigneur.

Si l’on compare ces « Mois spirituels » aux Exercices de trente jours, il est évident qu’ils ne se ressemblent pas. Du moins, en apparence. Silence à longueur de journée, lentes contemplations, solitude avec Dieu... il faut reconnaître qu’on ne les aurait pas trouvés là, encore qu’il y eût de la prière et du silence dans les heures qui leur étaient réservées chaque jour. Mais plus profondément, toute retraite n’a-t-elle pas pour ultime raison de nous amener à la conversion de tout nous-mêmes à la suite du Christ pour le service du Royaume ? Les Exercices ne sont-ils pas faits pour nous apprendre à discerner les appels de Dieu à travers notre vie ? Dans ce cas, ces deux expériences sont proches, mais elles évoluent sur deux registres différents, l’une à travers la solitude en Dieu, l’autre à travers l’échange communautaire. Dans les deux cas, il s’agit de mourir à l’égoïsme pour renaître à la vie que nous donne à vivre le Christ.

Dans la dynamique elle-même, on pouvait voir, non sans émotion, la « mise à mort » de l’un des participants, sous les interrogations, respectueuses mais pressantes de ses équipiers, il renonçait à son quant-à-soi, non sans souffrir, mais acceptait, comme il ne l’avait jamais fait sans doute, de se montrer pauvre et désarmé. Il découvrait qu’il pouvait vivre et mieux, dans un accueil réciproque plutôt que dans l’isolement. N’était-ce pas, dès lors, expérimenter le mystère de mort et de résurrection à travers les exigences de la vie de relation ? Pour qui sait lire en filigrane la réalité spirituelle sous-jacente à cet effort de vérité humaine, la perte des appuis familiers et le dépassement de soi vers les autres sont déjà une expérimentation de la charité dont le Christ nous a montré le chemin. Ce lent dépouillement, poursuivi tout au long du Mois, trouvait alors sa justification et sa consistance dans le mystère pascal, auquel nous sommes sans cesse confrontés obscurément.

Souvent, au cours des séances comme dans les rencontres individuelles avec les Frères, je reconnaissais l’implacable succession des « Nuits » de saint Jean de la Croix, avec leur alternance d’activité et de passivité. La mystique de la charité double la mystique de la foi. N’est-ce pas normal puisqu’il n’y a qu’un seul mystère, celui de la communication, en laquelle nous sommes tous invités à entrer, obéissant comme Jésus-Christ jusqu’à la mort à notre condition d’hommes, faits à l’image de Dieu ?

Souvent aussi j’ai retrouvé, sans forcer je crois, la démarche essentielle des Exercices à travers le cheminement des groupes et de leurs participants. La tâche entrevue apparaît impossible ; le bon vouloir est insuffisant, il a besoin d’être sauvé et c’est Jésus-Christ seul qui peut l’arracher à son insignifiance et à ses défaillances. Fermement attachés à lui, les disciples peuvent alors progresser ensemble sur les routes qui les mèneront au service du Royaume parmi les hommes. Sans cesse remis en cause par l’Évangile, ils s’aident à discerner ce qu’exige une loyale suite du Christ, tantôt dans l’anéantissement de la mort à soi-même, tantôt dans l’allégresse, fugitive, du renouveau pascal. Un des frères l’avait bien pressenti qui disait au terme de son séjour : « C’est maintenant que nous pourrions faire les Exercices. »

Telles seraient donc les ressemblances profondes entre les Exercices et ces Mois spirituels : impuissance éprouvée à se sauver par soi-même, adhésion à Jésus-Christ sauveur des hommes, intelligence progressive de ses exigences à notre égard, discernement de sa volonté sur nos vies...

Ce qui serait propre à des expériences de ce genre, nous pourrions le résumer en deux mots : c’est une quête de Dieu communautaire et dans la vie. Parce que chacun se trouvait interpellé par les autres, il ne pouvait s’évader dans la théorie ou le rêve ; parce qu’il cherchait à mieux comprendre et à mieux vivre son existence d’enseignant chrétien, il se trouvait sans cesse renvoyé à ses frères. C’est un fait, la recherche en commun nous force davantage à rester réalistes et à progresser à partir des requêtes mêmes des hommes. D’ailleurs n’est-il pas vrai que le Christ s’est entouré d’un groupe de disciples, qu’il les a formés ensemble et non pas séparément, qu’il les a éduqués au contact des événements qui survenaient le long de la route ?

Sans doute, dans une telle initiative, rien n’est joué d’avance, rien n’est achevé. C’est là le point le plus éprouvant durant ces semaines. Mais cela nous empêche de nous rassurer à peu de frais et nous apprend à nous désinstaller. C’est comme un temps fort de la vie ordinaire, qui ne se distingue de l’existence habituelle que par son intensité mais qui a le mérite de « coller » étroitement à la vie des frères et aux légitimes exigences communautaires de nos contemporains.

Un aspect enfin qui mérite d’être souligné, c’est celui des animateurs. Quelle est leur situation dans le groupe ? Ils ne dirigent pas, ils n’enseignent pas du haut de la chaire ; ils cherchent à comprendre, de l’intérieur, l’évolution des questions posées et des réactions manifestées et ils s’efforcent de faire réussir la recherche commune par des interventions rares. Ils apprennent ainsi à faire l’expérience de la vérité pour leur propre compte, à partager l’expérience qui les concerne comme les autres, plutôt qu’à déverser leur savoir. Ils sont les premiers bénéficiaires de ces Mois. L’un d’entre eux n’avoua-t-il pas, au dernier jour, qu’il avait fait durant ce temps la meilleure retraite de sa vie ?

Voilà ce qui s’est passé, dans la mesure, du moins, où j’ai su l’exprimer. Peut-être, l’an prochain, deux Mois seront-ils tentés. D’autres Instituts de Frères demandent, en effet, à y participer. On envisage également de proposer quelque chose de semblable à des Frères plus âgés en manière de recyclage spirituel. Plus largement, cette expérience ne pourrait-elle pas être bénéfique, tant pour des religieuses et des prêtres que pour des laïcs ? C’est à l’avenir de le dire.

Jean Mondel, s.j.
Grande-Rue 116
F-25 BESANÇON, France

[1D’après Perfectae caritatis, 2 et 2a.

[2Du 3-10-70 au 30-12-70, seize religieuses de huit congrégations différentes y ont participé à Wépion (Namur) sous la direction du Père Lorge, S.J.

[4Perfectae caritatis, n° 1.

[5Perfectae caritatis, n° 5.

[6Par exemple : J. M. R. Tillard, Religieux aujourd’hui, Éd. Lumen Vitae, Bruxelles, 1969.

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