Tribune libre : À propos de la clôture des moniales
(Mère) Marie Assumpta du Saint-Esprit
N°1970-2 • Mars 1970
| P. 112-115 |
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
« La clôture papale pour les moniales de vie uniquement contemplative sera fermement maintenue, mais on l’adaptera aux circonstances de temps et de lieux, supprimant les usages périmés, après avoir entendu les vœux des monastères eux-mêmes » (Perfectae caritatis, n. 16). Cette déclaration de Vatican II nous incite à publier le témoignage ci-dessous, émanant d’une prieure carmélite décédée il y a quelques mois, texte qui vient de nous être envoyé. Il révèle en effet les problèmes que pose l’adaptation de la vie contemplative canonique et des normes matérielles qui la régissent à des civilisations différentes de la nôtre. Comme le dit la lettre d’envoi : « Ici en Afrique, les formes traditionnelles de la clôture donnent lieu à d’étranges soupçons, car « celui qui se cache fait des choses mauvaises ». En effet beaucoup de gens pensent que nous sommes des sorcières, des féticheuses ou de mauvaises femmes qu’on a enfermées ».
À la lecture de ce témoignage, on comprendra d’autant mieux la sagesse qui a fait maintenir dans l’Instruction Venite seorsum, tout entière pensée pour répondre à la situation des pays de vieille chrétienté [1], la mention de la possibilité de « règles établies ou à établir par un droit particulier, et qui expriment le caractère propre de l’Institut » (n. 1 ; cf. n. 9).
Vocation contemplative, séparation du monde, clôture matérielle
Comment une âme contemplative perçoit-elle l’appel de Dieu à une vie d’union intime avec Lui ? Abstraction faite de certaines vocations extraordinaires, la grâce de la vocation est un germe si menu et si caché pendant les premières années de la vie, qu’on ignore quasi son existence. Plus on avance dans la vie, mieux aussi on se rend compte que l’appel était là dès la création de l’âme et l’on a lieu de s’écrier avec un Isaïe ou un Jérémie : « Vous m’avez appelé dès le sein maternel ! »
Cette vocation est si fortement ancrée en tout l’être qu’elle semble faire un avec la personne. C’est une touche divine qui marque la personnalité pour toujours, une étincelle brûlante de la grâce qui ne demande qu’à s’étendre en flammes de feu. Cette vocation authentique n’a cure des cadres, des moyens extérieurs, des circonstances parfois contradictoires. Rester dans le monde ou s’enfermer dans un cloître ne lui fait, au fond, aucune différence essentielle. Cette âme appartient à Dieu et rien ne peut l’en séparer. Toutefois, dans le désir de répondre totalement à cet appel, elle cherchera tôt ou tard un milieu qui lui semble propice au développement de ses aspirations. Elle se tourne alors vers l’une ou l’autre institution approuvée par l’Église, qui lui offre le silence, la solitude et le recueillement dont elle sent le besoin.
Il est évident qu’un groupe de personnes adonnées à la vie d’oraison doit se réserver suffisamment de place et de liberté pour ne pas être dérangé par n’importe qui à n’importe quel moment. Il faut donc une séparation du monde, une clôture, avec des règles bien conditionnées suivant les circonstances de temps et de lieu. Cette séparation du monde, qui est en même temps l’expression pratique d’une consécration absolue à Dieu, est librement choisie. Les âmes qui se séparent de tout ce qui leur était cher veulent se réserver pour Dieu seul.
Mais il y a clôture et clôture.
Il existe dans l’Église des hommes et des femmes qui mènent une vie contemplative canonique. Dans le domaine de la clôture, on voit très bien les réminiscences de la dépréciation de la femme dont parlent aujourd’hui tant de livres (Card. Suenens, Dr M. Dale). Les lois de l’Église en sont encore toutes pénétrées. Dans le contexte de la mentalité actuelle qui accorde à la jeune fille autant de liberté qu’au jeune homme dans le choix des études, du travail, des voyages, de la vocation, on ne voit pas bien la raison d’être des mesures matérielles qui caractérisent la clôture imposée aux moniales. Craindrait-on des abus chez les femmes plus que chez les hommes ? Les psychologues sont cependant d’accord pour reconnaître que la femme a une aptitude naturelle à prendre ses devoirs très au sérieux. Il faut même veiller à ce qu’elle ne tombe pas dans le scrupule.
Or la multiplicité des lois en cette matière (sans parler des constitutions qui y ajoutent largement) est certainement cause d’exagérations de fait (comme si « la clôture » était une loi dépassant en importance toutes les autres prescriptions de la vie contemplative), comme aussi de déviations dans les sensibilités et d’attachements scrupuleux à toute cette organisation de « protection ».
Au fond, il y a en tout cela beaucoup de méfiance. Dans la plupart des monastères féminins, les clés de la clôture sont entre les mains de la supérieure et d’une autre moniale, « car une seule sœur, fût-elle la supérieure, pourrait se permettre de sortir de la clôture. » Les personnes que leur office amène à entrer dans le monastère, tels les ouvriers, les médecins, les prêtres (même pour administrer les sacrements aux soeurs malades) sont toujours accompagnés par deux moniales. Pensons un peu à la perte de temps pour les deux sœurs qui doivent attendre près de l’infirmerie la sortie du confesseur. La garde des clefs, les allées et venues pour les prendre et les remettre entre les mains des responsables constituent une manœuvre compliquée qui, de plus, impose toute une attente à ceux qui doivent entrer en clôture. Les grilles au chœur et au parloir sont chose tellement habituelle qu’on craindrait l’effondrement du monastère si l’on osait les supprimer.
Le temps n’est-il pas venu de traiter tous les contemplatifs sur pied d’égalité ? Les moines de stricte observance, chartreux, trappistes, etc., ont une expérience séculaire en matière de clôture. Or ils ne reçoivent pas leurs visiteurs derrière une grille, un voile devant le visage, ni avec, à leurs côtés, un tiers chargé de veiller sur ce qu’ils disent. L’Église leur permet tout ce qui est raisonnable, sous la responsabilité de leur supérieur local, tandis qu’une moniale a besoin d’une permission toute spéciale de son Évêque pour assister à une conférence religieuse hors de son monastère.
La supérieure, pour sa part, doit tenir une stricte « comptabilité » des entrées et sorties avec dates, noms, circonstances, dans un cahier qu’elle doit soumettre au contrôle de celui qui vient faire la visite canonique au nom de l’Évêque...
Il n’est pas étonnant qu’on se plaigne de situations arriérées dans nos monastères cloîtrés. Si la vie contemplative exige une séparation nette d’un monde partagé, agité, occupé principalement d’intérêts naturels, matériels ou techniques, cette séparation ne doit pas devenir repli sur soi. Or on a tellement eu soin d’enfermer matériellement les moniales, de leur imposer uniquement des lectures spirituelles, qu’après quelques années dans le cloître la vie du monde semble bien lointaine.
On explique parfois ces mesures matérielles par le danger des distractions. Ne soyons pas hypocrites ! Des distractions, il y en a, mais mieux vaut celles qui occupent l’esprit et le cœur du bien du monde entier que les mesquineries égoïstes qui gâchent tant d’heures d’oraison. La vie en groupe restreint et fermé sur lui-même expose à d’innombrables défauts rapetissants, dont on accuse alors « la nature féminine ». Comme si une « nature masculine » ne ressentirait pas elle aussi les dommages d’une vie trop renfermée !
Il est à croire que l’affaiblissement du sens mystique de la séparation du monde est à la base de tout cet arsenal juridique de prescriptions matérielles. Pourtant, Dieu n’a besoin ni de fer ni de bois pour s’unir aux âmes. L’Histoire Sainte le prouve abondamment.
Un des plus beaux types de contemplatifs est Joseph, le fils préféré de Jacob. Jouissant de certains avantages, il devient la cible de la jalousie fraternelle. On se moque de ses rêves prophétiques. Menacé de mort, vendu, il doit tout quitter et connaît les angoisses de l’esclavage et de la prison, les incertitudes d’une vie solitaire à l’étranger. Alors seulement, il sera en état de devenir un instrument choisi par Dieu pour sauver son peuple.
L’Église ne ferait-elle plus confiance à Dieu qu’elle se croit obligée de renforcer les mesures matérielles pour protéger les contemplatives ? La main de Dieu est toujours aussi puissante et il ne manquera pas d’éprouver les élus qu’il s’est choisis pour vivre en intimité avec Lui. Le contact vivant avec la Bible pourrait nous apprendre que la sainteté ne consiste ni en des prescriptions, ni en des règles.
Les plus grands contemplatifs – la Sainte Vierge, Marie de Béthanie, Marie-Madeleine, Jean l’Évangéliste – n’ont pas eu d’autre règle que leur amour, fidèle jusqu’à la croix, et leur docilité envers les inspirations divines.
Plus on prescrit ou défend, plus on risque d’emprisonner l’Esprit par la lettre. Il faut des règles à la faiblesse humaine, mais alors, qu’on les cherche dans le texte incorruptible de l’Évangile.
[1] Même dans nos contrées, toutes les réactions ne sont pas favorables, comme on pourra en juger par la lettre d’une moniale, reproduite « pour sa sérénité et sa franchise » dans le n. 42 d’Ancilla (16 novembre 1969), p. 2.