Bulletin bibliographique sur la théologie de la vie religieuse
Léon Renwart, s.j.
N°1970-3 • Mai 1970
| P. 163-176 |
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En inaugurant cette nouvelle rubrique, que nous espérons pouvoir faire paraître de façon régulière, qu’il nous soit permis de présenter en quelques lignes sa nature et le but qu’elle vise. Nous envisageons de publier dans la revue quatre bulletins de ce genre ayant pour thème (dans l’ordre de leur parution) :
- le Nouveau Testament,
- l’intelligence de la foi,
- l’Ancien Testament,
- la théologie de la vie religieuse.
Par une présentation groupée des livres récemment édités en langue française [1] sur chacun de ces sujets, nous voudrions aider lecteurs et lectrices à s’orienter parmi les ouvrages en leur indiquant le genre de questions qu’ils abordent, la profondeur à laquelle ils les traitent, l’initiation préalable qu’ils requièrent ou non, bref, nous mettre à leur service dans le choix de leurs lectures et l’équipement de leurs bibliothèques. Grâce à de nouveaux collaborateurs, nous avons bon espoir de réaliser ce programme quelque peu ambitieux. Nos lecteurs et lectrices nous aideront aussi, nous l’espérons, par leurs critiques et leurs suggestions.
Nous comptons de même sur l’amabilité de Messieurs les Éditeurs, que nous remercions d’avance de leur obligeance à nous envoyer leurs publications en service de presse [2].
Le problème théologique fondamental pour la vie religieuse aujourd’hui est celui de sa place dans l’Église. Telle est la question à laquelle le P. Tillard consacre six des dix chapitres de son recueil Les religieux au coeur de l’Église [3]. Très sensible au renouveau de l’ecclésiologie qui a trouvé son aboutissement dans les deux grands documents conciliaires que sont Lumen gentium et Gaudium et spes, l’auteur rappelle d’abord qu’« il est maintenant admis que tous les croyants sont appelés à la perfection de la charité et que tous peuvent la réaliser dans leur état, en trouvant là l’occasion de vivre eux aussi la réalité profonde des conseils évangéliques [4] ». Dans ces conditions, il ne peut plus être question de présenter les religieux comme des gens au-dessus de la condition ecclésiale commune, entrés dans la voie de la plus grande sainteté ou du service plus efficace du Royaume de Dieu. Les religieux sont donc bien dans l’Église, pas au-dessus ni à côté d’elle ; ils sont, comme tous les autres, des baptisés appelés à ce titre au plein épanouissement du germe déposé en eux par ce sacrement. Il était bon que cela soit redit avec la fermeté et la profondeur qui marquent les pages, fort belles, où l’auteur développe ces thèmes.
De là jaillit la question : mais alors en quoi les religieux se distinguent-ils encore des autres chrétiens ? L’auteur nous répond : « Il s’agit d’un certain regard porté sur la totalité du fait chrétien et qui saisit celui-ci sous tel angle plus que sous tel autre... Et ce regard est complémentaire d’un autre regard, tout aussi justifié et tout aussi évangélique, saisissant lui aussi la totalité du fait chrétien [5] ». Cette vue extrêmement intéressante est illustrée par une comparaison, celle de la radiographie : grâce à celle-ci, apparaît l’ossature interne qui, pour indispensable qu’elle soit, est loin de constituer à elle seule tout l’organisme : sans les chairs, les muscles, les vaisseaux, etc. celui-ci n’existerait pas comme tel.
Le choix de cette comparaison nous semble commandé par les vues de l’auteur sur la place de la vie religieuse dans l’Église. Celle-ci se définit par sa tendance efficace vers la perfection baptismale (p. 35) ; son « projet » est un désir de structuration plus intense de l’existence autour de l’axe du fait évangélique (p. 12) ; les religieux se proposent donc de manifester à l’Église ce que celle-ci est dans le profond de son mystère (p. 21) ; c’est pourquoi ils sont « au cœur de l’Église ».
L’auteur développe avec brio ces vues intéressantes et qui lui tiennent à cœur [6]. L’on voudrait pouvoir le suivre pleinement dans ces pages où il rappelle avec force les exigences radicales qui sont celles de l’Évangile. Il nous faut bien avouer qu’il nous reste une réticence, qui pourrait se formuler comme suit : ne récupère-t-on point subtilement, dans cette présentation, ce que l’on a fait profession ouverte d’abandonner, la supériorité de la vie religieuse comme moyen de perfection ? Si les religieux pris individuellement sont souvent loin d’être plus parfaits que tels laïcs fervents (et l’auteur le reconnaît), ne sont-ils pas du moins entrés dans la voie qui dégage et explicite la structure de cette condition commune et se situe donc à la fine pointe de la vie ecclésiale ?
Pour mieux faire sentir où porte notre hésitation à le suivre, que l’auteur nous permette une question, cruciale pour le problème qui nous intéresse : quel est « l’autre regard, tout aussi justifié et tout aussi évangélique, saisissant lui aussi la totalité du fait chrétien [7] », qui caractérise le « projet » du laïc ? Ne se situerait-il point dans la ligne de la consécration du monde rappelée, entre autres, par Gaudium et spes ? N’y aurait-il pas lieu d’approfondir du même pas ces deux vocations complémentaires [8], l’une et l’autre nécessaires à l’Église et à son épanouissement sur cette terre et dans l’au-delà ?
Que la réponse à cette difficile question soit de première importance pour situer la vie religieuse dans l’Église et orienter son renouveau, l’on s’en aperçoit, dès là que l’on est sensibilisé au problème, à la lecture d’un autre ouvrage, Nouvelles tendances dans la vie religieuse [9]. Assez différent dans sa présentation des autres cahiers de la même collection (Donum Dei) ce volume se centre autour du Document de travail 1968 consacré aux nouvelles tendances dans la vie religieuse au Canada. Après un historique de la recherche (Sœur L. Roy, S.S.A.), vient une présentation des conclusions de celle-ci (L. Labonté, F.I.C.) et une étude sur la place actuelle du religieux (G. Pinard, C.S.V.). La seconde partie du volume (plus des deux tiers) est formée par des réflexions et des jugements critiques sur les documents en question : des spécialistes, Canadiens pour la plupart, les étudient dans leur ensemble (J. Harvey, S.J.), du point de vue de la culture sociale (J.-P. Rouleau, S.J.), de la sociologie (Sœur L. Gaudette, F.C.S.P. ; E. Boyce, C.ss.R.), de la psychologie (A. Visscher, S.C.J.), de la vie en communauté (Sœur G. Saint-Germain, C.N.D.), de la pastorale (J. E. MacGuigan, S.J. ; F. Jetté, O.M.I.), et enfin d’une vie religieuse authentique (L. Boisvert, O.F.M.). La Sœur K. Sullivan conclut en montrant que notre effort doit se situer « à l’écoute de l’Esprit ».
Ce qui nous a paru le plus intéressant dans ce fort bon ensemble (bien que tout n’y soit pas de la même valeur), c’est qu’il arrive à exprimer ce que tant de jeunes religieux ressentent de façon confuse. Et il le fait en des formules qui, sans être parfaites, traduisent suffisamment ces intuitions et ces aspirations pour que les jeunes s’y reconnaissent (du moins nous le croyons) et que les moins jeunes puissent apprécier les valeurs authentiquement chrétiennes et religieuses qui s’y manifestent (même s’ils n’en aperçoivent que mieux les faiblesses et les dangers qui s’y révèlent aussi, comme en toute œuvre humaine). D’avoir ainsi fourni un bon instrument à un dialogue constructif entre les générations n’est pas un petit mérite : ce recueil se l’est certainement acquis.
Nous signalions au début de cette présentation l’intérêt d’une lecture sensibilisée au problème de la place et du rôle des religieux dans l’Église. Il est sous-jacent à plus d’une prise de position, au choix de tel vocabulaire, etc., même s’il n’est explicité nulle part. N’en donnons qu’un exemple : l’affirmation que le religieux « s’engage à vivre sa vie baptismale de la manière la plus parfaite possible [10] » ne relève certainement pas de la même optique que les critiques de la Sœur Gaudette aux religieux « trop contents d’occuper un siège dans la tribune des spectateurs pour observer la scène du monde dans une attitude de détachement serein, pour ne pas dire une attitude d’indifférence satisfaite [11] ». Mais c’est, croyons-nous, passer à côté du problème que de tenir que « ... à certaines périodes anciennes de l’histoire le monde avait besoin d’un témoignage visible de l’au-delà de la part des chrétiens pour contrebalancer une concentration aveugle et exagérée des esprits sur les choses d’ici-bas [12] », si l’on veut signifier par là que notre XXe siècle n’aurait plus besoin, de la part des religieux, d’un témoignage visible de l’au-delà. Qu’il doive être autre que par le passé, nous l’accorderons bien volontiers ; tout le problème est de savoir ce qu’il doit être pour que les hommes de notre temps apprennent, grâce à lui, « à trouver Dieu dans une recherche authentique des valeurs terrestres [13] ».
Un autre ouvrage émanant du même centre mérite lui aussi nos éloges : c’est Réalités psychologiques et vie religieuse [14]. Qu’il s’agisse des étapes de l’évolution affective (Sœur L. Roy, S.S.A.), de la maturité requise pour l’entrée au noviciat et pour l’émission des vœux (A.-M. Perreault, O.P.), du développement humain (P. A. Riffel, S.J.), des relations interpersonnelles (B. Mailhiot, O.P. ; Y. Saint-Arnaud, S.J.), de la vie de communauté (Y. Saint-Arnaud, S.J.), des composantes de l’amour (id.), de l’exercice de l’autorité (id.), de l’identité personnelle en communauté (W. Hague, C.SS.R.), nous trouvons dans ces pages une présentation simple, mais solide, des acquisitions valables de la psychologie et de leur application à la vie religieuse (ce qui se justifie théologiquement, comme le montre bien l’étude de L. J. Fischer, S.J. qui ouvre le recueil). Dans cet intéressant ensemble, il est toutefois une étude qui mérite une mention spéciale, celle de J.-G. Ranquet, O.P. sur L’ascèse religieuse aujourd’hui. Sensible aux critiques que l’on oppose aux formes traditionnelles de l’ascèse, l’auteur ne l’est pas moins à l’exacte portée de celle-ci dans la vie religieuse chrétienne : « elle n’est pas autre chose finalement que la charité elle-même inspirant et assurant à nos facultés sensibles spontanément anarchiques, voraces, fugaces, le régime concret de dépouillement qui leur est nécessaire pour se déployer au service de l’Esprit [15] ». Ce bel article s’achève par quelques suggestions pour un renouveau de l’ascèse, réflexions marquées au coin du bon sens et du sens chrétien.
Leur aggiornamento [16] est un essai de bilan de la première étape du renouveau demandé par le Concile aux religieux. La dizaine d’instituts masculins qui ont accepté de répondre à cette enquête nous paraissent représentatifs des diverses formes que la vie consacrée connaît aujourd’hui dans l’Église, des moines aux Petits Frères de Jésus, en passant par les Ordres actifs et les sociétés de prêtres (seuls les Instituts séculiers n’y sont pas représentés). Dans chaque groupe, une ou plusieurs personnes intimement mêlées à l’effort de renouveau de leur Institut en décrivent les phases, en présentent les résultats et nous font part de leurs réflexions sur l’avenir du renouveau entrepris. Malgré le grand intérêt de chacun de ces documents, il ne nous est pas possible d’en pousser plus avant l’analyse, mais nous voudrions, comme l’a fait le P. Mogenet dans la remarquable conclusion qu’il donne au recueil, souligner ce que ces documents révèlent de l’état de la théologie de la vie religieuse. On y découvre une présentation bien meilleure de la chasteté, tenant compte à la fois du progrès des études théologiques et de celui des sciences psychologiques. L’appel à des formes renouvelées de pauvreté a certes été entendu (il n’y pas de document qui n’en parle), mais n’a guère donné de résultats : avec une belle simplicité, les Franciscains reconnaissent même que « le vœu de l’Ordre... de réexaminer à fond la question de la pauvreté n’a pas reçu de réponse [17] ». Et, nulle part ailleurs, nous n’avons eu l’impression que d’autres auraient trouvé cette réponse.
De l’avis du P. Mogenet, « c’est surtout pour leurs décrets sur l’obéissance que les Chapitres paraissent avoir manqué d’une théologie qui pût les satisfaire [18] ». Signalons toutefois, avec le même Père, une notable exception, les pages fort intéressantes de la première étude (Bénédictins et Cisterciens-Trappistes) sur Paternité, obéissance et liberté, Obéissance et vie commune et Communion fraternelle : tout en maintenant fermement le rôle indispensable de père qui revient à l’Abbé, on y montre aussi l’obéissance comme « un exercice commun de discernement spirituel, où sont engagés au même niveau de profondeur le père et le fils, le maître et son disciple », et l’on y étudie ce que le P. Tillard a pu appeler « l’obéissance à la communauté [19] ».
Un dernier point nous paraît fondamental : la conciliation du désir des religieux de partager le souci de l’Église qui se veut présente au monde avec la nécessaire « séparation du monde » qu’implique leur vocation (ou peut-être même la vocation chrétienne tout simplement). Si le problème est partout sous-jacent et affleure çà et là [20], il ne paraît avoir été étudié nulle part pour lui-même. Aussi souscrivons-nous volontiers à la remarque du Père Mogenet : « Pour mieux réussir dans cette vitale conciliation, il aurait fallu discerner avec plus de précision la mission du laïc et celle du religieux [21] ».
Le défi de la vie contemplative [22] nous aidera à faire quelques pas dans la voie d’une solution. Présentons d’abord brièvement ce recueil, où dom Leclercq rassemble une série d’écrits récents. Après une introduction générale qui situe parmi les autres le renouveau présent de la vie religieuse, une première partie considère d’abord le mystère même de la vie contemplative, puis des problèmes posés par la prière, par le monachisme aujourd’hui, par diverses observances (la cellule, la coulpe, la retraite). La seconde partie est surtout consacrée aux formes que revêt le monachisme dans les religions non-chrétiennes d’Extrême-Orient : leur étude peut nous aider à relativiser bien des problèmes, à nous en « détacher », condition indispensable « pour que l’on s’attache à l’essentiel, c’est-à-dire à Celui qui vaut la peine que l’on vive pour lui et que l’on serve sa cause » (p. 11).
Ces pages ne se résument pas, elles se lisent et se méditent. Aussi les recommandons-nous chaudement... et pas seulement aux moines et aux moniales. Et que l’on n’oublie pas de lire aussi le dernier chapitre sur l’Actualité de l’humour.
Pour répondre au thème de cette chronique, nous voudrions encore tenter de mettre en lumière la contribution de ces pages à la solution du problème fondamental qui se pose aujourd’hui plus que jamais à toute vie consacrée : « qui êtes-vous ? quelle est votre place dans l’Église ? » Une première distinction nous paraît fort éclairante : il y a, dans la vie religieuse, deux sortes de données qu’il importe au premier chef de distinguer : « le mystère » et « les problèmes » ; s’il faut résoudre les seconds, qui se modifient sans cesse, ce doit toujours être pour conserver intact le premier (p. 17). Or celui-ci est le mystère d’un appel personnel du Christ, avec ses composantes nécessaires de renoncement (« pour suivre, il y a des choses et des êtres qu’il faut laisser ») et d’exil (« ...cet exil total qu’est la vie de foi...renoncement à tout autre moyen de salut que le sacrifice, la crucifixion, la participation à la mort et à la résurrection du Christ »).
Certes, « en vertu de ce qu’on appelle le caractère eschatologique du christianisme, tous les fidèles doivent tendre vers la pleine manifestation du royaume, à travers le mystère de mort à soi-même et au monde qu’est la participation, dans la foi, à la Pâque du Christ » (p. 39). Mais cette vocation fondamentale se diversifie en chacun à la mesure du charisme qu’il reçoit. Aussi le charisme propre aux moines « ne suffit pas à faire de la communauté monastique une manifestation de l’Église, encore moins la plus pure de ses manifestations. La communauté monastique est simplement une partie du troupeau. Elle y a son rôle, sa fonction ; mais elle ne saurait prétendre à donner une image adéquate de l’Église et de sa fonction par rapport au monde, car une image de ce genre n’existe que là où il y a variété de charismes dans l’unité de foi et de service autour de la personne d’un représentant accrédité du Christ ; et ce représentant n’est et ne peut être que l’évêque » (p. 77). Nous voici ramenés – et cette constatation a son poids – à la vue d’une complémentarité du laïcat et de la vie consacrée, déjà évoquée à plusieurs reprises dans ces pages.
Cette même idée de complémentarité apparaît dans les réflexions suivantes : « Du fait que l’Église est envoyée au monde, on ne peut pas conclure au fait que tous, personnes et communautés, doivent vivre cet envoi au monde sur le mode de la participation... (il y a) une façon d’annoncer l’Évangile au monde qui consiste à quitter le monde pour l’Évangile » (p. 186). Et que l’on n’objecte pas qu’il faut faire « l’expérience du prochain », « car l’expérience du prochain a lieu dans la foi ; le contact immédiat ou le coude à coude ne suffisent pas pour que « l’être-avec » soit une expérience chrétienne » (ibid.). Un certain retrait du monde, une certaine distance du prochain peuvent donc être des façons authentiques de servir le monde et de rencontrer autrui, pourvu, comme le note finement l’auteur, que ce soit bien « pour l’Évangile » qu’on se retire ainsi du contact immédiat. De la sorte, sans monopoliser l’activité de la prière ou quelque autre secteur, le moine annoncera le royaume de Dieu « en manifestant plus vivement certains aspects de la vie chrétienne... qui apparaissent moins en d’autres états de vie [23] ». Pour terminer sur une note humoristique, ceci « se produit d’autant mieux que l’on se préoccupe moins de l’obtenir » (p. 79).
C’est à une question âprement débattue que s’attaque le P. Mazzoli dans Gli Istituti Secolari nella Chiesa [24] : les membres des Instituts séculiers sont-ils ou non des religieux, restent-ils des laïcs proprement dits ou forment-ils une troisième catégorie, irréductible aux deux autres ? La difficulté vient du fait que les documents pontificaux qui leur ont donné existence légale insistent à la fois sur deux éléments, leur consécration à Dieu par la pratique stable des conseils évangéliques et leur « sécularité [25] ». De là naquirent, sur la nature propre de ces Instituts, des opinions variées, que l’auteur ramène à bon droit à trois types. Pour les uns, les Instituts séculiers ont, pour l’essentiel, un caractère authentiquement laïc, que qualifie leur consécration ; pour d’autres, le caractère authentiquement laïc et la consécration leur sont également essentiels ; pour d’autres enfin, et c’est la thèse que l’auteur adopte, c’est la consécration qui leur est essentielle et en fait donc, au sens théologique du terme, des « religieux » proprement dits, bien qu’ils diffèrent de ces mêmes religieux au sens juridique par leur « sécularité ». On aura reconnu ici pour l’essentiel la position de Karl Rahner [26], qui nous semble doctrinalement plus riche et à laquelle nous souscrivons aussi. Ne peut-on penser que c’est surtout au plan canonique que ces nouveaux Instituts ont voulu se distinguer des religieux ? Le charisme qui les animait s’accommodait mal, ou pas du tout, de la très lourde armature que le Code de Droit Canonique imposait à la vie religieuse. Depuis lors, le Concile est venu et nous nous sommes laissé dire que, devant le renouveau qui en est résulté pour la vie religieuse, certains Instituts éprouveraient déjà moins le besoin de s’en distinguer et prendraient mieux conscience de ce qui les unit, la consécration à Dieu par la profession stable des conseils évangéliques.
Qu’il y ait encore beaucoup à tirer au clair, notamment au niveau des concepts et du vocabulaire, c’est évident ; même dans ce livre où l’auteur entreprend un louable effort de clarification, nous n’aimerions point le suivre en tout : il nous semble, par exemple, qu’il accepte encore trop facilement un schème tripartite : hiérarchie, religieux, laïcs. Et cependant, il signale lui-même que Lumen gentium n’utilise pas cette division, mais propose comme un double principe de distinction : l’un, dans l’ordre de la structure hiérarchique, entre clercs et « laïcs » ; l’autre, dans l’ordre des états de vie, entre religieux et non-religieux (que le Concile appelle aussi « laïcs », faute d’autre terme reçu).
Ce n’est pas pure question de mots, l’auteur le rappelle à bon droit après Karl Rahner. Le problème sous-jacent est en effet celui du rôle propre du laïc non-religieux dans l’Église (et, par contre-coup, celui des autres états de vie). À notre avis, ce problème ne peut se résoudre que dans une théologie des réalités terrestres. Aussi avons-nous beaucoup aimé l’affirmation de l’auteur selon laquelle, sur le fond commun de la consécration baptismale, les états de vie accentuent différemment le double mouvement de transcendance au monde et d’immanence au monde par lequel l’Église continue le mystère du Christ incarné. Peut-être y aurait-il lieu d’insister sur l’idée d’accentuation, car elle permet des degrés divers. Nous aurions ainsi deux pôles, tous les deux nécessaires à toute vie chrétienne, mais dont l’attraction se ferait sentir en chacune selon un dosage différent. Ceci permettrait peut-être de reconnaître facilement les Instituts séculiers comme essentiellement « consacrés » (si l’on a scrupule à les dire « religieux »), tout en admettant que, chez eux, le dosage entre la « séparation du monde » (qui est une caractéristique de l’être-chrétien) et la « présence au monde » ne soit pas celui des Chartreux ou des Clarisses.
Comme le marque le P. Rahner [27], ceci aboutit, il est vrai, à faire du propos délibéré et stable de renoncer pour Dieu au mariage l’élément caractéristique dans lequel se traduit l’appel à la vie consacrée. Aussi n’est-il pas sans intérêt de présenter, sur ce sujet, les réflexions d’un Frère de Taizé, Yann Fentener van Vlissingen, Approches psychologiques du célibat [28]. De ces deux essais, dont l’auteur lui-même dit qu’ils ne sont qu’un début, le premier s’efforce de découvrir « l’extraordinaire passé de l’idéal de la virginité » : comment il s’est introduit dans l’Église, sous quelles formes il y a été vécu (dans le monde, dans des mariages « blancs », en solitude, en communauté), quelles sont les images par lesquelles on s’est efforcé de traduire cette réalité (les eunuques du Royaume, la vie angélique, « sponsa Christi », le temple, l’offrande). Pour les comprendre dans toute leur réalité, l’auteur juge à bon droit qu’il est nécessaire de toujours rechercher le lieu et le moment où ont germé ces « métaphores ». Profitant des progrès récents dans la compréhension de la métaphore et de son rôle [29], l’auteur conclut ce premier essai en présentant le célibat comme une « métaphore vécue », ayant besoin de métaphores parlées pour que son sens se précise. Toutefois, « c’est au célibat réellement vécu qu’il faut s’attacher plutôt qu’à la manière dont on en a rendu compte ». C’est pourquoi son second essai sera consacré à « Un timide éloge de la solitude sexuelle ». Il rappelle d’abord pourquoi cette étude concerne surtout le célibat masculin : en ce domaine tout à fait central, l’expérience concrète est intimement liée aux caractères anatomiques de l’être humain. Puis, il montre, à la lumière du logion de saint Matthieu (19,10-12), le remaniement révolutionnaire ainsi introduit dans la philosophie de l’homme. Au lieu de ressortir, comme dans l’Ancienne Alliance, au domaine social, la sexualité est désormais assignée au domaine du principe d’individuation : « Le mariage indissoluble dans lequel l’homme et la femme deviennent une seule chair, et le célibat par lequel le chrétien se trouve seul comme un eunuque, sont deux variantes de l’existence sexuelle [30] ».
Si nous analysons ce dernier, nous y découvrons à la fois un côté négatif et un côté positif. Cet aspect négatif, qui, de l’avis de l’auteur, ne se sublime pas, mais doit être vécu tel quel, c’est la solitude, cette réalité qui nous fait horreur et est présente en toute vie. L’aspect positif, c’est que celui qui accepte cette situation « est prêt à entrer en relation avec l’Absent. En affirmant cela au travers de « l’institution de la solitude », c’est un aspect important de la condition humaine qu’on fera apparaître, plus spectaculairement et donc plus expressément, dans toute sa clarté. C’est avec les autres, certes qu’un homme peut s’adresser à Dieu, mais ce n’est pas à travers eux [31] ».
Si la démarche de l’auteur, docteur en psychologie et de formation protestante, peut dérouter certains lecteurs, elle nous semble pleine de promesses pour une meilleure compréhension du célibat consacré ; aussi est-ce avec intérêt qu nous attendons la suite que l’auteur nous laisse espérer à ces premiers essais.
Si nous recensons ici l’ouvrage de Mary Daly, Le deuxième sexe conteste [32], c’est pour son incidence sur une saine théologie de la vie religieuse féminine, problème auquel l’auteur consacre d’ailleurs quelques pages de sa conclusion. Professeur de théologie au Boston College (U.S.A.), Mary Daly, qui est docteur en philosophie et en théologie de l’Université suisse de Fribourg, parle en connaissance de cause de la situation faite à la femme dans notre société. Le plaidoyer paraîtra rude à d’aucuns ; certaines présentations pourront dérouter : ainsi, l’auteur consacre d’abord de nombreuses pages à nous résumer le réquisitoire que Simone de Beauvoir dresse contre l’attitude de l’Église catholique envers la femme, c’est ensuite seulement qu’elle met au point ce que ces affirmations ont de partiellement injuste. Cette manière de faire, que l’auteur adopte sans aucun doute par loyauté envers une pensée qu’elle tient à faire connaître dans son ensemble avant de la critiquer, donne parfois l’impression d’un parti pris envers l’Église. La composition un peu touffue de l’ouvrage, où les redites ne sont pas toujours évitées, et les méandres de l’argumentation n’enchanteront pas toujours des esprits avides d’ordre et de clarté (peut-être teintés de cartésianisme). Ajoutons qu’il nous a semblé que la traduction, sans être défectueuse, eût certainement pu être plus coulante, parfois même écrite en un français plus correct.
Néanmoins – et c’est l’essentiel –, il y a, pour le fond, un accord total entre cet ouvrage bourré de documents et l’étude de toute première valeur de Madame Pellé-Douël, Être femme [33] : ce pour quoi l’une et l’autre luttent, c’est pour que soit enfin reconnu en pratique, et non plus seulement en théorie, que la femme, que toute femme est une personne humaine au plein sens du terme, avec tous les droits et les devoirs que cela implique. Sur ce point, on ne peut que les approuver [34], même s’il faut pour cela que nous, les hommes, nous changions profondément notre mentalité et abandonnions des réflexes millénaires de supériorité masculine. Et l’Église se devrait de ne pas être en retard. Or, note l’auteur, « au point où nous en sommes, (elle) semble dans une position curieuse : d’une part, elle applaudit à l’émancipation civile, politique et professionnelle des femmes dans la cité séculière, et d’autre part, elle les maintient dans les sous-sols de sa propre maison [35] ». A qui en douterait, il suffirait de comparer le Message aux femmes de Paul VI à la fin du Concile au récent décret Venite seorsum sur la clôture des moniales, qui maintient pratiquement inchangée la sujétion des Abbesses aux Ordinaires locaux.
Terminons par deux précieux instruments de travail qui, à ce titre, ont leur place tout indiquée dans ce Bulletin.
Le premier [36] est une bibliographie des ouvrages et articles parus de 1960 à 1968 sur la vie religieuse. Sans prétendre à être exhaustif (qui le pourrait aujourd’hui ?), ce travail nous offre plus de 4.000 références en espagnol, portugais, français, anglais, allemand, néerlandais, etc. sans oublier les articles et livres en latin. Souvent une brève mention (en espagnol, ou en latin pour ce qui est écrit en cette langue) précise le contenu du travail en question. Les références sont groupées de façon systématique en 28 chapitres (plusieurs d’entre eux sont largement subdivisés), ce qui couvre les divers aspects de la vie religieuse, sa nature, ses éléments essentiels, ses diverses formes, etc. Une table des écrits anonymes ou collectifs est suivie d’un index alphabétique des noms d’auteurs, ce qui achève de faire de ce recueil un excellent instrument de travail pour toute étude sur la vie religieuse. On ne peut que féliciter le P. Beltran et souhaiter qu’il puisse continuer l’œuvre si bien entreprise (ne serait-ce que par des bulletins annuels dans la revue Verdad y Vida).
La Bibliographia Internationalis Spiritualitatis [37], comme l’indique son titre, couvre un champ plus vaste que la vie religieuse. Elle est conçue sur le type des ouvrages analogues, qui consacrent un volume aux parutions d’une année déterminée, ici l’année 1966. Les références sont réparties en huit sections : sources, spiritualité biblique, doctrine, spiritualité liturgique, vie spirituelle, histoire, arts et spiritualité, spiritualité et disciplines connexes. Un index alphabétique des auteurs termine l’ouvrage et en facilite la consultation rapide.
Les religieux trouveront certes à glaner un peu partout dans ces pages ; ils seront toutefois spécialement intéressés par la sous-section de la Vie spirituelle qui leur est consacrée (et compte plus de 200 titres sur les 3.700 du recueil). Ils souhaiteront sans doute aussi, comme nous, non seulement que le Pontificio Istituto di Spiritualita del Teresianum (Rome) poursuive ce qu’il a si bien commencé, mais encore qu’il réalise, dans le domaine de la vie religieuse, le projet qu’il caresse de bibliographies particulières.
St.Jansbergsteenweg 95
B-3030 Heverlee (Belgique)
[1] Toutefois le bulletin sur la vie religieuse accueillera aussi de façon régulière les ouvrages en d’autres langues, ce que ne feront qu’exceptionnellement les autres bulletins.
[2] Les ouvrages que la revue avait l’habitude de recenser, s’ils ne rentrent pas dans l’un des secteurs ci-dessus, feront, comme par le passé, l’objet de comptes rendus distincts qui paraîtront dans les Renseignements bibliographiques. De plus, comme les Bulletins seront annuels, nous annoncerons désormais les ouvrages dans le numéro qui suivra leur réception (cf. ci-dessous, p. 191, note 1).
[3] J. M. R. Tillard, O.P. Les religieux au cœur de l’Église. Coll. « Problèmes de vie religieuse », 30. Paris, Éd. du Cerf, 1969, 20 x 14, 179 p. Cet ouvrage avait déjà paru en 1967 au Canada dans les Cahiers de communauté chrétienne. Plusieurs de ses chapitres furent d’abord publiés comme articles, notamment « L’obéissance religieuse, mystère de communion », dans la Nouvelle Revue Théologique, 1965, 377-394, et « Autorité et vie religieuse », ibid. 1966, 786-806.
[4] Op. cit., p. 11 ; sauf avis contraire, dans cette citation et les suivantes, les soulignés sont de l’auteur.
[5] Ibid., p. 12.
[6] On les retrouve dans son article récent, Le fondement évangélique de la vie religieuse, dans la N.R.Th., 1969, 916-955.
[7] Les religieux au cœur de l’Église, p. 12. Cette fois-ci, c’est nous qui soulignons.
[8] C’est l’opinion que développe Karl Rahner dans Théologie de la vie religieuse (Les religieux aujourd’hui et demain, coll. « Problèmes de vie religieuse », 20, Paris, 1964, 53-92), dont l’original allemand a paru dans Geist und Leben 37 (1964), 17-37.
[9] Nouvelles tendances dans la vie religieuse. Coll. « Donum Dei », 14. Ottawa, Conférence religieuse canadienne, 1969, 23 x 15, 257 p.
[10] L. Labonté, F.I.C., dans op. cit., p. 73.
[11] Op. cit., p. 127-128.
[12] Ibid., p. 128.
[13] Ibid., p. 129 ; nous soulignons.
[14] Réalités psychologiques et vie religieuse. Coll. « Vita evangelica », 3. Ottawa, Conférence religieuse canadienne, 1969, 23 x 15, 191 p.
[15] Op. cit., p. 176.
[16] Leur aggiornamento. Bénédictins, Cisterciens-Trappistes, Franciscains, Dominicains, Jésuites, Eudistes, Frères des Écoles Chrétiennes, Missionnaires O.M.I., Pères Blancs, Petits Frères de Jésus. Lyon-Paris, Éd. du Chalet, 1970, 21 x 14, 341 p.
[17] Op. cit., p. 78.
[18] Ibid., p. 314.
[19] Ibid., p. 41-46 (la citation est tirée de la p. 42). Il y aurait un rapprochement intéressant à faire entre la doctrine esquissée ici et celle, très proche, qui est développée dans les deux chapitres sur l’obéissance de Religieux au coeur du monde (cf. note 3).
[20] Par exemple, chez les Frères des Écoles Chrétiennes, dont une grande partie de l’activité éducatrice est « spécifiquement humaine », cf. p. 178-179.
[21] Op. cit., p. 316.
[22] J. Leclercq, O.S.B. Le défi de la vie contemplative. Coll. « Renouveau ». Gembloux, Duculot ; Paris, Lethielleux, 1970, 19 x 13, 374 p., 290 FB.
[23] Op. cit., p. 63 ; les soulignés sont de l’auteur.
[24] E. Mazzoli. Gli Istituti Secolari nella Chiesa. Posizione teologica, sociale, giuridica alla luce dei documenti pontifici e conciliari. Coll. « Cristianesimo aperto ». Milano, Ed. Ancora, 1969, 18 x 13, 271 p., 2.000 lires.
[25] Qu’on nous permette ce néologisme pour caractériser ces Instituts dont l’apostolat « doit être fidèlement exercé non seulement dans le siècle, mais aussi pour ainsi dire par le moyen du siècle » (Motu proprio Primo féliciter du 12 mars 1948 ; cf. R.C.R., 1948, 135).
[26] Notamment dans Les Instituts séculiers, p. 167-210 du tome II de Mission et grâce (Marne, 1963).
[27] « Quiconque s’interdit radicalement le mariage a désormais son « chez soi » ailleurs que dans le monde » (Mission et grâce, II, p. 189).
[28] Y. Fentener van Vlissingen. Approches psychologiques du célibat. Presses de Taizé, 1969, 21 x 14, 192 p.
[29] Ce qui lui permet, p. 81-82, un intéressant essai d’explication du discrédit dans lequel est actuellement tombé le thème du mariage avec le Christ.
[30] Op. cit., p. 123.
[31] Ibid., p. 165-166.
[32] M. Daly. Le deuxième sexe conteste. Paris-Tours, Marne, 1969, 18 x 13, 214 p., 16,80 FF.
[33] Paris, 1967 ; cf. la recension parue dans Vie consacrée, 1967, p. 374-375, et, dans ce numéro, l’article « Être femme dans la vie contemplative », p. 129-162.
[34] Sans que ceci inclue nécessairement une approbation de toutes les thèses de Mary Daly, entre autres sur le sacerdoce des femmes, problème dont le moins qu’on puisse dire, croyons-nous, est qu’il n’est pas mûr pour une solution.
[35] M. Daly, op. cit., p. 187.
[36] J. M. Beltran, O.F.M. La vida religiosa y el Concilio Vaticano II. Orientacion bibliografica, 1960-1968. Madrid, Verdad y Vida, 1969, 24 x 17, 496 p. (tirage à part des trois premiers numéros pour 1969 de cette revue).
[37] Bibliographia Internationalis Spiritualitatis. Tome I : 1966. Milano, Éd. Ancora, 1969, 24 x 16, 300 p., 4.500 lires ou 8 $ (étranger).