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Vie consacrée et anthropologie biblique

Bernard de Géradon, o.s.b.

N°1970-6 Novembre 1970

| P. 348-356 |

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Parmi les lumières qu’il est bon de projeter sur la vie consacrée, il semble normal de faire appel aux données de l’anthropologie biblique. Celle-ci, en effet, exerçait une influence discrète, mais importante, à l’époque et dans le milieu où la vie consacrée a pris naissance, et elle l’a, dès lors, nécessairement marquée. De plus, elle n’est point périmée. Axée sur des éléments fondamentaux de la nature humaine, elle est encore de mise aujourd’hui.

Nous ne tirerons parti, pour élaborer les réflexions qui vont suivre, que d’une de ses structures. Nous la retenons parce qu’elle est particulièrement riche et qu’elle campe l’homme dans ses relations dynamiques avec Dieu, avec les autres et avec les événements. Ce qui est bien l’affaire de la vie consacrée.

En quoi consiste cette structure anthropologique ? Pour la décrire, et pour en noter ensuite quelques traits caractéristiques, nous recourrons à un seul texte choisi parmi des centaines d’autres [1]. Il suffira à faire voir une image biblique de l’homme très simple, quoique un peu déroutante pour l’esprit occidental :

Il étend les mains contre ses alliés,
Il a violé son pacte ;
Plus onctueuse que la crème est sa bouche
et son cœur fait la guerre (Ps 55,21-22).

Les trois touches de l’image – les mains, la bouche et le cœur – marquent les trois niveaux où se déploie l’activité humaine : à l’extérieur, par le moyen du langage, dans l’intime de soi. Si les trois mots-clefs de ce texte ne se retrouvent évidemment pas dans chaque description biblique de l’attitude humaine, les équivalents foisonnent. Relevons-en quelques-uns, à chacun des trois niveaux indiqués.

Au lieu des mains, ce seront les bras, les doigts, la droite, qu’on verra mentionnés pour désigner la puissance opératoire de l’homme ; ou bien la marche, la course, les pieds, les pas. Voilà pour le niveau de l’agir extérieur, du faire.

Pour le deuxième niveau, celui du langage, que de termes ne trouve-t-on pas ? Outre la bouche, il y a la langue, les lèvres, il y a la parole, le cri. Il y a aussi, en corrélation immédiate, l’oreille, l’écoute. La bible est farcie de ces mots.

Enfin, le niveau du cœur couvre non seulement l’ensemble des activités internes – pensées, desseins, volontés, amour – mais aussi, si étrange que cela puisse paraître, les yeux et les regards ; les regards en effet, dans l’anthropologie sémitique, sont étroitement liés au cœur, à qui ils fournissent partiellement ses données et dont ils traduisent les sentiments.

Le cœur, la bouche, les mains – ou, si l’on préfère la formulation qui en dérive directement, vulgarisée par le Confiteor : les pensées, les paroles, les actions – constituent trois niveaux d’activité qui ont leurs lois propres. Mais, si autonomes qu’ils soient, ils sont articulés ensemble sur l’unité de l’être humain. Un unique courant de vie meut les trois niveaux et, idéalement, les coordonne.

Idéalement, disons-nous. Car les défaillances abondent. Ainsi, le sot parle et agit sans penser ; le fourbe parle autrement qu’il ne pense ou agit ; le paresseux ne traduit pas en gestes ses intentions et ses déclarations. Par contre, il y a le juste de la Bible, dont les pensées, les paroles et les actions sont en concordance.

Le juste par excellence, le Christ, animé par une énergie vitale qui est l’Esprit de Dieu, ne pense rien, ne dit rien, ne fait rien qui ne soit inspiré par le Père. Poussons plus haut. Ce que l’évangile nous apprend du Christ, la Bible nous l’affirme de Yahvé : il ne dit que ce qu’il pense, et ce qu’il dit il le fait ; son bras, sa parole, son cœur font tout un.

Cette vision anthropologique des trois niveaux unifiés, appliquée même à Yahvé, domine l’Écriture entière et a passé dans la patristique. Elle s’est progressivement estompée, déjà en partie à l’époque des Pères et surtout depuis, sous la concurrence de l’anthropologie gréco-romaine. Celle-ci, fondée sur la dualité du corps et de l’âme, a un faux air biblique par sa ressemblance avec le dualisme scripturaire de la chair et de l’esprit. Mais on sait la différence. Dans la Bible, la chair s’anime sous le souffle de vie et dès lors devient un être vivant dont la vitalité se manifeste aux trois niveaux que nous avons évoqués ; ceux-ci portent la marque du tout, puisqu’ils sont chacun de chair et de vie : la bouche, le cœur, les mains sont chair, mais ne prennent valeur que sous le souffle de vie qui leur donne de parler, de sentir, de palper. « C’est l’esprit qui fait la vie, la chair ne sert de rien. » (Jn 6,63). Leur valeur tient à leur fonctionnement. Aussi sont-elles mortes, les idoles inertes : « Elles ont une bouche et ne parlent pas, elles ont des yeux et ne voient pas... Leurs mains, elles ne touchent point ; leurs pieds, ils ne marchent point. » (Ps 115,5,7).

Le mérite de la vision sémitique est d’appartenir au registre des évidences élémentaires, peut-être même trop élémentaires ; elle relève du sens commun et non point, comme le dualisme gréco-romain, d’une réflexion métaphysique. Mais ce mérite se double d’un autre, beaucoup plus important. La vie humaine trouve un principe d’équilibre dans le jeu combiné de ses trois niveaux qui se conditionnent mutuellement. Hypertrophier ou négliger l’un des trois, c’est déséquilibrer l’existence.

Le cœur doit se soucier du langage et de l’agir, comme le langage et l’agir doivent être solidaires de leurs deux autres partenaires. Les trois plans s’appellent et se contrôlent sans cesse, provoquant relance et aération.

Une telle vision de l’homme n’est-elle pas de taille à recevoir les faveurs de la philosophie d’aujourd’hui ? Non seulement parce qu’elle est primitive, simple, dynamique, mais aussi parce qu’elle fait état des forces structurelles dont on redécouvre la présence et parce que, dans la structure en cause, une place d’honneur est réservée au langage, objet de prédilection des recherches contemporaines.

Après cette introduction trop sommaire, indiquons, à partir de l’Écriture, quelques pistes où la vie chrétienne, et spécialement la vie consacrée, met en œuvre les trois ressorts du schème anthropologique suggéré par la Bible.

Déjà la vie chrétienne, en son entièreté, s’y réfère. Elle se présente comme un cheminement actif, marqué par l’écoute et la proclamation de la parole de vie, dans une disposition ouverte de l’esprit et du cœur : action, parole, pensée ; niveau des mains et des pieds, niveau de la bouche et de l’oreille, niveau du cœur. Qu’un des trois niveaux se dérobe, et l’aventure du chrétien aboutit à l’échec.

Le Christ invitait à la considérer solidairement sur ces trois plans dont il se faisait lui-même le principe d’unité. Il demande à ses disciples de le suivre, de l’écouter, de l’aimer. « Qui veut être mon disciple, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mt 16, 24). Il faut le suivre d’abord, en prenant sa croix, en imitant ses gestes : « pour que vous agissiez comme j’ai agi » (Jn 13,15). On est au niveau de la marche et du geste.

Cheminement à sa suite et selon ses exemples, la vie du disciple du Christ est aussi une écoute de sa parole. « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples » (Jn 8,31). « Mes brebis écoutent ma voix ; je les connais et elles me suivent » (Jn 10,27).

On suit le Christ parce qu’on a entendu sa voix, et en ne cessant de l’écouter : « Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous... » (Jn 15,7). Mais ces paroles du Christ, il ne suffit pas de les garder en soi, il faut les dire, les proclamer : « Allez par le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle » (Mc 16,15).

Suivre le Christ, aller en son nom, c’est marcher à sa lumière. « Marchez tant que vous avez la lumière » (Jn 12,35). « Je suis la lumière du monde ; qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres mais aura la lumière de la vie » (Jn 8,12). Lumière pour les yeux, et aussi pour le cœur : nous avons dit que le cœur et les yeux, vitalement liés, faisaient partie du même niveau : « Un peu encore et vous me verrez... je vous reverrai et votre cœur sera dans la joie » (Jn 16,16-22). Plus que par les yeux de la chair, il est important de voir le Christ par les yeux du cœur, par la foi : « Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui croiront sans avoir vu » (Jn 20,28). C’est que la chair a son mode de vie, mais le Christ est venu l’enrichir de sa propre vie à lui et celle-là est principe de la foi : « Vous, vous me verrez parce que je vis et que vous vivrez » (Jn 14,19). Dans le cœur du disciple, il y a la joie et la foi ; il y a aussi les deux riches composantes de la foi : la connaissance et l’amour. « Père juste, le monde ne t’a pas connu, mais moi je t’ai connu, et ceux-ci ont reconnu que tu m’as envoyé. Je leur ai révélé ton nom et le leur révélerai pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux » (Jn 17,25-26).

La vie chrétienne se déroule donc conjointement sur les trois plans du cœur, de la parole et de l’action, à l’instar de la vie du Christ dont elle est le prolongement. Les trois plans sont d’ailleurs en connexion et en interdépendance. Si, par exemple, la foi du cœur n’est pas liée à la parole et aux œuvres, elle est impossible et elle est vaine. « La foi du cœur obtient la justice et la confession des lèvres, le salut » (Rm 10,10). « Nous croyons, nous aussi, et c’est pourquoi nous parlons » (2 Co 4,13). Aboutissant à sa proclamation par les lèvres, la foi a d’abord dépendu de l’audition de la parole : « Comment croire sans d’abord entendre, et comment entendre sans prédicateur ?... Ainsi la foi naît de la prédication et de cette prédication la Parole du Christ est l’instrument » (Rm 10,14-17). Née de l’écoute de la parole, s’exprimant par les lèvres, la foi du cœur doit aussi se traduire dans les actes. « La foi sans les œuvres est une foi morte » (Jc 2,17).

Il n’est pas sans intérêt de souligner la nécessaire complémentarité de ces trois niveaux dans l’exercice de la vie chrétienne et spécialement de la vie consacrée. Une foi qui ne se nourrit pas régulièrement de la parole et qui ne s’exprime pas en paroles, de même qu’une foi qui ne s’engage pas dans des œuvres, est un défi à la loi de sa vitalité ; entretenue seulement dans des recherches de l’intelligence ou dans une ferveur sentimentale, elle ne correspond pas à la poussée totale de l’Esprit qui la suscite, et risque de s’éteindre. L’expérience le montre.

Les trois plans sur lesquels doit se déployer la vie chrétienne selon les évangiles et les épîtres forment aussi la structure de la vie consacrée telle que l’entend la période patristique. La Règle de saint Benoît, qui date du début du VIe siècle et exprime la tradition monastique en cours, le montre clairement dès le début de son Prologue : « Écoute, ô mon fils, l’invitation du Maître, et incline l’oreille de ton cœur, recueille avec amour l’avertissement du père qui t’aime, et par tes actes achève-le » (Prol. 1). Le cœur, l’écoute, les actes doivent se mettre à l’unisson pour que le moine puisse « marcher sur le chemin de l’Évangile » (Prol. 21). Et c’est en fidélité à l’Écriture : « Écoutez donc sa voix ! N’allez pas endurcir vos cœurs ! » (Ps 95,8). Et « qui entend mes paroles et les accomplit »... (Mt 7,24). En application du thème du Prologue, toute la vie du moine est présentée, au long des chapitres de la Règle, comme une marche, et même une course, vers le Royaume, dans une écoute obéissante de la parole du Seigneur et des ordres reçus, tandis que le cœur est ouvert au respect et à l’amour de Dieu et des frères.

En contraste avec la conciliation des trois niveaux, s’imposera au bas Moyen Âge, la formule monastique devenue classique ora et labora. Elle est typique de l’évolution survenue. Ici, c’est la conception dualiste corps-âme, d’origine grecque, qui triomphe de la vision scripturaire : l’âme est faite pour prier, le corps pour travailler, et les occupations de l’une et l’autre alternent. La rivalité entre action et contemplation jaillit de la même source. Primitivement, ce conflit n’était pas entrevu. Le moine priait en travaillant et choisissait un travail manuel qui permettait la prière du cœur. Il n’y avait pas tension, mais convivance harmonieuse, entre action et contemplation. À vrai dire, pour expliquer partiellement le glissement vers la devise ora et labora, il faut convenir que le niveau du langage paraissait sacrifié dans la vie monastique, par la consigne du silence. Mais, à y voir de plus près, ce n’est pas exact ; non seulement les abbés et les pères spirituels avaient mission de parler, mais les moines ouvraient les lèvres pour chanter sept fois le jour les louanges de Dieu et se les murmuraient sans cesse intérieurement, quand ils n’écoutaient pas leur maître : « Parler et instruire sont le rôle du maître, se taire et écouter reviennent au disciple » (Reg., ch. 6, 6). Aujourd’hui, le climat des communautés, à quelque famille religieuse qu’elles appartiennent, n’est plus celui ni de l’époque patristique, ni du Moyen Âge. Même si, pendant la période moderne, leur idéal et leur organisation ont été marqués par l’anthropologie dualiste, le retour à l’évangile et l’influence de la philosophie contemporaine les rapprochent actuellement de la vision sémitique des trois niveaux. Nous ne tarderons pas à le montrer.

La relation à Dieu est la première, dans l’attitude psychologique courante du chrétien et du religieux, à porter l’empreinte du schème. Voyons-le d’abord à l’occasion d’une de ses manifestations primordiales, la prière. Ne nous attardons pas à la prière liturgique et communautaire, où le concours de l’attitude intérieure, de la voix et du geste est explicitement requis. Déjà saint Benoît recommande que : « nous nous tenions (sic stemus) à la psalmodie de telle façon que notre esprit s’accorde avec notre voix. » (Reg., ch. 19, 7).

Découvrons plutôt le schème à l’œuvre dans la prière privée. Parce que la prière privée veut être une démarche de l’homme complet, elle comporte, en sa structure interne, un engagement des trois niveaux ; c’est un des tests de sa valeur. Et ces trois niveaux sont conjointement branchés sur le courant de vie du chrétien en prière, lui-même ouvert sur la vie de Dieu qui passe en lui. La prière idéale ne se limite pas au niveau du cœur : elle ne tend pas à être un exercice de pensée ou un jeu réussi de la sensibilité. Son point névralgique n’est pas non plus dans le langage : « Ils imaginent qu’en parlant beaucoup ils se feront mieux écouter » (Mt 6,7). Ni davantage dans la perspective des réalisations postérieures. La vraie prière est faite d’un harmonieux enchevêtrement des trois plans qui se recoupent mutuellement et s’enrichissent chacun de l’apport des autres. En une allègre et libre entreprise, rythmée par la force de la vie personnelle, les idées et les sentiments se fécondent de paroles et s’orientent vers l’action. Une prière dépourvue d’idées et de sentiments ou démunie de paroles, ou sans horizon pratique, manque d’un trait d’humanité. Entendons-nous. C’est en dialogue avec Dieu qu’elle se développe. Aussi la parole qui l’anime est-elle particulièrement excellente quand c’est la parole de Dieu, éveillant pensées et sentiments et poussant à l’action. Une parole méditée d’Écriture prétend à cette densité. Elle est parfois si lourde de sens qu’elle tient celui qui prie en une longue attitude d’écoute et de silence, mais cette écoute silencieuse conduit d’une part à l’amour et d’autre part à l’effort efficace. Encore une fois, les trois plans sont nécessaires. Généralement, la prière intime, livrée à la spontanéité de l’inspiration est traversée, dans le mouvement de ses repos et de ses reprises, par des moments où un texte fait choc, d’autres où prime l’image ou l’idée qu’il évoque, d’autres enfin ouvrent sur le contexte du monde extérieur ; ces moments se succèdent à l’intérieur d’une tonalité d’ensemble qu’ils contribuent chacun à composer.

L’expérience de la prière est homogène à celle de la vie entière du chrétien. Voyons-le d’un nouveau point de vue, où le schème intervient encore. La vie chrétienne, et a fortiori celle du religieux, aspire à nouer des liens étroits avec la vie de Dieu. Le cœur du chrétien désire l’amour de Dieu et se rend attentif à sa volonté. Or cette volonté divine resterait nimbée d’un impénétrable mystère si elle ne s’exprimait en paroles : l’Écriture est la parole de Dieu aux hommes, et le Verbe est cette parole incarnée ; au cours de sa vie, le chrétien doit écouter cette parole, s’en nourrir et la prendre à son compte. « Ce que vous dites et ce que vous faites, que ce soit au nom du Seigneur Jésus » (Col 3,17). Après avoir découvert la volonté amoureuse de Dieu dans l’écoute du Christ et de l’Écriture, le chrétien s’efforce de l’accomplir. Comme dans la prière, les trois plans se tiennent et se commandent ; ils prennent sens l’un par l’autre.

Ils se commandent, disons-nous. Remarquons-le dans un cas courant et classique : le jeu de la crainte – ou du respect – et de l’amour de Dieu. Notre cœur est-il sous l’empire de la crainte, à cause du sentiment que nous avons de la grandeur presque écrasante du Créateur, ou à cause du sens aigu de notre faiblesse devant Lui, ou en raison d’une catastrophe extérieure ? C’est le recours à la parole de Dieu, ou à la considération d’un de ses gestes de bienveillance, qui nous dégagera de notre crainte excessive et nous remettra en équilibre. Si par contre notre amour de Dieu est trop superficiel et trop léger, le même mécanisme fonctionnera : une parole d’Écriture ou un événement nous rappellera à l’ordre. Le dosage exact des sentiments du cœur, comme le discernement des pensées sur Dieu et sa Providence, est à trouver dans l’Écriture et à vérifier dans la pratique de la vie. Le P. Schillebeeckx parlerait ici d’orthodoxie et d’orthopraxie.

Liée à la relation à Dieu, il y a, pour le chrétien et le religieux, la relation aux autres. Elle aussi porte la marque du schème anthropologique. Quand saint Jean, reprenant les trois niveaux du cœur, du langage et des actes, nous livre cette injonction : « N’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes, véritablement » (1 Jn 3,18), il n’exclut évidemment pas que l’authentique amour du cœur puisse se traduire par des mots, mais qu’il puisse ne se traduire que par eux, ou même ne point se traduire du tout. Et il montre ensuite que l’amour des hommes est lié presque organiquement à l’attitude du cœur devant Dieu en poursuivant : « À cela nous saurons que nous sommes de la vérité, et devant Lui nous apaiserons notre cœur » (1 Jn 3,19).

Que l’amour de ses frères fasse, depuis les temps évangéliques, l’objet principal des préoccupations du chrétien, voilà qui s’impose : « À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à cet amour que vous aurez les uns pour les autres. » (Jn 13,35). Cet amour, comme celui que nous portons à Dieu et comme celui que Dieu nous porte, implique le respect. Mais il n’est possible d’aimer et de respecter les autres que si on les connaît. Or le moyen le meilleur, le plus sûr, et le plus humain de connaître les autres est d’instaurer avec eux un échange, un dialogue. Le niveau du cœur rejoint celui du langage. Et il rejoint aussi celui de l’action ; non seulement le geste par lequel on traduit sa bienveillance, mais encore le travail en commun, la collaboration, par laquelle on apprend à se connaître, à s’apprécier, à s’aimer.

Mentalité unifée moyennant le respect des différences individuelles, sens du dialogue, travail en équipe, tels sont les trois traits sous lesquels les communautés religieuses d’aujourd’hui aiment trouver leur identité. On y déchiffre le schème.

Les générations précédentes de religieux ont-elles manqué ce rendez-vous ? Moins qu’il ne paraît à première vue. Si, jadis, dans les relations communautaires d’homme à homme, le dialogue n’était guère favorisé sinon avec les supérieurs, c’était pour aider l’écoute de Dieu. La présence du Christ était tellement prégnante qu’elle emplissait les trois plans de l’activité humaine : on aimait les autres en son nom, on travaillait pour les autres en son nom, on acceptait de se taire par égard pour cette présence en soi et dans les autres. Les différences personnelles étaient moins perceptibles et paraissaient moins dignes d’intérêt que l’unité de tous en Dieu. On pratiquait, pour reprendre l’expression en faveur, un emploi plus vertical qu’horizontal de la même grille anthropologique.

Le témoignage, dont les milieux religieux sont préoccupés à bon droit, doit obéir à des requêtes qu’éclaire aussi le schème. Quand prend-il valeur, sinon lorsqu’il est langage expressif d’une conviction intérieure, et langage capable de porter du fruit en dehors ? Il doit s’articuler sur son point d’appui et sur son point d’aboutissement. Toute vie chrétienne ou religieuse ne porte témoignage qu’à cette double condition. N’est pas bon témoin du Seigneur celui qui n’adapte pas aux autres son message de vie, et moins encore celui qui offre aux autres un message qu’il ne vit pas.

Face à Dieu, face aux hommes, la vie religieuse réclame aussi une attitude chrétienne face aux événements. Notre propos ne nous invite à l’examiner, en fonction du schème anthropologique et du point de vue de l’individu, que dans le rapport des événements avec l’histoire du salut.

Chaque événement qui survient – et déjà l’événement initial de toute vie consacrée, la vocation –, chaque situation nouvelle en laquelle on se trouve placé s’offrent comme des données sur lesquelles il faut réagir chrétiennement. Ici encore, le schème fait sauter les horizons trop courts. C’est trop peu, par exemple, de les voir seulement comme venant de Dieu, soit à la manière simpliste des anciens, soit par l’entremise des forces naturelles. Outre cette instance du premier niveau, l’événement comporte une interpellation, un appel, qu’il s’agit d’entendre. Dieu nous parle à travers lui ; l’événement a un langage.

Et cet appel ne suffit pas encore ; il faut que notre cœur, chargé de foi et d’amour, après lecture de l’événement dans sa signification, y consente. Manquer un des trois moments de l’interpellation, c’est compromettre la qualité chrétienne de la réaction : avec l’aide de Dieu, le chrétien doit, après le choc du fait, en entendre l’appel et y adapter son cœur.

Wavreumont
B-4970 STAVELOT, Belgique

[1Cf. sur ce sujet : Le cœur, la bouche, les mains in Bible et Vie Chrétienne, Décembre 1953, p. 7-24 et L’homme à l’image de Dieu in Nouvelle Revue Théologique, 1958, p. 683-695.

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