Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Bulletin bibliographique sur l’intelligence de la foi

Marie-Pascale Chaumont, o.s.b.

N°1970-6 Novembre 1970

| P. 361-373 |

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Dans l’actuelle explosion de librairie sur le sujet de la foi, ce semble une gageure de proposer une présentation groupée des livres récemment édités et plus encore des critères d’évaluation quant à la profondeur des questions traitées dans ces ouvrages. Les problèmes touchés vont des plus fondamentaux aux plus partiticuliers, les genres littéraires vont du dictionnaire et de la thèse universitaire à la catéchèse et au témoignage de vie. Il n’en paraît que plus urgent, en respectant la vitalité et la riche diversité de l’interrogation croyante, d’indiquer les chemins qui conduisent au centre, de relativiser certaines questions périphériques, d’en appeler au sérieux et à la responsabilité des lecteurs pour favoriser l’éclosion d’une liberté de choix critique et sereine.

Deux thèmes principaux se dégagent de la vingtaine d’ouvrages qui seront analysés : d’abord celui d’une recherche sur la foi elle-même dans ses expressions primitives, sa confession, ses fondements et sa conceptualisation ; dans la contestation qu’elle suscite, à l’intérieur comme à l’extérieur, notamment dans sa dimension de prière ; dans les méthodes théologiques et catéchétiques qu’elle promeut ; le second thème est celui de l’Eucharistie, étudiée à partir de l’anthropologie, de l’exégèse ou de la tradition théologique ancienne et récente.

Dans le Petit dictionnaire de théologie catholique [1], K. Rahner et H. Vorgrimler se sont proposé comme but d’« expliquer brièvement les notions les plus importantes de la théologie dogmatique catholique d’aujourd’hui, classées suivant l’ordre alphabétique » (Avant-propos). Un ouvrage de ce genre ne peut remplacer, c’est trop clair, les grands dictionnaires de théologie. Mais il rendra de réels services à qui cherche le sens de tel mot ou une première explication de telle notion. Les auteurs, respectivement co-éditeur et l’un des principaux collaborateurs du Lexikon fiir Theologie und Kirche, sont très au courant des problèmes théologiques actuels et nous font bénéficier ici de leur vaste érudition.

Dans Le message de Dieu [2], les éditions Foi vivante viennent de rassembler utilement d’excellentes pages extraites de Révélation et théologie du P. E. Schillebeeckx, o.p. Sur l’arrière-fond de l’histoire générale du salut, révélation encore anonyme mais offerte à l’existence interrogative de tout homme comme sa signification ultime, se détache en Israël la révélation-parole interprétant prophétiquement la révélation-événement ; en Jésus-Christ, homme et Verbe de Dieu tout ensemble, s’expriment la parole et le dessein définitifs de Dieu sur l’humanité. Les Écritures, dans l’Ancien Testament, sont les « écrits conjoints » à la révélation-parole des prophètes ; dans le Nouveau Testament, elles restent en étroite relation avec la « tradition » apostolique, réalité salvifique interprétée comme son expression normative, à l’aide de laquelle le magistère se trouve à chaque époque apte à juger de notre interprétation de cette foi apostolique. L’auteur éclaire avec finesse le rapport entre la parole efficiente de Dieu et la révélation-événement jusque dans la prédication de l’Église où le Seigneur Jésus continue de témoigner personnellement, par son Esprit, de ce qui est dit dans la Tradition apostolique constitutive. À propos du dogme, le P. Schillebeeckx, grâce à un aperçu historique sur la question du développement, évacue un certain nombre de faux problèmes avant d’esquisser sa synthèse personnelle : la « lumière de la foi », principe spirituel intérieur permettant d’adhérer à l’auditus exterior est en même temps principe d’infaillibilité collective de l’Église, discernée par le magistère. Elle est principe de continuité, donnant une perception globale, d’abord confuse et plus ou moins implicite, qui sera progressivement explicitée grâce au développement du dogme, soumis, quant à lui, au processus de croissance des consciences historiques. Le livre s’achève sur quelques réflexions fort denses résumant l’essence du Credo. Bien qu’assez difficiles par endroits, il nous semble que ces fortes pages du théologien de Nimègue peuvent être recommandées comme vade-mecum à tout croyant cultivé au point de départ de sa réflexion sur la foi.

J. Ratzinger, dans Foi chrétienne hier et aujourd’hui [3], nourrira une recherche qui s’approfondit. Prenant comme schème ce même symbole apostolique, trinitaire et christologique, l’auteur développe une méditation théologique vigoureuse, avertie des acquisitions de l’exégèse récente et des contestations de la sécularité. Acte personnel et confession ecclésiale, la foi suppose en l’homme la capacité de parier pour l’invisible et en même temps de tenir la particularité historique de Dieu apparue en Jésus. Dans une première partie, la foi en Dieu est analysée dans son cheminement historique. La foi biblique en Jahvé, Maître de l’histoire et Dieu de l’univers, le rapport du Dieu de la foi au Dieu des philosophes dans son ultime conjonction chrétienne (foi au Logos personnel de Dieu) conduisent à la révélation de la foi au Dieu un et trine (Être et Relation) comme expression achevée du mystère de Dieu et de l’homme tout ensemble. Une deuxième partie donne un exposé substantiel de christologie à partir de la sotériologie : la croix est le point de départ révélateur du mystère de Dieu en Jésus et c’est elle qui mène à la confession du Christ comme « dernier Adam ». Signalons la densité des pages sur « le déploiement de la profession de foi au Christ dans les articles christologiques » (p. 189-234) : conception virginale, justice et grâce, essence du culte chrétien, descente aux enfers, etc. L’Esprit et l’Église sont présentés conjointement dans une troisième partie, empêchant l’ecclésiologie de s’immobiliser dans une « doctrine de l’enracinement de Dieu dans le monde... à partir de l’humanité du Christ ». Le but de cette ecclésiologie pneumatique est une doctrine de l’histoire de Dieu avec l’humanité tout entière. On voit ce qu’on peut attendre, dans la conjoncture actuelle, d’une telle confrontation de la foi chrétienne avec les réalités dernières qui sont de toujours. Nous voudrions signaler à ceux qui consentiraient l’effort de s’y engager quel fruit ils retireront spécialement de l’abrégé de la foi (p. 166-188) qui définit les six lois constitutives, selon l’auteur, de la réalité chrétienne.

Notre présentation du solide travail de H. Fries, La foi contestée [4], sera plus brève car les thèmes et la démarche se rapprochent, nous semble-t-il, de ceux de son collègue et collaborateur de Tubingue. Après des prolégomènes rappelant la spécificité de la foi chrétienne, acte d’homme adhérant à des contenus précis dans la communauté actuelle des croyants, l’auteur entre en dialogue amical et critique avec les diverses formes de la contestation. La foi prend appui dans une rationalité ouverte aux relations interpersonnelles ; elle s’enracine, comme confession, dans la communauté cultuelle ; elle fait surgir une théologie comme instance critique animée par l’espérance. La distinction de la foi et des idéologies tout comme sa situation dans un monde pluraliste s’inspirent largement des études de Rahner en dialogue avec le marxisme. Seule l’assomption de la réalité mondaine dans l’amour peut répondre, selon H. Fries, au défi du monde sécularisé tout de même qu’à celui de l’athéisme, le croyant pouvant considérer ceux-ci, à la lumière de Vatican II, comme un ensemble de situations et de tâches offertes à la théologie pour manifester plus clairement le Christ « au croisement de l’horizontale et de la verticale ». La probité et la clarté de cette étude la recommande à quiconque est désireux et capable de réfléchir critiquement sa foi.

De même orientation, la Théologie de l’avenir, par E. L. Mascall [5], discute dans un style anglo-saxon concret et alerte les courants de pensée qui agitent notre monde et se répercutent en théologie. Très bien renseigné, l’auteur, avec autant de sagesse que de compétence, décrit la tâche du théologien d’aujourd’hui face aux questions essentielles : Dieu, l’homme, le Christ, l’Église, le monde séculier. Sans être de lecture aisée, son livre intéressera ceux et celles que préoccupent ces problèmes : ils y trouveront d’excellentes réflexions qui les aideront à discerner les aspects valables des nouvelles tendances sans se laisser prendre à leurs faiblesses et qui leur montreront, dans la foi de toujours, la source de la réponse aux questions d’aujourd’hui.

On sera plus hésitant à conseiller La Représentation de D. Sölle [6]. Recherche d’inspiration hégélienne, requérant dès lors une formation philosophique en même temps qu’un certain sens critique, cet ouvrage « part de la question suivante : comment un homme peut-il être identique à lui-même ? et il essaie de la mettre en relation avec cette autre question : que représente le Christ pour notre vie ? » (p. 7). Trois parties : 1) Du concept théologique de représentation, on cherche la « précompréhension » dans une anthropologie phénoménologique : l’homme est irremplaçable mais il peut se faire représenter ; 2) l’auteur brosse ensuite un historique de la « compréhension » théologique du concept dans le mythe, dans le Nouveau Testament, puis en faisant dialoguer Anselme et Luther, Hegel et Schleiermacher, Barth et Bonhoeffer, etc., pour présenter enfin 3) une esquisse de théologie « post-théiste ». C’est dans la dialectique de la dépendance (Barth) et de la responsabilité (Bonhoeffer) que D. Sölle voit le nœud de cette christologie qui aboutit à prescrire au croyant une tâche humaine essentiellement intramondaine, marquée cependant de l’infinitude spirituelle propre à l’Esprit absolu. H. Fries, dans l’ouvrage précédemment analysé, signale, p. 216-220, deux faiblesses de cette christologie : D. Sölle n’a-t-elle pas, en vertu d’un préjugé qui découle de sa philosophie, fait un choix parmi les questions à poser à l’Évangile ? n’a-t-elle pas omis, en insistant sur l’impuissance de Dieu dans le monde, le message proprement évangélique de la résurrection et de l’union de Jésus avec son Père ? Malgré l’échec relatif, croyons-nous, de pareille tentative, ce livre stimulera ceux et celles qui déplorent l’« irrelevance » actuelle du traité classique de la Rédemption et cherchent à parler en vérité humaine du sacrifice et du sacerdoce du Christ et des chrétiens.

C’est une certaine carence des théologies après la « mort de Dieu » que peuvent pallier les quatre chapitres extraits des Approches théologiques. Dieu et l’homme du P. E. Schillebeeckx o.p. rassemblés commodément par la collection Foi vivante sous le titre Dieu en révision [7]. Énonçant avec lucidité le diagnostic que porte la sécularité sur les fausses images de Dieu que nous nous forgeons trop souvent dans une attitude « anti-mondaine », l’auteur montre que la profanité du monde est en fait impliquée dans la foi. La rencontre avec le Dieu vivant suppose une « vraie religiosité » (et non une pure foi, opposée à la religion). Repérant deux expériences : celle de l’absence de Dieu, inscrite au cœur de notre liberté et celle de sa présence, comme appel historique à une communauté de vie personnelle, le P. Schillebeeckx en tire deux exigences pour la théologie : celle d’une philosophie autonome discernant en face de l’athéisme l’arrière-plan religieux anonyme dans lequel intervient historiquement le Dieu vivant, celle d’une tâche spécifique pour la théologie par rapport à l’histoire du salut : il lui revient de se pencher avec toute la rigueur scientifique possible sur le contenu du kérygme accessible dans l’histoire du salut, de telle façon que la visée théologique porte essentiellement sur Dieu lui-même dans sa transcendance par rapport à l’histoire du salut. C’est à une mise en œuvre de ces deux exigences que s’emploient les deux très beaux derniers chapitres en deux domaines souvent négligés par la théologie séculière : Dialogue avec Dieu et sécularité chrétienne et La bonne Providence de Dieu ou la prière de demande. Si, malgré leur difficulté, nous suggérons la lecture de ces études, c’est qu’elles nous paraissent surmonter de l’intérieur les questions posées à la foi par le monde en montrant que le dialogue avec Dieu, loin d’être un simple « faire comme si », est une réalité vivante, « tâche première de l’homme » coopérant avec le Dieu du salut et contenant « en son sein le dialogue avec le monde » (p. 63).

Jusqu’ici nous avons surtout présenté des études qui, dans l’intention de répondre à l’inquiétude des chrétiens ou à l’interrogation du monde, offrent des synthèses doctrinales rajeunies, avec les ouvrages suivants nous prenons conscience que cette démarche, aussi fondée soit-elle, ne suffirait pas pour combler l’insatisfaction existentielle qu’exprime la crise présente. C’est à une « contestation » à l’intérieur de la foi de l’Église que veut répondre le chanoine P. de Locht dans son beau témoignage : Et pourtant, je crois... [8]. « Ces pages, nous dit l’auteur, expriment une recherche qui est mienne et qui est également, semble-t-il, celle d’un grand nombre de nos contemporains... En décrivant une des façons actuelles de vivre la foi chrétienne, ce livre n’a d’autre but que de susciter le dialogue avec d’autres recherches, qu’elles soient parallèles ou divergentes. L’homme et le croyant sortiront grandis d’une telle confrontation si elle est faite dans la loyauté et dans l’amour » (Avant-propos). C’est bien pourquoi un tel ouvrage ne se résume pas. Douze chapitres nous font entrer par tous les secteurs de l’existence chrétienne, dans une profession de foi grave, critique, exigeante et parfois blessée. Bien des propos évoquent l’expérience du responsable de la pastorale du mariage, affronté résolument, non sans avoir subi d’âpres critiques, aux problèmes brûlants de la morale conjugale comme agent de libre contestation dans l’Église. Ici, ceux qui le connaissent mal, mais aussi ses amis, reconnaîtront la profondeur de son engagement chrétien, la foi qui anime ses options et seront aidés, par la clarté et la franchise des propositions avancées, à voir plus clair en eux-mêmes, à critiquer leurs propres motivations, qu’elles s’expriment en approbation ou en désaccord au sujet des attitudes engagées.

Présence de Dieu [9], du chanoine Guelluy, nous montre que la vraie vie chrétienne est accueil de Dieu et des autres en Jésus-Christ, reconnaissance de la présence et de l’amour de Dieu dans les personnes et les événements. Cette vie dans le rayonnement du Dieu tout proche peut prendre deux formes : celle du dialogue dans lequel s’explicitent notre vie de communion à Lui et notre participation à son amour des hommes, celle des activités exercées en esprit de foi et d’amour. La deuxième moitié de l’ouvrage nous présente un recueil de prières qui ont été vécues avant d’être rédigées et peuvent introduire notre dialogue personnel ou communautaire avec Dieu. Ce livre aide à vivre la présence de Dieu et des autres, dans la lumière de l’amour que Dieu leur porte.

Dans Ce Dieu que j’ignorais [10], le Père Stehman retrace son itinéraire spirituel. De famille juive, il reçoit, au terme d’une longue interrogation, le don de la foi qui, dès lors, s’impose à lui comme une évidence. En un récit simple et franc, il nous dit pourquoi et comment il est venu au christianisme, pourquoi et comment au monachisme, pourquoi et comment en Israël. L’auteur termine ces pages dans lesquelles il nous dévoile l’action de Dieu dans sa vie par un appel à l’amour des chrétiens pour les juifs, seule manière de faire tomber le « mur de séparation ».

Pour une religion personnelle [11], petit livre de R. L. Oechslin, O.P., aidera à approfondir la vie spirituelle. Pour que la foi soit solide et vivante, elle doit devenir personnelle. Pour cela, il lui faut faire la découverte de son centre, l’amour du Christ. C’est en vivant cette donnée centrale que la foi se développe et s’approfondit ; c’est à partir d’elle que nous comprenons, autant que faire se peut ici-bas, les formulations diverses dans lesquelles cette foi s’est explicitée ; c’est grâce à un regard très simple, de type contemplatif, que cette foi peut imprégner toute une vie, à travers les occupations quotidiennes même les plus absorbantes.

L’on voit donc que la foi implique un agir ; même s’il est difficile de déterminer une éthique spécifiquement chrétienne (le chanoine de Locht hésiterait à dire qu’il y en ait une), des théologiens continuent de réfléchir Pour former la conscience chrétienne [12] : tel est le titre du volume écrit par le Professeur allemand F. Böckle. Malgré une table des matières quelque peu rébarbative qui rappelle les manuels, c’est une lecture captivante qui nous est offerte à propos des principaux titres de la théologie morale catholique. Fondées sur l’Écriture et l’anthropologie actuelle, selon la grande tradition ecclésiale (ce qui permet bien des mises au point en dialogue avec l’éthique dans l’Église réformée), la doctrine des actes humains, la reconnaissance des normes de la moralité, l’analyse du péché et de la conversion puisent dans leurs sources bibliques confrontées aux structures naturelles de l’être humain concret leur réalisme à la fois humain et surnaturel.

Deux ouvrages récents du Cardinal Renard précisent les dimensions communautaires de cet agir chrétien dans la foi, malgré la crise actuelle. Vivre la foi en communion avec l’Église [13] nous rappelle que, si la foi est don de Dieu à l’homme et libre accueil de ce don par chacun, elle réclame pourtant pour son plein épanouissement d’être vécue en communion avec l’Église, vrai milieu de naissance et de croissance de la foi et de la vie de foi. C’est en effet dans l’Église, Corps du Christ, dans la communauté chrétienne, que le croyant trouve les aliments nécessaires à l’épanouissement de sa foi, de son espérance et de sa charité, comme de son sens du Christ, de l’Esprit, de l’Église elle-même, en même temps qu’il y puise inspiration pour son action. En écrivant ces pages, l’auteur n’avait d’autre but que de « faire connaître, susciter, soutenir la vie de foi en Église ». Nous pensons que ceux qui les liront verront se fortifier leur foi et leur volonté de la vivre en communion avec l’Église. La crise et l’espérance [14] leur fera découvrir dans les difficultés présentes de nouvelles raisons de renforcer cette conviction. Non seulement l’Église et la foi sont en crise, mais le monde entier est engagé dans de profondes transformations. Face à ces mutations, le chrétien doit à la fois demeurer fidèle au « dépôt », à la Tradition, d’où lui vient la vie chrétienne dans ses éléments immuables, et ne pas craindre de modifier les formes contingentes de sa manière de vivre. Cet équilibre est difficile à réaliser. Les chrétiens n’y parviendront qu’en prenant pleinement conscience de leur foi et de leur espérance, de la mission qui est la leur : annoncer au monde, au sein même de sa transformation, son Seigneur et l’espérance à laquelle il nous appelle.

D’une tout autre veine, et portant sur la méthode théologique en elle-même, l’ouvrage considérable du P. Manigne, o.p. Pour une Poétique de la foi [15], nous propose une restructuration de la théologie à partir de sa dimension poétique. « Avant d’être notion, la théologie est poème, elle est une poétique, elle est même, par excellence, au centre divin des images et des mythes, « la » Poétique » (Avant-propos, p. 7).

Ce travail universitaire utilise les recherches récentes sur le langage, l’herméneutique, la philosophie de l’art et de l’imaginaire ; l’intention théologique est néanmoins le fil conducteur qui relie les trois parties : 1) le poème comme manifestation (approche descriptive du mystère symbolique) ; 2) l’être de la manifestation symbolique (approche philosophique) ; 3) le symbole et la manifestation de la foi, qui développe la thèse proprement dite : seule une poétique, intégrant dans une même démarche la poétique efficiente de la foi et la poétique nostalgique séculière (respectées dans leurs méthodes et leurs objets propres) et se déployant à partir du caractère essentiellement théophanique de la Parole de Dieu faite chair peut rendre compte de la révélation chrétienne. Le symbole exemplaire de l’Eucharistie commande, dans cette perspective, toute saisie de la réalité historique autant que son explicitation rationnelle. Force nous est de simplifier la présentation de cette entreprise de revalorisation du langage religieux chrétien, où l’auteur s’efforce d’éviter la subalternation des anciens ou la coupure des modernes entre les diverses sources du langage chrétien. Cette tentative originale et par là-même quelque peu irritante ne manquera pas d’intéresser les théologiens de métier inquiets de l’éclatement actuel des disciplines.

Peut-être A. Lochen, frère de Taizé, exerce-t-il en fait, dans L’Évangile raconté aux adultes [16], cette sorte de poétique efficiente de la foi. Nous sommes d’emblée avertis d’avoir à entrer dans « le temps du rêve » pour trouver dans « le songe d’une nuit d’éternité » le moyen d’accéder à la racine originelle de notre être, qui fait revivre comme une enfance toute l’histoire du salut. L’introduction primordiale au mystère de l’éternité est certes l’incarnation elle-même, révélation symbolique de Dieu dans un visage et une destinée d’homme « dont l’histoire nous fait peu à peu pénétrer le projet de Dieu sans que pourtant nous parvenions jamais à en prendre une claire et suffisante conscience » (p. 11). L’Évangile de Matthieu, repris comme dans le rythme annuel de la prière de l’Église chrétienne en suivant « les étapes du grand cycle d’éternité » nous oriente, au fil de pages qu’on sent exégétiquement fondées, pour « nous intégrer à ce socio-drame éternel dont le déroulement nous conduit à la mort avant de nous proposer une vie renouvelée dans une économie idéale » (p. 12). S’il dépayse un peu à la manière, avouée, d’un traitement analytique, ce petit livre va loin dans cette initiation à l’Évangile, déjà donné comme poème disait le P. Manigne, et efficace comme un sacrement.

Nous passons maintenant au deuxième thème dominant la production récente sur le mystère de la foi, à savoir L’Eucharistie, symbole et réalité [17], titre de l’ouvrage collectif d’A. Vergote, A. Descamps et A. Houssrau. A. Vergote éclaire profondément la théologie de la grâce et des sacrements par son étude sur la nature et l’efficacité du symbole comme dimension et possibilité de l’existence humaine. Dans le symbolisme chrétien, est reprise la structure humaine du symbole mais « elle est surdéterminée dans le lien symbolique par la parole déclarative qui relie le signifiant humain aux gestes historiques du Christ » (p. 30). La seconde partie de l’étude du psychologue de Louvain s’attache à montrer dans le sacrifice et la communion l’effectuation de l’ordre symbolique 1) oblation et don, transformant l’immédiat de la vie, 2) par un renoncement dont le caractère radical dans le sacrifice détermine le passage du besoin au désir et de la pulsion à la parole ; 3) la communion réalise la participation avec Dieu à l’intérieur du monde humain 4) dans une tension permanente entre le profane et le sacré ; 5) l’auteur reconnaît un lien entre sacrifice et culpabilité par quoi s’exprime que « la religion est toujours un dépassement de cette révolte structurante (de l’homme qui veut effacer Dieu) tout comme l’humanisation du petit d’homme passe par le conflit avec le père » (p. 51).

Mgr Descamps s’efforce de recomposer un premier récit de l’institution, sous-jacent à nos textes, puis détermine le sens des rites nouveaux tels que ceux-ci en témoignent. Il s’avère en conclusion que l’Eucharistie est bien communion au Sacrifice de Jésus comme renouvellement de la mort-résurrection et communion à cette célébration.

Le dernier des trois collaborateurs, A. Houssiau, étudie la tradition ecclésiale de l’Eucharistie jusqu’à nos jours, célébration de l’événement du salut, à laquelle s’ajoute celles de la création et de la vie entière comme sacrifice. Concernant la communion au Corps du Christ, deux grands types d’interprétation jalonnent l’histoire : la doctrine des Pères, pour qui l’Eucharistie est symbole et réalité tout ensemble ; puis la réflexion dialectique de la scolastique où, suscitée par les controverses, commence à se profiler la dichotomie : ou vérité ou figure. Certes les grands scolastiques, qui ont précisé que le Christ est présent in veritate substantiae, ont refusé ce faux dilemme et maintenu l’équilibre entre symbole et réalité. L’auteur a des pages éclairantes sur la juste portée des concepts employés et le progrès possible dans l’intelligence du lien entre l’être profond (la substance) et les apparences (les accidents) dans l’Eucharistie. Il fait bien voir que la présence réelle est pensable comme la manifestation d’une existence qui me concerne, en vertu d’une volonté du Christ de m’être présent pour que je le reçoive et communie à lui. Haut lieu de la présence du Christ dans l’Église, l’Eucharistie reste tendue vers sa venue finale. Son réalisme est à la fois personnel et ecclésial, et ne peut finalement être perçu que dans l’Esprit qui opère en nous la conversion.

Si nous avons longuement analysé ce livre, c’est qu’il nous paraît apporter la contribution actuellement la plus valable dans la production en langue française. Le sérieux et la richesse de cette approche pluridisciplinaire renouvelle la compréhension du mémorial prophétique de la mort-résurrection du Seigneur indissolublement repas fraternel et sacrifice.

Dans Faites ceci en mémoire de moi [18], du Chanoine Mouroux, affleure sans cesse la riche sensibilité philosophique et théologique de l’auteur du Mystère du Temps, de L’expérience chrétienne, de La structure personnelle de l’acte de foi. J. Mouroux consacre des pages admirables, centre de son étude, à présenter « le mystère eucharistique lui-même » et à décrire le nœud de relations qui en « constituent la difficulté majeure ». Oserions-nous toutefois avouer avoir regretté la manière dont l’auteur limite son sujet en faisant abstraction de la liturgie de la Parole ? N’y a-t-il pas un certain danger, lorsqu’on procède de la sorte, à sous-estimer, dans l’Eucharistie, le lien étroit entre la révélation-parole efficiente et l’événement salvifique, la révélation-événement ? De même, il nous a semblé que, dans la note finale sur l’intercommunion, l’auteur n’accorde pas au consensus croissant entre les confessions chrétiennes sur la signification de l’Eucharistie la même importance que Mgr Descamps, pour lequel ce consensus « est riche de promesses pour l’avenir ».

Les Nouvelles approches de l’Eucharistie [19] du Professeur irlandais Colman O’neill prennent position dans l’actuel débat sur l’Eucharistie en trois domaines : la présence réelle, le culte liturgique, les problèmes pratiques soulevés dans le contexte de la réforme conciliaire. Franchement apologétique, intelligemment bâti et bien informé, son ouvrage est une défense de la foi traditionnelle, ce qui lui donne parfois un ton assez polémique et amène l’auteur à se préoccuper davantage de sauver la métaphysique sous-jacente au dogme que de s’ouvrir à ce que peuvent avoir de valable, malgré de réelles imperfections, des tentatives plus modernes d’approche du mystère. Tel est le cas pour la phénoménologie : s’il montre que celle-ci, lorsqu’elle se présente comme un système philosophique, est finalement incompatible avec la foi (ce qu’on lui accordera), on eût souhaité qu’il mette aussi en lumière, comme l’a fort bien fait A. Houssiau dans l’ouvrage recensé ci-dessus (op. cit., p. 168-170), en quoi la phénoménologie comme méthode peut faire progresser l’intelligence du mystère.

En conclusion de cette chronique, nous voudrions évoquer les apports en ce sens de la théologie orientale, en même temps que rendre hommage au théologien luthérien du Corps du Christ, Bonhoeffer.

Qu’il s’agisse de La doctrine de l’Esprit Saint dans la tradition orthodoxe, par P. Evdokimov, OU du Sens des fêtes, de C. Andronikoff, déjà recensés dans cette revue [20], il se pourrait qu’une théologie de la divinisation inspirée des Pères grecs rejoigne plus facilement que nos théories occidentales le mystère de l’action théandrique par excellence de la Divine Liturgie. M. Lot-Borodine, dans son gros ouvrage La déification de l’homme selon la doctrine des Pères grecs [21], apporte une contribution œcuménique de grande portée : il y traite du mystère de l’Esprit vivifiant, divinisant, dans le temps des fêtes qui est conjonction de l’éternel et du temps dans l’actualité à partir d’une vision pneumatique, symbolique et réaliste à la fois du mystère de la foi.

Il nous reste à recommander vivement l’anthologie précieuse du théologien, pasteur et conspirateur politique qui fut à l’origine de bien des renouveaux dans la théologie actuelle, D. Bonhoueffer : ces Textes choisis [22] nous rendent accessible « ce qui est spirituellement important et théologiquement à la portée de tous » dans l’œuvre du jeune théologien prématurément disparu. L’introduction de R. Grunow s’impose à la lecture de quiconque veut bénéficier au maximum de cet itinéraire chrétien et théologique. Cette diversité de témoignages, articles et conférences renforce le sentiment exprimé par son ami E. Bethge : « Peut-être est-il bon que l’on ne puisse pas sans plus enfermer en une seule formule les exigences des divers Bonhoeffer.... Je crois que nous devrions laisser ouverte la question de savoir si chacune des diverses formes du témoignage dans les trois périodes de Bonhoeffer prend de manière précise et complète la place de l’autre... (au risque de) passer à côté des exigences du Christ et de faire du Seigneur vivant l’objet de nos besoins religieux » (cité p. 49). Ce livre s’adresse à un public déjà suffisamment mûr dans sa foi pour pouvoir dialoguer avec fruit et discernement avec le grand théologien de « l’impuissance de Dieu dans le monde », promoteur d’une Église servante et pauvre, avant tout assurément « témoin de Jésus-Christ parmi ses frères ».

Au terme de cette chronique, peut-être voyons-nous davantage combien toutes les traditions chrétiennes doivent être interrogées ensemble pour éclairer sous tous ses aspects le message et la réalité de l’Évangile de Dieu en Jésus-Christ.

[1K. Rahner et H.Vorgrimler. Petit dictionnaire de théologie catholique. Coll. « Livre de vie », 99, Paris, Éd. du Seuil, 1970, 18 x 11, 508 p., 9 FF.

[2E. Schillebeeckx, o.p. Le message de Dieu. De la foi des Apôtres aux dogmes de l’Église. Coll. « Foi vivante », 123. Bruxelles, Éd. du Cep, 1970, 18 x 11, 120 p., 4,50 FF.

[3J. Ratzinger. Foi chrétienne hier et aujourd’hui. Paris, Marne, 1969, 22 x 14, 266 p., 25 FF.

[4H. Fries. La foi contestée. Coll. « Christianisme en mouvement », 12. Tournai-Paris, Casterman, 1970, 20 x 13, 224 p., 135 FB.

[5E. L. Mascall. Théologie de l’avenir. Tournai-Paris, Desclée et Cie, 1970, 19 x 13, 172 p., 180 FB.

[6D. Sölle. La représentation. Un essai de théologie après la « mort de Dieu ». Tournai-Paris, Desclée et Cie, 1970, 19 x 13, 166 p.

[7E. Schillebeeckx, o.p. Dieu en révision. Coll. « Foi vivante », 122. Bruxelles, Éd. du Cep, 1970, 18 x 11, 104 p., 4,50 FF.

[8P. de Locht. Et pourtant, je crois ! Coll. « Vivre et croire ». Tournai-Paris, Casterman, 1970, 20 x 13, 168 p., 120 FB.

[9R. Guelluy. Présence de Dieu. Coll. « Vivre et croire ». Tournai-Paris, Casterman, 1970, 20 x 13, 196 p., 136 FB.

[10S. Stehman. Ce Dieu que j’ignorais. Paris, Fayard, 1970, 22 x 14, 128 p., 16 FF.

[11R. L. Oechslin, o.p. Pour une foi personnelle. Paris, Beauchesne, 1970, 18 x 12, 160 p.

[12F. Böckle. Pour former la conscience chrétienne. Principes d’une morale. Coll. « Réponses chrétiennes », 11. Gembloux, Duculot ; Paris, Lethielleux, 1970, 19 x 13, 160 p. 150 FB.

[13Card. A. C. Renard. Vivre la foi en communion avec l’Église. Paris, Fayard, 1970, 22 x 15, 144 p., 15 FF.

[14Id. La crise et l’espérance. Paris, Beauchesne, 1970, 18 x 12, 120 p., 10,50 FF.

[15J.-P. Manigne, o.p. Pour une poétique de la foi. Essai sur le mystère symbolique. Coll. Cogitatio Fidei, 43. Paris. Éd. du Cerf, 1969, 22 x 14, 192 p., 18 FF.

[16A. Lochen. L’évangile raconté aux adultes. Presses de Taizé, 1970, 12 x 13, 114 p., 8,50 FF.

[17A. Vergote, A. Descamps et A. Houssiau. L’Eucharistie. Symbole et réalité. Coll. « Réponses chrétiennes », 12. Gembloux, Duculot ; Paris, Lethielleux, 1970, 19 x 13, 182 p., 160 FB.

[18J. Mouroux. Faites ceci en mémoire de moi. Coll. « Intelligence de la foi ». Paris, Aubier-Montaigne, 1970, 20 x 13, 144 p., 9 FF.

[19C. O’Neill. Nouvelles approches de l’Eucharistie. Coll. Théologie et Vie. Gembloux, Duculot ; Paris, Lethielleux, 1970, 19 x 13, 128 p., 120 FB.

[20Vie consacrée, 1970, p. 252.

[21M. Lot-Borodine. La déification de l’homme selon la doctrine des Pères grecs. Coll. Bibliothèque œcuménique, 9. Paris, Éd. du Cerf, 1970, 20 x 14, 288 p., 27 FF.

[22D. Bonhoeffer. Textes choisis. Genève, Éd. Labor et Fides ; Paris, Éd. du Centurion, 1970, 23 x 16, 410 p.

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