Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Une expérience de vie communautaire

André van Raemdonck, s.j.

N°1970-3 Mai 1970

| P. 184-188 |

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Je suis très heureux de vous faire part de l’expérience qu’il m’a été donné de vivre. Etant donné celles que vous faites vous-mêmes, il me fallait un peu de naïveté pour accepter... mais enfin, il faut de la naïveté dans la vie, et j’ai accepté bien volontiers [1].

Il faut d’abord que je vous présente la communauté. Elle existe depuis un an et demi. Nous habitons une maison dans Louvain, à huit, tous étudiants en théologie, jésuites en formation. L’un de nous est prêtre depuis deux ans, cinq le seront bientôt, et deux autres nous suivent d’un an. Enfin, il y a cinq belges et – grâce qui n’est pas mineure – trois latino-américains, disparité de nations qui nous a beaucoup apporté, faisant éclater certaines étroitesses propres à chaque mentalité.

Pour comprendre la communauté, un historique, aussi, est nécessaire. Car ce qui est au départ de l’expérience communautaire que nous faisons, c’est la façon dont le projet s’est formé, « l’événement fondateur », si je puis dire. Et cela est très important, car de multiples décisions prises depuis un an et demi l’ont été en fonction d’une option initiale fondamentale, sur laquelle tous étaient d’accord ; et cette option était : faire une expérience de vie religieuse. Tel a été le but commun, unanime, l’affinité profonde, et il a constitué depuis lors une référence continuelle.

Autre chose importante, la façon dont le projet a mûri, au cours des mois. Tout est parti d’une retraite de trois jours, à la Noël 67. Plusieurs, qui ressentaient l’appel à une vie plus authentique et plus fraternelle, se sont rencontrés autour de cette idée : qu’il fallait, étant donné l’anonymat actuel d’une communauté trop vaste, former un groupe restreint, et se placer dans des conditions de vie normale, celles de tout le monde (maison, etc.), où la rencontre personnelle et la prise en charge mutuelle soient possibles et authentiques.

Cela a mûri peu à peu, au travers de difficultés diverses. Il y eut certains obstacles du côté des supérieurs, il y eut des objections de plusieurs dans la grande communauté (« nous lâchions le bateau pour faire notre salut tout seuls »), il y eut même la mise en question radicale du groupe, deux d’entre nous ayant été proposés pour des fonctions dans la grande communauté, inconciliables avec notre projet.

Bienheureuses difficultés ! Elles nous ont amenés à décanter notre projet et à voir, en fin de compte, si réellement il venait bien de Dieu. Et c’est ici que s’inscrit un long discernement, au cours d’un certain nombre de réunions ; discernement qui fut, bien avant notre départ, une expérience de l’Esprit très profonde, et qui a donné à la décision définitive tout le poids d’une confirmation intérieure. Ce discernement a passé par des hauts et des bas spectaculaires, car à un moment même il était pour ainsi dire décidé que nous ne partirions pas. Il a été vécu en outre avec le Père Spirituel, et le Supérieur aussi a assisté à l’une ou l’autre réunion : cette clarté dans la recherche fut précieuse, confirmation de l’obéissance.

Bref, neuf mois après l’étincelle première, nous étions partis ; nous avions trouvé une maison ; nous déménagions ; nous réfléchissions comment répartir les chambres et les locaux communs pour favoriser au mieux notre objectif, la vie en commun. Par chance, la maison était bien aménagée et répondait à notre désir.

Les valeurs

Après ce bref historique des antécédents, je voudrais signaler les valeurs de vie fraternelle auxquelles il nous semblait devoir nous attacher, puis évoquer quelques expériences qui sont venues progressivement.

– Une première valeur sur laquelle il y avait un accord fondamental, c’était, je crois, de vivre, de réapprendre à vivre, à vivre simplement, de la façon la plus personnelle possible, la vie commune. À vivre une fraternité, c’est-à-dire à faire avant tout attention aux autres, seuls essentiels, et en qui se rencontre l’Essentiel de Dieu. Et à vivre de cette façon la consécration religieuse.

Cela, c’était relativiser aussitôt tout cadre sécurisant, tout horaire, tout règlement. Nous avons évité au maximum tout ce qui est planification, organisation, charges à tour de rôle. Les services se font plutôt spontanément, la vaisselle se fait toute seule ! L’un s’est offert pour les achats de ménage, un autre s’est chargé des finances, mais tout cela très librement. Sans tableau d’affichage surtout ! Tout se fait par relation personnelle directe.

– Une deuxième valeur était : être responsables. Après une grande communauté où nous étions déchargés de tout souci et de toute responsabilité, nous avons voulu connaître la vie humaine de tout le monde. Jadis, on nous balayait nos couloirs, on nous faisait la cuisine, on se chargeait de nos réparations, de souliers ou de montre, on nous prenait notre linge, qu’il suffisait de déposer au bout du couloir, et il y revenait, propre et réparé, à la même place, miraculeusement, huit jours plus tard...

Nous avons voulu changer tout cela et devenir conscients des contraintes et des patiences de la vie quotidienne, des petites charges, de la valeur de l’argent, du prix de la margarine... Cela change tout d’aller soi-même chez le cordonnier, de payer soi-même la facture du mazout, d’évaluer soi-même – dans une épicerie – le prix du repas du soir, de nettoyer soi-même la salle de bains, et d’aller au lavoir public laver son linge avec les ménagères du quartier ! Et, dimension commune encore, de discuter ensemble tel achat, de renoncer ensemble à tel autre, d’équilibrer ensemble le budget. On arrive ainsi à une véritable coresponsabilité et au vrai partage des biens, puisque les biens sont à tous, comme le découvrit avec surprise cet israélien incroyant de passage chez nous : comme les cigarettes manquaient sur la table du salon, l’un d’entre nous est allé chercher un autre paquet dans l’armoire commune. Il n’en revenait pas de voir qu’effectivement tout était bien à tous.

– Une troisième valeur, enfin, était la volonté de respecter et d’aimer chacun dans son charisme particulier, dans ce qu’il est, avec son rythme à lui, sa façon de travailler, sa façon de s’exprimer. L’un est très sédentaire. L’autre circule fréquemment. L’un, plus concret, songe à placer un nouveau porte-essuie ; un autre, plus intellectuel – si je puis dire – peut se consacrer à fond à son étude... Que chacun ainsi, et ce n’est pas facile tous les jours, puisse se sentir tout à fait lui-même, accepté et aidé dans sa différence.

Certes, ces différences suscitent parfois des difficultés. Les sensibilités demeurent diverses, et nous avons eu parfois, sur certains sujets, des avis très opposés. Ainsi, pour nous qui sommes pour l’instant aux études, quelle devait être la forme, et la fréquence, de l’accueil ? Ou bien, quelle devait être la forme de la prière commune ? Et nous ne pensions pas de même. Du moins, personne n’était-il nié dans sa personnalité propre. Ceci m’amène d’ailleurs à parler de quelques expériences-clefs qui se sont faites progressivement.

Les expériences

La première expérience que je vois, c’est la découverte de la vie de groupe comme une incessante recherche, avec toute la valeur positive d’affrontement que cela suppose. Cette recherche, parfois douloureuse, se poursuit essentiellement dans la réunion hebdomadaire, chaque lundi soir, après l’Eucharistie. On y tient comme à quelque chose de sacré. On aborde là les questions vitales, du groupe en tant que tel, ou de l’un ou l’autre. À ce moment, la vérité de l’engagement conduit nécessairement à parfois nous affronter. S’aimer, avons-nous vu, ce n’est pas être gentils ; à l’occasion, il importe de se heurter. Sur l’expression du groupe dans la prière, ainsi, nous avons cherché durant plus d’une année – il faut se représenter ce que cela signifie ! – à travers des confrontations quelquefois très dures, et pour n’aboutir à aucune conclusion très évidente. Ce qui est encore plus fort !

C’est là d’ailleurs que l’on parvient à l’une des dimensions les plus exigeantes mais aussi les plus profondes, et qui pour moi est décisive : nous avons expérimenté combien, en fin de compte, c’est le Seigneur qui mène le groupe, et sur des voies que nul ne pouvait prévoir ; comme Abraham, sans savoir où nous allions, signe – a-t-on dit – que l’on est dans la bonne direction ! Et là, les plus belles idées qu’inévitablement chacun s’était forgées de l’idéal de vie communautaire, se trouvaient et contestées et dépassées, par le chemin suivi en fait, avec sa part d’imprévu, de risque et de dépouillement.

À ce propos, je voudrais évoquer une autre expérience qui fut elle aussi décisive, la retraite vécue ensemble à la fin de la première année. Désormais nous nous connaissions très bien ; nous avons voulu passer ces huit jours, en juillet dernier, dans un discernement en commun continuel. On se réunissait longuement, deux ou trois fois par jour. L’un après l’autre parlait ; on l’écoutait jusqu’au bout. Ensuite, c’est tout le groupe qui réagissait pour l’aider à reconnaître, dans ce qu’il vivait de plus profond, la volonté du Père. Pour l’un c’était l’acceptation d’une déficience personnelle ; pour un autre le choix d’une orientation apostolique ; ou bien, l’approfondissement des relations entre nous. On ne peut pas dire ce que fut une rencontre aussi radicale... mais elle nous a marqués beaucoup !

Il y eut d’autres expériences encore. Parmi elles, je retiendrais d’abord l’interpellation quotidienne, car en vivant ensemble sans cesse on devient de plus en plus transparent aux autres. Connu comme on l’est dans ses plus infimes réactions, il n’est plus possible de fuir dans l’anonymat. Et tout cela met fort en question, et cela va loin, touchant au cœur même de toute l’affectivité.

Il y a les épreuves aussi... et il y en a eu ! Ce qui, pour moi, fut nouveau, c’est que ces épreuves, réservées dans la grande communauté au Père Spirituel, au Supérieur ou à un ami choisi, dans des confidences que tout autre ignore, ces épreuves ici sont vécues et portées pas tous !

Et il faudrait parler encore de nos rencontres et de nos amis, car certains sont devenus, pour notre joie, les amis de la communauté tout entière.

Conclusion

Bref, toutes ces expériences ont dessiné pour moi un visage tout nouveau de la vie religieuse. C’est là une expérience à la fois très simple et très exigeante. Très simple... car il est très simple de fêter dans un repas festif l’anniversaire d’un tel, de s’inquiéter d’un autre, absent, ou de garder la glacière remplie pour son retour, ou encore d’accueillir ensemble l’hôte imprévu. Mais c’est bien exigeant aussi, car l’on connaît et l’on porte la moindre fatigue, la moindre tension. Mais n’est-ce pas la vie de toute vraie famille ?

Mettre cela en formules, ce serait parler de coresponsabilité, d’obéissance fraternelle, de partage de vie et de biens, de respect de chacun, de relation avant tout personnelle, de recherche du Christ dans la rencontre des frères, le tout se résumant dans l’Eucharistie !

Et là, je dois le dire, notre attente fut comblée. La vie a démenti les prévisions pessimistes ou trop prudentes de tel ou tel supérieur, inquiet des multiples dangers menaçant notre route. Certes, un projet comme cela doit être mûri. Il ne peut être ni une fuite ni une facilité. Mais si tel n’est pas le cas, la vie est tellement plus simple !

L’option de départ, en outre, demeure aujourd’hui fondamentale : ce que nous avons cherché, c’est une vie fraternelle vraie, une communion, une « koinonia » comme on dit aujourd’hui, et dont nous pensions qu’elle est au cœur même de la vie religieuse. Et c’est cela qui témoigne du Christ, et de cette unité que lui seul, j’en suis désormais persuadé, peut réaliser parmi les hommes : « C’est à ce signe que tous vous reconnaîtront pour mes disciples, à cet amour que vous aurez les uns pour les autres » (Jn 13,35). En ce sens-là, l’apostolat est-il autre chose qu’une conséquence ?

Bref, je me suis rendu compte peu à peu, et cela n’est pas allé sans mal, que cette vie en commun ne supposait pas tellement de théories, qu’elle rabotait même toutes celles que j’avais pu échafauder. Mais cette expérience de rencontre et de partage, que tout le groupe voulait d’une volonté unanime, je la reçois chaque jour comme le don qui m’est fait de ma vie religieuse. Et je puis dire ceci, c’est que cette expérience a tout à fait changé ma vie.

Enfin, si je suis heureux de vous partager ce que je vis, c’est que, dans le renouveau, mais aussi la crise de la vie religieuse actuelle, il faut nous aider pour que soit réconfortée notre espérance.

Koningin Astridlaan 14
B-3000 LEUVEN (Belgique)

[1Texte d’une causerie donnée à des religieuses, auquel nous avons conservé son style oral (N.D.L.R.).

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