Pas de rénovation spirituelle sans discipline régulière
Pie-Raymond Régamey, o.p.
N°1970-4 • Juillet 1970
| P. 211-231 |
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
« Personne ne fait l’expérience de la liberté, si ce n’est par la discipline ». En celle-ci reconnaissons avec Bonhœffer la première étape nécessaire dans « le chemin de la liberté » [1]. Selon la liberté à laquelle on aspire, autre est la discipline. Mais point d’authentique liberté sans elle. Que l’homo mathematicus tende vers la maîtrise de sa raison calculatrice, qu’un homo faber veuille la sûreté et l’aisance dans son métier, qu’un homo technicus exige son succès dans telle sorte d’industrie moderne, leurs disciplines différeront. Toujours, ces dernières devront être « dures » et « implacables », comme disait Le Corbusier, pour que l’homme soit « digne » [2] – pour qu’il accède à ce qu’Henri Pourrat, ne parlant pourtant que d’humbles paysans (ou plutôt parce qu’il parlait d’humbles) appelait « les grandes mœurs ». L’homo spiritualis connaîtra les combats « plus durs que les batailles d’hommes » et il espère la disponibilité à l’Esprit, rien de moins. Qu’il s’astreigne à la discipline des voies où Dieu l’appelle !
Nous avons essayé, dans un précédent article [3], de montrer quelle métamorphose, généralement méconnue, du « psychique » en un « spirituel » exige cette « rénovation dans l’Esprit » à laquelle l’Église donne « le rôle principal » pour le véritable aggiornamento de la vie religieuse [4]. Maintenant, il faut reconnaître quel sens de l’homme suppose radicalement ce passage de la condition commune et médiocre à l’état « pneumatique ». Ce sens est trop obnubilé par les forces qui triomphent dans le monde de la science expérimentale et de la technique. Or cette perte explique à la fois la défaillance de l’esprit dans les voies de Dieu [5] et la désaffection générale dont pâtissent les disciplines régulières – lesquelles ne peuvent avoir aucun sens pour la mentalité scientifique et technique. En revanche, réveiller dans les religieux le sens intégral de l’homme, ce sera donner ses plus grandes chances à l’emprise sur eux de l’Esprit et cela en leur faisant redécouvrir les disciplines régulières.
I. Sens authentique et plénier de l’homme
Est-il aujourd’hui un seul cheminement de la pensée qui ne fasse conclure : la crise de la foi est une crise de l’homme ? Plus particulièrement, la crise de la vie religieuse est une crise de l’homme. En retour, le renouveau de cette vie importera à la reconstruction de l’homme [6].
Pour mettre cela en lumière, commençons par distinguer quatre niveaux de la vie humaine.
Le plus profond – ou le plus élevé, comme on voudra – est celui de ce que la Bible et, en général, les traditions multimillénaires de l’humanité appellent le « cœur ». On n’ose plus employer ce mot, qui couramment ne dit plus que sentimentalité. Mais il n’y en a pas d’autre pour signifier « la disposition profonde de la conscience et de la personne totale » [7]. Nous choisissons cette définition entre beaucoup, parce qu’elle unit l’extrême intériorité et la totalité de l’être : c’est le plus intime de l’homme – lequel est spirituel –, qui doit faire l’unité de tant de tendances multiples de la personne totale, généralement désaccordées. Le plus intime de l’être destiné à l’infini, ouvert à l’infini plus profondément que sa conscience, et ouvrant sa conscience à ce sens de sa destination. Le « cœur » a le sens de Dieu et de toutes choses, indissolublement comme un regard simple et illimité de l’esprit et comme un dynamisme sans mesure de cet esprit. Spiritus est intuition et amour illimités [8].
Puis, il y a le plan du « mental ». Il s’agit toujours, bien entendu, de l’esprit, mais dans sa fonction abstractive et discoureuse. Parce que l’homme est doué d’un cerveau aux milliards de connexions possibles, il est capable de développer indéfiniment et de maintenir les réseaux de signes notionnels qu’il abs-trait [9] de son expérience intime ou sensible. Son sens intime, simple, s’y réfracte en quelque sorte dans la multitude de ses idées. Il peut les soutenir en perdant leur référence au réel d’où il les a tirées et les agencer en systèmes. C’est bien cette fonction rationnelle de l’esprit qui lui permet son autonomie par rapport au cosmos et donc sa royauté. Elle se développe selon un ordre si réellement quantitatif que les cerveaux électroniques y réussissent beaucoup mieux que le sien. C’est un terrible risque pour lui que de pouvoir ainsi raisonner sur ce plan d’abstraction : le risque est d’obnubiler son « cœur » et de se retourner vers le réel pour y trancher au gré de ses partis pris. Là, dans cette indiscrétion agressive d’ Animus, est un principe sans cesse renouvelé de dysharmonies intérieures.
Il faut distinguer comme un troisième plan celui des vouloirs déterminés. D’une part, ils se distinguent du sens intime du « cœur » autant que le font les idées et les raisonnements. D’autre part, chacun sait que raison et volonté ne s’accordent pas toujours, alors que, dans la profondeur du « cœur », regard et dynamisme ne font qu’un.
Enfin, il y a le niveau psycho-somatique. Il est certes d’une complexité extrême, mais on doit, à la façon de la Bible et des sciences modernes de l’homme, souligner « l’unité de l’âme et du corps », quelque mystérieuse qu’elle soit. L’âme est, comme dit Klages, « le sens du corps » et le corps « l’aspect de l’âme », ou parlons, avec Marc Oraison, de « deux versants d’expression du même être ». On réagit aujourd’hui, à juste titre, contre le dualisme « cartésien », mais c’est le plus souvent pour magnifier le corps à l’encontre du vœu de l’esprit, pour accorder tout à la sensualité. La question serait plutôt de faire du corps lui-même l’instrument de notre divinisation.
Le monde moderne est le monde de la rationalisation. En toutes choses. Il s’y est obligé de proche en proche, dans les voies où il s’est engagé. Il s’est obligé aussi à la plus grande efficience. Ce destin est inéluctable et irréversible. Mais la plus élémentaire sagesse exigerait que l’homme s’inquiète de ce qu’un tel destin signifie pour lui. Il lui signifie, s’il n’y veille, sa désagrégation interne et la perte du sens de sa destinée, l’impossibilité de la foi. Car l’activité intempérante de la raison et de la volonté obnubilent le « cœur » et provoquent une excitation anarchique de la sensualité et de l’imagination. À force de ne s’occuper, et avec quelle frénésie, que de ce qui se montre et se démontre, l’homme ne se doute plus qu’il est doué pour une tout autre lumière et pour « la vraie vie » [10]. Qu’il s’observe si peu que ce soit, il s’apercevra qu’il ne fait presque jamais fonctionner sa raison – et par suite appliquer son effort volontaire – selon leur nature, c’est-à-dire en vertu du sens vital des réalités humaines et de son ouverture à l’infini. Son intelligence n’est plus qu’« un rouage rationnel du système qui le conditionne », hors de sens ; aussi se laisse-t-il « absorber par les mécanismes extérieurs » [11]. Il n’en échappe guère que dans des vues abstraites, elles aussi élaborées par Animus coupé de Spiritus-Anima [12], ou dans l’excitation la plus anarchique de la sensualité et de l’imagination [13]. Comment garderait-il quelque sensibilité spirituelle à la vérité divine [14] ? Ce qui disparaît en lui, c’est l’amorce même de la foi, de toute la vie théologale : de la divinisation. Tout se passe comme si l’homme n’avait plus l’instance supérieure, nécessaire pour que ses connaissances et ses désirs, les éléments de sa personnalité, puissent s’intégrer d’une façon vraiment humaine, c’est-à-dire pour qu’ils s’orientent selon les vœux de l’esprit, à plus forte raison selon sa vocation d’enfant de Dieu [15]. Il lui faudrait cette instance pour les options dignes de lui.
L’intégration ! la première de toutes les lois d’un vivant. Plus, dans le vivant, se multiplient et se diversifient les fonctions, plus il faut que soient forts ses principes vitaux d’unité [16]. Cela sous peine des plus graves troubles, souvent même de la mort. Principes vitaux, disons-nous : les idées et les coups de la volonté n’y peuvent rien. L’intégration est l’œuvre d’un dynamisme plus profond et plus total que la conscience que l’on en prend. Aussi a-t-on souvent comparé l’homme, le plus complexe des vivants, à un iceberg, en ce que n’émerge de lui que, disons, la dixième partie. Ainsi à tous ses niveaux. Dans l’organisme physique, les régulations nerveuses, endocriniennes, musculaires, dont notre conscience immédiate ne se doute pas, font l’admiration des physiologistes, tellement que Cannon a pu parler d’une « sagesse du corps » [17]. Dans la psyché, sans doute la prise de conscience joue-t-elle un rôle nécessaire, mais les mécanismes efficaces, tels que la sublimation, sont subconscients, et la volonté n’y peut rien, directement. L’intelligence rationnelle et le vouloir réfléchi n’ont valeur humaine qu’autant qu’ils procèdent de la vie profonde du « cœur », – d’un « cœur » rectifié selon l’ordre du Dieu de la vie.
En vain les médecins dénoncent-ils « les maladies de la civilisation » ; en vain les sociologues nous disent-ils quels signaux d’alarme sont les statistiques de divorces, des suicides, de la délinquance juvénile... ; en vain les psychiatres déchiffrent-ils dans les psychoses et les névroses cette désintégration de plus en plus fréquente de l’homme. En vain ! Que faudra-t-il à nos maîtres en Israël pour reconnaître la part qui revient à l’agitation indiscrète du mental et de la volonté pratique dans la crise de la vie religieuse, dans l’impossibilité pour beaucoup de la contemplation [18], dans la débâcle fréquente de la foi ? On n’ose pas voir le divorce du mental et de la volonté d’avec le « cœur » et l’âme sensible [19]. Si on le voyait pour de bon, le tumulte des idées et des passions auquel tout conspire dans les couvents et les églises apparaîtrait tel qu’il est en réalité : tragique.
On réduit la liturgie proprement dite et la régularité – cette liturgie étendue à toute l’existence – à ce qu’on en explique. Mais leur sens est beaucoup plus profond et large que leurs significations [20]. Ils sont symboliques dans la plénitude du mot, qui dit beaucoup plus que la référence intellectuelle d’un signe à quelque réalité : une compénétration du spirituel et du sensible telle que le spirituel, qualifiant le sensible, en reçoit une consistance dans l’espace et le temps. Insistons : les actes liturgiques et les éléments en lesquels s’accomplit une existence consacrée [21] suggèrent les réalités spirituelles en leur plénitude et pureté, au-delà de la compréhension intellectuelle, et cela à la faveur de leur qualité sensible. Une inclination du corps faite n’importe comment ne symbolise rien (sans doute ne signifie-t-elle pas davantage, car on ne prend pas le temps de réfléchir à ce qu’elle veut dire). Accomplie comme il faut, elle est un mystère de présence : en elle, par elle, celui qui la fait s’insère et se renouvelle dans le Mystère qu’il agit.
Actuellement, la mentalité abstraite et son intempérance discoureuse ne cessent de se substituer au sens symbolique ; la sensibilité est à la fois émoussée et exaspérée par la multitude des images ; la frénésie d’efficience dessèche le cœur. À ce régime, la vie religieuse n’a plus de sens. Mais les pentes peuvent se remonter. Seulement, il faut que ce soit à bon escient. Avertis de l’agitation indiscrète du mental, des ravages qu’opèrent ce que les moines des premiers siècles appelaient « les pensées passionnées » – dont la décantation est plus nécessaire encore aujourd’hui qu’elle ne l’était au désert –, nous voudrons sérieusement la discipline de vie et le milieu qu’elle requiert [22]. Une volonté avertie des maux et farouche à leur mesure se permettra de tâtonner dans la remontée. C’est au « cœur » de se rouvrir, et il le peut toujours. Reste qu’il s’affermisse. Il peut le faire dans une certaine mesure, même si son milieu s’obstine dans les aberrations actuelles. Mais combien n’est-il pas de milieux auxquels on peut rendre le sens de l’homme, auxquels on peut faire prendre conscience des processus de désagrégation et de leurs risques, que l’on peut progressivement initier ? A peine s’engage-ton dans cette voie montante que la merveilleuse rénovation dans l’Esprit fait sentir déjà quelque chose de sa vertu convaincante. Mais pas d’illusion ! Les « habiles » et les « sages », équipés de toutes les ressources des connaissances modernes, refuseront ce qui se révèle aux « petits » (cf. Lc 10,21), ils s’obstineront d’autant plus en tout ce qui désagrège « l’homme intérieur » (cf. Ep 3,16).
II. L’état de chant
Qu’une discipline espère fortifier l’esprit, l’ouvrir et le rendre disponible à l’Esprit, elle ressemblera à celle du poète. Qui s’y conforme pourra dire : « Ce qui n’était que prescription est devenu rythme et hymne, ajusté à chacun de mes pas sur la route » [23]. Ou : « Ma contrainte est un cérémonial de l’amour » [24]. Le secret de la réussite dans les voies de l’Esprit semble bien être l’art d’allier à la rigueur de la qualité expressive des actes une disposition intérieure qu’on ne peut mieux signifier que comme un « état de chant ». De cet état de jubilation secrète, de liberté intérieure, devra procéder cette rigueur même.
L’amour peut toujours à notre gré s’éveiller, se réveiller, et c’est la dilection. Il le peut toujours, car la grâce ne nous manque pas et nous pouvons toujours rouvrir notre cœur à la conviction de notre destination éternelle, le « souvenir de Dieu » reçoit toujours en nous un écho sincère. Cet éveil est le principe de toute qualité chrétienne de l’existence [25]. Il paraissait naguère surérogatoire au légalisme ; maintenant l’utilitarisme en fait fi, ou même le blâme [26], exige qu’on soit tout à l’activité extérieure [27]. Pourtant, comme Dieu est Amour, s’éveiller à lui, c’est aimer [28].
La dilection est simple, toute riche qu’elle est de ces innombrables harmoniques que résument les sept béatitudes [29].
Simple et principe de toute simplicité, puisque communion du cœur, qui est simple en son fond, et avec Dieu, la simplicité infinie. En observant les jugements et l’activité des spirituels, nous avons vu [30] qu’en leur mode lui-même ils tendent vers la simplicité psychologique, alors que « psychiques » et « charnels » s’exilent dans la multitude des idées vaines, des images, des passions.
Enfin la dilection ne tend pas seulement à être l’amour de « tout le cœur » et de « tout l’esprit » et à mettre en œuvre « toutes les forces », mais aussi à christianiser « toute l’âme ». L’Amour éveille Psyché. Il aimante nos énergies psychiques, notre sensibilité. Oh ! pour sûr, notre temps s’intéresse beaucoup au psychisme et au corps, et il a des techniques excellentes de psychothérapie, de relaxation, etc., mais quel souci efficace voit-on, dans les milieux qui devraient être spirituels, de mettre au régime que suggère la dilection les corps et les âmes, tout au long de la vie courante elle-même, dans sa trame constante ? Le corps sain n’est que source de jouissance et agent de l’action volontaire. La psyché rêve dans la ligne de l’imaginaire, se dissout dans le flux des images, s’excite au gré des partis pris. Le climat des communautés ne peut plus être ainsi celui de la dilection et des béatitudes.
Chaque fois que nous le retrouvons, par chance, nous reconnaissons l’air natal. Celui de notre naissance éternelle. L’autre jour, cette rencontre de petites sœurs toutes simples, dans leur cuisine, à leurs affaires, qui font tant de bien à M., sans avoir l’air de rien. Si pratiques dans leurs tâches, mais si évidemment rafraîchies, de tâche en tâche, par un souffle de paradis !... Dans les siècles traditionnels, le climat de la dilection – même si l’on y attentait – allait de soi, parce que les modes de vie étaient une sagesse du cœur et du corps. Aujourd’hui, l’on met tout au régime du mental, de la volonté dure et des passions ; mais l’homme est toujours l’homme : Dieu le fait toujours, en son fond, « mouvement vers lui » [31] ; par tout le meilleur de lui-même, il tend toujours vers son unité ; il trouve toujours son épanouissement lorsque sa sensibilité et son esprit se compénètrent. Ces trois traits : éveil de l’amour, simplicité spirituelle, épanouissement sensible, caractérisent, sans doute possible – indivisiblement et le premier suscitant les deux autres – l’être christianisé. Tels sont son climat intérieur et ses rapports fraternels. Ils dépassent la platitude coutumière, comme un paysage révèle ses charmes quand le soleil perce la brume, comme le chant s’élève au-dessus d’une terne parole.
Il y a là plus qu’une analogie. C’est un fait que la voix se met d’elle-même à chanter si, tandis qu’on s’exprime, l’âme s’éveille à l’amour spirituel – « cantare amantis est » [32] –, s’ouvre vers l’infini, si l’esprit et la sensibilité ne font qu’un [33]. Ce que cette expérience a sans doute de plus remarquable, c’est que le chrétien y reconnaît qu’il est fait pour elle, comme l’oiseau pour le vol.
La foi rend compte de cette constatation : Dieu est amour, le cœur doit être simple et principe de toute simplicité, le christianisme est incarnation : voilà nos trois traits caractéristiques. Le climat chrétien naît de la conduite de l’être qui se conforme réellement à ces trois grands aspects de sa propre vérité. Le malheur est que le chrétien puisse omettre de prendre son élan spirituel, tandis que l’oiseau, où qu’il aille, s’élance dans l’air. Le chrétien peut – et n’est-ce point, hélas ! sa coutume ? – se livrer à ses occupations en ne faisant fonctionner que sa raison et ses automatismes, sa volonté délibérée aussi, mais sans ouvrir son cœur. Alors, il ne sait même plus qu’il est esprit. Mais ce sont deux thèmes constants de l’Écriture que l’éveil et le chant spirituel [34]. Les béatitudes sont les notes du chant que les enfants de Dieu font monter vers lui.
L’état de chant appelle une conduite que nous désignons, à défaut de mieux, par cette expression : la « détente vive ». D’ordinaire, nous oscillons entre deux états, également fâcheux : le relâchement et la tension. Dans l’un notre conscience somnole, notre ferveur s’attiédit, notre force défaille. Que nous nous en apercevions et réagissions, c’est le plus souvent pour nous raidir, nous « tendre », au mauvais sens du mot, qui dit une dépense d’énergie physique et psychique plus forte que les actes n’en requièrent. Cette tension s’accompagne souvent d’une restriction du champ de la conscience. Le vœu de l’esprit et sa réussite sont de nous renouveler, entre ces deux extrêmes fâcheux, « au-dessus » d’eux, dans une forme d’être détendue et vive, qui correspond à l’épanouissement de l’amour et à la présence de l’esprit, lequel est énergie aussi bien que lumière et amour, spontanéité sans cesse jaillissante.
Ce vœu n’est pas moins inscrit dans notre physiologie elle-même [35] et dans notre psychisme [36]. Ainsi, tandis que notre cœur réveille « un souvenir profond du Seigneur de gloire », comme dit Diadoque de Photicé [37], tandis qu’il s’y complaît et réjouit, il nous est aisé de rectifier notre façon d’être pour qu’elle soit à la fois détendue et vive : en notre posture, notre respiration, notre marche, tous nos gestes, notre bienveillance sensible.
On compense les dommages de la vie frénétique par de la relaxation et divers exercices. C’est excellent et nécessaire, mais spirituellement, à quoi bon, si ce n’est pour tendre vers la constance dans un engagement fort et doux de l’homme total, quelles que soient ses activités : tâches utiles, prière ou repos ? On reconnaît dans les coutumes liturgiques et monastiques une sorte de yoga – évidemment en un sens très large [38] –, tendant à l’intégration spirituelle de tout l’être, et particulièrement à cette apatheia [39], à cette hesychia [40], qui sont une mise en ordre de notre monde passionnel, pénétré par l’esprit, aimanté par lui, et nous permettant de connaître quelque peu, selon le vœu trop peu remarqué de saint Pierre, « l’incorruptibilité d’une âme douce et calme » (1 P 3,4).
Il faut ajouter que les usages liturgiques et réguliers apparaissent au psychologue comme un ensemble de suggestions, fâcheuses pour l’être entier si elles n’ont pas leur qualité, favorables à l’intégration spirituelle si l’on en respecte la nature et si le cœur s’y ouvre. Les symboles ont une efficacité, heureuse ou funeste. Elle est de suggestion. Or la suggestion obéit à deux grandes lois qui nous avertissent des conditions nécessaires pour que ces usages soient efficaces et bénéfiques [41].
L’une est qu’il faut favoriser l’attention spontanée. Pour que les suggestions opèrent, il faut, nous dit Jaspers, que l’attention soit plutôt attraction. Mounier a parlé d’un « état de distraction attentive ». L’état de chant et de détente vive est de cette sorte : il est totalement vital, et le mental n’y exerce que le contrôle discret qui lui revient. Il tend à être la veille du cœur dans le sommeil des « pensées passionnées ». Il confère aux éléments de la vie une valeur d’incantation – du moins lorsque ceux-ci ont leur beauté paisible, pacifiante [42].
La seconde loi majeure de la suggestion est celle que Charles Baudoin a appelée « loi de l’effort converti ». Les maîtres spirituels devraient en être prévenus, lui accorder l’importance primordiale qui lui revient, en avertir instamment les religieux et fidèles qu’ils tentent de servir. On ne cesse d’agir à son encontre. Elle peut se formuler ainsi : Lorsqu’une tendance est vitalement active dans un psychisme, tous les efforts volontaires que fait le sujet pour lutter contre elle et contre ce qu’elle suggère activent sa force et sa suggestion. Cela vaut pour les tendances moralement bonnes comme pour les mauvaises. L’exemple classique est de la seconde sorte : les « mauvaises pensées » sont le plus obsédantes lorsqu’on s’acharne contre elles. Elles sont l’affleurement dans la conscience d’une sensualité vivace, avouée ou non [43]. N’en concluons pas qu’il faille céder aux tendances fâcheuses, ce que si souvent l’on appelle sottement « défouler » ! Leurs actes les renforcent, après un soulagement passager et illusoire. La conduite sage est positive. Dieu merci, rien de plus vital en nous que notre bonne volonté foncière et que maintes tendances heureuses selon lesquelles nous pouvons être sincères dans le bien. Profitons de leur puissance de suggestion. Disposons l’ensemble des éléments de l’existence de telle sorte que, vécus avec amour, ils agissent en nos profondeurs elles-mêmes selon les vœux de l’Esprit.
Innombrables sont évidemment les interférences selon lesquelles joue la loi de l’effort converti dans le domaine religieux et liturgique, en proie comme il l’est à tant de contradictions. Il y aurait sans doute profit à en observer les formes les plus caractéristiques. S’en est-on jamais avisé ? Du moins devons-nous remarquer le mécanisme d’un phénomène maintenant très fréquent, d’immense conséquence, que voici en bref. Lorsque l’intérêt vital de certains religieux n’est pas réellement le Règne de Dieu tel que le concrétisent les éléments de l’existence caractéristiques de leur Institut religieux, quand cet intérêt vital se porte sur des partis pris qui les possèdent, sur un job auquel ils s’adonnent, sur quoi que ce soit qui les divertit (au sens de Pascal), les usages les plus authentiques de leur famille religieuse leur deviennent des contraintes ; les efforts qu’ils peuvent faire, consciencieusement, pour s’y conformer sont violents, car « leur cœur n’y est pas ». Leur véritable intérêt, dévié, « convertit » ces efforts à son profit, à l’encontre de la plénitude spirituelle à laquelle ils étaient appelés comme leurs frères. Le plus souvent ils ont, à longueur de vie, « rationalisé » les passions qui les meuvent [44], de sorte qu’ils identifient sincèrement avec elles leur vocation même, et cela d’autant plus qu’est plus réelle leur générosité qui va dans le sens de ces passions et plus lucide leur critique de leur milieu de vie. Ils ne peuvent même plus se douter de leur illusion. Leur sincérité en fait les ferments d’une terrible virulence pour désagréger cet organisme hautement évolué qu’est un Institut religieux. Ils tendent à en faire le combinat tout pratique des activités qui les intéressent. La conversion radicale et générale dont ils ont besoin suppose un singulier ressourcement dans leur vocation profonde, un sens renouvelé de la plénitude charismatique que l’Esprit veut à leur famille spirituelle. Retrouveront-ils la grande « passion spirituelle » qui doit commander toute leur vie, tout y convertir en son sens [45] ?
L’état de chant est le climat de la liberté spirituelle, parce qu’il dilate le cœur. Le monachisme ancien enseignait ce qu’il appelait « la vraie liberté ». Cette doctrine, que Dom Jean Leclercq nous a rendue [46], est remarquable en ce qu’elle met la « liberté d’initiative » en dépendance de celle qu’elle nomme « liberté de grâce ». Nous comprenons tout de suite ce que la première expression signifie, mais nous y prétendons trop vite ; nous nous croyons capables d’en bien user, quel que soit notre état spirituel. Nous ne nous doutons pas que nous sommes téméraires en nous figurant que la grâce nous aidera dans nos initiatives, alors que nous les prenons hors du climat des béatitudes.
Les vieux moines, en leur ligne propre, précisaient la « liberté de grâce » en « liberté de contemplation » ; « le libre consentement à Dieu dans la prière contemplative » était à leurs yeux « la forme suprême et parfaite de la liberté de l’homme » – inauguration ici-bas de la liberté des bienheureux. Certes la plupart des formes de vie n’ont pas pour fin la contemplation, mais le service du prochain. Cependant elles doivent toutes culminer dans les moments d’intimité avec Dieu et quand Dieu appelle certains de ses enfants à « se consacrer plus intimement à lui » [47], ils ont à multiplier les moments de cette pure intimité, à les prolonger, à les approfondir. Le Concile veut en toute vie religieuse les deux pôles entre lesquels s’éveille la dilection : la « contemplation » et « l’amour apostolique » [48].
III. L’actualité des mœurs liturgiques et régulières
Des disciplines ne valent évidemment qu’autant qu’elles contribuent à l’accomplissement du chrétien, et maintenant nous savons que cela signifie qu’elles doivent être de nature à favoriser l’éveil de son amour foncier, son intégration spirituelle et un épanouissement sensible qui soit selon le vœu des béatitudes. Il va de soi que, sous ces trois aspects, une discipline résolue, rigoureuse est nécessaire, puisque dans le monde tout conspire contre « l’homme intérieur », l’exile de « la vraie vie ». Et voilà, soit dit en passant, le sens plus actuel que jamais que prend la distinction traditionnelle entre « vie religieuse » et « monde ».
Il n’est pas moins évident que les tâches de ce monde obligent les chrétiens, et singulièrement les religieux qui doivent s’y adonner, à des disciplines toutes différentes, opposées à bien des égards, et cela de toutes sortes de façons. Que l’accord de celle-là et de celles-ci, et leurs alternances nécessaires, posent des problèmes indéfiniment variés, cela saute pareillement aux yeux.
Jusqu’ici, l’exigence nécessaire d’« incarnation » a été généralement très mal comprise, elle l’est de jour en jour plus mal. On relâche jusqu’à la supprimer la tension, certes difficile, mais nécessaire et tonique, qui doit exister entre les deux pôles de la vie chrétienne. Par réaction contre une conception toute « descendante » de cette vie, contre sa désincarnation du corps physique et du corps social, on refuse pratiquement – et souvent de la manière la plus systématique – le pôle d’intériorité où le chrétien s’ouvre à sa transcendance autrement que d’une façon notionnelle : intimior intimo meo ! Exigence d’« incarnation » mal comprise, et dans cette réduction à l’expérience des réalités terrestres, et dans la méconnaissance des failles qui sont dans l’homme et qui le rendent captif de la « chair » et du « monde », et mal comprise en ce que l’on en vient à ne plus rien « incarner », à « blasphémer » les réalités surnaturelles et les valeurs que l’on s’est condamné à ignorer.
Les « spiritualités » ont éclaté, se sont évanouies. Si leur ruine n’était l’engloutissement du monde spirituel auquel elles tentaient d’introduire, le mal ne serait pas grand. Elles s’étaient mises au régime intellectualiste et volontariste. Aussi ne pouvaient-elles que dégrader en un piétisme sentimental la vie du « cœur », mortifier indiscrètement le corps, brimer ou rendre agressive la sensibilité (comme l’art le signifie cruellement [49]). Les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit sont les unes et les autres qualités du « cœur » ; les vertus de courage et de modération le sont de la sensibilité : assurément, la grâce de Dieu et la générosité de l’homme peuvent les sauver, mais c’est en dépit du sens qu’on en a [50]. Pratiquement, intellectualisme et volontarisme ont préparé la désintégration de l’homme, l’ont livré d’avance aux forces du monde de la rationalisation et de l’efficience.
Mais l’homme est toujours l’homme, répétons sans cesse ce refrain. L’Église et plus particulièrement, en son cœur même, l’état religieux sont toujours là pour lui rappeler ses fins suprêmes. Une liturgie que commanderait – parlons au conditionnel – le sens plénier de l’homme et une vie régulière qui procéderait de ce sens seraient pour la rénovation spirituelle de l’homme d’une actualité que mesure leur inactualité apparente. Ce n’est pas tout à fait un rêve. Chacun de nous connaît des communautés religieuses de types fort divers qui, par un instinct plus ou moins raisonné, maintiennent ou retrouvent les disciplines dont a besoin le spirituel selon le Christ et du même coup tendent à restaurer l’homme supérieurement intégré et ouvert.
Il faut de cette discipline – et dans ce qu’elle a de commun à tous ceux qui veulent la rénovation spirituelle et en ce qui est propre à chaque type – prendre une conscience très avertie et réfléchie. D’une part, la conscience humaine est devenue réflexive, de spontanée qu’elle était dans les civilisations traditionnelles ; plus le risque est grand d’un usage aberrant de la raison, plus solidement il faut se rendre raison de sa conduite. D’autre part, il faudra que cette conduite sage s’affirme non seulement à l’encontre des entraînements du plus grand nombre, mais même en cœxistant, dans les mêmes religieux et religieuses, avec les obligations de la vie plus ou moins engagée dans ce monde. C’est curieux qu’en si peu de communautés religieuses on se rende compte de la nécessité vitale d’être nettement amphibies. Elle est pourtant la plus urgente de toutes. On brouille tout. Les états nets, la distinction des temps, des lieux, des fonctions, l’affirmation du caractère sont spirituellement affaire de vie ou de mort.
S’il plaît à Dieu, nous tenterons prochainement cette prise de conscience actuelle-inactuelle, en fonction du sens plénier de l’homme, sur l’exemple de l’élément le plus commun à toutes les vies religieuses, le plus essentiel sans doute et néanmoins celui qui souffre les plus graves dommages : le silence.
Couvent de Saint-Jacques,
20 Rue des Tanneries
F- 75, PARIS XIII e , France
[1] Il s’agit d’un admirable poème que le P. Marlé a traduit : Dietrich Bonhœffer, Casterman, 1967, p. 168.
[2] Sur ces trois expressions de Le Corbusier et quelques autres, mon livre L’exigence de Dieu, Cerf, 1969, pp. 196-197.
[4] Perf. carit., n. 2, e. – Méchant comme je suis, je serais curieux de savoir comment, en maintes congrégations qui croient faire leur aggiornamento, l’on a compris cette « rénovation spirituelle », comment on y avise réellement. Ne la fait-on pas consister en des adaptations pratiques ?
[5] Impossible ici de nous expliquer sur cette défaillance que beaucoup s’entendent à nier. Renvoyons, par exemple, à l’article du P. de Lubac, « L’Église dans la crise actuelle », dans Nouv. Rev. Théol., juin-juillet 1969, p. 580-596. - Avant peu, personne ne pourra plus nier cette défaillance - trop tard !
[6] Nous avons suggéré quel rôle reviendra de plus en plus à la vie religieuse pour un « salut humain » de l’homme, en sauvant le sens des fins dignes de lui, Supplém. de la Vie Spirit., février 1969, p. 136-137.
[7] Y. Congar, O.P., Vaste monde, ma paroisse, p. 123.
[8] C’est cet amour foncier que les anciens appelaient « volonté ». Cette remarque est capitale en ce qui regarde la foi. De quel droit « vouloir croire », s’il s’agit de coups de la volonté délibérée ? Quel arbitraire, quelle violence, si cette volonté prétend arracher à l’esprit l’assentiment ! Mais il s’agit de notre dynamisme spirituel, qui est « fait pour Dieu », qui est, en sa spontanéité la plus profonde, ad Deum.
[9] Cette façon d’écrire rappelle qu’abstraire, c’est « tirer de », abstrahere.
[10] Le thème de la lumière est particulièrement johannique, en connexion avec celui de la vérité et celui de la vie (v. à ces mots le Vocab. de théol. biblique). La « vraie vie » est chez S. Paul (1 Tm 6,19).
[11] Ces expressions sont du P. Birou, dans sa réponse à l’enquête d’Esprit, octobre 1967, p. 522.
[12] Nous nous référons évidemment au fameux apologue de Claudel, « Animus et Anima » (Réflexions sur le vers français, dans Positions et Propositions, t. I). Mais, pour les besoins de sa cause, Claudel ne met en présence que deux instances : « l’esprit et l’âme », en réalité le premier n’étant considéré qu’en sa fonction rationnelle et précisément en son indiscrétion, et la seconde est spirituelle autant que « psychique ».
[13] Qui ne songera aux explosions dont la plus fameuse en France est celle de mai 68 ?
[14] Une « affinité avec la Vérité » est au principe de la foi : grand thème de S. Jean (v. la Bible de Jér. sur Jn 10,26).
[15] Cette instance supérieure – l’esprit, en tant qu’il s’ouvre à la lumière divine, est capable de contemplation et fait rayonner cette lumière sur les idées et les vouloirs relatifs aux choses de ce monde –, appelée par saint Augustin et saint Thomas « ratio superior », était la clef de voûte de leur anthropologie. Doctrine essentielle à la théologie du péché (celui-ci est un manquement à la « loi éternelle » ; il faut donc avoir le sens de cette dernière ; on est coupable lorsqu’on engage l’action sans s’y référer, au moins implicitement grâce aux dispositions rectifiées, des « vertus »). Il est significatif du passage de la grande théologie, qui demeurait tout entière spirituelle, à une théologie de ratiocination que Cajétan lui-même se soit figuré que saint Thomas ne parlait de « ratio superior » que par une fidélité conventionnelle à saint Augustin. Non moins significative l’inutilité en notre temps des efforts tentés pour remettre en valeur cette doctrine capitale : le P. Rog. Bernard, Le Péché, p. 329-330 ; le P. Chenu, Rev. des Sc. Phil. et Théol., 1940, p. 84-89 ; Maritain, Science et religion, p. 267-266. Cf. S. Thomas, 79, 9 ; Ia IIac, 15, 4 ; 74, 6-10 ; IIa IIac 8, 3 ; 9, 2 ; 46, 3 ; 182, 4 ; IIIa, 46, 7. – Une thèse inédite du P. Queneau (à la bibliothèque du Saulchoir). Cf. saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, ch. 12 : Il y a trois parties de l’esprit : l’une est relative aux choses naturelles et selon les lumières naturelles ; une autre est relative aux réalités surnaturelles et discourt selon la foi et il y a « une certaine éminence et suprême pointe de la raison et faculté spirituelle, qui n’est point conduite par la lumière du discours et de la raison, mais par une simple vue de l’entendement et un simple sentiment de la volonté, par lequel l’esprit acquiesce et se soumet à la vérité et à la volonté de Dieu » (c’est le « cœur », la « ratio superior »).
[16] À mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres, les organes sont plus nombreux et plus différenciés, plus vitalement nécessaires les uns aux autres, commandés par un système nerveux plus complexe et plus unifié. Dans ce système, le contrôle et la commande exercés par les zones les plus élevées sont plus immédiatement nécessaires au fonctionnement des inférieures. Soit, par exemple, cette fonction qu’est la station debout : si l’on enlève le cortex cérébral à un Chat ou à un Chien, il continue à se tenir fort bien debout, grâce aux centres qui assurent cet office ; mais le Singe, privé de son cortex, éprouve de grandes difficultés à se maintenir ; quant à l’Homme, lorsqu’un accident a coupé la communication entre son cortex et ses centres de la station, celle-ci lui est tout à fait impossible (Fabre et Rougier, Physiologie médicale, 3e édit., 1957, p. 620-621).
[17] Cannon entendait cette « sagesse du corps » de l’art admirable qu’il a de maintenir un état intérieur aussi stable que possible, en dépit des variations extérieures auxquelles il est soumis (homéostasie). Il faut généraliser. Et il faut profiter de toutes les possibilités d’intégration physique et psychique, pour favoriser la maîtrise de l’esprit, la libération spirituelle.
[18] Loin de s’en inquiéter, d’y voir un avertissement et de chercher les remèdes au mal, on discrédite la contemplation comme si elle était une évasion et une contamination païenne du christianisme. Tout au contraire, l’enseignement du Concile : J. Leclercq, dans « Vie consacrée », 1968, p. 193 ss.
[19] Il faudrait ici recevoir la leçon d’un phénomène immense que personne ne veut voir sérieusement, quoiqu’il saute aux yeux partout : d’une façon générale le décor de la vie est harmonieux jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, habituellement discord depuis le milieu du XIXe. Plus profondément que l’influence de l’industrie, qui n’a fait qu’amplifier le mal, l’étude attentive fait apercevoir une perte de la sensibilité, causée par des aberrations de la raison. Là-dessus (à défaut d’Explication de la décadence, L’Art Sacré, 1947, qui est épuisé) cf. Portrait spirituel du chrétien, Cerf, 1963, p. 465 et ss.
[20] Cette distinction du sens et de la signification, l’un vital, profond, spirituel, l’autre tout rationnel, est un beau cas de ces ruptures qu’opère l’esprit, dont nous parlions ici même, en juillet 1969, p. 206-207. Elle correspond à la différence qu’il y a entre ce que la Bible appelle la « connaissance » (cf. à ce mot le Vocab. de théol. bibl.) et ce que, superficiellement, nous désignons par ce mot.
[21] Il faut parler des « éléments » d’une existence religieuse et non de ses « moyens ». Nous nous en expliquons dans L’exigence de Dieu, Cerf, 1969, p. 85-88. Nous avons été heureux de constater que ce changement nécessaire du vocabulaire a été accompli dans les nouvelles Constitutions de plusieurs congrégations.
[22] On se laisse bien trop intimider par les sociologues. Moyennant certaines adaptations, les religieux peuvent parfaitement, s’ils prennent de leurs fins propres et de leur caractère la conscience à laquelle le Concile les invite, se faire leurs conditions de vie. Cf. « La Vie religieuse dans la mutation du monde et de l’homme », dans Suppl. de La Vie Spirit., févr. 1969, p. 122-143.
[23] Claudel. PS. 118, 54.
[24] Mot de Saint-Exupéry.
[25] Le thème de l’éveil, du réveil, de la veille, un des plus grands de la Bible. Il est eschatologique (Mt 24,37-44 ; Rm 13,11-14 ; 1 Th 5,2-11, etc.).
[26] Une certaine grossièreté spirituelle, qui en vient à intimider beaucoup de nos contemporains, et qu’il faut donc dénoncer en toute occasion, déclare que prétendre éveiller dans l’action le sens de Dieu est du strabisme, une perte de l’énergie due à cette action. Il faut tout au contraire voir l’expérience primordiale de la vie spirituelle dans le fait de l’éveil du sens intime de Dieu et de la présence aux autres, aux réalités terrestres, comme s’accomplissant d’un même regard, d’un même mouvement. Cf. L’exigence de Dieu, p. 27.
[27] Plus nous allons, plus le reproche d’aliénation, que l’on faisait naguère à une « vie intérieure » trop désincarnée, doit se retourner aujourd’hui contre tant de chrétiens (et parmi eux combien de religieux) devenus captifs des choses.
[28] Faut-il rappeler ici que le propos religieux est essentiellement « la ferveur de la charité » (Lum. Gent., n. 44, al. 1) : non pas seulement de témoigner l’amour en dépensant les forces au service de Dieu, mais d’aimer, tout simplement, de cœur et d’âme, en des actes aussi intenses et fréquents que possible (cf. saint Thomas, IIa IIae, 44, 3).
[29] Les sept premières béatitudes selon Mt 5. La huitième ne signifie pas une de ces « harmoniques » de la dilection elle-même, mais une situation que l’on subit et où l’on atteste la vérité de l’amour en sa plénitude. Cf. Pauvreté chrétienne et constr. du monde, Collect. « Foi vivante », ch. V.
[31] Allusion au mot fameux de saint Augustin : Fecisti nos ad te. Nous sommes ad Deum (ce qui rend compte de « l’affinité avec la Vérité », qui est au principe de la foi) (cf. notes 8 et 14).
[32] « Chanter est le propre de celui qui aime » (saint Augustin). Pour chanter, il faut aimer et qui aime chante. Les deux sont vrais. – Hélas ! combien de meneurs du jeu liturgique font chanter, sans inspirer la dilatation aimante du cœur, tout au contraire, et alors qu’il faut détester ce qu’ils font chanter !
[33] Sur « l’état de chant », Portrait spirituel du chrétien, p. 170-171, 263-265 ; postface à Lucie de Vienne, Spiritualité de la voix, Cerf, 1960, p. 272-277.
[34] L’article « Louange » du Voc. de théol. bibl., – les Psaumes, le Cant. des Cant., Ep 5,19 ; Col 3,16, etc.
[35] Dans le système nerveux : La Vie Spirituelle, nov. 1955, p. 341, 347-350 ; – dans nos muscles : ibid., p. 356-364.
[36] La Vie Spirituelle, déc. 1955, p. 475-478 ; février 1956, p. 144, 146-148.
[37] Centuries, dans Œuvres spirituelles (Sources chrétiennes, 5bis), 1955, p. 159. – Combien il faudrait restaurer la doctrine du « souvenir de Dieu », si féconde chez les Pères grecs, chez saint Augustin, au XIIe siècle (cf. le Jesu dulcis memoria).
[38] Quand on sait le sérieux terrible du yoga véritable (le P. Monchanin m’a écrit qu’il est « dévorateur ») on est exaspéré de la légèreté avec laquelle tant d’occidentaux parlent de « faire du yoga ». – Remarquable mise au point chrétienne : J. A. Cuttat, Expérience chrétienne et spiritualité orientale, DDB, 1967, p. 268-274.
[39] Sous l’influence du stoïcisme, il est arrivé à bien des spirituels chrétiens de l’antiquité d’enseigner l’idéal d’une absence de toute passion (a-patheïa). Mais quels qu’aient pu être leurs excès illusoires et fâcheux en ce sens, le plus souvent ils l’entendaient sainement de l’absence de passions déréglées.
[40] L’hesychia est un calme répandu dans tout l’être. Comme la paix est la béatitude suprême, c’est à juste titre qu’un ample courant de la spiritualité grecque a mis sur elle l’accent. Il eut, bien entendu, lui aussi, ses déviations. Hausherr, Orient. christ. period., t. XXII, 1956, p. 5-40 et 247-285.
[41] « Les lois de la suggestion au bénéfice de l’esprit », La Vie Spirituelle, déc. 1955.
[42] Combien les responsables des célébrations liturgiques devraient se soucier de cela ! Ils nous font chanter des choses obsédantes qui, sur l’heure, exaspèrent et qui ensuite nous envahissent comme une armée d’occupation lorsque nous voulons nous recueillir. Ils adoptent parfois pour la psalmodie française un rythme durement martelé...
[43] Autre exemple, non plus dans le domaine de la sensualité, mais de l’exaspération, et qui a l’avantage d’être amusant. Un évêque (maintenant défunt) subit un retard, attend trop longtemps dans une sacristie ; alors il y marche en répétant avec toute la violence de son impatience : « Mon Dieu, donnez-moi la patience ! Mon Dieu, donnez-moi la patience !... » Inutile d’ajouter que son impatience s’en trouve accrue. – Quand on dit : « Il faut prier dans les tentations », on oublie de l’enseigner en prévenant de ce que doit être cette prière, étant donné la « loi de l’effort converti ». La spiritualité a été toute construite au régime de l’intellectualisme et du volontarisme illusoires : elle est emportée avec eux.
[44] On sait que, dans le langage de la psychanalyse, « rationaliser » signifie que les tendances, les pulsions, en réalité passionnelles, construisent un système, d’apparence raisonnable, qui les justifie.
[45] Nous évoquons ici ce que saint Thomas appelle « principalis intentio », la tendance vitale, suscitée par la vocation d’une famille spirituelle et qui anime tous les éléments de l’existence propre à cette famille : « V. L’Exigence de Dieu », p. 114-121.
[46] Dans le recueil La liberté évangélique, Cerf, 1965, p. 78-81.
[47] Lum. Gent., n. 44, al. 1.
[48] Perf. carit., n. 5.
[49] Au sujet des arts sacrés, Claudel a bien décelé le mal (« Lettre à Alexandre Cingria », 1919, dans Positions et propositions, II) : « Le divorce des propositions de la foi » – mais comme c’est significatif que ce soient les « propositions », l’élément rationnel, qu’il voie dans la foi – « et de ces puissances d’imagination et de sensibilité qui sont éminemment celles de l’artiste ». – Cf. ma communication sur « Claudel et l’art chrétien » au Colloque Paul Claudel de nov. 1968 (dans Recherches et débats du CCIF, n° 66, 1969, p. 151-157).
[50] Il y aurait une étude synthétique et détaillée à faire des conceptions courantes qui, sur les divers niveaux, ont troublé le climat spirituel, préparé sa ruine. Sans doute reviennent-elles toutes à du légalisme. Ainsi la doctrine classique d’un minimum déterminé dans la fréquence des actes de charité. Ainsi la distinction tranchée entre « conseils » (surérogatoires et réservés à une minorité) et « préceptes ». Ainsi la coupure entre « ascétique » et « mystique », « morale et spiritualité », etc., etc.