L’adoration eucharistique aujourd’hui
Gaëtan Bourbonnais, s.s.s.
N°1970-2 • Mars 1970
| P. 65-88 |
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Tout comme l’art d’écrire ou de parler en public, l’art de méditer suppose une bonne dose d’inspiration jointe à une sérieuse somme de travail. Et l’art de méditer devant le Très Saint Sacrement, à cause même de son intention et de ses limitations, exige au moins autant d’inspiration et certainement plus de travail. Cette méditation devant le Saint Sacrement, qui consiste fondamentalement dans l’écoute du Christ (cf. Mc 9,7) et l’union à sa prière (cf. Mt 26,38.40) et à son offrande (cf. He 13,15), présente en réalité une signification [1] mais aussi des difficultés particulières, qui ne se ramènent pas tout à fait à celles d’une méditation d’allure libre.
Dans cette étude nous espérons montrer que la recherche d’une méthode pour la prière devant le Saint Sacrement conserve sa raison d’être. Il est sans doute ridicule d’indiquer à l’Esprit Saint les artères par où il doit circuler, mais il est pour le moins naïf de penser que le fouillis habituel de notre vie intérieure puisse prendre le nom d’adoration simplement parce qu’il s’étale devant le Saint Sacrement. Et si l’on donne du prix à une certaine précision des mots et surtout des réalités qu’ils recouvrent, on ne se croit pas le droit d’appeler « adoration eucharistique » une méditation quelconque, faite à bâtons rompus, sur des thèmes également quelconques, vaguement reliés, ou pas du tout, à l’Eucharistie.
Utilisées avec discernement et grande liberté, les méthodes d’oraison ont rendu de grands services, et, en principe, elles peuvent en rendre encore. Elles font partie de l’art chrétien de vivre. Il n’y a du reste aucune honte à demander à une méthode des secours, dans les limites précises où nous en avons besoin. N’a-t-on pas vu un homme aussi ouvert à la liturgie et au monde de son temps que le Cardinal Lercaro écrire un livre de près de 400 pages sur les Méthodes d’oraison mentale ? Et le P. Teilhard de Chardin, dont on connaît l’envergure et la personnalité, est resté en étroite dépendance de la spiritualité ignatienne, sur de nombreux points de sa synthèse [2]. N’est-il pas également instructif de constater jusqu’où les méthodes de méditation de style oriental, tellement rigides et « brisantes » avant d’être « libérantes », envahissent l’Occident ? Enfin, rappelons-le, dès les premiers siècles de l’Église, tous les grands théologiens et mystiques ont décrit avec une extrême minutie les manières de lire la Bible, de prier et de progresser dans la prière jusqu’à la « théologie », jusqu’à la vision de Dieu.
La méthode ici exposée, et exposée comme témoignage et confidence et non comme formule à succès facile, s’accordera peut-être avec les intuitions de plusieurs personnes adonnées à la pratique de l’adoration eucharistique ; du moins prétend elle s’aligner sur les requêtes de la prière d’aujourd’hui.
I. Vers de nouvelles voies
Depuis que la liturgie est soumise à une refonte permanente, active, audacieuse, elle ne cesse de modifier notre vie de prière ; non dans sa physionomie seulement, mais aussi dans ses pulsations profondes. Nous en avons des preuves vivantes inscrites dans les replis de notre conscience : les expériences spirituelles les plus décisives se font souvent à l’occasion des célébrations liturgiques elles-mêmes, notamment quand celles-ci sont parsemées de périodes de silence destinées à une assimilation prolongée du mystère. L’oraison dans ces cas est intégrée à la célébration liturgique elle-même. On ne voit pas dès lors le rôle qu’une méthode d’oraison venue de l’extérieur pourrait bien jouer dans de tels moments. Ou la liturgie est de bonne texture et, normalement, elle nourrira vraiment notre prière, ou elle est déficiente, et alors la correction doit être faite dans la liturgie même. Des palliatifs ou des correctifs venus on ne sait d’où ne pourraient fournir qu’une fausse solution.
Cette oraison, assumée par la liturgie, diffuse dans la liturgie, n’a qu’à suivre le courant et à faire sien le dynamisme de la célébration. Elle n’a pas besoin d’autre méthode.
Mais on peut vouloir autre chose : on peut justement vouloir prolonger cette oraison. Parmi les dizaines de manières possibles de le faire, il y a celle que nous connaissons bien, soit la prière faite devant le Saint Sacrement, durant un temps plus ou moins long, généralement une demi-heure ou une heure.
Ce temps de prière devant le Saint Sacrement, ou, selon l’expression consacrée, « l’adoration eucharistique », peut-elle recourir à une « méthode » ? Si nous exceptons le cas des mystiques et les moments où nous sommes nous-mêmes particulièrement soutenus par la grâce ou affectés par une situation ou un événement passager, ou encore sous le coup de la célébration liturgique même, nous croyons pouvoir répondre que oui. Oui, même aujourd’hui pour tous ceux qui, par vocation et par choix, veulent faire une méditation qui soit une adoration eucharistique.
Parmi ces méthodes, celle dite des quatre fins du sacrifice mérite une place à part. Cette méthode, dont il serait bien inopportun de médire, a donné des preuves irréfutables de sa fécondité et de ses bonnes relations avec la messe. L’on sait quel parti on pouvait en tirer pour les adorations collectives. Elle se prêtait également fort bien à l’initiation des commençants à l’adoration eucharistique. Et il ne faut surtout pas la juger sur des caricatures faciles qui ridiculisent une soi-disant matérialisation des quatre attitudes principales qu’elle demande [3].
Mais si cette méthode n’a pas complètement sombré, elle a subi les contrecoups des mutations survenues à la théologie de l’Eucharistie et de l’envahissement de la liturgie. Non pas que les quatre fins du sacrifice aient été emportées dans les courants idéologiques nouveaux, mais on croit voir dans la présentation habituelle qui est faite des fins de la messe, un relent des controverses trop directement inspirées par la Réforme. Les protestants, pour leur part, niaient le caractère de réparation et d’intercession de la messe et mettaient tout l’accent sur l’action de grâces et l’adoration. Les catholiques réagirent en valorisant autant qu’ils purent la réparation et l’intercession.
De plus il était tout à fait traditionnel dans l’Église d’enseigner que l’Eucharistie a aussi pour but de « faire l’Église », de nouer le peuple de Dieu dans une plus grande unité autour du Christ et de l’ouvrir au monde ; mais, par suite de la dissection à laquelle était soumise l’Eucharistie, cet aspect était détaché du sacrifice de la messe et attribué aux effets de l’Eucharistie comme sacrement. De sorte que cet aspect fondamental dans les finalités de l’Eucharistie passait souvent inaperçu dans le cadre des quatre fins ou n’y entrait que de biais. C’était la théologie courante qui a prévalu jusqu’à ces toutes dernières années. Il n’y a qu’à ouvrir les « De Eucharistia » de la très grande majorité des théologiens d’avant Vatican II pour le vérifier. On pourra toujours trouver d’heureuses exceptions, mais ce n’étaient pas elles qui informaient la piété courante.
Maintenant on ne consent plus à séparer les fins ou les effets du sacrifice de la messe (latrie, action de grâces, propitiation et intercession) des fins ou effets du sacrement (revitalisation de la grâce et de la charité et union de l’Église). C’est toute la messe, sacrifice sacramentel, qui, dans un même mouvement, unit les hommes entre eux et les unit à l’action de grâces adorante du Christ, tout comme à sa prière et à son offrande « en rémission des péchés ».
Dès lors on se demande si dans une certaine utilisation de la méthode des quatre fins, on n’exagère pas parfois l’aspect de réparation, si l’action de grâces adorante, pourtant le coeur même de l’Eucharistie, reçoit toute la place et surtout l’accent qui lui revient, et si la prière pour l’Église ne se glisse pas à la fin timidement comme une intention parmi les autres.
Une dernière résistance à la méthode des quatre fins vient de ce que, souvent, elle n’était pas appliquée dans le sens même de la Messe : culte de l’Église au Père par le Fils, mais dans un sens directement et parfois très matériellement christologique, comme si les quatre fins s’adressaient d’abord et avant tout à Jésus présent dans l’Eucharistie. Encore ici toute généralisation absolue serait injuste, mais on ne peut nier que cette façon de pratiquer la méthode des quatre fins était largement répandue. Dans ces conditions c’est la moins étonnante des réactions que la mise en question de cette méthode d’adoration eucharistique, à laquelle on assiste actuellement.
Mais si après ce dur diagnostic on la met en quarantaine, aura-t-on quelque chose à lui substituer ? Contester est facile, imaginer et construire le sont beaucoup moins. Mais alors ne peut-on proposer à ceux qui cherchent – et nous nous adressons à eux seulement – un guide pour nourrir leur réflexion personnelle, en accord avec l’esprit même de la célébration liturgique et avec les structures sur lesquelles elle est construite ? Supposant admis le principe général de l’utilité, aussi relative qu’on voudra, d’une méthode comme soutien de l’oraison, nous essaierons de l’appliquer au cas de l’adoration eucharistique.
Nous croyons que ce n’est pas vraiment faire l’adoration eucharistique que d’y jeter pêle-mêle n’importe quoi, sous prétexte de respecter la liberté et de ne pas bâillonner l’Esprit qui « crie au fond de nos âmes ». Il nous semble qu’une méthode, même bien imparfaite, sert plus l’adoration eucharistique que l’abandon à l’impulsion du moment. De l’abandon, que sort-il le plus souvent ? Une lecture plus ou moins méditée, quelques « bonnes pensées », mais aussi peut-être la préparation d’une classe de catéchisme, d’une réunion, ou, encore : des rêves. C’est bien le cas de dire qu’une telle « adoration » ne vaut pas une heure de peine. Un magma de pensées et d’imaginations peut servir de matière à la prière, ce n’est pas la prière. Dans les moments de désespoir ou d’exaltation il n’y a de prière que si l’on sort, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, du tumulte intérieur pour accepter une parole de Dieu ou lui répondre. On ne peut blâmer ceux pour qui la pratique de l’adoration eucharistique fait problème, mais y restent attachés, de chercher à s’orienter dans le désarroi actuel.
II. Critères
Évagre disait qu’un « théologien » c’est « celui qui sait prier ». Et nous pouvons ajouter : savoir prier, au sens de savoir faire oraison, c’est savoir méditer la Bible. Appliquant ces principes à notre problème on peut affirmer que l’adorateur [4] c’est celui qui sait « prier la Bible » à la lumière de la liturgie, surtout de la messe. N’importe quelle méthode d’oraison – donc aussi une méthode d’adoration eucharistique – se jugera, dans un premier temps, sur son inspiration biblique. Et la Bible n’est pas comme un récipient qui contiendrait d’une façon chosifiée, comme refroidie, la Parole de Dieu ; c’est le livre qui permet une certaine actualisation de cette Parole, toujours adressée à l’homme et en quête de sa réponse. Non seulement Dieu nous y parle mais il nous apprend à lui parler. C’est le premier critère : une bonne méthode d’oraison devra plonger ses racines dans l’Écriture [5].
Nous pouvons facilement illustrer ces réflexions et les appliquer à notre cas, en prenant les psaumes comme point de référence. Si nous faisons abstraction du contenu, qu’est-ce qu’un psaume sinon une manière d’exprimer une prière humaine portée au-delà d’elle-même par l’action de Dieu ; et une manière qui se diversifie selon ce que la prière veut traduire : un cri de joie, une invitation au culte, une lamentation personnelle ou collective, une action de grâces, une réflexion méthodique, ou autre chose. En nous servant du vocabulaire des exégètes, nous appellerons ces diverses manières des « genres littéraires ». Mais un genre littéraire, n’est-ce pas une espèce de méthode ?
Les psaumes, sauf de rares exceptions souvent explicables par une mauvaise transmission des textes, ne relèvent pas d’une composition chaotique et n’aspirent pas à un « beau désordre ». Les psalmistes jouissaient d’une présence de l’Esprit que nous ne connaîtrons jamais, et pourtant, la plupart du temps leur prière se coule dans un genre littéraire aux contours assez nets ; ils utilisent en somme une certaine méthode, que d’autres avant eux avaient peu à peu élaborée à partir des données de la vie même. Sans doute procèdent-ils avec une grande liberté, mais ils cherchent dans les genres courants, en d’autres mots, les méthodes existantes, celui qui convient le mieux à leur but. Ils ne barattent pas négligemment des idées disparates dans une vaine attente que du désordre jaillira quelque étincelant chef-d’œuvre ; ils ne se livrent pas à une espèce d’écriture surréaliste et automatique : ils travaillent. Ils travaillent sur un donné, tout en se disposant à accepter les touches de l’Esprit.
La leçon de Qumrân va dans le même sens. Là aussi on a eu le culte de la prière dirigée, en même temps qu’animée par certaines lois. Le résultat, ce sont les Hymnes, précisément des hymnes d’action de grâces, des « eucharisties », qui comptent certainement parmi les textes hébreux non-bibliques les plus riches que l’on ait découverts.
Ces observations pourraient être appliquées à maints autres passages de la Bible, notamment à plusieurs « bénédictions » de saint Paul, et toutes tendraient à montrer que même les écrivains bibliques, et ceux qui en dépendent étroitement, ne négligeaient pas d’appuyer leurs prières sur les humbles secours des genres littéraires, quitte à le faire en y laissant parfois la marque très profonde de leur personnalité ou d’une inspiration inattendue.
Inutile de dire cependant que l’inspiration biblique de l’oraison modèlera bien davantage son contenu que son cheminement. Encore ici les psaumes peuvent nous servir de point de repère. Ils ne sont le plus souvent que le souvenir entretenu de la Loi, de l’histoire de Dieu dans le peuple juif ; ils « murmurent » (Ps 1) sans fin la Loi et en font la mémoire. Sans doute ne convient-il pas d’insister sur ce point suffisamment connu.
Le second critère, on ose à peine l’énoncer dans sa netteté tant il paraît un insipide lieu commun, se ramène à ceci : l’adoration eucharistique doit s’inspirer de l’Eucharistie, ou, pour préciser déjà un peu : de la célébration eucharistique. Cette loi de l’adoration eucharistique, ainsi énoncée, ne suscitera vraiment aucune opposition, parce qu’elle semble avoir inspiré toutes les méthodes d’adoration eucharistique. Mais elle donne des résultats fort différents selon l’interprétation à laquelle on la soumet. Nous croyons, pour notre part, qu’il faut prendre cette loi au pied de la lettre, et faire de notre adoration eucharistique, non pas une méditation qui s’accroche tant bien que mal à une théologie – peut-être dépassée – de l’Eucharistie, mais qui soit en prise directe sur la célébration eucharistique elle-même. Comme c’est là et plus particulièrement dans la « prière eucharistique » que se trouve la vraie théologie de l’Eucharistie [6], c’est aussi là que se trouve le principal point de départ pour les extensions de toute prière qui se veut eucharistique.
Ces deux critères ne sont isolés que dans la théorie ; en fait, comme dans la messe, Parole et Eucharistie se soutiennent l’une l’autre, s’expliquent l’une par l’autre, ainsi, dans l’adoration eucharistique, les actions de grâces et les demandes sont toutes imprégnées de la Parole et, à son tour, la Parole suscite et dirige les actions de grâces et les intercessions.
III. La méthode proposée
Maintenant que nous sommes familiarisés avec les nouvelles « prières eucharistiques » et que nous avons fait connaissance avec leurs sœurs les anaphores orientales, nous comprenons un peu mieux le secret de leur composition et de leur inspiration originelle ; nous percevons petit à petit comment elles ont pu accéder à la place unique que leur ont donnée, puis jalousement gardée, les communautés liturgiques de toute l’histoire de l’Église. Celles-ci ont vu dans les prières eucharistiques l’expression idéale du sacrifice du Christ, de sa prière et de celle de l’Église. L’essentiel de la Parole de Dieu est entré là sous une forme évocatrice et interpellante ; l’essentiel de l’action de Dieu, de l’histoire de Dieu, pourrait-on dire, y est présenté dans un raccourci puissant ; et l’homme a la possibilité d’y exprimer le meilleur de sa foi aux prises avec les soubresauts de la vie.
Dès lors, pourquoi ne pas transposer – est-ce même une transposition ? – cette même prière liturgique en prière personnelle ? Pourquoi ne pas utiliser les « prières eucharistiques » comme inspiration immédiate de nos adorations eucharistiques ? Il ne faut en somme que des connaissances liturgiques élémentaires et un tout petit peu de pratique pour que les grandes lois de la « prière eucharistique » deviennent le soutien en même temps que l’animation de nos méditations. La « prière eucharistique » est coulée dans une sorte de genre littéraire très souple qu’il nous est parfaitement loisible d’utiliser pour notre propre adoration eucharistique.
Voyons maintenant de plus près de quoi il s’agit, et faisons un peu d’analyse. Nous supposons toutefois le lecteur déjà familiarisé avec la ou les structures fondamentales de la « prière eucharistique ».
L’adoration eucharistique ainsi conçue sera une grande « action de grâces » ou une « bénédiction », qui, partie d’un thème donné, généralement biblique, montera peu à peu vers l’Eucharistie même. De l’action de grâces et du thème développé, jailliront les demandes qui en dépendront étroitement.
Cette adoration comprend deux séries d’éléments : les fondamentaux et les complémentaires ; quant au thème choisi, il s’enroulera sur l’« eucharistie » à toutes les étapes de son développement, ou encore, il se fondra en elle.
Et voici les explications.
Les éléments fondamentaux
Ce qu’il y a de primordial dans la prière eucharistique, et que l’on doit à tout prix retrouver dans l’adoration, c’est l’action de grâces, exprimée sous la forme d’une anamnèse [7] et culminant avec l’évocation de la Cène.
C’est aussi – second élément fondamental – la supplication, jaillissant de l’action de grâces elle-même [8].
Comparons maintenant messe et adoration.
À la messe, « faire le mémorial du Christ », c’est avant tout offrir son sacrifice pascal dans l’action de grâces, c’est participer à l’événement dont on fait la mémoire. L’anamnèse se réalise là dans son sens fort, sacrificiel, pourrait-on dire : « c’est une ré-actuation de l’événement historique que la fête célèbre [9] ».
À l’adoration, l’anamnèse passe au rang de souvenir, mais de souvenir très actif, vraiment « liturgique » au sens où saint Paul dit que toute la vie chrétienne est une liturgie (Rm 12, l) [10] ; non pas un souvenir pâteux comme une rêverie, mais un souvenir mû par la foi, donc « sauveur » et qui se fait comme à la messe dans la même action de grâces, avec le même émerveillement et la même confiance suppliante. D’une façon ou d’une autre l’adoration eucharistique devra être centrée sur cette « mémoire » de Jésus « livré pour nous », et actualisant le don de lui-même dans le repas de la Cène.
Mais cette évocation de la Cène ne va jamais seule ; dans les liturgies anciennes, surtout les orientales, elle était accompagnée d’abord d’une commémoration de la mort et de la résurrection de Jésus, puis d’une évocation plus ou moins synthétique de toute l’histoire du salut, du début jusqu’à la parousie. Un même rythme anime, à des degrés divers, les nouvelles « prières eucharistiques ».
Dans l’adoration, rien n’est plus facile, en nous basant principalement sur la Bible, puis sur notre expérience personnelle et l’inspiration du moment, de développer longuement et d’étoffer ces thèmes. Ce qui dans les nouvelles « prières eucharistiques », préfaces comprises, tient en peu de lignes, peut atteindre, dans la méditation personnelle, de tout autres dimensions. L’important, si l’on tient vraiment à faire une adoration qui soit eucharistique, c’est de suivre la ligne de pensée de la prière eucharistique tant biblique que liturgique. Cette ligne de pensée ne vient pas mettre des entraves au dialogue avec Dieu, elle le soutient au contraire et le guide dans une relative liberté.
La bénédiction, ou l’action de grâces, appelle naturellement la demande ou supplication. Cette loi de la prière, qui avait marqué de nombreuses « bénédictions » de la Bible, a reparu dans les « prières eucharistiques », non sans les enrichir d’applications et de significations nouvelles.
Dans la « prière eucharistique » de la messe, toutes les demandes s’ordonnent autour d’un appel à l’Esprit Saint pour qu’il sanctifie, consacre notre offrande et pour qu’il sanctifie, par l’Eucharistie même, le peuple de Dieu, l’Église.
En somme un appel à l’Esprit pour que l’Eucharistie atteigne la fin que Jésus lui a donnée. C’est de cette demande épiclétique principale que dérivent toutes les autres. Dans les liturgies anciennes il n’était pas rare que les demandes ou les intercessions prissent l’allure de vraies litanies.
La transposition de cette loi à l’adoration eucharistique ne présente guère de difficulté : il est évident que la prière épiclétique pour la consécration du pain et du vin n’a plus alors sa raison d’être mais la prière pour la consécration constante de l’Église, par la grâce ou le dynamisme de l’Eucharistie, conserve toute sa signification, même en dehors de la messe. Et cette prière contribuera à garder à l’adoration eucharistique la dimension ecclésiale qu’elle ne saurait ignorer.
À cette prière se joindront les demandes personnelles qui ne manqueront pas de suivre la même inspiration que la prière à l’Esprit pour l’Église. Et c’est ici que l’adoration eucharistique peut se transformer, si l’on y tient, en communion spirituelle explicite. Cet appel à l’Esprit pour que l’Église vive jusqu’au bout les valeurs de l’Eucharistie, n’est-ce pas déjà une communion spirituelle ? Il nous semble d’ailleurs qu’une vraie adoration eucharistique est en elle-même une longue communion spirituelle.
Mais que vient faire, dans la structure de l’adoration eucharistique, un thème précis et comment peut-il s’y insérer ? Puisque, nous l’avons dit, nous supposons que ces adorations eucharistiques se font sur un thème bien précis. Qui réussit, jour après jour, durant des années, à contempler le mystère du Christ et du salut, dans une vue synthétique parfaite et toujours renouvelée ? Nous ne sommes que des hommes. Il nous est presque impossible de ne pas nous lasser d’une répétition toujours reprise, fût-elle d’un chef-d’œuvre éblouissant. Nous sommes soumis à l’analyse tout autant qu’à la synthèse. L’adoration eucharistique analyse, scrute, contemple longuement ce que la prière eucharistique nous donne sous une forme synthétique. Notre analyse, c’est évident, – mais dire une évidence est parfois écarter une objection inutile – n’aura de sens que si elle s’illumine constamment du mystère du Christ pris dans sa totalité, mais elle restera une analyse. Analyse et synthèse ne se détruisent pas. C’est leur séparation qui serait destructrice.
Ces thèmes viendront très souvent de la liturgie, elle-même expression des grandes réalités bibliques : Résurrection, Pentecôte et l’Esprit, Épiphanie, le mystère de Marie, etc. Ils naîtront le plus souvent à l’occasion de la lecture attentive de la Bible : la fidélité de Dieu et la foi, l’hésed de Dieu et notre amour, Jésus-Serviteur, l’Église, la vie, etc. Ils pourront surgir parfois des événements : la non-violence, la souffrance humaine en union avec Jésus le Serviteur souffrant, les triomphes de la science et la création, etc., etc. Tous ces thèmes correspondent à des réalités quotidiennes et c’est la grâce du chrétien de les intégrer dans ses célébrations eucharistiques, ou encore dans ses méditations prolongées en forme de prière eucharistique devant le Saint Sacrement et en union permanente avec le Christ.
Éléments complémentaires
Les éléments appelés ici complémentaires ne méritent ce qualificatif que du point de vue où nous sommes placés, celui de l’adoration eucharistique ; ce n’est pas le lieu de préciser leur valeur respective dans la « prière eucharistique » de la messe.
Par exemple, le dialogue initial et la doxologie finale perdent leur importance dans l’adoration personnelle : le dialogue, faut-il le dire, parce qu’il n’y a personne avec qui dialoguer, et la doxologie finale, parce que dans l’adoration bien faite, la doxologie sera diffuse partout. On peut dès lors ne sentir aucun besoin de l’expliciter en conclusion. La prière de la messe se termine sur cet accord parfait, comme souligné par un grand point d’orgue, mais dans nos prières personnelles, nous pouvons tout aussi bien rester sur une dissonance. L’important c’est d’être vrai et que toute notre adoration eucharistique soit, en conformité avec la plupart des prières liturgiques, d’abord dirigée au Père, en union avec le Fils, dans l’Esprit.
Si, dans l’adoration eucharistique privée, le dialogue d’introduction n’a plus de sens, il peut être avantageusement remplacé par n’importe quel texte biblique ou même non biblique, soit qu’il entre bien en relation avec le thème choisi ou soit qu’il ait été lui-même l’occasion du choix du thème. Bonhoeffer pouvait rejoindre la Parole de Dieu à partir d’un texte de Nietzsche. A celui qui sait prier tout peut servir de point de départ à sa prière.
On peut également considérer comme complémentaire le Sanctus, bien qu’il joue un rôle important dans la très grande majorité des « prières eucharistiques ». A vrai dire il peut nous servir d’excellente transition entre les deux parties intégrantes de la bénédiction et contribuer à garder à l’adoration eucharistique son inspiration de louange adorante et gratuite. Mais d’autres hymnes ou d’autres textes peuvent remplir le même rôle avec la même efficacité.
Stylisation
Selon l’imprescriptible principe qu’une méthode d’oraison n’a aucune valeur en soi mais se présente simplement comme une aide que l’on se donne en accord avec ses tendances spirituelles pour soutenir sa prière, il faut que dans leur passage de la liturgie officielle à l’adoration eucharistique les éléments de la « prière eucharistique » soient simplifiés. Sans cette simplification ou cette stylisation, on risquerait de se perdre dans un inutile effort pour respecter l’ordre de ces éléments, leur exacte théologie et l’équilibre de leurs proportions. Certains liturgistes en distinguent une dizaine, tous bien caractérisés. La prière personnelle, sous sa forme méditative, exige plus de liberté.
Du reste nous pouvons nous prévaloir facilement des différences nombreuses qui existent entre les « prières eucharistiques » connues et entre les « prières eucharistiques » que nous avons maintenant tous les jours sous les yeux : à partir d’un schéma élémentaire, ont été tissées des prières différentes. Ainsi en sera-t-il de nos méditations. Rien n’oblige à construire notre « anamnèse » toujours sur le même patron. Selon le thème choisi, nous pouvons parfois évoquer la Création, ou le Père, comme tel, ou quelque « merveille » de l’Ancien Testament, ou les trois ensemble ; puis dans la deuxième partie, évoquer la Rédemption, le Fils, ou l’œuvre du Christ dans le Nouveau Testament ou les trois ensemble, pourvu que, toujours, nous relions la suite de nos réflexions au récit de l’institution de la Cène.
Nous pouvons en dire autant des intercessions : nous sommes habitués à les renvoyer plutôt à la fin, mais ce n’est pas une obligation : dans la plupart des anaphores du type alexandrin, les intercessions apparaissent tout de suite après ce que nous appelons la préface [11]. Ce qui n’a rien d’illogique : bien formulées, elles peuvent être une excellente motivation qui donne un certain ton à la célébration. Dans le cas de l’adoration eucharistique, elles peuvent fort bien être l’expression en forme de supplication de ce qui viendra ensuite. L’important, si l’on veut faire une vraie méditation en forme de prière eucharistique, c’est de bien les accorder avec l’ensemble. Et il ne faudrait évidemment pas que les intercessions finissent toujours avec la ritournelle du : Seigneur, exauce-nous ! Même dans l’adoration l’imagination conserve ses droits !
On sait fort bien d’ailleurs que les aspérités d’un instrument ne se font sentir qu’au début de son utilisation. La stylisation des différents éléments de la prière eucharistique se fera d’elle-même à l’épreuve de l’expérience.
IV. Valeurs et points de résistance
On ne propose pas ainsi une méthode d’adoration eucharistique sans la croire porteuse de certaines valeurs ; nous en indiquerons quelques-unes, sans craindre de signaler nous-mêmes les difficultés et les objections qui peuvent se présenter.
Au fond elle n’est ni plus ni moins qu’un effort entre bien d’autres qui continuent d’être valables, pour prolonger sous une forme pratique la prière liturgique en prière personnelle. Que l’adoration eucharistique doive s’inspirer de la célébration eucharistique, nous en sommes tous d’accord. Et à ce propos soulignons que ce n’est pas un des moindres mérites du livre du P. Van Bruggen [12] d’en arriver logiquement à voir « l’adoration eucharistique comme (un) ‘eucharistein’ » ; le même auteur en indique fort bien la ligne générale. Mais on peut désirer aller plus loin et on peut se demander quel sera le résultat pratique de cette orientation. Les méditations liturgiques du type courant, que l’on rencontre dans les livres, ne prennent généralement pas le problème par ce bout-là. Même bien faites, elles restent des méditations du type discursif sur des thèmes liturgiques. Elles peuvent être d’excellentes méditations, elles ne sont pas souvent, que nous sachions, des « eucharistein ». Sans parler des cas où le caractère liturgique des méditations ne se trouve que dans le titre : elles ressemblent à ces méditations dites bibliques, qui prennent prétexte d’une phrase de la Bible, parfois d’un mot, pour se diluer dans un flot d’idées qui n’ont rien de biblique. D’autres parmi ces méditations dites liturgiques le sont vraiment, par leur point de départ et leur inspiration, mais leur genre littéraire peut ne pas convenir également à tous. Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père. Nous ne sommes pas obligés de méditer tous de la même façon. Dans un domaine où la part du subjectif est tellement grande – et normale – nous croyons qu’il peut y avoir de nombreuses manières de faire l’adoration eucharistique. La manière spéciale qui consiste à se rapprocher de la « manière » de la « prière eucharistique » de la messe peut avoir ses avantages.
Une méthode de ce genre non seulement reçoit son inspiration de la célébration, elle réagit ensuite, à sa manière, sur la célébration, qu’elle prépare, encadre et peut même vivifier. Aucun doute que la meilleure préparation à la célébration, c’est la célébration elle-même, quand elle est authentique et faite en esprit de contemplation et en accord avec une vie chrétienne qui est déjà un vrai culte rendu à Dieu. Mais rien n’empêche que l’adoration eucharistique puisse reprendre, continuer et expliciter la prière eucharistique et ainsi contribuer, pour sa part et à son niveau, à nous familiariser avec les inépuisables richesses de tout le mystère eucharistique. Nous en avons tous fait l’expérience : c’est à voir jouer une œuvre théâtrale et non seulement à la lire qu’elle nous révèle toute sa vigueur, sa densité, qu’elle nous entraîne dans ce monde si particulier de l’art où nous sommes comme hors de nous et plus intimement présents à nous-mêmes que jamais. Cependant la même œuvre nous marquera encore bien davantage si nous l’avons déjà lue et que nous en aimons déjà les personnages ; puis l’ayant vue, nous la revivrons cent fois, nous la laisserons imbiber notre monde intérieur. Et si nous la lisons de nouveau, elle continuera à nous façonner.
La « prière eucharistique » de la messe se « vit » normalement avec toute sa force à la messe, mais elle peut nous pénétrer toujours davantage si nous la méditons volontiers et si, surtout, – ce que nous ne pouvons pas faire pour des œuvres théâtrales – nous nous exerçons à la reproduire dans de modestes copies, comme des copies d’élèves, appliquées, maladroites, mais faites avec amour, au long de nos adorations personnelles.
Une des plus belles « prières eucharistiques » de l’histoire de la liturgie est peut-être, en réalité, une méditation ou une prédication qui n’a pas servi dans le culte liturgique. Certains historiens pensent que la « prex eucharistica » des Constitutions Apostoliques [13], à cause de sa longueur et de sa composition savante, n’a peut-être pas été utilisée telle quelle dans la liturgie. De notre point de vue, l’hypothèse est fort intéressante ; elle tend à montrer qu’à l’époque des Constitutions Apostoliques, soit vers la fin du 4e siècle, l’on priait et l’on prêchait en prenant modèle sur les « prières eucharistiques » de la messe.
Comme toute bonne oraison, l’adoration eucharistique tente de trouver son chemin entre des lois qui l’étoufferaient, en feraient un exercice scolastique, et une liberté absolue qui la ferait s’émietter dans une poussière de pensées informes ; mais cette liberté, si elle ne peut être absolue, doit pourtant jouer réellement. Or dans l’oraison en forme de prière eucharistique, cette liberté créatrice existe ; des possibilités sont offertes d’exprimer, en mots d’aujourd’hui et très personnels, les données bibliques et toutes les données religieuses, sans pourtant se perdre dans le vide. Dans la « prière eucharistique » de la messe, une certaine rigueur, un certain caractère impersonnel, un certain style s’imposent, si l’on ne veut pas que la liturgie dégénère jusqu’à la fantaisie et ne serve plus d’expression à la communauté. Mais de telles exigences ne se rencontrent pas dans l’adoration eucharistique personnelle. On peut utiliser la prière de la messe et prier, sans pose ni masque, selon sa propre vérité.
On demande très particulièrement à une méthode d’oraison qu’elle soit un chemin de la contemplation. Encore ici, redisons-le, c’est la liturgie même, reliée à toute notre vie, qui est le premier chemin de la contemplation, et l’oraison, de soi, ne peut la dépasser. Mais il est évident qu’à regarder la meilleure tradition de l’Église, oraison et liturgie se conjuguent pour servir une vie intérieure unique. Bien mise à son rang, l’adoration eucharistique est aussi, de soi, un chemin de contemplation. En effet, la contemplation, dans son expression originelle, celle des premiers siècles, était considérée avant tout comme un « souvenir de Dieu », une mnêmê Theou, une anamnèse de Dieu [14]. Or justement l’adoration en forme de prière eucharistique est essentiellement une évocation des mirabilia Dei, dans sa Parole et dans son action, de même qu’elle est une attention à leur insertion dans la vie [15].
De plus cette forme plutôt personnelle d’adoration eucharistique se transpose facilement dans ces adorations communautaires de plus en plus demandées dans les congrégations où se pratique l’adoration eucharistique. Quelques retouches suffiront : il faudra nécessairement revoir le choix et la longueur des lectures ; au lieu de se contenter d’allusions, il faudra sélectionner avec soin les textes reconnus comme plus significatifs, qu’ils soient tirés de la Bible ou de n’importe quel livre. La partie des intercessions devra évidemment laisser entrer les préoccupations de la communauté exprimées par les voix mêmes des participants ; des chants, librement inspirés de la messe, prendront leur place normale. Et comme, dans certaines communautés plus préparées, on en arrive à une réflexion commune sur la Parole de Dieu et à une libre présentation des demandes, on peut imaginer que de tels groupes arriveront rapidement à une « action de grâces » communautaire qui serait la voix non seulement du président mais de la communauté comme telle.
De telles adorations eucharistiques ne seraient plus guère distinctes des célébrations de la Parole sur l’Eucharistie, mais il serait bien vain de discuter sur les mots, si, dans un cas comme dans l’autre, la communauté s’y retrouve vraiment et s’unifie davantage autour de l’Eucharistie.
Mais comme nous proposons un simple essai et que nous ne cherchons pas à défendre une thèse à tout prix, nous nous permettons de signaler nous-même quelques difficultés qui peuvent soulever des résistances et nous nous efforcerons d’indiquer des éléments de réponse.
Méditer ou adorer en se servant de thèmes précis, en s’attachant à certains éléments déterminés du mystère chrétien, n’est-ce pas rebrousser chemin dans la spiritualité, n’est-ce pas revenir à un compartimentage des doctrines révélées qui nous a causé tant de mal, en dogme, en morale et en liturgie ? C’est à peine si nous venons de rassembler dans une unité vivante les pièces du mystère pascal, allons-nous le démonter si vite dans notre prière personnelle, en priant sur des thèmes précis et particularisés ?
Il est vrai que notre première méditation, c’est l’Eucharistie, dans sa totalité, mystère et prolongements vitaux ; il est vrai que la célébration eucharistique couvre tout le mystère, de la création à la parousie, et que notre adoration non seulement ne peut l’ignorer mais doit l’accueillir pleinement. Mais il est non moins vrai que la célébration authentique de l’Eucharistie doit assumer l’homme tel qu’il est, sa vie aujourd’hui, son milieu concret, l’événement tel qu’il se produit chaque jour avec toute son aura d’émotions et de préoccupations. Ainsi, faire l’adoration eucharistique sur un thème précis, coulé dans le genre littéraire de la prière eucharistique, ce n’est rien d’autre que de trouver le joint entre l’Eucharistie totale et l’incidence sur nous de l’événement. Essayer de méditer l’Eucharistie globale, même dans sa formulation biblique et liturgique, tous les jours, sans y rattacher nos préoccupations habituelles, nos idées chères, nos crises intérieures, nos interrogations, notre présence au monde, c’est nous condamner, à brève échéance, à céder au vague, au ronron des formules, aux rengaines pieuses, c’est revenir au magma flasque de pensées, dont nous avions cherché à nous libérer.
Mais l’objection garde son poids, en ce sens qu’elle reste une mise en garde : il ne faudrait pas que le thème se détache de l’« eucharistein » et finisse par se tenir debout tout seul. Il se laissera absorber et diriger par l’action de grâces faite pour le mystère et pour l’Eucharistie tout particulièrement.
La Bible, encore ici, peut nous servir de guide. Les « bénédictions » dont elle est coutumière, sont presque toujours prononcées à l’occasion d’un événement ; ce n’est pas le genre littéraire dans son caractère abstrait qui prévaut, c’est l’action de grâces réelle d’un être bien vivant, qui rattache le bienfait reçu à la grandeur et à l’amour de Dieu. Pensons à la « bénédiction » de Jéthro, de certains psaumes, du Magnificat, du Benedictus et de certaines prières de saint Paul. L’oraison eucharistique ne nous rejette pas dans le général et l’abstrait, mais personnalise pour nous l’Eucharistie, sans en disloquer les parties, elle l’universalise sans la diluer. Au reste nous n’avons présenté notre objection que pour souligner un aspect de la question, car la fusion d’un thème particulier dans la « prière eucharistique » de la messe même est de plus en plus courante et fait actuellement l’objet de nombreuses études. Parmi les projets de « prières eucharistiques » destinées éventuellement à un usage liturgique, nombreux sont ceux qui s’attachent à une situation particulière ou à un événement : ordination, mariage, maladie, funérailles, profession religieuse, œcuménisme, etc. A combien plus forte raison est-il légitime de faire notre « eucharistein » en écoutant en nous l’écho de la Parole de Dieu, confrontée aux événements que nous vivons jour après jour.
Une autre difficulté serait qu’une adoration eucharistique ainsi faite, qui traduit le « nous » de la liturgie dans le « je » de la méditation, favorise une vue individualiste de l’Eucharistie.
Cette objection ne peut, de notre point de vue, que provenir d’une méprise. Sans doute, la « prière eucharistique » de la messe, même proclamée par le seul célébrant, exprime-t-elle la voix de l’assemblée. Mais si l’adoration eucharistique, comme exercice individuel, se sert ordinairement du « je » (se servir habituellement du « nous » conduirait vite à un langage artificiel), elle ne peut évoquer vraiment le mystère eucharistique sans se situer chaque fois par rapport à la fin de l’Eucharistie, qui est d’accroître la vitalité de l’Église, de la purifier, d’en faire chaque jour un peu mieux le levain du monde. Ainsi, même si je dis « je » tout au long de ma méditation, je ne reste jamais fermé sur moi d’une façon narcissiste et j’y resterai d’autant moins que ma méditation ira vraiment dans le sens de l’Eucharistie. L’oublier n’est pas imputable à quelque postulat de l’adoration eucharistique, mais à un mauvais calcul de l’individu.
Au surplus il ne faut pas présenter d’une façon équivoque et démagogique cette exigence d’ouverture au monde de la prière personnelle. Un nouveau retour aux « bénédictions » de la Bible nous rappelle que la plupart commencent par une action de grâces pour des bienfaits personnels, et l’on prie à la première personne du singulier (Magnificat, plusieurs prières de saint Paul, etc.) même si l’on n’y reste jamais enfermé. Il ne faut donc pas céder à un « rigidisme » qui n’a rien de chrétien ni à une préoccupation tellement universaliste qu’elle en oublie la personne. C’est une question d’esprit : si notre prière est vraiment « eucharistique », elle ne restera jamais fermée sur notre moi, mais s’ouvrira d’elle-même à nos frères, dans l’Église et dans le monde.
La dernière objection, toute pratique celle-là, pourrait provenir de la difficulté apparente de suivre une pareille voie. Tout cela n’est-il pas bien compliqué ?
À une difficulté pratique, répondons pratiquement. Pour la surmonter, il nous semble qu’il faille trois conditions : une connaissance toujours plus approfondie de la Bible ; une étude poursuivie durant un certain temps de la « prière eucharistique » de la messe [16] ; enfin, une préparation sérieuse de la méditation. Durant un temps plus ou moins long, selon les préparations lointaines de chacun, il faudra sans doute un bon mois pour maîtriser un thème, selon cette manière de procéder. Mais qu’est-ce qu’un mois, si durant ce temps, les adorations ont été bien centrées, bien employées ; si elles ont été l’occasion de transformer en prière un thème biblique familier, si elles ont polarisé la vie intérieure la plus profonde, si elles ont rayonné sur nos célébrations eucharistiques, et – il faut le souhaiter – sur nos activités de tous les jours ?
Notre temps affiche une absolue indifférence pour toute mécanisation de la prière et, à première vue, une méthode d’oraison en est une qui pèse sur la spontanéité personnelle. Mais c’est une première vue, trop rapide, qui provient de la manière dont, naguère, on a souvent entendu parler des méthodes courantes. Aujourd’hui la tendance est à l’opposé : liberté absolue. Cependant il ne faut pas pratiquer l’oraison longtemps pour mettre en doute les miraculeux résultats de l’inspiration laissée à l’état libre. On a vite la conviction de perdre son temps. C’est alors que par la voie du désir d’être efficace, de faire donner à cette demi-heure ou à cette heure tout son rendement, on redécouvre la valeur d’une aide qui soutienne et dirige la prière sans l’étouffer. Et cette loi générale de l’oraison s’applique encore plus étroitement à l’adoration eucharistique, à cause de sa spécialisation même.
Les perspectives actuelles – en accord avec la tradition – de la prière méditée, contribuent à dégager des forces nouvelles. La prière reste avant tout soumission à l’Esprit, mais l’Esprit est activité, dynamisme, vie, lumière, « feu dévorant ». L’adoration eucharistique qui cherche à se tenir en étroit contact avec la prière eucharistique de la messe elle-même, cherche tout simplement à participer davantage à cette manifestation de l’Esprit. Or il est assez évident que la liturgie eucharistique est devenue un temps, non pas tellement de repos en Dieu, que d’activité en Dieu, de « tension » en Dieu, si l’on peut ainsi dire, un temps d’intense réflexion, d’attention à la présence active du Christ et de son Esprit dans l’assemblée, enfin, d’effort intérieur pour rejoindre sa prière, avant de partager le pain, témoin sensible de cette présence. L’adoration eucharistique accepte des structures, des exigences, un rythme particulier dans le seul but de s’ouvrir davantage à l’Esprit du Christ, et elle suit de près la prière de la messe afin que celle-ci lui communique quelque chose de sa force et de sa vigueur.
Pères du St-Sacrement
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[1] Sur la signification de l’adoration eucharistique comme telle, pour aujourd’hui, voir Ch. Michel-Jean, S.S.S., « Culte du sacrement permanent », dans Parole et Pain, nos 28-29 (1968), pp. 386-391.
[2] Voir Henri de Lubac, s.j., La prière du Père Teilhard de Chardin, Paris, 1964, p. 128.
[3] Il faut plutôt la juger sur ses réussites, comme par exemple dans la prière de Saint Pierre-Julien Eymard. Voir L. Saint-Pierre, L’heure du Cénacle, Lyon, 1968, p. 395 ss. Et passim.
[4] Adorateur est pris ici dans un sens très étroit, certains diraient étriqué. Il ne faut pas en être dupe. Mais nous n’avons pas d’autre mot à notre disposition. La même remarque s’applique ailleurs au mot « adoration ». Le lecteur voudra bien faire la correction et toujours l’interpréter en fonction de tout l’article.
[5] J. Rigaud, dans « L’homme moderne et la prière », dans La Vie Spirituelle, 119 (1968), p. 164, va encore plus loin quand il écrit : « La prière me paraît absolument inséparable de la méditation de l’Écriture ».
[6] L. Bouyer, Eucharistie. Théologie et spiritualité de la prière eucharistique. 2e éd. Tournai, 1968, p. 13.
[7] Le mot est ici pris dans son sens plutôt étymologique et non dans le sens plus technique qu’il a revêtu par la suite : prière qui suit le récit de l’institution de l’Eucharistie et commence par : « nous nous souvenons... »
[8] C’est ainsi que l’on dit parfois de l’Eucharistie qu’elle est anamnèse et épiclèse, mémorial et intercession.
[9] J.-J. von Allmen, Essai sur le Repas du Seigneur. Neuchâtel, 1966, p. 24.
[10] Dans Voici mon Serviteur, Paris, 1968, nous avons touché ce point. p. 167-169. Dans cet article cependant, nous avons dû prendre le mot liturgie au sens courant, au sens où l’on parle de la « Constitution sur la liturgie », de la réforme de la liturgie, etc.
[11] Voir A. Hänggi et J. Pahl, Prex eucharistica, Fribourg, 1968, pp. 101-203.
[12] Réflexion sur l’adoration eucharistique. Rome, 1968, p. 198.
[13] Voir A. Hänggi et J. Pahl, Prex eucharistica, 1968, p. 83.
[14] Dictionnaire de Spiritualité, T. 6, art. « Grecque (Église) », col. 949.
[15] Nous ne croyons pas inutile de répéter que ce souvenir et cette attention n’existent pas seulement par l’adoration et la liturgie. Ils peuvent être assurés de cent façons : nous disons seulement que l’adoration eucharistique est une façon de soutenir ce souvenir et cette attention.
[16] Presque toutes les revues religieuses ont publié leur numéro spécial sur les « prières eucharistiques ». Voir entre autres les derniers fascicules d’« Assemblées du Seigneur », 2e série, N° 1, La prière eucharistique, 1968 ; N° 2, Anaphores nouvelles ; La Maison-Dieu, n° 94 (1968).