Les significations du vêtement
Yvonne Pellé-Douël
N°1970-5 • Septembre 1970
| P. 284-294 |
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Le vêtement comme langage
Le vêtement est un signe humain spécifique. Seul l’homme s’habille et s’orne. Dans une première approche, on peut voir dans le phénomène du vêtement :
- une protection (l’homme est nu et sans défense),
- une parure (apparition de la valeur du beau),
- un symbolisme : social : par exemple, le vêtement du chef, du guerrier, distinction des classes sociales, des fonctions, des sexes, des âges, etc. ; religieux : le « medecine-man », les masques ; individuel, etc.
Le vêtement apparaît donc dès l’abord comme une expression, comme un langage et pas seulement comme une protection suppléant aux déficiences de la nature. Cette expression est complexe, c’est un mélange de multiple éléments, parmi lesquels on peut déjà discerner des rites fixes et des variations, individuelles et collectives, conformes aux normes du groupe, ou s’y opposant. Analysons cela de plus près.
Nous nous trouvons devant quatre éléments principaux, se combinant de façon parfois très compliquée ou se confondant :
- la matérialité : c’est ici l’objet-vêtement, l’habit proprement dit, sa texture : tissus, cuir, herbes, plumes, plastique, fourrure, etc. ; c’est l’objet qui couvre, qui réchauffe, qui protège ;
- l’esthétique : le vêtement et ses ornements : c’est un objet qui embellit, qui plaît, qui met le corps en valeur ou qui le rectifie : couleurs, coupe, broderies, ornements variés (perles, clochettes, franges, rubans,...) ;
- la symbolique : tissu pauvre ou somptueux, couleurs (par exemple, la pourpre réservée aux patriciens ou le blanc des noces, le noir du deuil), la coupe (la robe sans couture), le nombre et la variété, la complication ou la simplicité des ornements ou leur absence, etc. ;
- le caractère libre ou imposé : ici nous allons rencontrer toutes sortes de règles et de sanctions, qui montrent à l’évidence que le vêtement n’est pas simplement un succédané des poils ou des plumes qui font défaut à l’homme, mais bien un langage social extrêmement compliqué. Des systèmes de sanctions imposent ou défendent le port de certains vêtements chargés de sens. Sanctions diffuses de l’opinion : horreur, mépris : le costume du bourreau ; respect : celui du souverain. Certains vêtements doivent être portés par tels personnages, et si d’autres s’en revêtent, ils sont coupables de sacrilège : par exemple, les masques chez les Dogons et bien d’autres primitifs ; la tiare, la couronne, le manteau royal, la mitre, la toge chez les Romains, les rangs d’hermine des professeurs, les feuilles de chêne du général, le scapulaire, les chaussures du souverain, l’étole, la chasuble, le voile, etc. Relevons l’importance des ornements de tête, insignes du pouvoir (la couronne, la perruque) ou du renoncement au pouvoir (le voile que doivent porter les femmes en signe de soumission et de chasteté). Cela peut aller jusqu’au fétichisme : les valeurs passent de la personne et de la société au vêtement qui les signifie, qui y touche ou les porte indignement meurt, réellement ou symboliquement.
Cela est vrai non seulement du vêtement proprement dit, mais aussi des ornements que constitue le corps lui-même : cheveux, barbe et moustache, parties du corps cachées ou exposées. Les valeurs symboliques sont ici très chargées d’affectivité : on peut penser aux significations, d’ailleurs en sens variable selon les spectateurs, des cheveux longs des jeunes gens aujourd’hui, des barbes des hippies, des divers maquillages, tatouages, modelages du corps, des découvrements ou couvrements du corps féminin. Tout cela est un langage socio-culturel, chargé de valeurs sociales, morales, religieuses, politiques : les blousons noirs, les vêtements des Black-Panthers, le fait croissant qu’un jeune homme à cheveux longs tend à être immédiatement suspect de « gauchisme » pour la police, etc. Ou encore la nudité des ascètes, tant chez les Pères du désert que dans l’Inde. Les mille manières de se vêtir : le « déshabillé », le « nu », qui est encore un vêtement parce qu’il est un langage-défi, par exemple chez les naturistes ; le bikini, la mini-jupe ou la maxi, les tenues libres des hippies, qui sont un nouvel uniforme dans leur improvisation qui se pose comme la négation de l’uniforme, etc. Dans toute cette multitude de faits, apparaît l’immense complication des systèmes de valeurs humaines. C’est un langage chargé d’émotion et d’affirmation de sens. Ce qui nous amène à penser que ces variabilités du vêtement et de ses annexes sont un signe de la variabilité des tables de valeurs.
Le vêtement n’est pas seulement le signe d’un caractère existant, mais c’est lui qui opère la métamorphose, le passage d’un être à un autre être. Cela peut aller d’un simple symbole superficiel (par exemple, la robe nuptiale) jusqu’à une sorte de transmutation plus ou moins magique. Le vêtement impose un caractère qui recouvre le caractère individuel, et qui peut le nier ou l’achever en le transformant : l’individu disparaît, plus ou moins profondément et durablement, derrière le personnage. Par exemple, le juge sous sa perruque et sa robe, l’acteur derrière son masque, le roi sous sa couronne, le prêtre sous sa chasuble.
Ceci nous amène à regarder de plus près l’importance du symbole.
Le symbole n’est pas seulement un signe extérieur d’un état déjà là : il accomplit en signifiant. D’où l’importance de l’instant où le symbole vestimentaire est conféré : le caractère social, religieux, etc. est acquis en même temps. Cela va du pur symbolisme qui se vit et se veut tel (par exemple, le vêtement baptismal ou nuptial) jusqu’à la magie et au fétichisme du vêtement comme porteur du caractère sacré, par exemple. On peut penser aux luttes « pour la couronne », à l’importance du sacre de Charles VII pour Jeanne d’Arc et ses contemporains, ou du pallium pour les évêques au temps de saint Anselme ; ou encore, dans un autre registre, à l’habit de lumière, aux galons militaires ou aux costumes anciens : le bonnet de veuve, le voile de deuil, le chapeau ou le bonnet, les coiffes paysannes, comme celle, en forme de menhir, des Bigouden, témoignage silencieux du refus des croyances chrétiennes. Ou encore au costume de théâtre qui fait entrer l’acteur « dans la peau » de son rôle, le cothurne, les masques, le pourpoint, l’épée, etc. Parfois, le personnage supplante la personne. Rainer Maria Rilke, dans Les Cahiers de Malt Laurids Brigge, a raconté admirablement cette angoissante substitution et l’épouvante de l’enfant déguisé, qui voit, dans un miroir, s’avancer à sa rencontre ce personnage inquiétant, qui est lui et qui n’est pas lui.
L’abolition des costumes eux-mêmes selon leurs rites et leur ordonnance est aussi une signification de valeurs : elle affirme la mutation des valeurs anciennes et elle l’accomplit. Quelques exemples : les « sans-culottes » pendant la Révolution de 1789, le costume Mao en Chine populaire. L’abandon ou la reprise des costumes régionaux (en Bretagne, par exemple) ou nationaux (les Noirs d’Amérique commencent à reprendre ou à adopter les « boubous » africains). L’abandon de la soutane, ou son maintien, a lui aussi une signification et une efficacité immédiatement lisibles : on veut maintenir ou abolir tel système de valeurs. Pas un changement de tables de valeurs qui ne crée son expression vestimentaire ; la réciproque est aussi vraie.
C’est pourquoi lorsque certaines valeurs disparaissent, sont abandonnées comme vides ou comme contre-valeurs, lorsqu’on passe d’une table de valeurs à une autre, les signes-vêtements des anciennes valeurs doivent changer. Leur persistance est perçue comme intolérable. Il s’y mêle toujours d’ailleurs, et de plus en plus, une valeur née du vêtement en lui-même : la mode, comme en-soi, aujourd’hui proposée aux femmes comme leur valeur, LA VALEUR, dans un rythme de changement de plus en plus accéléré (cela peut poser des problèmes pour les modifications du costume religieux).
Notre hypothèse, à la suite de ces quelques réflexions, est donc qu’il faut traiter le vêtement comme un langage c’est-à-dire comme porteur de messages et donc chargé de significations de valeurs. Mais ces messages eux-mêmes sont en grande partie inconscients et ambivalents. Mais il faut aller plus loin : ces systèmes de symboles ne sont pas une simple traduction ou une simple effectuation des valeurs. Il est impossible d’en faire le mot-à-mot : leurs significations n’existent que dans l’ambivalence, il faut sans cesse la démasquer.
Le vêtement comme langage ambivalent
Le vêtement n’existe en effet que dans une dialectique de l’être et de l’apparaître. Le vêtement est langage et dévoilement d’un sens, mais il est en même temps déguisement et mensonge.
Je parle pour les autres, et pour moi. Je m’apparais et je me contemple dans mon langage-vêtement. Et, du même élan, je me dépasse vers l’autre, vers la société en trouvant mon expression dans son langage. Nous nous trouvons là devant l’ambivalence fondamentale de tout langage : le groupe social m’apporte un langage sans lequel je ne puis m’exprimer et donc m’apparaître à moi-même, et il me réduit à des modèles préfabriqués, qui me trahissent. Du fait que je m’habille, je suis sous le regard de l’autre comme un message : je me dis, je m’exprime pour être lu par l’autre, mes vêtements sont des signes « ad extra », lus et interprétés. Ils disent mon respect, ou mon irrespect, pour les valeurs du groupe : convenances, chic, bon ton, snobisme, débraillé, luxe, mode, classes sociales, pudeur ou impudeur, deuil, joie, etc. Mille variations apparaissent ou disparaissent.
Ce langage émis peut exprimer ou dissimuler, exprimer et dissimuler. Cela va de l’authenticité jusqu’au mensonge.
Authenticité : mon vêtement exprime mon être, le fait apparaître ; il n’y a plus déguisement, mais expression de ce que je suis. La limite de l’authenticité du vêtement langage serait peut-être ici l’absence de vêtement : on peut songer à François d’Assise se dépouillant de tous ses habits. Mais n’est-ce pas, même dans ce cas, plus un message exprimant une valeur visée qu’une adéquation complète entre le sens et son signe ?
Il semble qu’il y ait toujours une distance, et donc une tension, entre la valeur et son langage. Toute situation interhumaine (rôles, fonctions), si elle est vécue par un être adulte et mûr, est assumée dans son ambivalence même, et comme telle : le vêtement symbolique est tout à la fois porté comme expression et comme approche-à-distance de la valeur. Par exemple, le roi et sa couronne : saint Louis exprimait cette distance en portant, pieds nus, la couronne d’épines, Jeanne d’Arc, en refusant de quitter son vêtement d’homme, pour des raisons de bon sens. Les vêtements ne sont pas des déguisements dans la mesure exacte où ils expriment, dans la tension critique et à distance, la valeur symbolisée. Cela présuppose un être déjà en voie de constitution, et qui ne se réduit plus à l’apparaître. Pour qu’il y ait authenticité du vêtement, il faut donc être à distance, soit par un détachement, une ironie : ne pas être mon apparaître, ne pas m’identifier à ce qui me vêt ; soit par une humilité : viser à être ce que mon apparaître exprime à autrui et que je ne suis pas ; soit par une indifférence : je suis autre que mon vêtement et je n’y attache pas d’importance. Mais est-ce tout à fait possible ? Dans ce cas, mon apparaître indifférent est l’expression de l’indifférence de mon être pour l’apparaître : c’est donc encore un langage valorisé.
Mais le vêtement peut aussi être le langage du mensonge : l’apparaître étouffe l’être, ou le modèle, ou devient l’instrument du refus de soi-même, de l’auto-négation, ou de la projection narcissique de cette auto-négation. On en trouverait des exemples dans l’acteur qui s’identifie à ses masques, la femme à sa beauté, le snob aux conventions de son micro univers, la religieuse à l’habit de la fondatrice, etc. Lorsqu’il y a visée de l’apparaître pour lui-même : « de quoi ai-je l’air, suis-je conforme au modèle ? », il risque de ne plus y avoir qu’une sorte de néant de l’être : ce qui est visé, c’est le langage en lui-même tel qu’il est supposé lu par un « on », par l’opinion sociale supposée. C’est un masque creux, un double néant. L’apparaître seul existe, et il n’existe que dans l’imaginaire. On suppose le regard estimatif du « on » impersonnel, et l’on s’y identifie. C’est le point le plus bas du langage-vêtement.
Nécessité d’une interprétation du vêtement-langage
Si le vêtement est bien un langage, il suppose un couple émetteur-récepteur : il n’est pas seulement émis, il est reçu et vise à être compris. Si je m’habille en rouge pour aller enterrer mon grand-père, je ferai scandale, – en France, pas en Chine. Pas plus que tout autre langage, le vêtement n’est facultatif. Au contraire, il a ses règles et ses contraintes, appuyées sur des sanctions sociales, diffuses ou précises. Ce qui le montre, c’est la réprobation, voire la violence sociale contre des vêtements ou des tenues exprimant précisément la révolte et le refus des valeurs en cours, ou qui semblent l’exprimer. Ainsi les hippies, ou les étrangers, ou l’employé de bureau qui viendrait au travail en blue-jeans. Ce qui est alors sanctionné, c’est le défi au « bon sens », à « ce qui est convenable », à « ce qui est moral », c’est-à-dire ce qui est contraire à la conformité, ce qui remet en cause l’ être convenu et rassurant, par le défi de l’apparaître. Cet être n’étant d’ailleurs souvent lui-même qu’un ancien apparaître solidifié, admis et neutralisé, presque devenu l’expression du « on », où chacun s’identifie à des modèles sans danger. Mais à l’intérieur des groupes qui portent le défi du vêtement non conforme, on retrouve un processus analogue d’identification à des modèles admis par le « on » du groupe.
Pour que le langage du vêtement soit compris, il faut donc qu’il soit lisible en fonction du code de valeurs de la société où l’on parle. Sinon, il est inintelligible. Le problème est de savoir comment il faut parler ce langage pour que soit possible le scandale fécond, la question qui remet en cause l’être même de l’apparaître. C’est cela la difficulté : apprendre à parler ce langage de telle sorte qu’on puisse l’utiliser pour exprimer des valeurs à contre-courant, tout en restant compréhensible. Comment imaginer les contre-signes signifiants, et non pas les contre-signes absurdes ?
Tout le problème du vêtement religieux est là : exprimer le message du Christ, scandale et pierre d’achoppement, tout en étant un signe précisément pour ceux qu’il scandalise. C’est un chemin de crête : il faut imaginer des langages qui soient des anti-langages, et qui cependant parlent.
On se trouve devant un risque double et contradictoire :
- risque de ne plus rien dire à un monde a-chrétien (même si son apparaître est encore chrétien), et donc de ne rien signifier ;
- risque d’être englouti dans le dire de la banalité non chrétienne (et ceci au sein même du christianisme), et donc de ne plus rien signifier.
Il faut donc remonter à la question fondamentale : quelles sont les valeurs que le vêtement des religieux, c’est-à-dire des gens qui veulent être les images du Christ parmi les hommes, doit signifier, c’est-à-dire tout à la fois annoncer et commencer à rendre compréhensibles : valeurs chrétiennes en général et valeurs de la vie religieuse ?
Cela pose le triple problème de savoir :
- quel est le sens de la vie religieuse chrétienne ;
- quel peut être le langage de ce sens dans la symbolique vestimentaire ;
- et, problème capital, ce sens et ce langage sont-ils liés (et dans quelle mesure) au temps historique ? sont-ils variables ou immuables ? y a-t-il en eux des éléments permanents, ou non ? comment éviter au maximum les ambivalences de ce langage ?
Cela renvoie à un problème beaucoup plus général, qui est celui de la relation entre la Parole de Dieu et son accomplissement dans le temps de l’histoire humaine, l’« histoire » étant prise dans son épaisseur maxima, le temps du calendrier (le « siècle »), mais surtout le contenu vécu de ce temps, avec ses données psychologiques, sociologiques, économiques, politiques, scientifiques, techniques, philosophiques, etc. En d’autres termes, quel est le sens, pour les chrétiens, du Christ et de son message aujourd’hui ? Quel peut être son langage dans une société qui est en mutation radicale ? dans une société qui passe de formes fixes et hiérarchisées, de tables de valeurs communes et reconnues (même dans les transgressions) à une abolition croissante de toute structure, où ces valeurs communes sont mises en question et niées dans l’anarchie et la contestation ? dans une société où cette contestation n’est pas le fait d’éléments isolés et anomiques, mais de l’évolution elle-même de la connaissance de l’homme par lui-même ? Psychanalyse, médecine, sociologie, technique, mass-media, ère du soupçon (Marx, Nietszche, Freud) et de la puissance, démythisation, renversement des idoles et apparition de nouvelles mythologies, apparition à tous les étages du « politique » pour chacun : responsabilité, revendication de la dignité de la personne humaine, caractère de plus en plus intolérable et de plus en plus accentué des différences entre les hommes et les groupes d’hommes : misère, sous-développement à tous les niveaux, jusques et y compris dans les sociétés dites développées, prise de conscience, prise de parole, prise d’action, désir de paix et violence. Tout cela interroge les chrétiens.
Que dit le Christ ?
Avec les pauvres, pour les pauvres, dans la communauté, pour l’homme souffrant avec son Dieu souffrant qui est avec lui. Le Christ dit : « celui qui me voit, voit le Père ». C’est un mystère de présence et non de séparation. Le symbolisme chrétien tout entier ne doit-il pas découler de là ? Faut-il garder le symbolisme du sacré, du mystère en tant que tel ? Ne faut-il pas tenter de substituer au langage du sacré comme radicalement différent du profane le langage du sacré comme lu dans le profane ? Comment trouver le langage de Dieu-avec-nous, de Dieu l’un-de-nous ?
Cela pose directement le problème de la vie religieuse se proposant d’être ce langage annonciateur du Royaume. Ne faudrait-il pas méditer sur le sens, et non la lettre, de ce que les fondateurs de telle et telle forme de vie consacrée ont voulu exprimer ? la vie religieuse n’est-elle pas toujours une vie-séparée-pour-être-avec ? Non pas une caste qui approche le Dieu et qui par-là est à part, et doit le manifester par le caractère de son vêtement ? mais un groupe de gens avec le Christ, comme lui, dans le monde, avec ses frères, comme ses frères ? Et pourtant autres, non dans la distance, mais justement dans la proximité. Être le signe qu’on est avec-et-pour, non à-distance-et-contre. Ne s’ensuit-il pas que tout ce qui sépare, blesse, interdit, culpabilise, intimide, différencie est à rejeter ? Ne faut-il pas que l’ami du Christ, le consacré soit son signe, non par différence, mais par intériorisation, non par le paraître, mais par l’être ?
Le symbolisme du vêtement religieux est sans doute à chercher dans le sens de ces valeurs du Christ, et, c’est un fait, c’est dans ce sens-là qu’il se cherche. Pas de différence, sinon celle (qui peut être énorme et pose des problèmes considérables, dans des contextes très différents) de la signification concrète des valeurs du Christ. Valeurs qui sont à contre-courant des valeurs du « monde » (au sens de saint Jean) : luxe, concupiscence, recherche de sa propre image mythologique, exploitation, orgueil spirituel, haine et mépris, flatterie et désir de l’ego, etc. Tout cela étant très ambivalent et devant être abordé avec les armes de la vertu de prudence, dont les garants sont le bon sens et l’humour. Il y a un équilibre, difficile à trouver et dont le fil conducteur, en profondeur, est sans doute la recherche de ce qui est un signe, et non un contre-signe, dans chaque situation collective et personnelle : ce qui est un signe de pauvreté dans un contexte de société d’« abondance », peut être un signe de richesse dans une société sous-développée.
Mais il faut aussi, semble-t-il, des signes absolus. Il faut les chercher. Des signes, parfois à contre-courant, de communauté, d’amour ouvert, de refus à l’injustice et à l’écrasement, de condamnation de toute exploitation. Des signes symboliques et prophétiques, dont toute la valeur est de l’être, au-delà de toute efficacité. On pourrait ici penser à la campagne pour le « khadi » par Gandhi. Ou au signe immédiatement intelligible et universel de la robe du bonze, à travers tout l’Extrême-Orient (avec toutes les restrictions utiles). Il faut être averti des pièges des structures politiques et économiques (par exemple le capitalisme) pour ne pas en être la dupe ou le complice involontaire, et donc contresigne. Il est nécessaire de poser parfois des signes éclatants. Comme, par exemple, le Père de Foucauld.
Si la vie religieuse a un sens, c’est d’être le signe du Christ parmi nous : elle doit être un signe de contradiction, mais d’une contradiction lisible, non-absurde. Elle doit être le signe non pas d’un Dieu trônant dans sa sacralité, mais du Christ renonçant au trône de sa Déité, homme parmi les hommes, en tout semblable à eux, pauvre, souffrant, et qui est Dieu. Il faut donc que les hommes et les femmes voués à ce Dieu-Homme sachent lire les signes du Royaume de Dieu aujourd’hui parmi nous, et sachent les rendre lisibles pour leurs frères : communauté, amitié, dignité des personnes, soif et volonté de justice, répartition équitable et fraternelle des biens, justice, paix, etc. Tout ceci, même contre des institutions, des hiérarchies, des traditions, des structures existantes, contre des modalités de pensée, des manières de faire ou d’être – y compris des modalités vestimentaires – qui furent signes en leur temps et dans leur contexte, mais qui sont devenues inintelligibles, voire scandaleuses.
Nous nous trouvons devant la nécessité absolue de l’imagination, au sens créateur du mot, jaillie de la Source de toute imagination créatrice : « Observez les lis des champs, comme ils poussent... Salomon, dans toute sa gloire, n’est pas vêtu comme l’un d’eux » (Mt 6,27-28).
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