Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Taizé et ma vocation

Vies Consacrées

N°1971-3 Mai 1971

| P. 179-182 |

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Arrivée presque par hasard sur la paisible colline bourguignonne, je n’ai eu, par la suite, que le vif désir d’y retourner pour me laisser imprégner par la vie si simple et si riche qui en émanait. Je songeais alors à vivre l’absolu de l’Évangile dans une vie contemplative franciscaine. Le « où » et le « comment » étaient encore vagues. Les questions étaient nombreuses concernant la valeur d’une telle vie pour la femme d’aujourd’hui, sa signification pour le monde, etc. Par ses divers aspects, la communauté de Taizé allait m’apporter la ferme certitude que c’était possible, que cela en valait la peine.

L’attention à Dieu

Je ne pouvais pas demeurer insensible au témoignage de ces hommes venus de pays, de confessions protestantes, de milieux sociaux divers qui sont rassemblés là, à cause du Christ Jésus et de son Évangile.

Pour Lui, ils engagent toutes les énergies de leur être, qu’elles soient physiques, affectives, intellectuelles, morales ou spirituelles. Le sérieux de leur don m’a dit avec force la réalité du Royaume pour le monde contemporain. Pour Lui, ils renoncent à la réussite humaine, vivant uniquement dans « l’attente contemplative de Dieu ».

Trois fois par jour, leur prière monte vers le Seigneur, louange joyeuse et gratuite, intercession fervente et généreuse. Dans cet office, rien ne sonne faux. La soif d’authenticité et la souffrance de la séparation sont exprimées avec la même chaleur. C’est de plain-pied que l’on entre dans une liturgie aussi sobre et dépouillée, qui plonge ses racines dans le patrimoine œcuménique de l’Église. Toute pétrie du chant des psaumes, de textes bibliques, de temps de silence, la prière jaillit des profondeurs de celui qui l’exprime et résonne avec une étonnante actualité. L’un des moments les plus intenses, hormis celui de la proclamation de la Parole, est la prière d’intercession. L’ampleur des intentions portées au Seigneur, la simplicité dans la formulation traduisent le souci de tous les hommes, le vif désir qu’en Christ, reconnu et aimé, chacun vive librement.

Nous sommes aujourd’hui à la recherche d’une forme de prière authentique, simple et belle. La liturgie telle qu’elle est vécue à Taizé répond avec évidence à la mentalité contemporaine. Je n’en donne pour preuve que la présence des jeunes, soi-disant non pratiquants, qui y participent massivement avec ferveur et s’y trouvent à l’aise, se sentant eux-mêmes, sans devoir se plier à un conformisme. Cette prière engendre une paix qui ne peut être que celle de Dieu et une joie enracinée dans les béatitudes. J’ai pu pressentir alors ce qu’est la fraîcheur de l’Évangile, d’un Évangile vécu en plein vent, dépouillé de la pesanteur de l’histoire et de la poussière du temps, d’un Évangile qui est vraiment une bonne nouvelle pour l’homme d’aujourd’hui.

Cet engagement dans l’Évangile, les frères le signifient par la profession religieuse, exprimée par les trois vœux, qu’ils ont redécouverts eux-mêmes, à la seule lumière de l’Esprit. Ce faisant, la Communauté va à contre-courant d’une tradition des Églises de la Réforme. Mais par là, elle répond à l’appel propre que l’Esprit lui adresse. La consécration au Christ de toutes les énergies affectives de l’être, la soumission au prieur, instrument d’unité de la communauté, la totale mise en commun des biens sont l’émergence et la cristallisation du dynamisme et des exigences évangéliques. Par ces vœux, c’est tout le sermon sur la montagne qui prend vie. Le sérieux de cet engagement dans tous ses prolongements concrets et existentiels me confirme dans ma propre marche sur ce chemin d’Évangile.

L’attention à l’homme

Au cours de séjours successifs, ces premières impressions se sont intensifiées. D’autres découvertes s’y sont ajoutées.

« Partager avec Dieu, partager avec l’homme : tout l’Évangile se récapitule dans cette alternance » (cf. Unanimité dans le pluralisme, p. 94). Cette phrase du frère Schutz ne cesse de résonner en mon esprit et Taizé est devenu par la suite le lieu de ce double partage. L’homme ne peut évidemment être absent d’une vie attentive à Dieu. Dieu et l’homme sont en réciprocité vitale, sinon une part de l’homme s’atrophie et le visage de Dieu se ternit.

À Taizé, les frères forment une communauté vivante. Ils ne sont pas individuellement devant le Seigneur, mais profondément liés les uns aux autres. Leur prière traduit l’intensité de leur vie fraternelle, tissée de simplicité, de joie, de miséricorde, de tendresse. « Vivre pour Dieu » les rend plus « hommes », pourrait-on dire. Engagés envers Dieu, ils s’engagent les uns envers les autres « pour le meilleur et pour le pire ». Ils puisent dans l’accueil de Dieu cette grande capacité d’attention à l’homme, attention faite de respect et de délicatesse, qui rend l’autre précieux.

Une rencontre internationale a été l’occasion d’approfondir un peu ce partage avec l’homme et d’en éprouver les exigences. Nous étions 1700 jeunes cette année-là, réunis pour réfléchir sur le thème « Vivre ». Le terme « réfléchir » est peut-être prétentieux, en tout cas inexact. Nous avons surtout « vécu ». A travers les échanges simples et directs, dépouillés de toute convention et conformisme, c’est la relation à l’autre qui s’amorce et s’intensifie. Qu’il soit catholique, protestant, orthodoxe ou incroyant, qu’il vienne d’Europe, d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie, ce garçon, cette fille qui m’accueille avec bienveillance et que j’écoute sans préjugé, est un frère, une sœur qui porte en lui une part de l’espérance et de la détresse du monde.

L’expérience de la séparation, lors de l’Eucharistie, est douloureusement ressentie. Mais elle est une exigence de vérité et une provocation à un engagement personnel face au Christ. Par delà les questions, les discussions théologiques ou autres, chacun est renvoyé à soi-même. C’est peut-être là le plus important. L’unité de l’Église est au prix de la réconciliation et de l’unification de la personne. C’est pourquoi chacun est appelé à chercher ce qui en lui, par rapport à l’Évangile, est à renouveler. Une telle expérience n’aurait pas pu s’exprimer avec autant d’intensité et de vérité sans cette communauté qui, par toute sa vie, nous crie que Jésus est venu « pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (cf. Jn 11,52).

Taizé demeure pour moi une communauté de frères, qui simplement et joyeusement, dans l’attention à Dieu et au monde, dit la bonne nouvelle du Christ Jésus à l’homme de notre temps. Taizé ne cherche pas à être un signe, et la petite colline bourguignonne eût été bien surprise, si, il y a 25 ans, on lui avait prédit un tel retentissement. Le Seigneur fait germer et grandir la vie secrète et profonde, silencieuse et priante des frères. Le signe est gratuit, et d’autant plus transparent et pur que Dieu en est la source, qu’il jaillit de cette attente de Dieu, de cette vie en relation avec Lui.

Frère Roger écrit dans Violence des pacifiques (p. 63) : « Réfléchissant à la rencontre avec le Christ, au dernier jour, cette rencontre non redoutée, je me suis trouvé à écrire : que me sera-t-il demandé dans ce premier face à face... J’ai tenté de me répondre et j’ai imaginé le dialogue. Ne vais-je pas m’entendre dire :... quant à la communauté, j’ai aimé en elle quelque chose que beaucoup n’imaginaient pas. Ils ont apprécié Taizé pour son ouverture, pour le dialogue mené avec tant d’hommes. Plus que ce partage, j’ai considéré comme valeur l’attente contemplative... Cette attente se situait au-delà des dons de l’intelligence. Elle a été rendue possible à chacun, à celui même qui se croyait le plus démuni. Elle fut ce qu’il y avait de plus fort. Oui, l’essentiel, ce fut le combat intime, vécu dans une recréation quotidienne. »

Taizé ne résout pas automatiquement les questions que pose l’existence de la vie religieuse dans le monde contemporain, mais affirme avec force son essence même. C’est en incarnant cette réalité que la communauté la rend vraie, et non en la démontrant. Au-delà de toutes les adaptations qui resteront toujours à la périphérie des choses, les frères de Taizé ramènent au Christ Jésus, qui veut vivre aujourd’hui, en chacun, l’aventure de l’homme qui rejoint son Dieu pour participer à la joie du Royaume.

M.F.B., contemplative franciscaine

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