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Suggestions pour une formation théologique des moniales

Paul Lebeau, s.j.

N°1970-3 Mai 1970

| P. 177-183 |

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Ces suggestions seront sommaires [1], et elles doivent l’être, car, pour être détaillées et vraiment adéquates, il faudrait qu’elles puissent se formuler au contact de la réalité concrète de chaque communauté. C’est à vous qu’il appartient d’appliquer ce que je vais vous proposer à ce que vous êtes, à la situation réelle de vos monastères.

Permettez-moi une remarque préalable. Il conviendrait de ne pas interpréter ces indications comme un jugement porté sur le passé ou un désaveu de ce qui s’est fait auparavant. Il faudrait être bien naïf pour affirmer qu’il n’y a pas eu jusqu’à présent de travail théologique au sein des communautés contemplatives. Je suis absolument persuadé du contraire. Vous savez par exemple que Monseigneur André Combes a publié des livres théologiquement très riches sur la doctrine spirituelle contenue dans les écrits de Sœur Thérèse de l’Enfant Jésus, laquelle ne faisait certainement pas de théologie, disons, très consciente ni organisée. En fait, dans toute vie chrétienne authentique, dans toute vie contemplative digne de ce nom, il y a déjà une théologie, non pas seulement en puissance, mais en acte d’une certaine manière, car la vie est nécessairement amenée à s’exprimer, de quelque façon, en un langage cohérent.

J’ajouterai seulement qu’il s’agit aujourd’hui pour vous, comme pour toute l’Église, de vérifier cette réflexion de Pascal : « On ne peut conserver la grâce ancienne que par l’acquisition d’une nouvelle grâce ». Ce souci de formation théologique, qui est si présent dans la préoccupation de l’Union des Religieuses Contemplatives, est vraiment la promesse d’une nouvelle grâce, non seulement pour vous, mais pour l’Église.

Comment accueillir cette nouvelle grâce ? Comment s’y ouvrir et la faire passer concrètement dans la vie ? Ce travail me paraît comporter trois étapes.

Un inventaire de l’acquis théologique de la communauté

Il conviendrait de procéder tout d’abord à ce que j’appellerais un inventaire de l’acquis théologique de chaque communauté. En effet, cet acquis théologique existe, même s’il n’est pas toujours très conscient ; et d’autre part, je crois qu’il est important de ne pas donner à la communauté, et en particulier aux aînées, le sentiment qu’on fait table rase du passé.

Pratiquement, il s’agirait de demander à chaque Sœur de faire le point par écrit de ce qui l’a aidée à réfléchir sa foi, à élucider son expérience de chrétienne et de consacrée, avant et après l’entrée en religion : ainsi, tel livre, telle conférence, telle conversation a été l’occasion de prendre conscience d’un aspect essentiel du Mystère chrétien. Il conviendrait que cette évaluation ne soit pas uniquement positive, mais qu’elle soit aussi négative, ou plutôt « désidérative ». En d’autres termes, il faudrait non seulement répondre à la question : « Quelle initiation théologique ai-je reçue avant mon entrée au noviciat ou depuis lors ? », mais aussi se poser cette autre question : « Quels sont les points sur lesquels, maintenant, je sens le besoin d’un approfondissement doctrinal et réflexif ? ».

Pour stimuler cette recherche et l’expression de ces aspirations, pour leur donner l’occasion de se déployer d’une façon plus vaste, il faudrait mettre à la disposition des Sœurs une certaine nomenclature des thèmes théologiques essentiels. J’en verrais huit :

  1. L’intelligence catholique des Écritures. Que suppose cette intelligence ? Comment l’Église a-t-elle interprété l’Écriture dans la Tradition ? Qu’est-ce que cette Tradition a d’éclairant aujourd’hui, pour nous, dans notre contact avec l’Écriture (cf. la Constitution conciliaire Dei Verbum) ?
  2. La Christologie. L’Écriture conduit à la question fondamentale : qui est Celui qui parle dans l’Écriture ? Qui est Celui qui est la Parole incarnée ? Qui est le Christ ? « Qui dites-vous que je suis ? » Comment apprécier l’opposition dont on parle beaucoup aujourd’hui entre « le Jésus de l’histoire » et « le Christ de la foi », le Christ pascal ?
  3. Le sacerdoce rédempteur du Christ. Perspective plus « économique ». Le Christ est non seulement quelqu’un en Lui-même, mais il agit, se révèle, à travers une action sacerdotale, rédemptrice. Comment cela s’exprime-t-il ? En quel sens le Christ est-il Prêtre et comment ce sacerdoce est-il participé : sacerdoce universel des fidèles, sacerdoce ministériel ?
  4. Le Christ révélateur de Dieu. Nous touchons là au mystère fondamental, le mystère de Dieu. Mystère de Dieu face aux contestations de l’athéisme. L’homme est-il capable de « dire Dieu » aujourd’hui ? Certains le nient. L’interpellation massive de l’athéisme ne nous oblige-t-elle pas à nous interroger sérieusement sur la façon dont nous parlons de Dieu ? Voire à nous poser la question de savoir si notre idée de Dieu n’est pas à certains égards une contrefaçon du vrai Dieu révélé en Jésus-Christ ? Thème de la « mort de Dieu », etc.
  5. Le mystère ecclésial. On pourrait y distinguer deux aspects :
  6. Problème de l’agir chrétien. La morale dans toutes ses dimensions.
  7. Le mystère sacramentel. Qu’est-ce qu’un signe ? Qu’est-ce qu’un symbole ? Qu’est-ce qu’un sacrement ? En quoi la dimension symbolique est-elle essentielle à l’économie chrétienne ?
  8. L’Eucharistie, sacrement primordial. Notamment, quelles sont les implications théologiques du renouveau liturgique où se trouvent engagées nos paroisses et nos communautés ?

Cet inventaire a lui-même une signification théologique. Il aiderait, je crois, les communautés à se mettre « en état de grâce théologique », en état de disponibilité théologique, et cela à partir de la vie, en faisant appel à la participation de chaque Sœur et en lui demandant cette participation comme un service, ce qui contribuerait à la convaincre, dans la mesure où cela serait nécessaire, que la théologie est une exigence de la foi et de la vie chrétienne. Il s’agit de permettre à notre foi, à notre adhésion à la parole de Dieu, à la Parole-Action de Dieu parmi nous, de s’enraciner plus profondément en nous et notamment dans notre intelligence, dans notre capacité de discerner et de dire le vrai.

Une fois cet inventaire achevé, il pourrait donner lieu à un partage de communauté : chaque Sœur pourrait ainsi communiquer aux autres ce qui a marqué dans sa vie en fait de réflexion sur sa foi et sur sa vocation. Ce partage de communauté déboucherait tout naturellement sur un échange concernant la formation théologique. Cet inventaire aurait donc non seulement l’avantage de susciter une prise de conscience de la place de la théologie dans une vie de foi, mais aussi – et c’est le second aspect que je voudrais souligner dans ce premier point – celui de faire apparaître ce fait fondamental qu’il n’y a pas de théologie possible sans communauté théologique. Pas plus qu’il n’y a de vie religieuse ni de vie de foi possible sans communauté, il n’y a pas non plus de réflexion valable sur la foi sans communauté théologique, sans un milieu de vie chrétienne où l’on se fait confiance les uns aux autres, où l’on s’écoute les uns les autres. Au cours de ces partages, il conviendrait que chaque Sœur se sente libre de s’exprimer à l’aise, dans son langage à elle et en toute liberté, avec tous les risques d’interpellation, d’étonnement, de désarçonnement que cela peut comporter. Ces risques, il faut les accepter en comptant sur la grâce de communauté sur laquelle nous devons faire fonds. Si le Seigneur nous a réunies, c’est qu’il savait que cette grâce, si nous l’acceptons, est capable de nous garder ensemble à travers tout. Ces échanges de communauté, organisés selon les possibilités concrètes et en tenant compte des traditions de chaque communauté, pourraient ensuite faire l’objet d’une synthèse rédigée par une responsable. Ce document de synthèse, il conviendrait qu’on le soumette à la communauté. Chacune pourrait ainsi apporter éventuellement des corrections, des suggestions supplémentaires, rectifier la façon dont sa pensée a été interprétée.

Ce rapport de synthèse serait alors communiqué au secrétariat de l’U.R.C., lequel pourrait ainsi se faire une idée des besoins et des ressources de chaque communauté (oui, des ressources : car on pourrait avoir d’heureuses surprises en ce domaine), et, sur cette base, communiquer des remarques et des suggestions aux Supérieures et aux responsables de la formation.

Le dossier théologique

Le document rédigé par chaque religieuse, en vue de l’échange et de la synthèse dont je viens de parler, pourrait constituer le premier élément de ce qui me paraît être un instrument de base pour un travail théologique suivi et cohérent, travail qui peut d’ailleurs s’étendre à toute la vie : ce que j’appellerais un dossier théologique.

Que devrait comporter ce dossier ? Tout d’abord un aperçu du curriculum des études antérieures, car la réflexion théologique ne doit pas se séparer de l’acquis intellectuel antérieur. Le fait que quelqu’un ait fait des études littéraires ou scientifiques peut être important pour apprécier son degré de disponibilité théologique ou son orientation d’esprit. On n’oubliera pas non plus d’y consigner ses capacités linguistiques. Il peut être intéressant de découvrir que, dans la communauté, telle Sœur peut lire telle langue étrangère, qu’une autre possède quelques notions de latin ou de grec, voire d’hébreu.

Ce dossier devrait également contenir des notes de lecture. Cela peut être très important de savoir comment une religieuse tire profit de ses lectures. On y ajoutera éventuellement les notes prises au cours de l’audition de bandes enregistrées, de conférences religieuses, etc. Ensuite les divers travaux personnels qu’on peut avoir rédigés. J’y inclurais aussi les réflexions personnelles, ce qui recouvre en partie ce qu’on appelle des « notes spirituelles ». Sans préjudice de la discrétion qui s’impose en ce domaine, il n’est pas exclu que ce genre de notations recèlent une réelle signification théologique et soient susceptibles d’apporter une contribution valable à la prise de conscience théologique d’une communauté.

C’est à chacune qu’il appartient de constituer ce dossier, avec l’aide de la responsable, à laquelle il devrait être soumis régulièrement.

Mais je crois que cela n’est pas suffisant. Les responsables devraient pouvoir se concerter, au moins dans une même région, pour faire le point de leur activité et s’enrichir mutuellement de leur expérience respective, de façon à assurer ainsi, en collaboration avec le Secrétariat pour la formation théologique, une direction collégiale d’études. Il est impossible aujourd’hui à un seul individu d’assurer vraiment à lui seul une direction cohérente et suffisamment large du point de vue théologique. C’est d’ailleurs vrai également du point de vue intellectuel. Une telle direction collégiale, dont l’animation devrait être assurée par le Secrétariat, constituerait en outre une garantie sérieuse contre la dispersion et le dilettantisme.

Les instruments de formation théologique

Pour cette troisième étape, je serai très bref, car c’est sur ce point que les situations et les possibilités locales sont déterminantes.

À partir de cette base concrète qu’est la communauté et après avoir assuré les conditions d’une appréciation objective de la formation à assurer (direction de la responsable et direction collégiale), on pourrait examiner les possibilités qui s’offrent déjà, et qui seront de plus en plus clairement recensées par le Secrétariat, en matière d’instruments de formation théologique aux divers niveaux :

a) Niveau de recyclage pour les Sœurs du deuxième et du troisième âges. Au sujet de ces sessions de recyclage, il serait important qu’elles soient bien préparées. Allez-vous, par exemple, étudier l’Épître aux Romains ? Je crois important que les communautés soient sensibilisées par une première lecture qui suscitera un certain nombre de questions et d’échanges. D’autre part, ces sessions devraient se poursuivre. Cinq jours de session, c’est peu. D’où la nécessité de prévoir un plan de travail qui assurerait une étude plus large, plus continue, des thèmes qui auront été développés en session, à l’aide d’indications bibliographiques correspondant aux divers niveaux d’approfondissement.

Chaque communauté, dans son ensemble, pourrait être guidée dans ce travail par les religieuses qui ont participé à la session : celles-ci prendraient ainsi conscience qu’elles n’ont pas joui d’un privilège, mais assumé un service de communauté qui les investit d’une responsabilité à l’égard de leurs consœurs.

b) Utilisation des possibilités qui existent aux environs du monastère. Il s’agit de se renseigner objectivement et d’examiner les possibilités pratiques de participer, par exemple, à des cycles de conférences.

À cet égard, je crois qu’il faut être large d’esprit. Je connais quelque part, dans une ville belge, un cercle biblique dirigé par un prêtre compétent, auquel prennent part des laïcs et des religieuses enseignantes. Il se fait que, près de l’endroit où ce cercle se réunit, il y a un monastère de contemplatives. Or aucune d’entre elles ne participe à ces réunions.

Il s’agirait, en l’espèce, non seulement de tirer avantage des possibilités concrètes qui s’offrent, mais aussi, peut-être, d’apporter votre collaboration de contemplatives à la vie de foi du peuple chrétien. On disait jusqu’ici, et beaucoup de chrétiens diront encore : « Les contemplatives prient pour nous. C’est très important qu’il y ait des contemplatives qui prient pour nous ». Mais je crois aussi que le peuple chrétien s’éveille aujourd’hui à la conscience que vous devez contribuer à sa vie de foi, à sa vie d’Église, non seulement par votre prière silencieuse, secrète, mais en apportant votre contribution concrète à la foi commune. Personnellement, je ne vois pas pourquoi, dans certains cercles bibliques, des contemplatives n’auraient pas une contribution à apporter. L’apport ne serait d’ailleurs pas à sens unique. La formation théologique actuelle tend en effet à devenir de plus en plus ecclésiale. Le temps où l’on formait séparément les prêtres, les catéchistes, les religieuses contemplatives et les laïcs, apparaît dépassé. Bien sûr, il y aura toujours une formation spécialisée suivant les états de vie, c’est trop clair, mais la base de la formation devra être de plus en plus assurée en commun. De même que nous vivons une communauté de foi, nous devons être amenés à vivre une communauté de réflexion théologique. Évidemment, il faut que les institutions suivent. Mais les institutions ne doivent-elles pas sans cesse s’adapter à la vie tout en la garantissant ?

c) Fréquentation d’un institut ou d’une faculté théologique par certaines Sœurs capables de poursuivre des études à plein temps. Cela ne signifie pas nécessairement qu’elles devraient le faire pendant plusieurs années. Il y a peu de communautés qui peuvent se payer le luxe de se priver de l’apport, de la vitalité, de l’aide concrète d’une jeune Sœur pendant trois ou quatre ans ! Ce qui est peut-être viable, là où l’organisation le permet, c’est qu’une ou deux Sœurs puissent s’absenter de temps en temps pendant un semestre. Certains programmes d’études théologiques sont organisés sur cette base.

Cette possibilité devrait être envisagée au bénéfice de celles qui éprouvent le besoin d’une réflexion plus poussée et qui ont peut-être la vocation de responsable théologique dans leur communauté. Que l’on comprenne bien qu’il s’agit, non d’un luxe ou d’une évasion, mais d’un service de communauté, aussi important que le chant de l’office ou la direction de l’hôtellerie.

Sint-Jansbergsteenweg, 95
B-3030 HEVERLEE, Belgique

[1Ce texte est celui d’une causerie faite lors d’une session organisée par le Secrétariat pour la formation théologique des moniales de l’Union des Religieuses Contemplatives (belges). Ces pages s’adressent évidemment à des sœurs d’une région déterminée, et décrivent une manière particulière, sans être la seule valable, de pourvoir à cette formation théologique. Telles quelles cependant, elles pourront, croyons-nous, offrir des suggestions intéressantes à des moniales d’autres régions. Nous les publions à ce titre, en leur laissant leur caractère oral (N.D.L.R.).

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