Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie religieuse en 1970

Jean-Marie Faux, s.j.

N°1970-4 Juillet 1970

| P. 232-246 |

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Cet article n’est pas une étude doctrinale mais un essai de discernement de ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine de la vie religieuse. Il repose surtout sur l’expérience et l’observation. Il correspond directement au milieu où vit et que connaît l’auteur : la Belgique francophone. Mais les conditions ne sont pas si différentes d’un pays à l’autre que les lecteurs d’autres pays ne puissent y trouver quelque lumière.

En 1952, le grand théologien suisse H. U. von Balthasar publiait, sous le titre : Schleifung der Bastionen (Raser les bastions) une plaquette prophétique où il invitait l’Église à reconnaître sa situation réelle au milieu du monde et à cesser de se comporter en société autarcique (comme une forteresse assiégée) pour être simplement donnée au service des hommes appelés à être des fils de Dieu. En 1966, dans son petit livre : Cordula ou l’épreuve décisive, il répète le même message : « Si l’on s’interroge sur le résultat du dernier concile (et ce qu’il est dépend aussi de nous), alors ce devrait être ceci... la présentation de l’Église, désarmée, devant le monde. La démolition des bastions, les remparts aplanis en boulevards » (p. 111). Mais en même temps, il dénonce et déplore une manière d’ouverture au monde, qui consiste plus à laisser envahir l’Église par l’esprit du monde qu’à rendre présent au monde le mystère de l’Amour de Dieu. Ce qui est en question, c’est ceci : « par l’Église, mystère divin, introduire jusque dans le monde terrestre le rayon mystérieux de l’amour trinitaire et crucifié, sans le diminuer d’un iota » (p. 101).

À ce livre douloureux et passionné se rattache l’inspiration de cet article qui voudrait jeter un regard sur la vie religieuse aujourd’hui et essayer un discernement de ce qui se passe parmi nous et de l’appel qui nous est adressé par les situations présentes. Ce n’est pourtant pas un cri d’alarme mais, avant même d’être un appel et un avis sérieux, ce voudrait être l’expression d’une espérance. Ce que Balthasar dit de l’Église après le Concile est vrai, au premier chef, de la vie religieuse : sa vocation aujourd’hui, est l’amour désarmé. Les bastions se démantèlent. La tâche dès lors est double : continuer, accepter délibérément le mouvement de sortie hors des murs et, pour ceux qui en sont sortis, se laisser saisir, avec réalisme, par l’amour, pour en être, en vérité, la présence au cœur du monde.

L’Église dans un monde en voie de sécularisation

On me permettra de ne pas m’attarder ici à décrire le phénomène de la sécularisation, ni à justifier un diagnostic que j’accepte comme donnée de base. Je ne suis certes pas le seul à le porter et puis renvoyer, non seulement à de nombreuses études mais à l’expérience et à la clairvoyance des lecteurs.

De moins en moins, les conditionnements sociologiques du monde dans lequel nous vivons jouent en faveur de la croyance. Il est de plus en plus habituel d’être et de se déclarer athée ; de plus en plus insolite d’être chrétien. Pour croire, pour vivre en chrétien, il faut aller à l’encontre d’une pente générale. Ceux qui vivent avec des jeunes peuvent témoigner de l’accélération de ce mouvement vers l’incroyance. Les cadres chrétiens de la pensée et de l’existence qui nous entouraient et nous soutenaient, presque sans que nous ne le sachions, ne vont absolument plus de soi. Certes des idées d’origine évidemment évangélique comme le sens de la solidarité humaine, de la libération des personnes, de la justice, sont plus vivantes et plus réelles que jamais, mais elles sont détachées de la référence au Christ et vécues par beaucoup dans une prise de distance par rapport à toute Église. Cette mutation profonde est en partie masquée dans notre pays par des structures encore solides de société catholique. Mais ceux qui sont avertis des problèmes pastoraux perçoivent l’ébranlement profond et irréversible de cet appareil, manifesté par une multitude de signes, comme la baisse de la pratique, la raréfaction des vocations, les crises personnelles de nombreux prêtres, religieux et religieuses. Si l’on se met au point de vue d’une pastorale classique, celle qui couvre le terrain et compte les pratiquants, il y a de quoi être pessimiste. De ce point de vue, l’Église est en récession.

Dans ce monde en voie de sécularisation, la charge de la présence chrétienne sera de moins en moins assurée par le quadrillage territorial des paroisses et le réseau des institutions chrétiennes. Elle reposera de plus en plus sur la prise de responsabilité des croyants et sur des communautés qui vivront, avec une certaine radicalité et transparence, selon l’Évangile. Les formes et les dimensions de ces communautés pourront être fort diverses : paroisses personnelles, groupes de partage, communauté de biens et de vie ; rassembler prêtres, religieux, laïcs, hommes et femmes, en proportions variées et selon de souples articulations ; elles auront en commun de « chercher d’abord le Royaume et sa justice », entendons l’authenticité de la vie chrétienne, et de recevoir la fécondité apostolique comme le surcroît promis par Dieu et qu’il donne gratuitement. Faire exister l’Évangile en quelques endroits au cœur du monde ou, comme l’écrit Balthasar, y « introduire... le rayon mystérieux de l’amour trinitaire et crucifié, sans le diminuer d’un iota » (101), en sachant bien que ce consentement actif au Mystère est l’apostolat fondamental.

Nous assistons aujourd’hui, dans un grand désordre, sans doute inévitable et à coup sûr émouvant, à la naissance de ces communautés. Des projets se cherchent à tâtons autour de nous ; et déjà il faut noter à cet égard la convergence entre la recherche des laïcs de toutes provenances et celle des ordres et congrégations religieux.

L’évolution de la vie religieuse depuis le concile

A priori, il semble normal que le charisme de la vie religieuse qui libère les personnes et les communautés pour une disponibilité très intérieure à l’Esprit vivant dans l’Église, conduise les religieux vers une participation intense à ce mouvement de création. Cela n’aurait peut-être pas été possible s’il n’y avait eu le Concile. Mais l’évolution de la vie religieuse, depuis la fin de Vatican II (évolution rapide et tumultueuse comme la fonte des glaces au printemps) a, en quelque sorte, mis le charisme en liberté et lui a ouvert le champ.

Le fruit essentiel du Concile (obtenu, substantiellement, dès le fait même de sa convocation) a été la sortie de l’immobilisme – un immobilisme, notons-le, qui n’est pas traditionnel dans l’Église mais était devenu classique depuis environ un siècle et qu’avait porté à une sorte de paroxysme, en 1917 et dans les années suivantes, la codification du Droit Canonique avec ses séquelles dans toutes les institutions ecclésiastiques [1]. La première session du Concile toucha à la liturgie et dès lors la valeur suprême ne fut plus le respect scrupuleux de ce qui était écrit mais la vérité des actes que l’on posait, l’authenticité de la vie. Un mouvement était amorcé, que rien n’arrêtera plus.

Il est normal aussi que ce mouvement touche, plus que toute autre réalité, la vie religieuse et qu’il y apporte un véritable bouleversement. Car, d’une part, les familles religieuses, par l’inspiration qui anime leurs membres, sont, en principe, des réservoirs de disponibilité et des sources jaillissantes d’inventivité charismatique (c’est leur rôle traditionnel dans l’Église, rôle périodiquement repris en charge par les grands fondateurs) ; d’autre part, l’Église voyant à juste titre dans la vie religieuse un de ses trésors les plus précieux, avait cru devoir l’enfermer dans l’écrin de ses prescriptions et de ses protections (alors que, selon l’Apôtre, « le trésor est porté dans des vases d’argile », 2 Co 4,7). Quand la vie religieuse est invitée à passer de la docilité à la disponibilité, avec toutes les ressources que la docilité comprimait, le grand éclatement que nous voyons ne doit pas étonner.

On peut détailler l’évolution de la vie religieuse en ces dernières années de la manière suivante [2] :

1) L’accent est mis plus qu’avant sur la vocation personnelle. Naguère, entrer en religion, c’était se confier à une vénérable et solide institution, qui prenait totalement en charge les candidats et les éduquait à une forme de vie éprouvée, indiscutable, proposée en bloc dès le départ, substantiellement identique pour tous. L’aventure intérieure n’était certes pas supprimée mais elle était endiguée, moulée, formalisée (non sans courir le risque de la routine et de la dépersonnalisation). Et surtout, – il faut bien le reconnaître – l’aventure intérieure, la rencontre personnelle pouvait en certains cas manquer totalement, un poids sociologique ayant joué au départ en faveur de l’entrée en religion et le réseau des habitudes docilement endossées suppléant ensuite au défaut d’engagement libre.

Aujourd’hui l’engagement se fait à contre-courant des facilités et il y faut une sorte de passion. De plus en plus, l’alliance que noue le jeune religieux avec son Seigneur ne peut être qu’un mariage d’amour, d’un amour lucide et fort. Celui-ci ne se découvre et ne grandit qu’au long d’un itinéraire d’authenticité, par une recherche de Dieu en pleine épaisseur de la vie réelle. On comprend mieux la loi des croissances, l’imprescriptibilité de chaque vocation personnelle au regard de Dieu et que la vie des instituts religieux repose, en fin de compte et sans autre recours, sur le réalisme de la saisie de chaque liberté par le Dieu vivant.

2) En même temps la communauté devient plus réelle. Elle s’était en quelque sorte formalisée : un règlement organisait la vie et le travail communs, permettant souvent l’économie des contacts profonds et du partage véritable. Les dimensions des communautés, une certaine idée de la discrétion, une forme d’ascétisme et les rites qui entouraient les relations, tout cela amenait à vivre la fraternité religieuse dans une sorte d’abstraction, qui symbolisait plus l’amour qu’elle ne le manifestait directement [3].

Mais de plus en plus les formalismes s’effacent, les personnes se rencontrent, s’affrontent et se comprennent sur le plan de leur engagement le plus profond, la communauté devient réelle, – ce qui n’est pas sans faire lever quelquefois des difficultés énormes, jusque là camouflées. Fraternité, amitié, amour se dispensent de l’ancien cérémonial et cherchent une expression simple et immédiate. Enfin la conspiration des libertés (coresponsabilité), sans supprimer le rôle des supérieurs mais en le transformant profondément, porte désormais la charge principale et devient la véritable espérance des familles religieuses [4].

3) La vie religieuse se rend davantage présente au monde et attentive à ses appels.

Jusqu’ici, elle était déjà insérée socialement, par l’intermédiaire d’une fonction déterminée, dans la chrétienté : soit un service, une œuvre ; soit une forme de vie particulière qui faisait image par elle-même ou, si l’on veut, jouait le rôle d’un symbole dans la société homogène des croyants (c’était le cas en particulier des communautés contemplatives, surtout féminines). La présence au monde passait en grande partie par l’institution. Les individus, non seulement par la séparation matérielle des clôtures, mais plus encore par toutes sortes de différences soigneusement accentuées, se trouvaient, en bien des cas, « séparés du monde », même lorsqu’ils se livraient à un apostolat très concret, très au contact des « gens du monde ».

C’est peut-être sur ce point que le changement est le plus spectaculaire ; même s’il reste parfois superficiel, il met en branle un enchaînement de conséquences. Le contact plus réel avec les personnes et l’écoute des idées du monde constituent une mise en question qui rejaillit sur les processus de personnalisation et de communauté décrits plus haut. Le mode d’insertion change : le religieux est de moins en moins le membre d’une institution exerçant une fonction déterminée dans une société homogène ; il est et sera de plus en plus la personne qui, avec d’autres, a pris une option singulière au milieu d’un monde pluraliste.

4) En conséquence, l’idée même de vie religieuse se purifie et s’approfondit, en même temps que convergent les notions, naguère fortement contrastées, de vie active et de vie contemplative. Dans la pensée courante des chrétiens et dans la pratique des communautés, sinon dans la réflexion théologique, l’idée de vie religieuse était étroitement liée aux formes concrètes dans lesquelles elle prenait corps. Les religieux et religieuses de vie active se définissaient par une œuvre : ministère apostolique, soin des malades, éducation, etc. ; les contemplatifs, par l’organisation de leur vie : séparation du monde, clôture, horaire, coutumes.

Aujourd’hui les actifs découvrent que l’essentiel n’est pas de faire quelque chose de particulier mais de faire d’une façon bien particulière ce que font tous les autres hommes. Dans tous les instituts, les engagements se diversifient et l’accent se met peu à peu sur une dimension de gratuité consacrée qu’on pourrait appeler aussi contemplative et qui apparaît comme le propre de la vie religieuse comme telle.

En même temps les contemplatifs commencent à s’apercevoir que la contemplation ne s’identifie et même n’est essentiellement liée, ni à la séparation du monde, ni au rythme monastique, et encore moins à l’appareil de leurs couvents. L’évolution des uns et des autres manifeste une convergence vers la mise en relief de l’essentiel : par le réalisme de l’option de foi qui la fonde, la vie religieuse exprime la suffisance absolue de l’Amour de Dieu révélé dans le Mystère de mort et de résurrection du Christ. Elle prend à la lettre que le sens de la vie est de la perdre « à cause de Jésus et de l’Évangile » (cf. Mc 8,35). Cet engagement qui n’a cessé d’être le cœur de toute vie religieuse, était toutefois tellement formalisé qu’il ne pouvait être déchiffré que moyennant des conditions sociales aujourd’hui de moins en moins réalisées. L’évolution rapide des dernières années permet d’envisager une vigueur nouvelle de la vie religieuse ; il rend possible une participation active des religieux à la création d’une nouvelle forme de présence de l’Église au monde ; et même il invite à penser que leur rôle, comme il est normal, y sera prépondérant (ce qui ne veut pas dire : dirigeant ni spectaculaire).

L’appel lancé aujourd’hui à la vie religieuse

À toute époque de l’Église, l’Esprit a inspiré des hommes et des femmes pour trouver dans un retour à l’Évangile la réponse chrétienne aux appels de leur temps. Souvent ce réveil a pris corps par la fondation d’un nouveau mouvement, d’une nouvelle famille. La plus récente de ces vagues de fond est sans doute celle qui se rattache à Charles de Foucauld et dont le rôle fut de mettre en relief le sens et la possibilité d’une vie contemplative au cœur du monde. On peut citer aussi l’essor des instituts séculiers. Mais, sans m’engager ici dans une discussion sur ce point, je me permettrais de poser une question : la création des instituts séculiers n’a-t-elle pas en partie été rendue nécessaire, parce que les ordres et congrégations traditionnels, à cause de la rigidité de leur cadre, défaillaient à leur mission de présence charismatique à l’Église et au monde ? Quoi qu’il en soit, la situation est bien différente aujourd’hui. Le Saint-Esprit suscitera peut-être un ou des fondateurs, une ou des vagues de fond évangéliques pour répondre aux appels de notre temps. Nous ne pouvons, bien entendu, exclure aucune surprise. Toutefois, comme les choses apparaissent aujourd’hui et comme on peut essayer d’en faire le discernement spirituel, il me semble plutôt que l’appel du Seigneur à son Église est plus radical et plus universel.

Il s’agit aujourd’hui de faire exister l’Église, de rendre présent l’amour du Seigneur au milieu du monde par des communautés vraiment évangéliques et vraiment livrées aux hommes. Il s’agit, pour les religieux et les religieuses, préparés à cela par le charisme de leur vocation, d’entrer inconditionnellement dans ce mouvement de « recherche du royaume ». Un nouveau visage de l’Église comme amour désarmé doit apparaître petit à petit dans le retrait des structures de puissance. Et dans ce visage de l’Église, un nouveau visage de la vie religieuse comme amour encore plus désarmé, encore plus livré au cœur de l’Église.

À cette mutation qui atteint le fond même de la vie chrétienne, il me semble que tous les chrétiens sont appelés ; ce ne peut être l’œuvre particulière d’un fondateur, si grand qu’il soit. Chacun doit y entrer, avec toutes les ressources des formations acquises et des traditions comme des imaginations créatrices et des disponibilités toutes neuves. Que tel soit bien l’appel lancé aujourd’hui à la vie religieuse, j’en vois deux indices importants : l’ampleur croissante de la collaboration entre instituts religieux, comme entre prêtres, laïcs, religieux, religieuses, à toutes sortes de niveaux ; la convergence entre la recherche qui anime les divers milieux vivants de l’Église : laïcs et religieux, actifs et contemplatifs. Tous paraissent conviés à faire le même passage.

S’il en est ainsi, l’appel qui est aujourd’hui lancé, ou si l’on préfère le défi (challenge) qui est porté aux instituts religieux se subdivise selon deux étapes : premièrement, comme instituts, ils ont à décider si, oui ou non, ils veulent participer à ce mouvement de vie ; deuxièmement, dans la mesure où, par quelques avant-gardes, ils sont déjà entrés dans ce mouvement, l’appel se fait plus intérieur et plus pressant, chuchoté au cœur comme l’eau vive dont parle Ignace d’Antioche : il s’agit de s’engager dans l’authenticité d’une vie religieuse livrée au monde : un amour désarmé.

Le choix demandé aux instituts religieux : vivre ou survivre

Vivre, c’est entendre l’appel du Seigneur, comme Abraham, c’est « sortir d’Ur en Chaldée », c’est-à-dire abandonner les sécurités et les habitudes et s’engager résolument dans la recherche. Concrètement, à l’heure présente, cela veut dire : dans le discernement de ce qui est à faire (orientations communautaires ou personnelles), avoir comme critère absolu, ne rien faire passer avant : l’authenticité de la vie religieuse. Des personnes qui se sont engagées en religion et des communautés qui les rassemblent, Dieu n’attend rien d’autre, rien de plus que d’être vraiment religieuses, de réaliser dans le monde d’aujourd’hui, selon des conditions qui doivent toujours être discernées, une vie misée sur l’Évangile, livrée à l’amour, consacrée dans la foi. Il s’agit en vérité de chercher premièrement le Royaume, de perdre sa vie, d’accepter de tout perdre pour trouver le Christ.

Chaque famille religieuse est appelée à discerner l’appel de Dieu dans une disponibilité entière, sans lui mettre de condition préalable, comme seraient l’attachement à une œuvre particulière (p. ex. l’enseignement catholique) ou à une forme de vie (p. ex. la clôture des moniales). Le discernement aura à tenir compte, bien sûr, des traditions et des engagements pris mais on ne peut pas le limiter d’avance à l’intérieur d’un choix considéré comme allant de soi et soustrait à toute question. Ce serait se protéger de la vie et finalement, j’ose le dire, se dérober à l’appel de Dieu.

Le point d’application crucial sera le plus souvent aujourd’hui la création de communautés nouvelles (au sens où nous en avons parlé plus haut), au milieu du monde. Ce n’est pas le seul point d’application possible mais c’est, dans la plupart des cas, sur cette question que tout se joue. Choisir de vivre, pour un Ordre ou une congrégation, c’est envoyer plusieurs de ses membres dans ce type de fondation. Il n’est pas nécessaire que tous entrent dans ce mode de vie, mais il est nécessaire que l’Institut, et tous dans l’Institut envoient leurs frères ou leurs sœurs, qu’il y ait une prise en charge commune, ce qui suppose au minimum l’engagement délibéré des responsables et la bienveillance de tous.

Se dérober, pour quelque raison que ce soit, à un discernement dont le critère absolu soit l’authenticité de la vie religieuse, c’est aujourd’hui choisir, non de vivre mais de survivre ; c’est-à-dire de continuer à faire ce qu’on a toujours fait, de plus en plus en marge du courant vivant de l’Église, – et cela aussi longtemps qu’il y aura des sujets dans l’Institut. Les seuls problèmes sont alors de procéder à la liquidation progressive des œuvres et des biens et d’assurer aux religieux une vieillesse décente. Car je ne crois pas que Dieu appelle des jeunes gens ou des jeunes filles à donner leur vie pour la survie d’un Institut. En ma conscience de prêtre, je ferais tout pour détourner quelqu’un d’entrer aujourd’hui dans un institut qui n’aurait pas clairement opté pour la vie. On peut contester le diagnostic et le pronostic, mais je veux m’engager formellement sur ce point, car c’est, littéralement, une question de vie ou de mort.

Ce n’est pas à dire que les ordres et les congrégations qui choisissent la vie n’aient pas aussi à affronter les problèmes de fermeture de maisons et ceux du grand âge. Mais, si petite que soit la poignée des « envoyés », la perspective est transformée ; les diminutions sont ordonnées à la vie, elles prennent le sens d’une entrée dans la mort pour la résurrection.

Il faut d’ailleurs écarter une équivoque : aucun institut particulier n’a reçu la promesse d’une vie éternelle, aucun n’est nécessaire. Si je parle de choix de la vie, ce n’est pas pour vendre une recette infaillible de survie. Il ne faudrait pas entrer dans ce chemin pour continuer à avoir des recrues. Ce qui nous est demandé, c’est de répondre à l’appel du Seigneur dans une disponibilité inconditionnée, c’est d’abandonner nos assurances pour nous laisser saisir par le Mystère de l’Amour de Dieu vivant dans l’Église. Le reste, si Dieu le veut, sera donné par surcroît.

Celui qui choisit de survivre, c’est le serviteur timoré qui enterre son talent. Et nous savons qu’un talent enterré ne fructifie pas. Celui qui choisit de vivre meurt en terre comme un grain. Il porte le fruit que Dieu veut. C’est toute la différence.

Vie religieuse en 1970

Aujourd’hui nous voyons naître autour de nous de nombreuses petites communautés réelles au cœur du monde ; en même temps, beaucoup, tout en restant par la force de circonstances diverses, dans des cadres anciens, vivent une fraternité renouvelée et approfondie, notamment grâce à la révision de vie. C’est à ces frères et à ces sœurs, à tous ceux qui les aident ou se préparent à les suivre que s’adressent ces dernières pages.

Sitôt sortis des murs, ils font l’expérience que cette vie nouvelle n’est en aucune manière, comme le pensent ceux qui les regardent de loin, une solution de facilité. Autant il est vrai qu’il faut « raser les bastions », autant il serait faux de croire que cela suffit et que désormais tout est résolu. On ne peut commencer à savoir ce qu’est la vie religieuse pour aujourd’hui que lorsqu’on se trouve au milieu des hommes. Mais alors on est seulement à pied d’œuvre. « Le concile a rendu plus difficiles les réalités ecclésiales » (von Balthasar, o.c., p. 101) et notamment la vie religieuse. Toute présence au monde n’est pas « rayon de l’amour trinitaire et crucifié ».

Il importe que ceux qui vivent cela comprennent la gravité de leur entreprise et l’immensité de l’espérance dont ils sont porteurs (ou qui les porte). Ils doivent savoir ce qu’ils font, avec le réalisme de la foi, pour ne point céder au contentement facile ni à la déception mais pour attendre et opérer ce que Dieu leur donne, avec « une ardente patience » (R. Schutz).

  1. Et tout d’abord la communauté nouvelle n’est pas un rêve ni un idéal qu’on porte à bout de bras, elle ne peut être un engouement. Elle se fabrique avec les moyens du bord, avec des hommes et des femmes limités, pleins de contradictions et de peurs. Elle n’est pas un remède magique aux difficultés personnelles et sociales ; au contraire elle les démasque et les aiguise. Elle ne peut davantage se fonder sur le rassemblement de conditions psychologiques optimales. La communauté doit grandir dans la réalité humaine, à travers les tâtonnements, le difficile dégagement des anciennes habitudes, l’épreuve de l’incompréhension, les heurts des caractères, l’expérience des limites de tous genres. Elle est le don de la surabondance divine, se déployant dans notre faiblesse. Elle est le fruit du pardon divin qui engendre la réconciliation des hommes et son climat est le pardon mutuel. Le Seigneur exprime la loi de toute communauté chrétienne quand il dit à Pierre qu’il faut pardonner « soixante-dix-sept fois » (Mt 18,22).
  2. Une fois sortis des murs, il n’y a plus de route tracée, il n’y a pas de formule-miracle (ne prenons surtout pas la « petite communauté » comme une formule-miracle). Si les projets de fondation doivent être pesés, mûris (plus par une expérience de discernement spirituel en commun que par la prospective « scientifique » des experts), on ne peut en tout cas les vivre à l’avance ; si bien préparées qu’elles soient, les fondations sont toujours des aventures, des créations. C’est pourquoi ceux qui s’engagent dans cette recherche sont mis en état de discernement permanent, un discernement en prise sur la vie réelle et éclairé par un incessant retour à l’Évangile. Les deux dimensions inséparables de la révision de vie et de l’écoute de la Parole (partage d’évangile) sont devenues les coordonnées indispensables de la vie religieuse. Elles peuvent être réalisées de multiples manières mais, comme double attention à la vie et à l’Évangile, comme interrogation et contemplation, elles sont la structure essentielle de la communauté. Elles mettent le groupe comme tel sous l’emprise effective de l’Esprit, dans la foi et la prière, pour une invention permanente de la volonté de Dieu. On pourrait dire que cette exigence, pour la vie religieuse aujourd’hui, est « la seule chose nécessaire » (cf. Lc 10,42).
  3. Mais il faut bien voir jusqu’où cela va. Vivre ensemble, dans une recherche continuelle, l’amour de Dieu au cœur du monde, c’est s’engager, avec le plus grand réalisme, dans un Mystère qui nous dépasse infiniment. Le Mystère du don que Jésus fait de sa vie. C’est s’engager au don de sa propre vie. La communauté devient le lieu du don concret de la vie, don monnayé dans le détail des jours, plus explicite au temps de l’épreuve, quand la fraternité semble déboucher dans l’impasse, quand la communauté est ressentie comme impossible et qu’on accepte pourtant de rester et d’entrer dans la mort avec Jésus. Ce n’est pas seulement un mauvais moment à passer, grâce à la prière et dans l’attente de meilleurs jours. Dans la solitude même, dans le calice accepté avec Jésus, la communauté naît vraiment, comme la foi des disciples naît de l’agonie et de la mort de Jésus (cf. He 5,7-10 et Ph 2,8-9).
  4. Car, encore une fois, elle ne peut être que gratuité, surcroît que Dieu donne à qui a pour seul souci de chercher le Royaume et se laisse unir à la mort du Christ. La vie est alors donnée « au-delà, infiniment au-delà de ce que nous pouvons demander ou concevoir » (Ep 3,20).

Il faudrait abandonner tout calcul mercantile et même la préoccupation de porter un témoignage valable et compréhensible. On ne choisit pas telle insertion ou telle forme nouvelle de vie pour donner un témoignage (ambiguïté de l’interrogation : qu’est-ce que les gens pensent de la vie religieuse ?), le témoignage est donné par surcroît ; il parlera tôt ou tard (mais aussi sous l’aspect d’un signe de contradiction), si la vie est authentique. On ne sort pas des murs pour être vu, mais pour être présent et livré sans protection.

Il n’y a pas d’autre condition religieuse que celle de Jésus-Christ, qui a partagé en tout la condition humaine, excepté le péché (il n’a pas eu besoin d’aller vers les hommes, il vivait parmi eux) ; qui n’est pas venu pour être servi mais pour servir ; qui a aimé les siens jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à donner sa vie pour eux. Au terme de Cordula, Balthasar résume sa pensée et nous pouvons une dernière fois recevoir sa parole comme un appel pour la vie religieuse : « Ce dont l’Église aurait besoin,... ce ne seraient pas seulement des théologiens (ce serait cela aussi), mais évidemment des saints. Pas simplement des décrets et encore moins l’institution de nouvelles commissions d’étude mais des figures grâce auxquelles on pourrait s’orienter comme par des phares. Et ce serait le sens ultime de l’appel de détresse [5] de Cordula. Il n’est pas vrai que nous ne puissions rien faire, pour avoir des saints. Nous devrions essayer par exemple, même si nous sommes un peu en retard comme Cordula, de devenir quelque chose comme cela. Mieux vaut tard que jamais. » (p. 124).

St.-Jansbergsteenweg, 95
B -3030 HEVERLEE, Belgique

[1Au jugement des bons canonistes, le code de 1917 est plus souple qu’il ne paraît : rôle reconnu à la coutume, importance des dispenses, place faite aux droits particuliers, jugement souvent laissé à l’autorité, etc. Mais dans l’évolution historique, il est apparu comme une sorte de conquête définitive - entraînant d’ailleurs avec lui une prolifération de législations et de règlements dans tous les domaines de la vie ecclésiastique, - et il ne contribua pas peu à incruster un esprit de littéralisme et de juridisme.

[2Il est impossible de décrire un changement (surtout si on l’estime bénéfique) sans opposer avec quelque schématisme l’avant et l’après et paraître juger l’état ancien. Sous le changement toutefois, nous devons reconnaître une continuité, le dynamisme permanent de la vie religieuse, qui n’a cessé à aucun moment de produire des fruits admirables et qui a rendu possible cette nouvelle éclosion. D’autre part, il est clair aussi que la situation présente ne peut être décrite en termes uniformément positifs : j’en vois (et j’en dirai) les dangers et les souffrances. Il s’agit seulement de reconnaître la grâce du Concile et de déceler l’espérance qui est dans les faits.

[3Par formalisation, abstraction, symbolisation (par allusion aux symboles mathématiques), j’entends ici le fait objectif que la charité fraternelle avait à se couler dans un ensemble de formes qui n’expriment pas immédiatement la fraternité mais la signifient moyennant un ensemble de conventions. Sous cette formalisation une fraternité réelle pouvait être et était (et est encore) souvent vécue. L’analogie de la liturgie est ici éclairante. On peut percevoir et vivre profondément les réalités de proclamation de la Parole, de célébration et de communion que comprend l’Eucharistie, en célébrant dos au peuple ou dans une chapelle solitaire. Il n’empêche que les réformes post-conciliaires ont rendu au signe liturgique sa transparence naturelle.

[4On pourrait noter aussi le changement dans la conception de l’obéissance et de l’autorité. Mais il me parait dépendre directement des deux prises de conscience que je viens de décrire : de la responsabilité personnelle et de la coresponsabilité communautaire. L’obéissance n’est pas moins importante aujourd’hui mais le rôle des supérieurs est situé autrement.

[5Je le reçois et je voudrais le transmettre plutôt comme un cri d’espérance (note de l’auteur).

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