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Redonner sens au célibat religieux ?

Sabine Villatte, r.d.n.

N°1971-3 Mai 1971

| P. 129-155 |

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Parler du célibat religieux devient chaque jour plus difficile. Pendant l’après-concile, cependant, les religieux et plus encore les religieuses, poussés à la recherche par la préparation de leurs Chapitres spéciaux, en ont retrouvé le sens ecclésial traditionnel, à la fois nuptial et eschatologique. Les Actes de ces Chapitres contiennent souvent sur ce thème de fort belles pages, riches d’expérience chrétienne et qui contrastent avec les secs paragraphes des anciennes Constitutions. Peut-être un jour serviront-elles à l’élaboration d’une théologie renouvelée de la virginité chrétienne.

Mais dans la mentalité de l’homme moderne cette virginité ne véhicule plus aujourd’hui qu’une image dévalorisée. Paradoxalement, au moment même où les religieux redécouvrent le célibat comme le plus fondamental de leurs trois vœux, ils s’aperçoivent qu’il s’est vidé de son sens en tant que « signe du Royaume », et cela même pour le peuple chrétien.

Un domaine encore mal exploré

La remise en cause du célibat sacerdotal a ses répercussions sur le célibat religieux. A mesure qu’avancent les recherches et que se lèvent les tabous, on le distingue mieux du célibat religieux et le fondement évangélique de cet appel apparaît moins immédiat qu’on ne le disait jadis [1]. Quant aux justifications anthropologiques qu’on essaye d’apporter, elles sont assez peu satisfaisantes, du moins celles que l’on a jusqu’ici divulguées dans le grand public. Pourrait-on encore affirmer comme si cela allait de soi, en 1971, l’aptitude du célibat « à libérer singulièrement le cœur de l’homme pour qu’il brûle davantage de l’amour de Dieu et de tous les hommes » comme le faisait il y a cinq ans à peine le décret Perfectae caritatis ?

De plus il est difficile de parler de ce qui touche au vœu ou à la promesse de chasteté de façon dépassionnée. Aux réactions que provoquent certains aspects de l’évolution actuelle des religieuses, comme le port du costume laïc – pour ne pas parler du mariage des prêtres – on s’aperçoit que tout ce qui touche au domaine de la sexualité reste encore dominé par un sentiment de culpabilité. On y discerne un besoin inconscient de trouver en face de soi des modèles qui sécurisent : des spécialistes de la pureté qui joueraient le rôle d’alibi dans un monde érotisé. On y pressent en même temps un obscur mépris pour l’homme ou la femme qui n’ont pas vécu la relation sexuelle.

En ce qui concerne les religieuses elles-mêmes, on peut certes maintenant aborder franchement ce sujet avec elles. Mais vient-on à le faire, à l’occasion d’une session ou d’un échange, on les voit assez vite se dérober. Visiblement elles n’aiment pas en parler. C’est qu’un discours sur la sexualité atteint ces couches profondes de l’être qu’il est pénible d’explorer. De plus, elles sentent bien que leur célibat apporte à leur relation avec le Christ une dimension particulière, qu’il y va d’un aspect très essentiel de leur vie et, manquant du langage qui leur permettrait de le justifier, elles préfèrent se réfugier dans les formules traditionnelles de la foi.

Nécessité d’expliciter l’expérience vécue

Mais si le propre de la foi est de porter sur la réalité humaine un regard qui y discerne d’autres profondeurs, il importe que cette réalité soit d’abord posée dans toute sa densité, sinon l’univers religieux s’écroule. Nous vivons dans un monde sécularisé, ce qui ne signifie pas forcément qu’il soit hostile au fait chrétien, mais bien plutôt qu’on y distingue les plans et que les valeurs humaines y ont leur consistance propre. Obligation est faite à l’expérience religieuse de s’expliciter et de rendre compte d’elle-même. Ricœur écrit quelque part que « comprendre notre temps, c’est mettre ensemble en prise directe deux phénomènes : le progrès de la rationalité et ce que l’on peut volontiers appeler le recul du sens ». Il semble bien que, chez les religieuses, ce soit l’inverse qui se produise. On leur a donné des réponses sur le sens avant que les questions vitales ne soient posées. Elles sautent de suite à la signification chrétienne de leur vie religieuse, sans en avoir vraiment découvert la rationalité. Et pourtant elles en auraient besoin. Telle est la recherche que nous voudrions proposer ici.

Nous allons nous demander si le célibat en lui-même, en tant que situation humaine, est porteur de quelque valeur fondamentale. Nous nous situerons donc délibérément au niveau anthropologique, même quand nous parlerons du projet chrétien. Ce n’est pas là ignorance ou refus du sens évangélique du célibat consacré ou de sa théologie, mais désir de dégager leurs présupposés, car ceux-ci ne sont nullement évidents de nos jours. Et nous croyons que faire une théologie du célibat consacré avant d’en avoir creusé la signification humaine, c’est courir le risque d’en rester à une dichotomie entre le naturel et le surnaturel que l’on refuse partout ailleurs.

Précisons encore que ce serait manquer d’honnêteté que d’entreprendre une telle recherche sans accepter les remises en question qu’elle peut susciter. Nous essayerons donc de nous libérer le plus possible du parti pris de justifier le célibat des religieux et nous invitons le lecteur à le faire avec nous. Bien des questions resteront ouvertes. Acceptons-le d’avance. Ces pages ne constituent d’ailleurs qu’un essai dont nous savons combien il est incomplet et que nous voudrions poursuivre avec d’autres.

1- « Exprimer le vide... le silence... le non-dit » (J. Y. Jolif)

Un non-mariage

Voulons-nous essayer de définir le célibat ? Nous nous apercevons tout de suite que nous ne pouvons le faire que par rapport au mariage, de façon négative par conséquent :

  • célibat d’attente des jeunes, qui est un pré-mariage ;
  • célibat permanent des adultes, qui est un non-mariage, et s’il est continent, une absence de relations sexuelles.

Souvent imposé par la vie ou les circonstances, c’est encore une image négative qu’il véhicule sur le plan social, et plus encore en ce qui concerne la femme célibataire, affectée d’une diminution humaine apparente qui engendre en elle un sentiment d’infériorité.

Et le célibat des religieuses, qui devrait pourtant apparaître comme volontairement choisi, est tributaire de ce fait :

Le célibat se situe comme un « ne-pas ». Ne pas dire le « oui » qui unit le couple devant la société. À la réflexion ce fait est profondément étrange. Il paraît à la fois naturel dans le sens de possible biologiquement et sans troubles spéciaux de la santé et contraire à l’appel si puissant et si fondamentalement constituant de la sexualité.

Dans un premier temps, il nous faut donc nous arrêter sur cette négativité du célibat.

Sexualité et croissance de la personne

Notre civilisation actuelle est beaucoup plus sensible à cette « étrangeté » du célibat que celle d’hier. C’est que nous portons un regard nouveau sur la sexualité. Les sciences humaines nous ont amenés à définir l’homme essentiellement comme un « être-en-relation » qui se constitue lui-même à partir de la rencontre des autres, et à voir dans sa sexualité la base même de cette capacité de relations. La sexualité n’est plus considérée comme restreinte à la génitalité. Nous savons que le comportement de l’être humain, homme ou femme, est toujours sexué et que l’histoire de la croissance de sa personnalité est celle même du développement de sa sexualité. C’est à travers des personnes que nous entrons en contact avec l’univers et que nous parvenons à la vie consciente, depuis que, petits enfants, nous nous sommes éveillés au monde par la présence de notre mère. A travers la phase œdipienne, qui a dû nous permettre de nous situer comme homme ou comme femme par rapport à nos parents, celle de la socialisation par l’école, puis la période d’homosexualité de l’adolescence, tout le cheminement de notre affectivité a tendu vers la rencontre du partenaire de l’autre sexe.

C’est par cet « autre », à la fois semblable et irréductiblement différent, que le jeune homme ou la jeune fille prennent vraiment conscience de l’existence « des autres » en tant que personnes et cette expérience de l’altérité est si fondamentale que, de l’avoir faite, marque un seuil qui ouvre à une nouvelle dimension de l’existence humaine.

Et lorsque plus tard ce jeune homme et cette jeune fille s’engageront l’un envers l’autre par un « oui » définitif et total, ils franchiront encore une étape décisive. Et découvrant leur valeur propre et leur responsabilité dans le regard et le comportement de l’autre, ils se sentiront plus assurés dans la vie. Leur tâche fondamentale sera de développer cette rencontre l’un de l’autre dans la durée, tout au long de leur vie commune. Et elle s’enrichira de nouvelles profondeurs lorsqu’ils connaîtront l’un par l’autre l’expérience d’être parents.

Parce qu’ils ont vécu cette rencontre fondamentale et totalisante, ils ne seront plus les mêmes dans l’approche des autres. Lorsque l’amour est vrai, il donne aux époux un cœur plus ouvert et plus attentif à tous.

Aussi pouvons-nous lire aujourd’hui sous la plume d’écrivains catholiques des phrases comme celle-ci, qui aurait servi à décrire, il y a quelques années, les effets de l’amour du Christ dans un cœur voué à la chasteté :

C’est pourquoi il y a désormais pour les gens mariés quelque chose d’universel dans chaque acte d’amour de l’un pour l’autre, et quelque amour du conjoint dans tout amour envers les autres. Le visage aimé d’un amour unique renvoie à tous les visages, et réciproquement.

Ce texte montre bien à quel point le mariage est considéré aujourd’hui par les époux chrétiens comme le lieu de la tâche chrétienne fondamentale : la croissance dans la charité jusqu’à un amour universel.

Le célibataire religieux devra, lui, accéder à cette même capacité de relations tout en restant en deçà de l’expérience fondamentale qui permet normalement à cette capacité de se développer. Cela est-il possible et comment ? Nous voyons en tout cas que la prétention du célibat à ouvrir à un amour plus universel n’est plus admise comme allant de soi. Ce n’est pas en termes quantitatifs que se calcule l’affectivité humaine, car c’est en aimant qu’on devient capable d’aimer davantage.

La corporéité

La rencontre du couple est une rencontre corporelle et c’est là sa caractéristique. Ce sont leurs corps qui donnent à leur union une totalité que ne connaît aucune autre relation. Langage par lequel une personne se fait présence pour une autre, le corps n’est pas d’abord source de péché, mais de connaissance et de plaisir. Ce dernier joue lui aussi un rôle important dans la construction de la personnalité : il lui permet de s’unifier dans une expérience qui la comble.

Le don des corps est instrument de connaissance de l’autre. La Bible ne dit-elle pas d’un homme et d’une femme qui s’unissent, qu’ils « se connaissent » ? – De connaissance de soi aussi. Des virtualités de leur être resteront inconnues à l’homme ou la femme vierges. Chez celui ou celle qui n’ont été qu’éveillés à l’amour demeurera une frustration. Dans l’un et l’autre cas, ce n’est pas peu de chose.

Et cependant la rencontre corporelle ne se limite pas à la rencontre amoureuse. N’est-ce pas toujours par la médiation de leurs corps que nous rencontrons les autres ? Avouons que notre information est très courte en ce domaine. La survalorisation actuelle de l’acte sexuel comme mode d’expression de soi vient peut-être aussi de ce que l’on n’a pas porté assez d’attention aux autres modes d’expression corporelle.

Maternité

Nos corps sont créateurs. Donner la vie à un petit d’homme, né de soi, est pour un homme ou pour une femme une expérience comblante, qui l’associe intimement à la puissance vitale et à la joie créatrice de Dieu. Écoutons une philosophe, mère de quatre enfants, nous en parler :

La mère trouve en elle, concrètement, avec tout son être, corps et âme, le contact intime et direct avec la vie ; plus exactement, plus réellement, avec un être humain vivant, qu’elle a fait... Un être vivant, vrai, autonome est sorti d’elle ; elle témoigne de la générosité, et elle la crée. Le soin de la vie, la protection, le souci de l’être, l’éducation, l’accomplissement des promesses, tout cela est son fruit, et sa grâce... (elle est) ce « Berger de l’Être », dont parle Heidegger.

Le dialogue homme-femme

La mixité s’est introduite de nos jours dans presque tous les domaines de la vie sociale. Et le dialogue homme-femme, objet de nombreuses études, apparaît comme indispensable à la croissance harmonieuse d’une personne humaine. On considère que l’homme et la femme ne deviennent pleinement eux-mêmes que dans la réciprocité du face à face. La masculinité et la féminité ne se caractérisent pas tant par des qualités qui seraient proprement masculines ou féminines, mais par des comportements que les hommes et les femmes se construisent dans leurs rapports les uns avec les autres.

De sorte qu’une vie menée exclusivement entre individus du même sexe apparaît comme appauvrissante et même inacceptable si elle est totalement englobante comme c’était le cas pour la vie religieuse traditionnelle, du moins en ce qui concernait les religieuses. C’est encore un handicap qui pèse lourd aux yeux des jeunes générations.

Nous allons vers une « civilisation du couple ». C’est le titre d’un livre récent.

Mais le dialogue homme-femme ne se limite pas au dialogue amoureux. La vie actuelle multiplie les rencontres dans la vie professionnelle, civique, ecclésiale et dans les loisirs. Réalité en partie nouvelle et riche de possibilités pour l’avenir d’une culture qui jusqu’ici n’avait pas pleinement reconnu à la femme sa place de personne humaine. La virginité même doit découvrir comment devenir une façon authentique de vivre le face à face homme-femme.

Sur un mode mineur

Évoquer dans une étude sur le célibat religieux ces significations qui viennent au jour dans la rencontre amoureuse, c’est rappeler qu’elles contiennent des valeurs essentielles que le célibataire devra vivre sur un autre mode, sous peine de ne connaître qu’une existence infra-humaine. Ce mode, nous avons essayé de le déchiffrer en contre-point au long des pages qui précèdent. Car, précisément parce que ces valeurs sont les plus profondes et les plus essentielles à l’être humain, elles ne sont pas liées à la seule rencontre sexuelle.

Mais nous avons compris aussi combien la vie religieuse traditionnelle les avait méconnues. Il serait indispensable qu’elles soient sérieusement étudiées. Mais peut-être n’est-il pas possible de les exprimer ?

Choisir le célibat, ce n’est pas renoncer à vivre les significations humaines fondamentales, mais c’est choisir un mode d’expression qui doit se rechercher dans une sorte de dépassement constant de ce langage immédiat et comme connaturel du lien sexuel. C’est essayer d’exprimer le vide, le silence, le non-dit qui se glisse toujours entre les mots du langage...vivre aussi dans une sorte d’impuissance à découvrir un type de langage, d’expression, qui me permette de me manifester de façon totalement visible.

Sous le signe du « manque »

Le célibat se présente donc d’abord à nous comme un « manque-à-être ». Et c’est bien sous cet aspect qu’il est apparu dans l’Ancien Testament. Rappelons-nous la plainte de la fille de Jephté demandant à son père trois mois pour « pleurer sa virginité » avant de mourir. Ou la solitude tragique de Jérémie prenant valeur prophétique pour le Peuple de Dieu qui allait connaître la déportation et l’exil [2].

Même si nous sommes très attentifs à ne pas présenter le sentiment religieux comme une compensation, nous ne pouvons rejeter d’emblée la signification du renoncement évangélique comme une « mort à soi-même ». Il creuse dans l’homme un vide qui crée les conditions d’un appel vers Dieu.

Les psychanalystes eux-mêmes ne nous disent-ils pas que le « manque » est constitutif de l’homme et le fonde radicalement dans l’existence en l’appelant au dépassement ?

Je sais bien que beaucoup de religieuses refusent de s’arrêter à cette négativité de leur célibat et ne veulent voir dans ce manque que l’envers d’une présence à Dieu et aux autres qui suffit à les combler. Elles n’ont pas tort. Cependant cette hâte risque de masquer une certaine crainte de regarder en face la frustration typique du célibat religieux qu’est la privation permanente de l’activité sexuelle, avec l’angoisse qu’elle peut susciter à certains jours de dépression, d’inactivité ou d’isolement.

Le Christ lui-même, dans le seul passage où il y fait allusion, n’a pas craint de parler en termes de castration [3]. La virginité est d’abord pauvreté consentie et passage par la mort.

Et cependant la virginité chrétienne n’est pas refus de la vie et de la sexualité. Bien au contraire, elle veut être annonce de la résurrection dans la chair. Peut-elle encore aujourd’hui être porteuse de cette signification ? Est-il quelque valeur humaine sur laquelle elle puisse reposer ?

2 - Manifester l’autonomie de la personne humaine

Notre époque découvre donc d’une manière nouvelle la signification de la sexualité dans la vie de l’homme. Mais elle est non moins sensible à la valeur de la personne humaine en elle-même. « Être-en-relation », chaque homme est aussi un être singulier dont le destin propre transcende le rôle qu’il peut jouer dans la société.

Affirmer qu’il ne peut s’accomplir que dans la relation du couple, ce serait déclarer que celle-ci est un destin et non un libre choix. La possibilité du célibat témoigne de cette liberté de l’homme dans l’usage de sa sexualité, liberté déjà inscrite dans sa biologie.

Toujours en dialectique avec le mariage, mais cette fois de façon positive, le célibat manifeste cet autre pôle essentiel de l’homme : son autonomie individuelle et sa liberté devant le choix de son projet de vie, tandis que le mariage rend plus évidente la nécessité pour lui de la médiation des autres.

Liberté et sexualité

De fait le célibat n’apparaît que dans les civilisations déjà évoluées, qui ont élaboré le concept de personne. Il était impensable dans les sociétés primitives où la fécondité des individus était au service de la tribu et à cause de cela sacralisée comme puissance de vie. Économiquement d’ailleurs, le célibat est un luxe ; on l’a bien vu dans l’Empire romain décadent.

Au Moyen Age, l’Occident connaît certes des célibataires, mais tout donne à croire que l’influence du christianisme qui avait sacralisé la virginité n’y est pas étrangère. Dans une civilisation agraire, où la notion de famille prévalait sur celle d’individu, le non-mariage des cadets permettait d’ailleurs de ne pas diviser l’héritage.

Nous voyons de nos jours se constituer un célibat indépendant. Le mariage, en même temps, a cessé d’être considéré comme un contrat entre deux familles pour devenir une relation entre deux personnes qui s’associent librement. Ce rapport entre sexualité et liberté est un phénomène en partie nouveau. Nous le croyons fondamental. Il remet actuellement en cause, beaucoup plus profondément qu’à aucune époque du passé, aussi bien le mariage que le célibat sous leur aspect institutionnel. Mais il nous semble jouer en faveur d’un célibat personnel librement choisi.

L’autonomie de la femme

Nous en réalisons la particulière importance en ce qui concerne la femme, trop souvent encore tributaire d’une image sociale qui l’identifie à son rôle sexuel d’épouse et de mère [4], ou d’instrument de plaisir.

Le caractère fondamentalement humain de la femme (et donc commun à l’homme et à la femme) est signifié par la possibilité pour la femme de s’accomplir elle-même et de s’intégrer à la société humaine, en dehors et au-delà de sa fonction spécifique. Il semble que la femme, identifiée à sa fonction, à ses tâches d’espèce, ne manifeste incontestablement, sans confusion possible, sa valeur propre en tant que personne, que par le renoncement vécu à cette fonction même.

N’avons-nous pas vu, en 1970, parmi les femmes qui réclamaient sur la place publique, aux États-Unis, l’égalité de salaire et de droits avec les hommes, certaines revendiquer aussi le droit au célibat ?

Encore faut-il qu’il n’apparaisse pas un « sous-produit » de la civilisation, comme c’était le cas hier encore. Suzanne Mathieu, dans une thèse récente sur le célibat féminin [5], montre qu’aujourd’hui les célibataires se situent de plus en plus parmi les cadres supérieurs et moyens. Et elle pose la question : « Les femmes célibataires ne sont-elles pas actuellement un ferment d’évolution dans la société ? »

Aux premiers siècles de notre ère, dans un monde païen où la femme était asservie au plaisir de l’homme et à la continuation de l’espèce, la virginité chrétienne, la première, a proclamé l’autonomie de la femme en ce qui concerne son corps et sa vie. Et plus que leur profession de foi au Christ, c’est bien cette prétention des vierges chrétiennes qui exaspérait les bourreaux. Qu’avons-nous fait de cette liberté, dans la vie religieuse ?

Plus de disponibilité ?

Cette autonomie des célibataires devrait leur permettre de se consacrer à des tâches qui requièrent un investissement de temps et de forces que des personnes chargées d’un foyer peuvent difficilement consentir. De fait, le célibat authentiquement vécu apparaît souvent lié à une activité professionnelle, sociale ou religieuse.

Mais hors le cas des religieux, nous ne savons pas si ces célibataires ont choisi de rester tels en vue de ces tâches ou si leur célibat en a été la conséquence. De plus, même dans la vie religieuse, cette disponibilité est plus théorique que réelle, car il arrive que la vie de communauté se montre plus accaparante qu’une famille.

Plus que la disponibilité en temps, la disponibilité intérieure serait significative, mais nous n’avons guère de moyens d’en juger.

Donner sens à sa vie

Parler du mariage et du célibat en tant qu’« états de vie » n’est d’ailleurs qu’un procédé d’analyse commode. En soi une telle abstraction est fausse. Seuls existent des hommes et des femmes qui, mariés ou célibataires, laïcs ou religieux, vivent des situations humaines.

Ces états de vie sont des situations, qui ne sont pas même « de vie », mais qui sont « à vivre », et à vivre comme on peut, dont le seul sens possible ne réside pas en elles-mêmes, mais au-delà, plus profond, plus loin, plus haut... Pour des chrétiens, ce sens, c’est le sens évangélique, qui est total, qui est le même pour chacun de nous, qui est le salut par l’amour. Toute existence est un apprentissage de l’amour.

Ce sont des monographies qu’il nous faudrait et non des études théoriques. Car nous sommes renvoyés au mystère de chaque personne et à sa tâche essentielle qui est de donner sens à sa vie.

De cette étape de notre recherche deux éléments semblent se dégager avec une certaine évidence :

  • Mariage et célibat ne sont pas juxtaposés, mais étroitement solidaires l’un de l’autre dans la poursuite et l’accomplissement de l’amour.
  • La signification humaine positive du célibat se trouve dans la direction de l’autonomie de la personne : elle la manifeste par la liberté qu’elle prend devant sa sexualité.

Mais trouver le sens du célibat dans la possibilité de choix qu’il offre à l’individu, n’est-ce pas du même coup déclarer qu’il n’a de signification que celle que le célibataire lui-même lui donne ?

Essayons donc de creuser plus profondément le sens de l’existence humaine.

3 - Vers un au-delà de l’homme

Parce qu’elle concerne la totalité de notre capacité de relation aux autres, la sexualité humaine n’a pas sa fin en elle-même. Le mouvement même de la relation amoureuse l’emporte vers le dépassement du besoin que chaque conjoint a de l’autre, vers l’union de deux libertés. Elle tend vers une fusion qui leur « ouvre pour un instant la porte de l’infini, pour la refermer aussitôt ». Recherche jamais complètement satisfaite de l’être de l’autre, elle introduit au mystère de la personne humaine, dont les racines sont au-delà d’elle-même.

Qu’est-ce à dire sinon que la sexualité nous révèle la transcendance du désir chez l’homme ?

Ambiguïté de la sexualité

Et cependant celui-ci se libère difficilement d’un sentiment de culpabilité à son endroit. Elle a été pour bien des générations le domaine par excellence du péché.

Car elle porte en elle le risque d’immerger l’homme dans l’instant en valorisant la jouissance pour elle-même, ou de réduire l’autre à l’état d’objet en devenant expression de puissance et de domination. Ambiguïté de la sexualité qui, au lieu d’ouvrir l’homme sur l’infini du désir, peut l’enfermer sur lui-même comme en sa propre fin...

Celui qui, refusant l’union des sexes, n’en prétend pas moins vivre, dans son être sexué d’homme ou de femme, la communication humaine, peut rappeler les conjoints à la vérité d’un désir qui respecte l’autre dans son autonomie de personne.

Non pas que le célibataire échappe pour autant à l’ambiguïté de la sexualité. Il peut retrouver subtilement, sous d’autres formes, le narcissisme ou le pouvoir sur autrui auxquels il a renoncé. Le célibat, comme le mariage, nous place devant notre finitude.

Mais ces deux modes humains d’exister que sont le mariage et le célibat expriment chacun à sa façon que la réalisation de l’homme n’est pas davantage dans le dépassement de la sexualité que dans son exercice, mais seulement au-delà de lui-même. Et c’est l’originalité du christianisme que de les maintenir en tension et de voir en chacun d’eux une figure de la relation de l’homme avec Dieu. Tandis que le mariage donne visibilité au pôle de la relation dans la vie de l’homme, la solitude sexuelle du célibataire manifeste davantage le pôle de la transcendance, parce qu’elle le contraint à chercher au-dessus de lui-même un sens à sa vie [6].

Une volonté de solitude

C’est bien à cette question du sens que nous donnons à notre vie que nous sommes ramenés. Il apparaît avec évidence chez ceux qui ont choisi le célibat en vue de réaliser un projet de vie personnel. Il est à découvrir pour ceux qui le subissent parce que les circonstances de la vie le leur ont imposé.

Les uns et les autres connaîtront la solitude sexuelle s’ils entendent rester continents. En acceptant de ne pas partager avec un autre cette intimité qu’on ne livre totalement qu’à un partenaire de l’autre sexe, parce qu’elle est à la fois charnelle et spirituelle, ils entrent dans la voie d’une solitude profonde. Ils participent d’ailleurs par là à une situation humaine fondamentale. Les époux eux-mêmes doivent un jour ou l’autre consentir à la solitude s’ils veulent dépasser un certain seuil dans la communication. L’artiste, le créateur, ceux qui portent en eux de grands projets ou de grandes responsabilités sont seuls.

Entendons-nous bien, la solitude n’est pas l’isolement. L’isolement est créé par la rupture de la communication. Un homme est isolé quand ses semblables le repoussent ou parce qu’il s’enferme dans son égoïsme ou sa névrose. Mais l’homme seul n’est pas isolé pour autant. « L’isolement nous semble être à la solitude ce que le mutisme est au silence [7]. »

L’homme seul peut même se trouver engagé dans des relations multiples et profondes. Mais il va vers les autres dans la volonté renouvelée de les aimer tels qu’ils sont, chacun dans son unicité, sujet d’une liberté qu’il respecte. Il trouve en lui-même assez de sécurité pour n’avoir pas « besoin » de ces autres vers lesquels cependant le porte son « désir ». Il ne cherche pas à combler le vide. Il garde les mains ouvertes comme un pauvre. Nous avons tous connu de ces hommes et de ces femmes dont l’accueil, la finesse de compréhension et la chaleur humaine nous ont redonné foi en nous-mêmes parce que nous nous sommes sentis reconnus et acceptés.

Volonté de solitude qui, si elle dure à travers le temps, est expérience de la mort au cœur de la vie. Car l’accomplissement du désir profond de l’homme passe par la mort et c’est toute l’histoire de la sexualité humaine.

Il est sans doute possible d’atteindre cette capacité de solitude et de communion tout ensemble sans être croyant. Mais aurait-elle trouvé son expression sans la révélation chrétienne, je ne le sais pas. C’est par le Christ que nous avons appris à chercher le visage de Dieu dans la rencontre humaine, parce qu’en lui, dans un homme, nous avons connu Dieu.

4 - Un célibat pour le Royaume

Le célibat est, avec la prière et l’ascèse, la seule constante des diverses traditions monastiques au cours des siècles. Il reste la note distinctive de l’état religieux, avec la vie communautaire qui le concrétise.

Le jeune homme ou la jeune fille qui se consacre à Dieu, dans la vie religieuse, répond à un appel qui s’enracine dans son baptême. Cet appel se fait entendre à lui ou à elle, un jour, d’une manière particulière qui l’éveille à une dimension nouvelle de la vie chrétienne. Il se peut que le candidat rencontre à ce moment le célibat comme une condition qui lui est imposée par l’Église, et que cela ne lui fasse pas tellement problème, dans un premier temps. Parfois cependant, certains s’interrogent longuement avant de s’y engager. Pour d’autres, la relation au Christ s’est présentée à eux de façon si personnelle, qu’ils sentent bien qu’il ne leur est plus possible d’aller vers un conjoint avec le plus profond d’eux-mêmes. Si c’est une vraie vocation, ni les uns ni les autres n’auront choisi le célibat pour lui-même. Ils choisissent Jésus-Christ et le service des hommes ses frères. Et cet amour est lui-même une réponse à l’amour dont ils se savent aimés et dont la révélation restera en eux comme une source jaillissante au long de leur vie, s’ils ont soin d’en maintenir vive l’expérience.

La médiation de la communauté

Non point que Dieu soit atteint dans la vie religieuse plus directement que dans le mariage chrétien, comme on l’entend dire couramment. Son Esprit sans doute nous saisit à la racine même de notre être, mais nous avons à le rejoindre par la médiation humaine, sinon le « Dieu » que nous rejoignons risque bien de n’être que la projection de nos propres désirs.

C’est sans doute pour cette raison que le célibat pour le Royaume est à peu près toujours apparu lié à des formes communautaires de vie.

Le mariage en créant un foyer détermine la communauté médiatrice par laquelle les époux apprendront l’amour de Dieu et de tous les hommes. Le célibat, en isolant l’homme et en lui permettant de construire d’autres types de communautés, détermine d’autres structures médiatrices de ce même amour de Dieu et de tous les hommes. Le mariage entraîne certaines formes de service et de communion. Le célibat laisse disponible pour d’autres formes de service et de communion.

On a dit tout à l’heure que le célibat devait ouvrir à un amour plus universel. Pour les religieux, la base concrète de cet amour universel se trouve dans cet apprentissage continuel de la relation à l’autre, avec tout ce qu’elle comporte d’affrontement, de pardon et de dépassement.

Nous n’insisterons pas davantage sur ce lien entre le célibat consacré et la vie en communauté, car il demanderait une trop longue étude.

Un mariage avec le Christ

Il est très traditionnel dans l’Église de considérer la consécration religieuse, surtout celle des femmes, comme la célébration de noces avec le Christ. Actuellement le terme parle moins, surtout aux jeunes. La relation conjugale est trop clairement vue comme une relation de personnes dans un engagement charnel, pour que l’image d’un mariage avec Dieu invisible puisse garder sa valeur expressive.

Et cependant que le Christ soit perçu comme celui qui vient combler la place laissée vide de l’époux, dans la vie de celle qui se consacre à lui, reste un symbole au sens fort du terme. Car c’est bien d’une alliance qu’il s’agit et elle s’enracine dans la chair et le sang, par l’expérience des arrachements et des dépassements auxquels il faut consentir pour la maintenir vive.

Nous retrouvons là un des grands thèmes bibliques et évangéliques. Le Christ s’est présenté comme l’Époux et c’est toute l’humanité qui, comme une fiancée, se prépare à la rencontre des noces. Cette union, le mariage la préfigure. La vierge consacrée, qui ne connaît pas l’accomplissement des noces, ni la fécondité dans sa chair, représente cette humanité encore imparfaite et tendue vers la plénitude des temps.

Mais ce sont là des signes qui ne peuvent se lire que dans la foi et dont l’ambiguïté est certaine sur le plan humain.

Démythiser la virginité

Pour parler du célibat en vue du Royaume, Jésus avait eu recours à l’image de l’eunuque [8]. On comprend aisément que, dans l’antiquité chrétienne, celle de la vierge soit venue s’y substituer. Mais la poésie n’est pas seule en cause dans la processus [9].

La survalorisation que la virginité a connue au Moyen Âge ne semble pas sans rapport avec la sacralisation de la sexualité qui avait été le fait du paganisme. Considérée comme une force redoutable qu’il fallait domestiquer par des règles d’abstinence sexuelle ou libérer dans l’orgie collective de la fête, la sexualité participait à la fécondité même des dieux.

Sa désacralisation a commencé dès les premiers versets de la Bible. Yahweh n’a ni sexe, ni compagne, contrairement aux autres dieux. La sexualité n’en perdit pas pour autant son mystère pour la mentalité pré-scientifique. Et la virginité chrétienne, qui protestait contre l’exaltation du sexe, se trouva investie de quelque chose de ce mystère.

Aujourd’hui où la science a éclairé les lois de la fécondité, nous sommes renvoyés au seul vrai mystère, celui de la liberté humaine et de sa relation à l’Esprit de Dieu.

5 - Vivre aujourd’hui le célibat consacré

Avant de nous demander si le célibat religieux peut prendre valeur de signe du Royaume pour l’homme moderne, il nous faut reprendre rapidement les éléments de notre recherche laborieuse :

  • Le célibat n’a pas de valeur en lui-même, mais seulement en dialectique avec le mariage. La possibilité de choisir le célibat manifeste que l’homme est libre devant sa sexualité, et qu’il est capable d’assumer sa vie personnelle.
  • Parce qu’il est une manière de vivre la sexualité, ce sens du célibat ne peut prendre corps que dans des relations humaines. Par un renoncement à un lien exclusif, il exprime le besoin d’établir des liens multiples et profonds.
  • La signification religieuse du célibat s’enracine dans sa négativité en tant qu’elle est ouverture sur un au-delà de l’individu.
  • La caractéristique du célibat serait à chercher dans une volonté de solitude, condition fondamentale de rencontre authentique avec les autres. Elle trouve tout son sens devant le projet chrétien, qui établit une relation personnelle entre Dieu et l’homme envoyé pour réaliser cette communion au milieu des hommes.
  • Parce qu’ils choisissent volontairement leur célibat, les religieux peuvent aider les célibataires qui sont contraints de le rester, à donner un sens et une valeur à leur vie.

Parce qu’il participe au mystère pascal, le célibat consacré ne peut être choisi qu’en vue d’une plus grande plénitude de vie par delà le renoncement qu’il implique. Pour être signe de résurrection, il devra porter témoignage, dès maintenant, de cette plénitude.

Un signe du Royaume

Depuis sa remise en valeur par Vatican II, on a beaucoup insisté sur cette fonction de signe du Royaume attribuée à la vie religieuse. On a cherché les éléments qui seraient particulièrement susceptibles de porter ce signe. Le célibat vécu en communauté a paru le plus essentiel, parce qu’il est propre aux religieux et préfigure la vie ressuscitée.

Mais nous connaissons actuellement une crise du signe. D’ailleurs, est-il sûr qu’un « état de vie », une donnée sociologique par conséquent, puisse être un signe de la foi ? Et puis quelles sont les conditions de lisibilité du « signe » ?

Peut-il être perçu en dehors de la communauté des croyants ? Sans doute n’apparaîtra-t-il que comme étrangeté aux non-croyants. Mais il pourra peut-être les amener à une interrogation sur le sens de l’existence.

« Pourquoi ne veux-tu pas te marier ? Pourtant tu es faite comme tout le monde ! », disaient ses compagnons de travail à une jeune religieuse qui travaillait dans une entreprise employant un personnel mixte. Apprenant un peu plus tard qu’elle était religieuse, ils restèrent perplexes : « Mais alors qui donc est Jésus-Christ pour qu’à cause de lui tu ne veuilles pas te marier ? »

Cette question, les religieuses voudraient amener leurs contemporains à se la poser. Encore faut-il qu’elle vienne interpeller ceux-ci au cœur de leur existence quotidienne.

À l’heure de la promotion de la femme, l’image de la religieuse reste encore dans l’opinion publique celle d’une femme soumise et passive, dont le dévouement est sans limite, mais qu’elle n’exerce que dans des tâches sans vraie responsabilité, une fourmi ouvrière de la charité, sans sexe, ni âge. Le contexte traditionnel de nos communautés, fermées par une clôture plus ou moins stricte et dans lesquelles une « mère » supérieure assumait tous les pouvoirs et souvent la plupart des contacts avec l’extérieur, porte sans doute sa part de responsabilité dans la dévalorisation actuelle de la virginité consacrée. La situation change rapidement dans nos congrégations et nous ne nous reconnaissons plus dans cette image du passé. Mais les stéréotypes ont la vie dure et ils pèsent encore lourdement sur la mentalité des jeunes générations.

Le mode d’existence concrète de ceux et de celles qui s’engagent dans le célibat pour le Royaume est encore à inventer dans une large mesure. Pourra-t-il retrouver une valeur prophétique ? Plutôt que de nous le demander, mieux vaut essayer de le rendre signifiant pour nous-mêmes en le vivant avec authenticité.

Sur la base de l’étude précédente, j’en distinguerais trois conditions :

  • qu’il soit librement choisi et librement vécu,
  • qu’il favorise la créativité,
  • dans une vie de relation intense.

Un célibat vécu avec authenticité

Nous sommes beaucoup plus attentifs aujourd’hui à l’immaturité affective des jeunes qui viennent frapper à la porte de nos noviciats et à leurs motivations inconscientes. Plus nombreux qu’on ne le pense sont encore ceux qui cherchent dans la vie religieuse un refuge contre les difficultés de la vie et de la rencontre de l’autre sexe. « Notre noviciat serait plein si nous acceptions toutes les filles « qui ont peur », me disait récemment une religieuse. Et le fait que, dans la crise actuelle des vocations, celles qui se présentent vont à contre-courant de l’opinion publique devrait nous mettre en éveil.

Bien des religieuses ont du mal à accepter leur corps et ses pulsions et elles arrivent assez facilement à n’y plus penser. On entend des femmes de plus de quarante ans vous dire « qu’elles n’ont plus réfléchi à tout cela depuis leur entrée au noviciat » ou « qu’après tout ce n’est pas si important ». Ne croyons pas trop vite que ce soit là une situation dépassée.

La lucidité envers soi-même aide pourtant à se dégager des compensations inconscientes de l’instinct sexuel frustré : sentimentalité, dureté, autoritarisme, maternalisme, susceptibilité, besoin excessif d’être approuvé par les autres, toutes attitudes qui manifestent une sexualité mal assumée. Bien sûr nous avons tous nos limites et nos failles psychologiques, mais pour les dépasser, il faut d’abord en reconnaître la source. Et c’est là pratiquer en vérité le renoncement, au jour le jour, par l’acceptation lucide de ses conséquences.

L’acte de liberté qu’on fait en choisissant la vie religieuse n’est que le premier de toute une série d’autres par lesquels nous nous construisons nous-mêmes. « Autonomie » signifie non pas indépendance, mais réelle prise en charge de sa propre vie, et choix multiples tout au cours de l’existence. Les supérieures devraient être d’autant plus attentives à procurer de vraies responsabilités aux religieuses que celles-ci, à cause de leur célibat, sont privées des expériences qui permettent normalement à une femme d’accéder à sa maturité. Le grand mal des femmes, c’est la passivité. Tout la favorisait dans la manière dont autrefois on nous formait à l’obéissance. Nous en payons chèrement le prix actuellement où il s’agirait d’inventer et de créer des formes nouvelles de vie religieuse.

Dans une vraie créativité

Mais pour être vraiment créateur dans notre monde il faut une personnalité et une intelligence harmonieusement développées. Les religieuses ont compris la nécessité de se qualifier professionnellement, qu’elles soient enseignantes, infirmières ou catéchistes et l’enquête du P. Luchini, en France, a révélé le nombre croissant des diplômes obtenus.

Mais cette qualification liée aux « œuvres propres » des congrégations et donnée en vue d’un rendement immédiat a-t-elle suffisamment favorisé le développement des capacités individuelles ? Très faible reste le nombre des diplômes supérieurs parmi les religieuses : il n’y a guère parmi nous de théologiennes, de sociologues, de personnes engagées dans la recherche scientifique, l’art ou les mass media. Faute de religieuses qui sachent rendre compte de leur expérience dans le langage de l’homme d’aujourd’hui, il arrive bien souvent que l’on fasse appel à des laïques pour des conférences ou des tables rondes sur la vie spirituelle ou sur la vie religieuse.

Les religieuses sont de plus en plus présentes au monde des pauvres et des marginaux et elles suivent en cela l’appel de l’Évangile, mais elles sont trop absentes des secteurs en évolution du monde moderne.

La religieuse ne devrait-elle pas être d’autant plus créative qu’elle a renoncé à la fécondité physique ? d’autant plus disponible au souffle de l’Esprit devant les changements et les mouvements de l’époque actuelle, qu’elle est libérée des préoccupations d’un foyer ?

Dans une vie de relations intense

La communauté fraternelle

Le mystère d’amour qui pénètre notre chasteté religieuse doit rejaillir en affection concrète sur les Sœurs qui nous entourent. C’est en communauté d’abord que nous recevons et que nous donnons cette affection cordiale, franche et attentive par laquelle le Christ vient à notre rencontre dans la personne de nos Sœurs. Cela ne signifie pas seulement amabilité et gentillesse, mais communication interpersonnelle profonde. Les jeunes ressentent de plus en plus cette exigence d’échanges et de partage à tous les niveaux.

Mais une communauté de célibataires consacrés n’est pas le substitut du foyer qu’ils ont renoncé à créer. C’est en soi-même, dans sa relation personnelle avec le Christ, que chacun doit en définitive trouver sa solidité et sa force. Une certaine recherche de fusion affective qui apparaît actuellement dans les « petites communautés » ne doit pas se dissimuler qu’elle essaye de retrouver la société conjugale. C’est peut-être là une étape nécessaire au développement affectif, mais qu’il faudra un jour dépasser car, sinon, elle nierait cette volonté de solitude qui nous a semblé dans la ligne profonde d’un célibat librement choisi.

Largement ouverte sur le monde

Mais une communauté qui resterait close sur elle-même trahirait sa vocation tout comme un foyer chrétien qui ne s’ouvrirait pas aux autres. Les religieux se regroupent en vue d’une mission commune, ce qui ne signifie pas forcément une tâche commune. Lieu d’enracinement d’une vie missionnaire et point d’appui pour une communion plus large avec les hommes, la communauté n’a pas sa fin en elle-même.

Les chapitres spéciaux qui ont immédiatement suivi le décret Perfectae caritatis ont très fortement mis l’accent sur la dimension fraternelle de la communauté ; il s’agissait alors de se dégager d’un contexte monarchique, souvent assez légaliste et individualiste. Les congrégations qui tiennent actuellement leur chapitre spécial insistent beaucoup plus sur la « mission », sur la présence au milieu du monde, sur la participation à des organismes civils ou ecclésiaux, sur l’appartenance à des groupes divers.

La vocation propre des religieux dans l’Église ne serait-elle pas de créer des liens et d’inspirer de nouvelles formes de communion ?

L’amitié

Dans ce climat libre et ouvert, il est normal, il est désirable que s’éveille l’amitié entre Sœurs ou avec des laïcs. Les jeunes générations ne se doutent pas à quel point elle nous a été rendue difficile ! Pourtant le Christ a connu cette force naturelle de l’amitié, il l’a bénie, il s’en est servi pour construire son Église. Par l’amitié, nous sortons de nous-mêmes mieux que par les efforts ascétiques. Une religieuse d’une trentaine d’années qui a su rester « vulnérable et aimante » écrivait récemment :

L’amour m’est apparu de plus en plus comme une réalité indispensable, mais hors des formes où il s’exprime ordinairement. Peut-être l’amitié est-elle une forme très pure de l’amour ?
C’est pourquoi mon célibat me met à l’aise. Plus, il me rend heureuse. En me permettant d’être disponible à toute amitié, il me manifeste l’orientation dernière de l’amour.
En me faisant vivre librement l’amitié, avec mon cœur de chair, il m’apprend jour après jour quelque chose du Christ, de sa délicatesse, de son désintéressement, de sa patience, de sa mort.

Et la mixité ?

Leur vie professionnelle met de plus en plus les religieuses en relation avec des collaborateurs masculins, prêtres et laïcs. C’est en soi un phénomène sain et nécessaire si nous voulons être en prise sur notre temps. L’Église souffre d’une théologie et d’une pastorale élaborées exclusivement par des hommes et l’apport conjugué de l’homme et de la femme lui sera une richesse.

Croissance de la vie

Soulignons enfin combien il est important de voir le vœu de chasteté dans une perspective de cheminement. Notre affectivité ne sort que lentement du narcissisme de l’adolescence, pour s’ouvrir aux autres ; l’amour et l’amitié ont d’abord tendance à être possessifs et à chercher dans les autres la satisfaction de se sentir aimé. Laissons le temps à la personnalité de se construire. Toute croissance connaît des difficultés. Même les faiblesses et les chutes peuvent se révéler salutaires. Sinon comment connaîtrons-nous l’amour miséricordieux du Seigneur et sa puissance de salut ?

Pour conclure

Que sera la vie religieuse demain ? Nous ne le savons pas encore. Des hommes et des femmes continueront certainement à choisir le célibat en vue d’une plus grande liberté au service du Royaume.

Quant à nous, religieux et religieuses d’aujourd’hui qui sommes engagés au célibat, essayons de le vivre de façon authentique et consciente. Nous contribuerons ainsi à élucider son rapport à l’amour de charité [10]. Car en définitive il s’agit d’aimer et seulement d’aimer, pour des chrétiens qui veulent vivre l’Évangile à la suite du Christ.

Foyer Nazareth
Rue Notre-Dame des Champs, 17
F-75 PARIS (6e), France

[1D’après dom J. Dupont, o.s.b., Mariage et divorce dans l’Évangile, Bruges, 1959, l’ensemble de la péricope, en Mt 19,1-12, vise d’abord l’indissolubilité du mariage, avec toutes ses conséquences pour la chasteté des conjoints, ce qui n’empêche pas que ce texte puisse aussi inclure un renoncement plus total, le célibat voué en vue du Royaume. Cf. J. M. R. Tillard, o.p., « Le fondement évangélique de la vie religieuse », dans Nouvelle Revue Théologique, 1969, p. 922-930.

[2« Le triste célibat du prophète n’est qu’une prophétie en acte de la détresse imminente » (L. Legrand, m.e.p., La virginité dans la Bible, « Lectio divina », 39, Paris, 1964, p. 22).

[3Cf. Mt 1,9.12.

[4Il y a peu de temps, une religieuse interviewée par un journaliste lui disait : « Une religieuse n’est bonne religieuse que si elle reste femme, et ce n’est pas toujours facile, parce qu’une femme désire aimer et être aimée ». Le journaliste s’étonne : « Vous dites qu’une femme souhaite l’amour et la maternité. Est-ce que, tout simplement, elle n’est pas sur terre uniquement pour cela ? »

[5S. Mathieu, Le célibat féminin. De l’image à la réalité. Paris, 1970.

[6« Affirmation et négation, c’est dans ce jeu du oui et du non que se cherche le sens de la sexualité. C’est dans le non (et oui) du célibat confronté au oui (et non) de la relation amoureuse que nous essayons de discerner la direction du mouvement qui met tout en relation, c’est-à-dire tout en question... Quel est le sens de la relation... ? Quel sens a notre vie ? » (Dr J. R. Bertolus, ibid., p. 109).

[7D. Vasse, s.j., « De l’isolement à la solitude », dans Christus, n° 49 (1966), p. 12

[8Cf. la note 1 et les nuances qu’elle apporte.

[9Cf. Y. Fentener van Vlissingen, Approches psychologiques du célibat, Presses de Taizé, 1969.

[10Il y aurait encore beaucoup à dire, beaucoup à découvrir surtout, à propos de la signification proprement chrétienne du célibat consacré et de la manière dont il se situe par rapport à l’eros et à l’agapè. Aussi poursuivons-nous la recherche dont ces pages n’ont été qu’une première étape.

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