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La renonciation aux biens dans les congrégations

Michel Dortel-Claudot, s.j.

N°1971-3 Mai 1971

| P. 166-177 |

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1. Introduction

Dès le début du Concile Vatican II, la question de la renonciation aux biens dans les Congrégations [1] fut soulevée, mais le projet faillit tourner court.

Dans le Code de Droit Canonique, la renonciation était indissociablement liée au vœu solennel de pauvreté et celui-ci à un ensemble d’institutions telles que la clôture stricte. Cette situation remontait à la Constitution de PIE V, Circa Pastoralis, du 29 mai 1566. Le schéma conciliaire du 22 avril 1963, qui constitue le second état du projet de décret sur les Religieux, se voyait donc contraint de poser le problème en ces termes :

Les normes qui concernent les Moniales de vie contemplative demeurent en vigueur, mais les membres des Congrégations qui le désirent, peuvent, au jugement du Saint-Siège, faire des vœux solennels sans être par là-même exempts et astreints à la clôture papale et à l’office choral. Que les Religieux puissent renoncer plus radicalement aux choses temporelles et être plus parfaitement consacrés à Dieu, sans être empêchés pour autant de se donner commodément aux œuvres d’apostolat (n. 29).

Une note explicative, jointe au schéma, précisait : « Plusieurs Congrégations, spécialement de femmes, demandent au Saint-Siège les vœux solennels... Puisque cette profession solennelle ne comporte pas nécessairement la clôture papale, les religieux qui l’auront prononcée, pourront sans entrave se consacrer aux œuvres d’apostolat qui sont les leurs ». Douze Pères du Concile firent des remarques à propos de ce numéro du schéma : les uns étaient favorables à l’émission des vœux solennels dans les Congrégations, d’autres non. La Commission Conciliaire en conclut : la question n’est pas mûre, qu’elle fasse l’objet de nouvelles études et soit tranchée par le futur Droit Canon.

Aborder le problème de la renonciation par le biais de la solennité des vœux ne pouvait que conduire à une impasse. La différence entre vœu solennel et simple est liée à des circonstances historiques et réside dans une détermination purement positive du droit : est solennel le vœu reconnu tel par l’Église (can. 1308, § 2). De nos jours, personne n’oserait affirmer que le vœu solennel réalise une donation de soi plus parfaite que le vœu simple. Beaucoup désirent même voir supprimée la distinction entre Ordres et Congrégations. Le Révérend Père Joseph Buckley, Supérieur Général des Maristes, parlant au nom de 130 Pères Conciliaires, est intervenu dans ce sens à Vatican II, le 11 novembre 1964 :

Ce même principe, dit-il, écartant les divergences inutiles, suggère une autre mesure pour la vie religieuse : supprimer la distinction entre Ordres et Congrégations. Celles-ci ont déjà fait leurs preuves dans l’Église. Il est temps de cesser de considérer leurs membres comme des religieux de seconde classe, des parents pauvres.

Permettre à certaines Congrégations d’avoir les vœux solennels, aurait donc eu l’inconvénient d’introduire dans le droit des Congrégations cette distinction entre vœu solennel et simple, dont beaucoup ne veulent plus. C’est pourquoi le Schéma du 27 avril 1964, qui constitue le troisième état du projet de décret sur les religieux, adopte une autre perspective que celui de l’année précédente : passant sous silence la question de la solennité du vœu, il se contente de donner à toutes les Congrégations la faculté de « permettre, par leurs Constitutions, que leurs membres renoncent à leurs biens patrimoniaux, présents ou à venir » (n. 8).

L’évolution du texte conciliaire, de 1963 à 1964, autorise à penser que le vœu de pauvreté dans une Congrégation où la renonciation aura été introduite, ne changera pas de nature : il restera un vœu simple, c’est-à-dire ne comportant pas la perte radicale du droit de posséder.

Le décret Perfectae Caritatis, n. 13, reprend tel quel, sans y changer un mot, le schéma de 1964 :

Les Congrégations peuvent, dans leurs Constitutions, permettre à leurs sujets de renoncer à leurs biens patrimoniaux, présents et à venir.

« Ce bref paragraphe – écrit Sœur Jeanne d’Arc – opère une révolution : c’est ici le seul point où le décret, au lieu de donner simplement une orientation, un esprit, des conseils, une ligne à suivre, arrête une stipulation concrète qui va à l’encontre du Droit canon actuel [2] ».

2. Adoption de la, renonciation dans les Constitutions

Les Normes pour l’application du décret Perfectae Caritatis, publiées par le Motu proprio Ecclesiae Sanctae du 6 août 1966, apportent des précisions au texte conciliaire :

Il appartient aux Instituts à vœux simples de décider en Chapitre Général s’il convient d’introduire dans les Constitutions la renonciation aux biens patrimoniaux présents et à venir, et dans l’affirmative, si cette renonciation est obligatoire ou facultative et à quel moment elle doit être faite, c’est-à-dire avant la profession perpétuelle ou quelques années après (n. 24).

Le Chapitre Général, dont il est ici question, est non seulement le Chapitre spécial prévu au n. 3 des Nonnes d’application, mais tout Chapitre Général, ordinaire ou extraordinaire. Donc, une fois terminé le Chapitre de renouveau, un Chapitre Général suivant peut encore introduire la renonciation dans les Constitutions.

Toute liberté est laissée aux Congrégations. Elles peuvent ou non introduire dans leurs Constitutions la renonciation. Le R.P. Delchard note à ce propos : « Aucun triomphalisme si on l’adopte. Aucune note de moindre valeur religieuse si on ne l’adopte pas. Le choix est à faire à partir de motifs évangéliques, apostoliques, religieux, en tenant aussi compte des situations et des circonstances [3] ».

Les Congrégations peuvent décider que tous les sujets renonceront à leurs biens ou seulement ceux qui le désirent. Elles peuvent, en outre, exiger ou permettre une renonciation qui ne serait que partielle.

Obligatoire ou facultative, totale ou partielle, cette renonciation doit être faite à quel moment ? Il est possible de répondre au moins ceci : pas de renonciation avant la profession perpétuelle. Le Code disait déjà : « Jusqu’au soixantième jour avant la profession solennelle, le profès de vœux simples ne peut validement renoncer à ses biens » (can. 581, § 1). La clause « avant la profession perpétuelle » d’Ecclesiae Sanctae, n. 24, est donc à interpréter à la lumière du canon 581, et veut dire : « à la veille de la profession perpétuelle », c’est-à-dire dans les quelques mois qui précèdent. À noter que l’acte de renonciation, signé à la veille de la profession perpétuelle, est sans valeur si, pour une raison quelconque, le religieux ne fait effectivement pas sa profession.

L’Église ne veut pas que les profès temporaires renoncent prématurément à leurs biens. Ce point de discipline, déjà clair dans le Code, a été précisé à nouveau lors de la promulgation du Rescrit Cum admotae du 4 novembre 1964, qui délègue un ensemble de facultés aux Supérieurs Généraux des Instituts de Clercs de droit pontifical et aux Abbés Présidents des Congrégations monastiques. Le numéro 16 de ce document se contentait de dire :

Les Supérieurs Généraux peuvent permettre, avec le consentement de leur conseil, à leurs profès de vœux simples qui en font la demande raisonnablement, de céder des biens de leur patrimoine.

Or, le 12 juillet 1965, une lettre du Cardinal Préfet de la Sacrée Congrégation des Religieux faisait savoir au Président de l’Union Romaine des Supérieurs Généraux, que le texte du Rescrit était à interpréter comme suit : « Les Supérieurs Généraux... peuvent permettre à leurs profès de vœux simples perpétuels, etc. [4] ».

Les Normes d’application de Perfectae Caritatis prévoient que la renonciation puisse avoir lieu à la veille de la profession perpétuelle ou « quelques années après » (n. 24). Toute latitude est donc laissée aux Chapitres Généraux pour fixer le moment précis de cette renonciation. Deux hypothèses sont cependant à considérer :

Si la renonciation est obligatoire, il semble raisonnable et conforme à l’esprit du canon 581, que le moment choisi soit le même pour tous, à la veille de la profession perpétuelle ou dans les années qui suivent.

Si elle est facultative, il semblerait contradictoire d’assigner un moment précis à un geste par ailleurs laissé libre. Le sujet doit donc pouvoir user de son droit de renonciation jusqu’à la mort. Les Constitutions se contentent alors de prévoir à partir de quand la renonciation facultative peut intervenir : après la profession perpétuelle, ou après seulement 3, 5, 10 ans et plus, de profession perpétuelle.

Si un Chapitre Général rend la renonciation totale obligatoire, et détermine, par exemple, qu’elle doit être faite à la fin de la huitième année de profession perpétuelle, les Religieux, ayant plus de huit ans de profession perpétuelle au moment fixé pour la mise en application de cette décision capitulaire, resteront libres de renoncer ou non à leurs biens. En outre, leur renonciation, s’ils désiraient la faire, pourrait n’être que partielle. C’est du moins notre avis personnel [5].

3. La renonciation dans des cas particuliers

Perfectae Caritatis établit une discipline contraire au Code, que les Congrégations restent libres d’adopter ou non, mais qui vaudra pour tous les sujets d’un même Institut ; il fonde un nouveau droit.

Il est question de la renonciation dans deux autres documents : le Rescrit Cum admotae, n. 16, déjà cité, et le Décret de la Sacrée Congrégation des Religieux, Religionum laicalium, du 31 mai 1966, n. 5. Le premier concerne les profès de vœux simples des Instituts de Clercs de droit pontifical ; le second, les Instituts de droit pontifical de Frères et de Sœurs. Ni l’un, ni l’autre, cependant, ne fondent un nouveau droit ; ils diffèrent en cela de Perfectae Caritatis. Ces deux documents du Saint-Siège ont en effet un objet limité : ils concèdent aux Supérieurs Généraux de certains Instituts la faculté de permettre, à des profès de vœux simples, la renonciation dans des cas particuliers et sous certaines conditions.

Cum admotae, n. 16 : « Les Supérieurs Généraux des Instituts de clercs de droit pontifical peuvent permettre, avec le consentement de leur Conseil, à leurs profès de vœux simples qui en font la demande raisonnablement, de céder leurs biens patrimoniaux, pour une juste cause, sauf les biens nécessaires à leur subsistance au cas où ils quitteraient l’Institut. Ils peuvent, avec le consentement de leur Conseil, subdéléguer cette faculté à d’autres supérieurs majeurs, lesquels, cependant, ne pourront en user que si leur Conseil y consent ».

Religionum laicalium, n. 5 : « Les Supérieurs Généraux des Instituts de Frères et de Sœurs de droit pontifical, peuvent permettre, avec le consentement de leur Conseil, à leurs sujets profès à vœux simples perpétuels, qui en font la demande, de céder leurs biens patrimoniaux, pour une juste cause, et en observant les règles de la prudence. Ils peuvent, avec le consentement de leur Conseil, subdéléguer cette faculté à d’autres supérieurs majeurs, lesquels, cependant, ne pourront en user que si leur Conseil y consent ».

Le texte du Décret Religionum laicalium, n. 5, est celui du Rescrit Cum admotae, n. 16, mais certains passages ont été modifiés dans le sens de la lettre du Cardinal Préfet de la Sacrée Congrégation des Religieux, déjà citée : le Rescrit parlait de profès de vœux simples ; le Décret précise profès à vœux simples perpétuels. En outre, là où le Rescrit disait : « céder leurs biens patrimoniaux pour une juste cause, sauf les biens nécessaires à leur subsistance au cas où ils quitteraient leur Institut », le Décret emploie à dessein une formule plus vague : « céder des biens de leur patrimoine, pour une juste cause, et en observant les règles de la prudence ».

Le Rescrit et le Décret cités ne concernent que les membres des Instituts de droit pontifical. Ceux des Instituts de droit diocésain peuvent-ils également renoncer à leurs biens dans des cas particuliers ? Qui a pouvoir de leur donner cette permission ?

Faut-il tenir qu’un Institut de droit diocésain doit recourir au Saint-Siège si un de ses membres veut renoncer à ses biens ? Ne semble-t-il pas illogique et contraire à l’esprit du Droit, d’imposer à un Institut diocésain un recours dont un Institut de droit pontifical se trouve être maintenant exempté ? Cette situation paradoxale manifeste que nous avons affaire à ce qu’on nomme une lacune du droit. Pour la combler, il faut faire appel au principe général énoncé dans le canon 20 du Code : si la loi a manifestement omis d’envisager un cas, il faut suppléer au silence de la loi en s’inspirant des dispositions réglant les cas analogues. Donc, si le religieux de droit pontifical voulant renoncer à ses biens n’est plus tenu de recourir au Saint-Siège, a fortiori celui de droit diocésain. Une faculté, accordée par le Saint-Siège aux Supérieurs Généraux des Instituts de droit pontifical, est certainement également accordée aux Évêques en ce qui concerne les Instituts de droit diocésain. D’où nous concluons : la permission de renoncer à ses biens dans un cas particulier, sollicitée par un religieux de droit diocésain, peut être accordée par l’Évêque du lieu, sur demande du Supérieur Général agissant du consentement de son Conseil.

Cette conclusion, établie à partir des principes généraux du Droit, a été d’ailleurs récemment confirmée par une faculté accordée par la Sacrée Congrégation au service des Évêques, avec l’assentiment de la Sacrée Congrégation des Religieux :

L’Ordinaire du lieu a la faculté, en faveur des Instituts de droit diocésain, de permettre, sur requête du Supérieur Général avec le consentement de son Conseil, aux profès de vœux simples qui en font la demande, de céder, pour une juste cause et en observant les règles de la prudence, leurs biens patrimoniaux.

Quelle interprétation donner à l’expression du Décret Religionum laicalium : « En observant les règles de la prudence » ?

Cette expression, avons-nous vu, a remplacé celle du Rescrit, Cum admotae, n. 16 : « Sauf les biens nécessaires à leur subsistance, au cas où ils quitteraient l’Institut ». Cette substitution permet déjà d’affirmer que la prudence n’oblige pas, de soi, à exclure de la renonciation les biens nécessaires au religieux en cas de départ.

C’est au Supérieur compétent à apprécier si la renonciation peut être totale, dans quelle mesure le religieux doit en exclure ou non une partie de son patrimoine. Quelques règles pratiques ont été proposées dans la revue Commentarium pro religiosis, pour guider le jugement des Supérieurs en cette matière délicate :

On ne doit pas donner à un religieux la permission de renoncer à ses biens, s’il y a lieu de douter positivement de sa persévérance dans sa vocation.
Au religieux susceptible de trouver facilement du travail en cas de départ de l’Institut, on peut permettre une renonciation totale. Rentrent notamment dans cette catégorie, à notre avis, ceux qui ont un diplôme ou une compétence professionnelle quelconque. Si un tel sujet venait à quitter l’Institut, il suffirait, conformément au canon 643, § 2, de lui verser un certain subside pendant les quelques mois nécessaires pour trouver un emploi dans sa spécialité.
Au religieux visiblement incapable de gagner sa vie en cas de départ, on ne peut permettre une renonciation totale et absolue. Tout au plus, peut-on lui permettre une renonciation partielle ou totale sous condition : il renonce à ses biens, à la condition que le bénéficiaire les lui restitue en cas de sortie. Si la renonciation est en faveur de l’Institut et qu’il s’agisse d’une religieuse, elle pourra prendre la forme suivante : la Sœur constitue en dot les biens auxquels elle renonce, ce qui oblige l’Institut à restitution en cas de sortie, conformément au can. 551, § 1.

Que viennent ajouter les dispositions du Rescrit Cum admotae et du Décret Religionum laicalium à celles de Perfectae Caritatis ? Deux hypothèses sont à envisager.

Si un Institut n’a pas jugé opportun d’introduire le principe de la renonciation dans ses Constitutions, ses profès perpétuels peuvent cependant renoncer à leurs biens patrimoniaux en sollicitant à n’importe quel moment de leur vie la permission prévue pour des cas particuliers.

S’il a adopté, au contraire, le principe de la renonciation, obligatoire ou facultative, ses profès perpétuels peuvent utiliser la permission prévue pour des cas particuliers, si certaines circonstances rendent soudain nécessaire d’avancer le moment fixé pour la renonciation (ce qui pourrait se présenter si les Constitutions ne permettaient pas normalement de renonciation avant un long temps de profession perpétuelle).

4. Normes canoniques générales concernant la renonciation aux biens

Les religieux à vœux simples qui renoncent à leurs biens, soit en vertu d’une disposition nouvelle de leurs Constitutions, soit en vertu de Cum admotae et de Religionum laicalium, auront à se conformer à certaines normes générales réglant la renonciation dans les Ordres à vœux solennels, et qu’il peut être utile de rappeler ici.

Le sujet peut renoncer en faveur de qui il veut : un membre de sa famille, une autre personne, un ami, son Institut, une paroisse ou une œuvre paroissiale, une Mission, toute bonne œuvre, même non catholique, etc. Il peut donner telle partie de ses biens à celui-ci, telle autre à celui-là.

Il paraît souhaitable et réaliste que les bénéficiaires de la renonciation soient des personnes ou des groupements à qui les biens faisant l’objet de la renonciation apporteront une aide réelle pour subsister ou exercer leur activité. Ne serait donc pas à conseiller une renonciation en faveur d’une personne jouissant par ailleurs d’une très large aisance.

Le Supérieur n’a cependant absolument pas le droit d’intervenir dans le choix des bénéficiaires de la renonciation, et aucune autorisation n’est requise pour donner ses biens à quelqu’un d’autre que son Institut. Tout au plus, les Constitutions peuvent-elles demander à celui qui s’apprête à faire sa renonciation, de prendre conseil auprès de quelqu’un désigné à cet effet par ses Supérieurs. Une fois cette démarche faite, le religieux reste libre d’agir selon sa conscience.

Si le sujet désire donner ses biens, en tout ou en partie, à son Institut, le bénéficiaire peut être soit l’Institut lui-même, soit telle Province, soit telle maison ou telle œuvre ; au religieux de préciser ses intentions. Afin d’éviter des conflits, il peut être utile que le droit particulier de l’Institut fixe une fois pour toutes un ordre de priorité dans l’affectation des biens laissés par voie de renonciation à l’Institut lui-même.

D’après le canon 581, § 1, les biens auxquels le profès à vœux solennels doit renoncer, sont ceux qu’il possède actuellement (quae actu habet). De cette rédaction incomplète, jaillissait un doute : les biens à venir sur lesquels le profès a un droit certain doivent-ils être considérés comme « possédés actuellement » ? Certains commentateurs du Code résolvaient ainsi la question : en vertu du droit commun, le régulier et la moniale doivent renoncer à leurs biens présents, mais peuvent renoncer à leurs biens à venir.

Le texte de Perfectae Caritatis, n. 13, qui a tiré la leçon des imprécisions du canon 581, parle des biens patrimoniaux présents et à venir. Donc, dans les Instituts où la renonciation sera obligatoire et universelle, l’acte devra concerner les biens présents et à venir. Les biens présents sont ceux dont le religieux est présentement propriétaire. Les biens patrimoniaux à venir sont essentiellement les biens héréditaires.

En droit civil français, lorsque la succession est ab intestat, un individu a théoriquement un droit certain sur un nombre important de biens héréditaires : ceux provenant de ses ascendants, de ses descendants, de ses collatéraux les plus proches. Les biens patrimoniaux à venir d’un religieux désignent-ils l’ensemble des biens héréditaires sur lesquels la loi lui reconnaît un droit théorique ? Non. Pour déterminer concrètement quels sont ses biens patrimoniaux à venir, il faut seulement se demander, compte tenu de la situation familiale, de qui il héritera probablement. Sa renonciation doit nécessairement porter sur ces biens-là. Elle peut cependant être rédigée de telle façon qu’elle embrasse tout bien pouvant venir par voie de succession, en utilisant par exemple cette formule générale : « Je renonce en faveur de telle personne aux héritages qui me viendront ».

Une telle renonciation est à bien distinguer de la renonciation pure et simple faite par acte civil public par un héritier à une succession ouverte par la mort d’un parent, qui a pour effet d’accroître, par le jeu des dispositions légales, la part des autres héritiers. La renonciation, dont nous parlons ici, est un acte de volonté en vertu duquel, de par le droit de l’Église, les biens héréditaires du religieux deviendront la propriété de la ou des personnes, physiques ou morales, en faveur desquelles il a renoncé.

La renonciation canonique aux biens, même partielle, doit faire l’objet d’un acte écrit, signé et daté par le sujet. Aucune rédaction n’est à imposer de préférence à une autre. Doivent être indiqués : les biens auxquels on renonce (une formule générale peut suffire en beaucoup de cas) ; les personnes physiques ou morales en faveur de qui on renonce ; éventuellement les conditions apposées à la renonciation [6].

Certaines conditions peuvent être insérées dans l’acte de renonciation. Il est par exemple permis d’imposer à la personne morale ou physique en faveur de qui on renonce, l’obligation de faire dire tant de Messes à telle intention. Certaines conditions, par contre, sont illicites. Par exemple, un religieux ne peut céder à un membre de sa famille ses droits sur un immeuble contre une rente viagère qu’il emploiera pour les pauvres. Le religieux peut ou prélever sur ses biens, au moment de sa renonciation, des sommes destinées aux pauvres, ou donner ses biens, en tout ou en partie, à telle personne, mais en lui demandant de se montrer généreuse, surtout envers les pauvres qu’il lui signalera à l’occasion.

L’acte de renonciation signé, on prendra toutes les mesures pour que la renonciation soit effective en droit civil (can. 581, § 2). Celles-ci seront nécessairement variables selon les pays, et il ne peut être question ici d’envisager tous les cas [7].

Si la renonciation est faite à la veille de la profession perpétuelle, on attendra que le religieux ait effectivement prononcé celle-ci pour prendre les mesures civiles nécessaires (can. 581, § 1). L’acte canonique de renonciation est à conserver dans les archives de l’Institut.

Si des biens venant à échoir au religieux après un acte de renonciation ont été compris de façon générale ou particulière dans ce dernier sans désignation de bénéficiaire, on observera mutatis mutandis le canon 582 concernant la profession solennelle : les biens qui adviennent à son auteur après sa renonciation sont acquis à l’Institut, à la Province, ou à la maison, selon les Constitutions. Sur ce point on se conformera à ces dernières et aux règles et usages de la Congrégation et à la légitime volonté du renonçant, avec le plus d’équité possible. Les personnes physiques et morales concernées (bénéficiaires de la renonciation, Institut, le religieux) peuvent évidemment toujours renoncer à leurs droits certains ou probables.

S’il est nécessaire, du point de vue civil, de faire des actes, de donner des signatures pour entrer en possession de certains biens acquis à l’Institut, le religieux n’agit que comme le prête-nom de ce dernier, et le fait donc tout à fait légitimement.

En droit civil français, on ne peut « renoncer à la succession d’un homme vivant, ni aliéner les droits éventuels qu’on peut avoir à cette succession » (Code civil, art. 791). C’est pourquoi, à l’ouverture d’une succession sur laquelle il a des droits, le religieux qui a renoncé à ses biens patrimoniaux à venir, peut, du point de vue de la loi civile, exiger sa part. Du point de vue canonique, deux hypothèses sont à envisager.

S’il s’agit de biens héréditaires au sujet desquels l’acte de renonciation s’était prononcé par avance, même au travers d’une formule générale, le religieux et son Institut sont tenus en conscience par les termes de la renonciation canonique : les biens appartiennent aux bénéficiaires prévus dans l’acte. Le religieux fera donc tout ce qui est nécessaire, du point de vue civil, pour que sa part d’héritage, amputée le moins possible par les frais de succession, revienne à qui de droit.

S’il s’agit de biens héréditaires dont, par hasard, l’attribution n’aurait pas été déterminée de façon précise ou générale dans un acte de renonciation canonique portant sur eux, ils sont à considérer comme venant à échoir au religieux après sa renonciation : en vertu du canon 582, ils sont acquis à l’Institut, à la Province, ou à la maison, selon les Constitutions. Qu’en tout ceci, on évite cependant de scandaliser les gens et la famille.

Que faire en face d’une propriété indivise des biens successoraux ? La loi canonique précise à qui revient la part d’héritage du religieux qui a fait une renonciation, mais n’exige nullement que le bénéficiaire de celle-ci entre effectivement en possession de son bien dans un certain délai. Ceci donne toute latitude au religieux pour demander le partage des biens au moment jugé le plus opportun, compte tenu des désirs légitimes des co-héritiers.

Le religieux sécularisé ou renvoyé ne récupère pas les biens auxquels il a renoncé, à moins que ceux-ci n’aient été constitués en dot, s’il s’agit d’une religieuse, ou que cette restitution n’ait fait l’objet d’une clause précise dans l’acte de renonciation [8].

Dans le cas de passage à un autre Institut, on pourrait concevoir que le religieux qui aurait renoncé en faveur de l’Institut qu’il quitte, demande que les biens auxquels il a renoncé passent à son nouvel Institut, dès le moment où il fait sa première profession dans celui-ci. Mais ceci n’est qu’un avis personnel.

4, Montée de Fourrière
F-69 LYON Ve(France)

APPENDICE

I. Voici, à titre d’information et d’exemple, le texte d’un Décret de Chapitre d’aggiornamento voté en 1969 par une Congrégation religieuse, au sujet de la Renonciation aux biens patrimoniaux :

« Pour se conformer davantage à l’esprit de Pauvreté, le Chapitre Général a décidé d’introduire dans nos Constitutions la renonciation aux biens patrimoniaux présents et à venir dont parle le décret Perfectae Caritatis, n. 13.

« Cette renonciation sera cependant laissée facultative, et seules pourront la faire les Sœurs ayant au moins 10 ans de profession perpétuelle. En outre, on restera libre de renoncer à la totalité de ses biens présents et à venir ou seulement à une partie.

« Gardant bien à l’esprit le conseil du Seigneur : « Va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres » (Mc 10,21), on peut renoncer à ses biens en faveur d’un membre de sa famille, de la Congrégation, des Missions, d’une œuvre particulière, etc. On peut évidemment, si on le désire, partager ses biens entre plusieurs personnes.

« Avant de prendre la décision de faire sa renonciation, comme avant de la rédiger, la Sœur devra demander conseil à la Supérieure Générale (ou, en cas d’impossibilité, à une Sœur désignée par celle-ci), mais restera ensuite libre d’agir selon sa conscience. »

II. Voici, à titre d’exemple, une formule possible de renonciation totale. Celle-ci est simplement suggérée. Les renonciations doivent se faire avec toute la liberté que permettent les Constitutions de l’Institut auquel appartient le religieux.

« Moi, Père (Frère, Sœur)..., de (titre de l’Institut)..., voulant avoir part avec le Christ pauvre, après avoir tout soigneusement considéré, je renonce à tous les biens et droits que j’ai pour le moment, même à ceux qui me seraient inconnus, de même à ceux qui m’adviendraient encore d’ici à ma profession perpétuelle.

De tous ces biens et droits, je dispose en faveur de...

(Ou bien : Je cède ma maison située à tel endroit à... ; je cède mon argent déposé à la Caisse d’Épargne à... ; je cède mes autres biens meubles et immeubles à...)

Tout ce qui m’adviendrait après ma profession perpétuelle par donation ou par legs, sera acquis à ma Congrégation.

(Ou bien : Tout ce qui m’adviendrait après ma profession par donation ou par legs, sera acquis à...)

À ce qui me parviendra après ma profession perpétuelle par succession ab intestat, je renonce en faveur de...

(Ou bien : À ce qui me parviendra après ma profession perpétuelle par succession ab intestat, je renonce purement et simplement, de telle sorte que ces biens iront à ceux à qui ils reviendraient si j’étais décédé).

La présente renonciation n’aura d’effet qu’à partir de ma profession perpétuelle.

J’atteste que telle est ma volonté dans le Seigneur, en qui je me confie. Lieu et date. Signature.

[1On lira avec profit sur ce sujet la plaquette du R. P. Delchard, s.j., De la renonciation aux biens personnels dans les Congrégations de vœux simples, éditée par le Comité Canonique des Religieux, pour le compte de l’Union des Supérieures Majeures de France, 10 Rue Jean-Bart, Paris VIe, 1968.

[2L’adaptation et la rénovation de la Vie Religieuse, coll. « Unam Sanctam », n. 62, Cerf, 1967, p. 425.

[3De la renonciation, op. cit., p. 13.

[5À notre connaissance, très peu de Congrégations religieuses, à l’occasion de leurs Chapitres de Renouveau, ont rendu la renonciation totale obligatoire. Par contre, un nombre non négligeable d’entre elles ont adopté le principe d’une renonciation facultative. Plusieurs Congrégations qui ne se sont pas encore prononcées sur cette question l’ont mise à l’ordre du jour de leur prochain Chapitre Général. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons jugé utile de publier cette étude, bien que les Chapitres spéciaux soient maintenant terminés.

[6Nous proposons en appendice à cet article, à titre d’exemple, une formule possible de renonciation. On pourrait en imaginer d’autres.

[7N’oublions pas que si l’un des bénéficiaires de la renonciation est l’Institut lui-même, selon la législation française autre est la situation d’un Institut reconnu, autre celle d’un Institut non reconnu. Ce dernier ne pourra souvent bénéficier du don qui lui est fait qu’au moyen d’une voie juridique détournée. Que ceci n’arrête point les donateurs.

[8Comme le remarque justement le R. P. Delchard, De la renonciation, op. cit., p. 13, l’introduction d’une clause de restitution en cas de sortie, n’est pas à encourager dans tous les cas. Elle risque de faire de la renonciation un prêt sans intérêt, et de lui enlever son caractère de vrai dépouillement personnel. Indiquons qu’une Congrégation du Sud-Est de la France a tenu à préciser dans son Décret capitulaire sur la pauvreté : « Si la Sœur avait fait cette renonciation en faveur de la Congrégation, elle ne pourrait plus, en cas de sortie, revendiquer juridiquement l’usage ou la propriété de ses biens. Cette clause sera inscrite dans l’acte de renonciation. »

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