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Vie religieuse, névrose, infantilisme

Olivier du Roy, o.s.b.

N°1971-2 Mars 1971

| P. 89-96 |

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Itinéraire d’une recherche

Nous sommes partis de la question [1] que se sont posée deux groupements religieux. Cette question jaillit elle-même d’un fait : les vocations qui se présentent dans nos maisons religieuses sont psychiquement fragiles, immatures pour le moins, névrotiques parfois. Si ce constat n’est pas fait dès l’entrée en religion, l’instabilité caractérielle au cours des années d’études ne tarde pas à nous en convaincre. Devant cette constatation, notre réaction a été d’abord de faire appel à quelques spécialistes, psychiatres, psychanalystes, psychologues, afin d’instaurer un examen psychologique préalable à l’entrée en religion : une sorte de sélection psychologique. Les religieux français nous avaient précédés dans cette voie en créant l’Aide Médico-Psychologique aux Religieux (AMAR) et en organisant un examen auquel étaient soumis tous les candidats.

Première remise en question : sélection ou maturation d’une décision libre ?

Dès notre première rencontre, nous avons dû revoir assez sérieusement cet objectif. Le Père Michel de Certeau avait été invité pour nous exposer ce qui s’était fait jusqu’à présent en France. Son intervention fut une mise en question de notre problématique initiale : notre objectif, faisait-il valoir, risque de mettre le psychologue ou le médecin consulté dans une situation difficile. Celui-ci va se trouver pris entre l’Institution et le candidat, et son rôle sera en quelque sorte « pourri » par cette situation. Il faudrait savoir si c’est l’Institution qui met le psychologue ou le psychiatre à l’entrée de la vie religieuse comme un « filtre », ou bien si c’est le candidat qui recourt au psychologue pour mûrir sa décision. Il faut éviter de substituer au savoir objectif du maître des novices faisant du candidat l’objet d’une décision à motifs spirituels, le savoir tout aussi objectif du psychologue ou du psychiatre qui réduirait de la même manière le candidat à n’être que l’objet d’une décision. En fait, le candidat est et doit rester le sujet autonome de sa décision, mais il peut recourir librement aux conseils susceptibles de l’éclairer davantage sur ses motivations. Si l’Institution recourt à un examen psychiatrique comme elle a souvent recouru à un examen médical, il faut que ce soit nettement déclaré, le candidat sachant que le médecin est proposé par l’Institution. L’Institution, de son côté, est parfaitement en droit de mettre ses conditions à l’entrée dans la vie religieuse. Mais il faut qu’elle le dise sans ambiguïté.

Nous avons donc pensé, au terme de cette première confrontation, qu’il fallait distinguer deux types de recours à la psychologie ou à la psychiatrie :

  1. L’Institution pourrait soumettre tous les candidats à la vie religieuse à un examen psychiatrique. Le médecin est alors, sans ambiguïté, du côté de l’Institution. Il ne s’agirait d’ailleurs, à ce stade, que d’exclure les contre-indications psychiatriques tout à fait manifestes : ce serait donc un examen du même type que l’examen médical souvent exigé dans le passé.
  2. On pourrait ensuite recommander au candidat de s’adresser lui-même, et à ses propres frais, à un psychologue qui l’aiderait à voir plus clair dans ses motivations et qui lui permettrait de mûrir sa décision. En ce cas, on pourrait proposer une liste de médecins et psychologues dont on garantirait une sérieuse connaissance de la vie religieuse et de ses problèmes. Il serait donc intéressant de se réunir régulièrement avec ces médecins et psychologues et de discuter avec eux les problèmes de la maturité psychologique des religieux. Aucune communication du contenu ou des résultats de ces entretiens ne serait faite aux Supérieurs religieux.

Deuxième remise en question : la santé psychique de l’Institution

La seconde rencontre nous a amené à faire refluer la question sur nos institutions religieuses elles-mêmes. « Asinus asinum fricat » dit le proverbe. Si nous attirons comme en un refuge des vocations immatures et ambiguës, peut-être en portons-nous une part de responsabilité sur laquelle il faudrait faire tout d’abord la clarté. Pourquoi nos milieux religieux attirent-ils actuellement (sur le passé, il est plus difficile de porter un jugement) tant de garçons ou de filles qui ont peur de la vie, qui fuient les responsabilités, qui cherchent protection dans des structures rigides, ou qui veulent dévouer toutes leurs énergies dans une entreprise totalitaire, sans place pour le développement de l’affectivité ? Pourquoi nos milieux de formation prolongent-ils l’immaturité au lieu de la résoudre en l’affrontant à la vie réelle ? Pourquoi maintiennent-ils les jeunes dans une grande adolescence généreuse, souvent homosexuelle dans sa tonalité affective, en tout cas à l’abri des interrogations de l’homme mûr ou de la femme adulte ?

Je reprendrai en détail les grands axes de cette interrogation. Ce que je voudrais tracer à présent, c’est notre cheminement. Et la question à laquelle nous sommes parvenus est celle-ci : pourquoi avons-nous besoin de tant de filtres ? Pourquoi faut-il placer le psychologue ou le psychiatre comme un cerbère à l’entrée de nos paradis pour trier les candidats ? Pourquoi en somme attirons-nous tel ou tel type de psychisme ? La question peut d’ailleurs se spécifier selon les ordres, chacun ayant sa pathologie spécifique.

Posée à partir des candidats qui se présentent aux portes, la question est entrée dans la maison. Quel type d’homme fait-on éclore en nos serres ? Nos institutions favorisent-elles la maturité ou la santé psychique ?

Il est intéressant de noter la convergence de ce cheminement avec celui du Congrès de Padoue dont voici le communiqué final :

Depuis quinze ans environ, l’Association (ACIEMP) représente une confrontation internationale de psychiatres, psychologues, éducateurs, prêtres et théologiens. L’évolution des travaux et des recherches amène le présent congrès à constater que les acquisitions scientifiques concernant le comportement humain en général mettent en question, non la foi comme telle (qui n’est pas de leur compétence) mais les structures religieuses traditionnelles.
La nécessité de structures est élémentaire pour toute activité humaine, y compris l’annonce du Christ. Mais l’évolution moderne, que la psychologie dynamique tente d’élucider afin d’en saisir le sens, montre que toute structure, pour être vraiment au service de l’homme, doit être le lieu même d’une évolution et d’une adaptation continuelles. Trop souvent des structures d’Église – tant séculières que monastiques – manquent à cette exigence première, et apparaissent du coup comme faisant violence à la réalisation fondamentale de la vocation humaine telle qu’elle ressort de la révélation.
En fonction de leur expérience réfléchie selon des disciplines différentes, les participants du congrès invitent les responsables de l’Église à accepter que soient repensées par tous ceux qui sont concernés, un certain nombre de règles et de coutumes considérées jusque là comme immuables, et à participer, à leur place et dans leur fonction, à cette recherche difficile.

Il ne manque pas de faits pour corroborer ce diagnostic de crise porté sur les institutions religieuses. Si elles ne s’interrogent pas courageusement sur elles-mêmes, elles subiront la crise comme un raz de marée inattendu et catastrophique. La mutation des mœurs et de la culture ébranle quantité de religieux dans leur vocation. Ce qui est alors remis en cause, ce sont les motivations premières qui avaient fait entrer en religion. On ne se préoccupe plus alors de contester l’ordre religieux. Simplement on s’en va, parce que cela apparaît comme une condition pour accéder à la pleine responsabilité humaine, pour ne pas mourir asphyxié ou atrophié dans son humanité. Et parfois ce sont des conflits psychiques insolubles qui exigent cette issue.

La question revient ainsi à son point de départ : comment n’a-t-on pu, dès l’entrée au noviciat, déceler les germes de ces conflits, ou les symptômes de l’immaturité qui demandera, bien plus tard, une rupture et une sortie de l’ordre pour se résoudre ? Mais la question traverse désormais l’institution elle-même. Comment celle-ci a-t-elle pu retarder si longtemps la crise ou la confrontation au réel qui mène à la maturité ? Quel type d’homme conditionne-t-elle ?

Pathologie des valeurs religieuses

Une première partie de cet exposé a donc retracé notre itinéraire. Ce n’est pas inutile pour faire comprendre sur quels sentiers et en quelles zones nous avons fait lever les questions que je tenterai maintenant de rassembler. Ces questions se présenteront comme une série de risques que nous paraît comporter actuellement la vie religieuse, risques que nous avons pu constater dans le miroir des jeunes que nous engageons, risques que nous devons reconnaître aussi lorsque nous analysons les difficultés de religieux plus âgés et les structures de nos institutions.

Pour mettre un ordre dans ces questions, je dirai d’abord celles qui concernent la psychologie des religieux, ensuite celles qui mettent en cause la structure des institutions. Pour la première série de questions, je prendrai comme fil conducteur les valeurs traditionnelles de la vie religieuse pour en dénoncer les travers les plus courants ou les risques les plus manifestes.

Valeurs religieuses et maturité psychique

1. Le célibat est probablement la caractéristique la plus essentielle de la vie religieuse. C’est aussi la valeur la plus ébranlée par la mutation actuelle. La crise se déclenche habituellement vers la trentaine et parfois même après quarante ans. Mais ce qui est très frappant, c’est la mutation de personnalité qui se produit très souvent après trente ans, à la suite d’une expérience affective, d’une rencontre féminine. La remise en question du célibat a souvent pour justification une telle mutation. Il semble que le religieux ait pu vivre jusqu’alors dans une ignorance très profonde de son affectivité et de sa sexualité, ne connaissant bien souvent celle-ci que par des tendances à la masturbation, vécues comme une lutte contre des « tentations ». Parfois aussi le milieu de formation ou le milieu d’études a prolongé une homosexualité d’adolescent, toute l’affectivité trouvant à s’exprimer dans des amitiés ou dans des sublimations pédagogiques.

On pourrait évidemment épiloguer longuement sur ce problème. Cela a déjà été fait tant de fois. Je me contenterai donc d’insister sur un aspect qui me semble moins fréquemment relevé : la prolongation par le milieu de formation religieuse d’une grande adolescence, ignorante des besoins affectifs et sexuels de l’adulte, sublimant beaucoup dans l’élan de sa générosité. Il me paraît de plus en plus inconcevable de permettre à un jeune de s’engager au célibat pour la vie dans une telle immaturité affective, qu’entretiennent les structures de formation et l’encadrement religieux. La crise provient donc en grande partie actuellement, soit de l’assouplissement de ce cadre rigide à la sortie de la période de formation – et beaucoup de religieux quittent à ce moment-là – soit de ce que les jeunes gens et jeunes filles ayant vécu déjà dans la mixité des milieux éducatifs des expériences affectives et sexuelles très marquantes, sont rebutés par le climat d’immaturité et d’homosexualité des noviciats. Ils ne songent donc même plus à pouvoir s’y engager. Ce qui se présente est donc souvent une portion de la jeunesse qui est sur-protégée par le milieu familial ou qui est apeurée par la vie et par l’affrontement affectif de l’autre sexe.

2. Prenons une seconde valeur de la vie religieuse : l’obéissance. La pathologie de l’obéissance religieuse est polymorphe et je n’en tenterai même pas un inventaire. J’attirerai seulement l’attention sur quelques-unes de ses manifestations les plus fréquentes.

Ce peut être un besoin de dépendance, une peur de sa propre liberté. On cherche souvent dans le supérieur religieux un père idéal ou une mère de remplacement. Mais l’obéissance a aussi l’aspect de la soumission à des règles de vie. Les caractères obsessionnels y trouvent de quoi ritualiser à souhait. Ici encore la crise actuelle est révélatrice. On la retrouve tant du côté des départs de religieux devenus adultes et ne supportant plus le caractère infantilisant de l’obéissance religieuse telle qu’elle se pratique, que du côté des jeunes qui – lorsqu’ils sont psychiquement sains et qu’ils ont eu dans leur jeunesse une autonomie de plus en plus courante – sont rebutés par les formes archaïques de dépendance dont les ordres religieux offrent le visage. Là encore, on risque de se retrouver avec un rebut. Et l’on croira trouver la solution dans le recours au psychologue.

3. La prière est une des données fondamentales de la vie religieuse. Les jeunes qui se sentent appelés à ce mode de vie sont souvent des jeunes qui sont portés à la prière ou à la « vie intérieure », comme on dit. Qu’est-ce que cela signifie ? Souvent rien d’autre qu’une hypertrophie de l’imaginaire et la persistance de conduites magiques qui n’ont rien à voir avec la prière chrétienne. On pourrait encore cerner le problème sur ce point à partir des deux bouts par lesquels la crise nous atteint : défections lorsque les responsabilités d’homme acculent au réalisme ; crise de vocations du fait de la mutation mentale profonde que produit la civilisation scientifique et urbaine chez les jeunes. L’imaginaire a d’autres refuges que la religion. Il faudrait s’en réjouir et ne pas rivaliser avec la revue Planète, la science-fiction ou l’évasion audio-visuelle de nos mass-media.

Cette revue des valeurs religieuses et de leur pathologie n’est évidemment pas exhaustive. Elle est seulement exemplative. Je ne tenterai pas ici de dire comment ces valeurs pourraient être vécues authentiquement dans un contexte nouveau et sur la base d’une anthropologie renouvelée. Je me borne à poser les questions que nous nous sommes posées.

Institutions religieuses et maturité psychique

Sur le plan des institutions, je me contenterai de deux remarques :

1. Être adapté ou adaptable ? Un examen d’orientation psychologique pour religieux aurait pu jadis se concevoir un peu comme un examen d’orientation scolaire ou professionnelle. Quelles sont les capacités du candidat ? Correspondent-elles aux exigences de l’ordre ? Y aura-t-il adaptation entre ces capacités et le programme de l’institution ?

Une telle problématique est aujourd’hui à récuser pour deux raisons. La première c’est que les jeunes ne veulent plus s’engager dans des programmes qui sont « tout faits ». Ils exigent de collaborer au « projet » communautaire de l’ordre. La seconde tient au fait de la mobilité réintroduite dans les ordres religieux. Jadis on pouvait s’engager dans un ordre avec la certitude d’y trouver une adaptation définitive, un peu comme un animal est adapté à son milieu écologique. Les ordres étaient des eaux dormantes, des milieux stables, régis par des coutumes immuables. Y être trop bien adapté devient maintenant une fragilité. Aussi demandons-nous aux jeunes qui se présentent non plus une exacte adaptation de leurs besoins à ce que nous leur offrons, mais une capacité d’adaptation aux changements dont nous les prévenons. Les maisons religieuses ne sont plus des refuges, des milieux clos en marge de l’évolution.

2. Totalitarisme ou pluralisme ? Deuxième remarque : les milieux religieux ont fonctionné jusque maintenant comme des groupes « totalitaires », représentant pour leurs adhérents à la fois un groupe d’appartenance religieuse, un milieu de travail et un milieu de vie domestique. Ils excluaient toute vie privée. Ce régime ne pouvait être vécu que sur le modèle militaire ou familial, selon qu’il laissait place ou non à la création de certains liens plus affectifs entre ses membres. Ou bien cette structure brime toute affectivité, en mobilisant toutes les énergies sur une tâche apostolique, ou bien elle fonctionne sur le modèle d’un groupe familial (entreprise familiale, etc.), ce qui est source d’énormément de conflits.

Actuellement, nous assistons à l’éclatement de ce modèle « totalitaire ». Les religieux, dans la mesure où ils peuvent développer librement leur personnalité propre, ont tendance à chercher une autonomie de la vie professionnelle par rapport à la vie communautaire et domestique. Et une certaine vie personnelle se cherche également. Il semble qu’on puisse faire le projet d’une vie religieuse où ces éléments, qui étaient indissolublement mélangés, soient désormais dissociés. La condition du religieux rejoindrait celle de la plupart des hommes et des femmes dans l’appartenance à une pluralité de groupes : groupe familial, groupe professionnel, groupe religieux, groupe politique, etc. [2]. Dans la mesure où l’institution religieuse apparaît comme évolutive et ouverte à un pluralisme, et non plus rigide et totalitaire, elle amorce chez ses membres une mutation psychique assez profonde. Cela nous révèle rétrospectivement des aspects assez inquiétants que la situation antérieure d’équilibre dans l’immobilité ne permettait pas de percevoir.

Il nous paraît, évident que la crise des vocations a aussi de telles causes institutionnelles et que des jeunes ne penseront jamais à s’engager dans des sociétés figées, à prétention totalitaire. Ce qui est en cause, ce n’est pas leur générosité et leur aptitude à se donner totalement. Totalement ne peut signifier pour eux une amputation de leur personnalité pour se couler dans les moules d’une société de type autoritaire ou patriarcal.

Comme on le voit, la remise en question est assez radicale. C’est toute une anthropologie religieuse qu’il faut revoir. Si nous faisons appel à des psychiatres et à des psychologues, ce n’est pas seulement pour une aide occasionnelle et curative, c’est aussi pour nous aider à réfléchir aux conditions d’une vraie santé psychique des religieux et de leurs institutions. Il ne faut jamais perdre de vue cette problématique d’ensemble. C’est à de telles questions que nous a menés notre itinéraire de recherche.

Abbaye de Maredsous
B- 5642 DENÉE, Belgique

[1Cet article relate l’itinéraire d’une recherche menée par un groupe de religieux de divers Instituts sur l’aide que les religieux peuvent attendre du psychologue, en particulier pour l’examen des candidats à la vie religieuse. Donnée à ce même groupe, la contribution du Dr Schurmans en est une application pratique (N.D.L.R.).

[2Voir à ce sujet B. Besret, Libération de l’homme, Desclée De Brouwer, 1969, p. 89-108, et P. Cuny, « Évolution de la vie religieuse dans la société moderne », dans Leur aggiornamento, Lyon, Éd. du Chalet, 1970, p. 334-338.

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