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Mission d’enseignement et vie consacrée

Jean Galot, s.j.

N°1970-1 Janvier 1970

| P. 29-54 |

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Face au problème

Aujourd’hui, beaucoup de Congrégations religieuses s’interrogent sur le genre d’activité apostolique qu’elles doivent assumer dans l’Église ; les communautés enseignantes notamment se posent le problème de la valeur de leur effort et de l’orientation à prendre pour l’avenir.

Le problème ne peut se résoudre uniquement par des considérations pratiques et immédiates. La diminution du nombre des vocations doit certes entrer en ligne de compte, mais les options essentielles doivent se prendre sur une base plus profonde. Il s’agit de déterminer les fondements de la mission d’enseignement, ainsi que la position de la vie consacrée à son égard.

Seule une meilleure perception de cette mission, de ses conditions et de sa valeur, peut rendre les communautés religieuses capables d’affronter en pleine lumière les objections faites à leur activité : activité trop peu efficace, disent certains, peu appropriée et plutôt destinée à des laïcs. Devant la contestation de la tâche qu’elles ont remplie jusqu’à présent, il ne suffit pas à ces communautés d’invoquer une tradition ; il leur faut approfondir le sens du charisme qui les a portées à se dévouer à la formation de la jeunesse surtout dans les écoles, et situer plus clairement ce charisme dans l’ensemble de la mission de l’Église.

De plus, comme la vie consacrée est vie d’Évangile, il importe de reconnaître à quel titre l’activité d’enseignement ou d’éducation se rattache à l’Évangile et permet d’en réaliser certaines orientations fondamentales.

Le retour à la source est capital. Des considérations trop purement sociologiques seraient insuffisantes. Certes, on doit étudier fort attentivement la transformation actuelle de la société, avec tout le phénomène de la sécularisation, pour définir avec plus d’exactitude le rôle de l’Église et des religieux dans le domaine de l’enseignement. Mais les principes de la doctrine évangélique, éclairés par l’interprétation qu’en a donnée l’Église au cours de l’histoire, demeurent la base à partir de laquelle doivent être appréciées les données des problèmes de notre époque.

Soulignons également que ces problèmes ne pourraient être uniquement traités en fonction de résultats directement visibles de l’activité enseignante des religieux, contrôlés et enregistrés par des statistiques. Il est en effet très difficile de juger de l’efficacité véritable de cette activité. Souvent les enseignants seraient tentés eux-mêmes d’en douter, car les fruits de leur dévouement ne leur apparaissent guère. Des statistiques peuvent fournir des indications intéressantes, mais ne peuvent montrer les résultats secrets, invisibles, l’influence exercée sur une mentalité ou une destinée. Le pragmatisme pur et simple serait une erreur. Des témoignages peuvent mettre en relief, dans certains cas, la fécondité de l’activité déployée, mais il restera généralement une certaine obscurité sur l’ensemble de ces résultats.

C’est là une raison de plus de recourir à la lumière de l’Évangile, et d’y trouver un fondement solide d’appréciation et d’action. Dans un temps agité et bouleversé, continue à résonner la déclaration de Jésus : « le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Mt 24,35 ; Mc 13,31 ; Lc 21,33).

Dans la crise qui affecte beaucoup de communautés enseignantes, on évitera ainsi des mouvements de panique, des solutions hâtives et superficielles, des emballements dans toutes sortes de directions, des abandons qui pourraient être fort dommageables pour le royaume de Dieu et qui feraient même perdre à certaines communautés leur raison d’être.

La mission enseignante de l’Église

Toute mission d’enseignement dans l’Église trouve son origine dans la parole de Jésus aux apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations... » (Mt 28,19). Le terme « enseigner » y prend toute sa force, car il désigne l’activité par laquelle on gagne et forme des disciples. Aussi a-t-on traduit : « De toutes les nations faites des disciples ». Il s’agit d’un enseignement qui est destiné à imprimer sa marque dans toute l’existence humaine et à guider toute la conduite. Jésus ajoute d’ailleurs : « leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 18,20). Les disciples ne pourraient se limiter à une transmission intellectuelle du message ; ils sont chargés d’éduquer l’humanité, et de faire de leur prédication une école de vie.

Dans cette parole, on reconnaît à bon droit le pouvoir d’enseignement attribué à l’autorité hiérarchique de l’Église ; en effet ces mots sont adressés aux « onze disciples », et ils impliquent une communication du pouvoir possédé par le Christ : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » (Mt 28,18). On se souvient d’ailleurs que Jésus avait enseigné avec autorité : il y avait là une note distinctive de sa prédication, qui n’avait pas échappé aux auditeurs. « Les foules, nous dit saint Matthieu, étaient vivement frappées de son enseignement, car il les instruisait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes » [1]. C’est cette autorité que le Christ ressuscité a voulu transmettre à ses apôtres.

Cependant, la mission d’enseignement n’est pas réservée à titre exclusif aux seuls apôtres ni à leurs successeurs les évêques. Elle a été confiée par Jésus aux onze en leur qualité de représentants de la communauté, et de telle sorte que cette mission soit partagée par toute la communauté, selon sa structure organique. L’ensemble des chrétiens est appelé à assumer cette mission, à propager la doctrine chrétienne, par la parole et par l’exemple, dans toute l’humanité. Enseigner toutes les nations, c’est une responsabilité de la communauté entière, et par conséquent de chacun de ses membres.

Selon la Constitution Lumen Gentium, le peuple de Dieu « participe de la fonction prophétique du Christ » ; la collectivité des fidèles « apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel » (12). A eux tous et notamment aux laïcs incombe une « action évangélisatrice », « annonce du Christ faite par le témoignage de la vie et par la parole » (35). On comprend dès lors que tous les chrétiens reçoivent participation de l’autorité du Christ dans cette action évangélisatrice ; c’est le pouvoir divin du Seigneur qui s’exerce dans leur tâche d’enseignement et qui lui confère une efficacité supérieure. Une telle manière d’enseigner au nom du Christ, « avec autorité », ne contredit nullement la soumission à la hiérarchie ; elle s’accorde bien plutôt avec elle ; elle implique une communion avec le pouvoir hiérarchique, et ne peut s’accomplir valablement que par son insertion dans le tout organique de l’Église.

Pour les divers aspects de cette mission d’enseignement, l’Esprit Saint suscite une diversité de charismes. Après avoir évoqué la fonction prophétique du peuple de Dieu, Lumen Gentium met en lumière la distribution de ces charismes, « grâces spéciales qui rendent apte et disponible pour assumer les diverses charges et offices utiles au renouvellement et à la plus ample édification de l’Église » (12). Aussi ne s’étonne-t-on pas que dans les charismes qui ont fait surgir les communautés religieuses ou qui ont orienté leur activité, celui de l’enseignement occupe une place considérable.

En effet, pour le renouvellement et le développement de l’Église, la diffusion de la parole de Dieu est essentielle. La fonction prophétique et kérygmatique, l’expression de la doctrine et sa transmission sont d’une importance primordiale. Dans sa description des ministères hiérarchiques, le Concile lui a reconnu la première place : la première charge des évêques et des prêtres consiste dans la prédication de l’Évangile [2]. Cette priorité ne se vérifie pas seulement dans l’action de la hiérarchie mais dans celle de tout le peuple de Dieu. Le Christ la suggère lorsqu’il confie aux onze la mission d’enseigner toutes les nations : c’est cette mission qui va assurer l’expansion de son Église.

Vouées de manière toute spéciale au service de l’Église, les communautés religieuses sont plus particulièrement concernées par cette mission. Elles ont été orientées par l’Esprit Saint vers diverses formes de prédication, de témoignage, d’enseignement. Bon nombre d’entre elles ont vivement éprouvé les besoins de l’éducation chrétienne de la jeunesse. La variété des charismes qui se manifestent chez elles à cet égard dérive, comme d’une source unique, de la charge confiée aux disciples d’instruire toutes les nations.

Mission enseignante du Christ et charité

Pour dégager toute la signification de la mission enseignante de l’Église, il faut la considérer à la lumière de la mission enseignante du Christ, dont elle est le prolongement. Aussi importe-t-il de scruter ce que l’Évangile nous en rapporte.

Dans le ministère public de Jésus, l’enseignement joue un rôle dominant ; la formation des disciples et la prédication aux foules absorbent la plus grande activité du Maître. D’autres activités lui viennent en appoint : la guérison des malades est un témoignage d’amour qui appuie et éclaire la révélation doctrinale. Elle est le signe visible du salut annoncé, et l’accomplissement immédiat et constatable du commandement nouveau de la charité.

On doit noter cette alliance étroite entre enseignement et charité. Dans la vie de l’Église et dans le charisme de bon nombre de communautés religieuses, elle s’exprimera notamment par l’instruction prodiguée aux pauvres. L’éducation des enfants pauvres, des handicapés, a attiré particulièrement la générosité des consacrés.

On retrouve là une orientation foncière de la mission publiquement revendiquée par le Christ : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres... », dit Jésus dans la synagogue (Lc 5,18), en s’appliquant à lui-même la prophétie d’Isaïe (61,1). On notera le lien entre la consécration et la mission. De même, lorsque Jésus indique aux disciples de Jean-Baptiste les signes de son identité messianique, il reprend cette note caractéristique de son activité : « la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mt 11,5 ; Lc 7,21).

La traduction contemporaine de cette marque distinctive de la mission du Christ demande l’interprétation la plus large du terme « pauvres » : tous les défavorisés, à quelque titre que ce soit, ont plus particulièrement droit à une bienveillance et à un dévouement qui manifestent la prédilection divine. Étant eux-mêmes pauvres volontaires, les religieux doivent être d’autant plus sensibles à la préférence témoignée par le Christ. Parmi les thèmes de révision des activités apostoliques, il y a notamment celui-là : la Bonne Nouvelle est-elle annoncée aux faibles, aux déshérités, ou y a-t-il eu glissement inconscient vers un milieu socialement privilégié ? On a parfois fait le reproche aux écoles chrétiennes d’être des écoles de riches. Souvent, ce sont les circonstances qui ont suscité des situations de ce genre. Pour être juste, il faudrait mentionner les très nombreux cas où les écoles chrétiennes sont vraiment des écoles de pauvres. Mais de toute manière, il importe aux communautés religieuses de se remettre face à l’idéal évangélique, et de vérifier s’il se réalise dans leur apostolat.

Double orientation de la mission du Christ

Dans la mission enseignante de Jésus, on observe deux aspects complémentaires : la proclamation du message devant les foules et la formation plus poussée d’un petit nombre de disciples. Le groupe des disciples est destiné à jouer un rôle capital dans la fondation de l’Église ; aussi Jésus les instruit-il d’une manière toute spéciale, en leur expliquant le sens profond de l’enseignement fait à la masse : « À vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné ; mais à ceux-là qui sont dehors tout se passe en paraboles... » (Mc 4,10). Non pas que le Maître veuille cacher aux foules le « mystère », le dessein divin du salut ; il ne peut leur parler qu’en paraboles parce qu’elles ne s’avèrent pas capables de saisir autre chose. À tous, il veut donner toute la lumière possible, et il proportionne son enseignement à la capacité d’accueil.

Cette double orientation doit se retrouver dans la mission enseignante de l’Église : d’une part la formation la plus approfondie à ceux qui sont disposés à la recevoir ; d’autre part la volonté de faire partager le message chrétien à l’universalité des hommes. Il ne s’agit nullement, soulignons-le, de différence due à la classe sociale ni même à la culture intellectuelle. Quelle que soit cette classe et quel que soit le degré de culture, on peut être parmi ceux qui accueillent l’Évangile avec le désir d’en pénétrer au maximum le sens mystérieux et de le vivre intégralement.

Les résultats obtenus par le Christ dans sa prédication montrent qu’on ne peut apprécier simplement l’efficacité de l’enseignement d’après le nombre de ceux qui le reçoivent. Le résultat le plus valable de l’œuvre enseignante de Jésus semble avoir été la formation d’un groupe peu important de disciples ; la prédication aux foules paraît avoir eu des effets plus superficiels et plus passagers. La petite élite, fort modeste, constituée par le Maître, a été le ferment de la communauté chrétienne. Ceux qui continuent la mission enseignante du Sauveur doivent eux aussi estimer qu’ils n’ont pas perdu leur temps et leurs forces s’ils ont réussi à former quelques militants décidés à vivre leur christianisme. La formation de ces militants doit demeurer un objectif primordial.

Mais le soin mis à cette tâche ne doit jamais faire oublier la visée universelle de la mission enseignante de l’Église. Les disciples de Jésus ont pour charge d’instruire « toutes les nations », toute l’humanité. A chaque homme il faut donc s’efforcer de présenter toute la mesure de lumière qu’il est capable d’accueillir. La religion chrétienne n’est pas celle d’une élite, mais de toute la communauté humaine, du moins en espérance. Elle a toujours manifesté un zèle à instruire les masses, et au sein de celles-ci les gens les plus déshérités ou les plus délaissés.

La mission d’enseignement réunira par conséquent deux préoccupations fondamentales : faire percevoir de plus en plus le « mystère » par ceux qui veulent assimiler en profondeur le message évangélique, et rendre ce message plus accessible à tous par des images et représentations adaptées à la mentalité actuelle. L’effort de vulgarisation accompli par le Christ dans les paraboles doit se poursuivre, comme son effort d’initiation aux plus insondables secrets de l’œuvre divine de salut.

Consécration et mission d’enseignement

Pourquoi tant de communautés religieuses ont-elles assumé une mission d’enseignement, et plus particulièrement celle de l’éducation de la jeunesse ? Nous avons déjà mentionné le charisme qui les y avait amenées. Mais pourquoi le charisme unit-il si volontiers vocation à la vie consacrée et vocation à la tâche éducatrice ?

Le lien entre consécration et mission évangélisatrice apparaît lumineusement dans le Christ, qui est « celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde » (Jn 10,36). L’Incarnation est à la fois une consécration de la nature humaine de Jésus, entièrement prise par la personne du Verbe, et un envoi dans le monde. Or cet envoi dans le monde est mission d’enseignement : « C’est pour cela que je suis né et que je suis venu dans le monde, déclare Jésus à Pilate : pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18,37). Il envisage sa mort comme l’ultime témoignage rendu à la vérité qu’il a proclamée par toute sa vie. Auparavant il s’était déjà exprimé en ce sens : « Moi, la lumière, je suis venu dans le monde afin que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres » (Jn 12,48).

Bien plus, les termes par lesquels saint Jean décrit l’Incarnation indiquent comment elle est Incarnation de la Parole. Le Fils de Dieu s’est incarné en qualité de « Verbe » : « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14). En effet il est « la lumière véritable qui éclaire tout homme », lumière qui « vient dans le inonde » (Jn 1, 9). « Il a habité parmi nous » de manière à nous dire quelque chose, à nous révéler ce qu’il y a de plus élevé et de plus inexprimable, Dieu lui-même. « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, lui qui est tourné vers le sein du Père, lui l’a raconté » (Jn 1,18). La Parole éternelle, en pénétrant dans notre monde pour mener une vie humaine, nous a présenté le récit, la narration ineffable de Dieu.

Le terme « raconter », employé par l’évangéliste, est fort suggestif. Saint Jean a pour but, dans son évangile, de raconter ce qu’a été Jésus-Christ au milieu de nous. Mais, préalablement à ce récit, il y a une narration plus fondamentale, celle qui est l’œuvre de l’Incarnation elle-même. Le Verbe fait chair n’a rien écrit, mais il a raconté ce que personne d’autre avant lui n’avait raconté. Raconter Dieu, c’est la narration la plus étonnante qui soit. Et c’est la définition la plus haute qu’on puisse donner d’une mission d’enseignement.

Nous saisissons à quel point cette mission est impliquée dans l’être même du Christ. Comme personne divine, le Fils est le Verbe, Parole qui exprime Dieu ; il est « resplendissement de la gloire de Dieu, effigie de sa substance » (He 1,3). Assumée par cette personne divine, sa nature humaine a été constituée reflet perceptible de Dieu aux yeux des hommes. « Image du Dieu invisible » (Col 1,15), le Christ a ouvert à l’intelligence de l’humanité les profondeurs du mystère de Dieu. Dans la consécration fondamentale de l’Incarnation, tout ce qui est humain en lui a été pris pour manifester le divin. C’est ainsi qu’il a pu raconter Dieu par toute son existence terrestre. Ce que le Christ révèle et enseigne, il l’est. Pour lui, « raconter » et être, c’est tout un.

Ainsi s’explique également que le sommet de sa consécration soit l’apogée de son enseignement ; « Pour eux je me consacre moi-même... » (Jn 17,19), dit-il en faisant allusion à son sacrifice. Sa prédication est un témoignage qui va jusqu’à la mort, car c’est toute sa vie humaine qui doit raconter Dieu, et le plus grand acte d’amour qui consiste à donner sa vie pour ses amis pourra seul révéler l’ampleur de l’amour divin. L’enseignement suprême implique l’achèvement de la consécration.

On comprend mieux dès lors pourquoi les communautés religieuses sont plus particulièrement appelées à participer à la mission d’enseignement du Christ : elles sont associées plus intimement à sa consécration. Grâce à la vie consacrée, la mission évangélisatrice peut s’exercer en prenant tout l’être. Les prédicateurs, enseignants ou éducateurs religieux enseignent à la fois par leur vie et par leur parole. Leur comportement de consacrés est de nature à faire transparaître le Dieu qu’ils ont mission de « raconter » à la suite du Christ.

Par la consécration, c’est la Parole divine qui s’empare de la chair humaine et qui lui fait parler le langage de Dieu. Le mystère de l’Incarnation transfigure une activité qui s’enracine dans l’être. Si la mission d’enseignement consistait simplement dans l’expression et la diffusion d’une parole humaine, elle ne serait pas valorisée par la consécration ; mais si elle est transmission de la Parole de Dieu, elle s’accomplit le plus parfaitement lorsque Dieu s’est emparé de l’être profond de l’homme et qu’il le remplit de sa lumière pour la faire luire dans le monde.

Ici se révèle dans une clarté plus vive le rapport énoncé par le Concile, entre la vie religieuse et l’action apostolique. Dans les instituts voués à la vie apostolique, dit le décret Perfectae caritatis (8), « c’est à la nature même de la vie religieuse qu’appartient l’action apostolique et bienfaisante... Dès lors, toute la vie religieuse de leurs membres doit être pénétrée d’esprit apostolique, et toute l’action apostolique doit être animée par l’esprit religieux... Si donc les sujets veulent répondre avant tout à leur vocation de suivre le Christ et servir le Christ lui-même dans ses membres, il faut que leur activité apostolique dérive de leur union intime avec lui ». Cette union intime permet au Verbe de prendre possession de l’être humain et d’y exprimer d’une manière vivante le message évangélique. L’intensité de la vie religieuse se traduit ainsi par le rayonnement de la présence et de l’enseignement du Seigneur.

Consacré, le religieux doit avoir conscience de porter au monde non sa propre parole mais la Parole de Dieu. Sa mission d’enseignement consiste à laisser parler Dieu en lui, et non à parler de son propre mouvement. Celui qui a été réellement pris par le Christ devient l’organe du Verbe. Il s’efforcera donc de ne pas être de ceux qui, même dans un but louable, se racontent eux-mêmes ; à l’image du Verbe chair, il « racontera » Dieu (cf. Jn 1,18).

Aussi gardera-t-il la conviction d’avoir un message à transmettre. Dans les temps récents, certains ont insisté si vigoureusement sur l’échange dans le dialogue qu’ils ont laissé dans l’ombre la conscience d’avoir une doctrine à enseigner. Cette conscience serait volontiers identifiée à de la prétention. Cependant, il n’y aurait prétention que chez celui qui voudrait porter à autrui comme vérité absolue ses opinions et réflexions personnelles. Lorsqu’au contraire on veut porter la révélation donnée par Dieu et qu’on s’efface intérieurement devant le message qui vient d’un Autre, il n’y a plus prétention mais conviction d’une authentique mission à remplir. Il est certes vrai que tout dialogue comporte un échange et que tout homme possède des aspects de la vérité. Lorsque le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous, il a noué d’authentiques dialogues et reconnu ce que ses interlocuteurs disaient de juste et de vrai. Mais il a également enseigné avec force ce que le Père lui avait communiqué, et il s’est efforcé de faire passer son message dans la pensée et dans la vie des hommes. Ceux qui enseignent en son nom doivent avoir conscience, à travers leurs modestes talents humains, de prolonger cette mission. Comme le Christ, ils auront le respect des personnes et du cheminement de la vérité en elles ; ils seront heureux d’accueillir la lumière qui se manifeste dans leur langage et leur attitude, mais ils se tiendront en même temps pour responsables de la diffusion de la lumière de l’Évangile.

Mission d’enseignement et communication

Si l’on considère la mission d’enseignement dans l’engagement de tout l’être humain qui se produit par la consécration, on aperçoit plus vivement sa valeur de communication de vie. Là, où toute une vie humaine, en ses profondeurs, est appelée à s’exprimer dans l’annonce du message et à former un témoignage extrême d’amour, elle tend à transformer d’autres vies humaines, à leur transmettre la vie divine dont elle est animée.

On se souvient des mots que Jésus a prononcés en affirmant son pouvoir, reçu du Père, de donner la vie éternelle à tous ceux qui lui avaient été confiés : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul véritable Dieu, et ton envoyé... » (Jn 17,3). En faisant connaître Dieu par le témoignage de sa vie et par un contact vivant, le Christ a répandu dans les cœurs la vie éternelle.

Tel doit être l’objectif de toute activité enseignante au nom du Christ, dans l’Église : communiquer aux hommes la vie divine, susciter une connaissance qui soit communion de tout l’être avec Dieu, accueil plénier de la lumière divine et de l’amour divin. Cet enseignement vise à l’épanouissement le plus large de la vie dans le Christ.

C’est ainsi que saint Paul concevait sa mission évangélisatrice. Il appelle les Corinthiens « ses enfants bien-aimés » : « Auriez-vous, en effet, des milliers de pédagogues dans le Christ, que vous n’avez pas plusieurs pères ; car c’est moi qui, par l’Évangile, vous ai engendrés dans le Christ Jésus » (1 Co 4,15). La prédication de l’Évangile et la formation des chrétiens sont une tâche continuelle, toujours en progrès, qui ressemble à un enfantement perpétuel : « mes petits enfants, dit l’Apôtre aux Galates, vous que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous » (Ga 4,19).

Cette paternité est douloureuse, notamment par la difficulté que Paul éprouve à faire comprendre et admettre son enseignement ; pour inculquer la vraie doctrine aux Galates, il voudrait adapter sans cesse son langage : « car je ne sais comment m’y prendre avec vous », avoue-t-il (Ga 4,20).

Envisagée comme une paternité, la mission d’enseignement implique plus manifestement l’engagement de toute la personne. Elle dévoile dans le cas du religieux un aspect important de la chasteté consacrée : cette chasteté tend à une fécondité d’ordre plus élevé, à une paternité spirituelle. Elle assure une disponibilité plus grande à l’œuvre à laquelle on se voue, aux personnes auxquelles on s’adresse ; en libérant l’individu des préoccupations que suscite normalement la responsabilité d’une famille, elle lui rend possible un dévouement plus total à sa tâche, un service plus large des hommes, plus adapté à la multiplicité de leurs situations.

C’est par là que la vie religieuse permet à la mission d’enseignement de prendre toute sa valeur de paternité. La vocation d’enseignant est ordonnée au jaillissement de la vie. Cette vérité apparaît plus clairement lorsque la mission consiste plus spécialement dans la formation de la jeunesse. S’appliquer à cette formation, c’est s’appliquer à faire surgir de nouvelles personnalités. La mise au monde de l’enfant n’est que le premier acte d’un processus de génération qui se prolonge durant toute la période de croissance. Ce qui doit naître progressivement, c’est la personnalité avec toutes ses virtualités, toute sa richesse de développement. Et c’est plus précisément encore la personnalité chrétienne, destinée à s’épanouir sous l’influence de la grâce.

La paternité ou maternité qui s’exerce dans la mission éducatrice de l’Église vise à faire naître et se développer ce qu’il y a de meilleur dans l’être humain, la forme de vie la plus élevée. Qu’elle soit profondément douloureuse et comporte les souffrances de l’enfantement, comme l’avait éprouvé et exprimé saint Paul, il n’y a pas à en être surpris. La mission d’enseignement a un aspect rédempteur, mis en lumière dans le sacrifice que Jésus a offert en témoignage à la vérité. Le Sauveur avait annoncé la participation de ses disciples aux douleurs de l’enfantement (Jn 16,21). En évoquant les tribulations de sa tâche évangélisatrice, saint Paul n’hésite pas à écrire : « Quoique vivants, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée en votre chair mortelle. Ainsi la mort fait son œuvre en nous, et la vie en vous. » (2 Co 4,11-12).

Tous les sacrifices que comporte la vie consacrée tendent à produire la vie. Ils rendent féconde la mission assumée par l’enseignant. Les difficultés rencontrées dans l’accomplissement même de cette mission accroissent également cette fécondité : les résistances à surmonter, les inadaptations à corriger, les échecs humiliants à reconnaître, les maladresses d’un dévouement pourtant sincère, les entraves de toute sorte qui rendent une tâche plus pénible, tout cela appartient à une paternité rédemptrice, vouée à la communication d’une vie spirituelle.

Soulignons enfin la valeur de la collaboration des religieux avec les familles dans le dévouement à l’éducation de la jeunesse. Non seulement cette collaboration répond à un besoin des familles, mais de la part des religieux, elle doit être un des fruits de la chasteté consacrée. Cette chasteté ouvre le cœur plus complètement ; elle l’ouvre aux enfants des autres. Elle est destinée à soutenir l’accomplissement de la tâche des foyers. Trop souvent, dans le passé, on a opposé chasteté consacrée et mariage, en n’apercevant pas suffisamment leur complémentarité. On était trop préoccupé de comparer les deux états, beaucoup moins de mettre en lumière leur accord. La chasteté consacrée n’apparaissait pas assez au service des familles ; or ce qu’elle a d’excellent l’engage davantage à ce service. Dans l’éducation des jeunes, la mise des consacrés au service des foyers atteint sa pleine mesure.

Le problème des institutions

Au sujet de la mission d’enseignement, comme d’ailleurs de l’activité hospitalière, se pose le problème des institutions. Bon nombre de communautés religieuses ont assuré le fonctionnement d’institutions scolaires, dont certaines ont pris un essor considérable. Mais aujourd’hui on se demande si les communautés doivent conserver la charge et la direction de ces institutions.

Une tendance générale de désaffection à l’égard des institutions se fait jour dans l’Église. Il s’agit d’une réaction contre un institutionnalisme et un juridisme qui avaient souvent caractérisé le catholicisme d’avant le Concile. Dans cette réaction se révèle la recherche d’une vie chrétienne plus vraie, moins enfermée dans des cadres préconçus et plus respectueux des valeurs de la personne. En ce qui regarde plus particulièrement les institutions scolaires, ceux qui prônent leur abandon sont parfois influencés par une vue prospective d’Église de diaspora : ils regardent l’Église de l’avenir comme une communauté de chrétiens dispersés au sein d’un monde hostile ou indifférent, un petit groupe de témoins ayant à manifester et à transmettre, par leur comportement, le message de l’Évangile au milieu d’une humanité gagnée par l’irréligion. Une telle conception de l’Église tend à exclure les institutions et à mettre plutôt en lumière le témoignage personnel. Aussi certains se représentent-ils l’avenir des communautés religieuses à la manière de petits groupes de témoins vivant au milieu du monde : ces petits groupes remplaceraient notamment les grandes communautés chargées jusqu’à présent d’institutions scolaires ou hospitalières.

Dans cette optique, l’apostolat des religieux est envisagé sous l’angle de contacts personnels plutôt que sous celui d’une action institutionnelle. Une action par l’institution semble trop extérieure et trop impersonnelle ; elle fait penser à un mécanisme, où l’organisation joue un plus grand rôle que les qualités de la personne. La critique des institutions est spécialement ressentie dans les communautés religieuses, parce que la vie religieuse elle-même avait souffert d’un excès d’institutionnalisation dans le passé. Le renouveau met en lumière le souffle charismatique, qui avait été trop enseveli auparavant sous le poids de la règle. Cette transformation de la vie religieuse se traduit, dans l’ordre apostolique, par une préférence instinctive accordée aux activités qui se déploient librement en dehors des institutions.

On observe que la croissance même des institutions a pu réduire la possibilité de contacts personnels, soit que le nombre trop considérable d’élèves devienne un obstacle à ces contacts, soit que les tâches d’administration occupent trop de personnel religieux. Cette croissance a eu lieu de manière inévitable par suite de la démocratisation de l’enseignement et du développement de la culture. Les communautés religieuses ont été entraînées à suivre un mouvement qui les débordait, avec des effectifs de plus en plus réduits en proportion des dimensions de l’œuvre. Elles ne paraissent plus toujours en mesure d’exercer l’influence profonde qui accompagnait leur action d’autrefois.

Comme beaucoup d’institutions sont d’un maniement fort lourd et requièrent d’importantes ressources, on s’interroge spontanément sur l’utilité d’en garder la charge. Un grand nombre de collaborateurs laïcs y ont été engagés. Ils y fournissent un excellent travail. Aussi est-on amené à se demander si l’on ne pourrait pas tout simplement leur confier l’institution. À l’heure de la promotion du laïcat, l’idée semble d’autant plus séduisante. Certains sont même d’avis qu’en assumant des institutions d’enseignement, les religieux avaient rempli une tâche de suppléance, et qu’il convient maintenant de céder ces institutions à ceux qui sont le plus normalement désignés pour les conduire, les laïcs.

Le souci du témoignage de pauvreté pousse encore les religieux dans cette voie. Les établissements scolaires imposants paraissent s’accorder difficilement avec la pauvreté collective.

En outre, le problème qui concerne les institutions scolaires se complique de deux mises en question. D’une part l’importance des forces consacrées à l’enseignement est l’objet de critiques, car certains y voient une mauvaise répartition des forces apostoliques de l’Église : ils désireraient plus de forces consacrées à l’apostolat auprès des adultes. D’autre part, la valeur de l’école chrétienne a été l’objet de contestations : on a dénié son efficacité en prétendant qu’elle ne réussissait pas à donner une meilleure formation chrétienne qu’une autre école, et on a invoqué également contre elle le principe de la préférence à donner à une école pluraliste, non confessionnelle.

Orientation de la réponse : la christianisation du milieu scolaire

La réaction contre les excès de l’institutionnalisation doit-elle susciter de la part des communautés religieuses un abandon des institutions ? On est en droit de s’interroger sur la valeur de la représentation prospective d’une Église en état de diaspora. Cette représentation ne procède-t-elle pas d’une vision pessimiste de l’évolution religieuse actuelle du monde ? Ne manque-t-elle pas de fondement ? Elle suppose que l’Église devrait renoncer à exercer une influence sur la société humaine et se borner à des actions individuelles dispersées. Rien ne permet de penser que l’Église subira cet effacement. Qu’une certaine transformation de ses structures et de son mode d’action sur l’humanité ait lieu, cela n’implique pas que son organisation institutionnelle doive se réduire considérablement. Loin de s’effondrer ou de disparaître, cette organisation pourra gagner en vigueur par son adaptation à la mentalité et aux mœurs contemporaines.

On doit surtout se demander s’il est souhaitable que l’Église abandonne son emprise sur les institutions comme les écoles et les hôpitaux. C’est toute une conception de la christianisation de l’humanité qui est en jeu ici. Si la mission de l’Église consistait simplement à christianiser des individus pour les rassembler en communautés chrétiennes, on pourrait préconiser un abandon des institutions, en vue d’une intensification de contacts personnels. Mais l’objectif de l’Église est la christianisation de la société ; il s’agit certes d’atteindre des personnes et de leur apporter le message de l’Évangile, mais en leur faisant vivre ce message par la christianisation du milieu auquel elles appartiennent. L’œuvre apostolique doit donc viser à établir dans les milieux de vie un climat chrétien. Cette visée communautaire apparaît dans la parole de Jésus aux apôtres : « Enseignez toutes les nations... »

La conception d’un apostolat essentiellement réduit à des contacts personnels serait basée sur une vue individualiste de l’être humain. Elle serait assez étrange à une époque où la sociologie religieuse a montré l’importance du milieu social dans le comportement des chrétiens. Cette importance requiert l’orientation sociale de l’évangélisation : les milieux de vie doivent être christianisés.

Parmi ces milieux, il y a le milieu scolaire. A envisager le problème en termes non d’individus mais de milieu, on se rend compte immédiatement qu’il ne suffira pas d’un enseignement religieux donné à ceux des enfants dont les parents désirent une formation chrétienne. Le milieu scolaire doit pouvoir offrir aux enfants chrétiens un véritable climat de foi et de vie chrétiennes. C’est le but poursuivi par l’école catholique. Ce qui appartient en propre à cette école, a déclaré le Concile, « c’est de créer pour la communauté scolaire une atmosphère animée d’un esprit évangélique de liberté et de charité, d’aider les adolescents à développer leur personnalité en faisant en même temps croître cette créature nouvelle qu’ils sont devenus par le baptême, et, finalement, d’ordonner toute la culture humaine à l’annonce du salut pour éclairer par la foi la connaissance graduelle que les élèves acquièrent du monde, de la vie et de l’homme » (Grav. educ., 8). La religion chrétienne n’est pas un élément parmi d’autres dans la culture humaine : elle tend à assumer l’ensemble de cette culture dans une optique plus élevée. Aussi ne suffit-il pas à un élève chrétien de recevoir un cours de religion parmi d’autres cours. C’est toute la culture qui doit être imprégnée de la vérité de la Révélation : une telle culture, pénétrée de mentalité chrétienne, est prodiguée par l’école catholique. On comprend le motif pour lequel le Concile rappelle aux parents catholiques « leur devoir de confier leurs enfants, où et lorsqu’ils le peuvent, à des écoles catholiques, leur devoir de soutenir celles-ci selon leurs ressources et de collaborer avec elles pour le bien de leurs enfants » (Grav. educ., 8).

Toutefois, l’école chrétienne n’est pas possible partout. Là où s’impose l’école pluraliste, il faut souhaiter que des maîtres ou professeurs chrétiens puissent y porter le témoignage de leur foi et de leur charité, et faire parvenir ainsi le message de l’Évangile. Bien souvent l’école neutre a exclu ce témoignage, parce qu’elle voulait instaurer un climat où la religion est officiellement absente, ou parce qu’elle était inspirée par l’anticléricalisme.

Sans doute y a-t-il des élèves qui, dans des écoles de ce genre, parviennent à fortifier et à développer leur foi chrétienne, notamment lorsqu’ils sont soutenus par un milieu familial profondément chrétien. Dans ce milieu familial ils trouvent ce que le milieu scolaire ne leur donne pas, et ils peuvent même acquérir, par le contact avec des compagnons qui ne partagent pas leur foi, des convictions chrétiennes plus vigoureuses. Mais tous n’ont pas cet appui du foyer, et il reste que pour la grande masse des enfants, une formation chrétienne profonde est mieux assurée par un milieu scolaire chrétien.

Le rôle des communautés religieuses

Les communautés religieuses sont particulièrement aptes à prendre en charge des écoles chrétiennes, parce qu’elles constituent des équipes apostoliques dont les membres, unis entre eux par un même idéal, peuvent agir en étroite collaboration. Des laïcs chrétiens sont capables eux aussi d’assurer un climat chrétien dans des écoles, et on doit se réjouir de la prise de conscience, chez un certain nombre d’entre eux, de leur responsabilité dans la formation chrétienne de la jeunesse. Tout en admirant ces laïcs, on ne pourrait penser que les tâches d’éducation leur sont réservées, au point d’en exclure les communautés religieuses. Celles-ci peuvent apporter à ces tâches une contribution plus spéciale, celle de personnes consacrées au Seigneur.

Nous avons déjà souligné la valeur de cette consécration, et son lien avec la vocation d’enseignant. La consécration religieuse, en faisant vivre plus profondément le christianisme, permet aux éducateurs de créer dans l’école un climat d’autant plus profondément chrétien. Elle suscite un témoignage qui unit l’exemple à la parole, et qui doit faire sentir aux élèves ce qu’est l’emprise absolue de Dieu sur une vie humaine. Elle met sous leurs yeux une équipe dont les membres sont liés par une charité fraternelle qui les fait vivre ensemble, en communauté. Elle stimule un dévouement plus généreux chez ceux qui ont renoncé à fonder une famille en vue de se vouer à la vaste famille humaine et aux enfants de tous les foyers.

Encore faut-il que la manière de vivre la consécration religieuse soit adaptée à la mentalité contemporaine et puisse être appréciée par la jeunesse. L’adaptation et le renouveau demandés par le Concile valent pour toutes les communautés religieuses, mais plus spécialement pour celles qui assument des tâches d’enseignement ou un apostolat parmi les jeunes. Dans un certain nombre d’institutions scolaires, le style de vie des communautés, loin d’attirer les jeunes, les a tenus à distance et a suscité chez eux répugnance ou hostilité. Si saintement qu’ait pu être vécue la consécration, elle ne se traduisait plus dans un langage accessible et admissible, et elle devenait ainsi un contre-témoignage, malgré les excellentes intentions des religieux ou des religieuses.

C’est le lieu de rappeler que, selon l’exemple du Christ, consécration et incarnation forment un même mouvement. Toute vraie consécration doit être incarnée. La consécration impliquée dans une mission d’éducation doit veiller plus particulièrement aux exigences de l’incarnation. La présence de Dieu et le grand amour qu’il suscite ne peuvent être perçus chez les religieux que dans un courant de charité qui les met en communion avec la jeunesse dont ils prennent la charge dans leurs œuvres éducatrices. Cette charité, qui les entraîne à se faire tout à tous, doit leur faire mener la vie consacrée dans un style d’aujourd’hui.

Dans des écoles pluralistes, des équipes de religieux peuvent également apporter leur témoignage et leur dévouement. Elles peuvent contribuer à une présentation vivante de la religion chrétienne, soutenir et développer la formation morale et religieuse des élèves chrétiens, offrir aux autres un authentique visage du christianisme. Elles peuvent aussi collaborer à l’animation du corps professoral, et à la création d’un climat favorable à une option personnelle des élèves mieux éclairés.

La consécration au Seigneur dispose également les religieux à se faire les animateurs d’équipes enseignantes de laïcs dans les institutions chrétiennes. Là où le nombre de collaborateurs laïcs a considérablement augmenté, il ne faut pas conclure que les religieux ont cessé d’être nécessaires ou utiles ; bien au contraire, ils sont appelés à remplir un rôle d’animation spirituelle et à soutenir les laïcs dans l’accomplissement de leur tâche.

Ce rôle d’animation spirituelle ne se confond nullement avec celui de l’administration de l’institution. On observe actuellement un mouvement en vue de céder, autant que possible, cette administration aux laïcs ; on cherche dans cette voie à résoudre le problème soulevé par la propriété d’institutions considérables, jugée peu conforme à la pauvreté collective dont les communautés religieuses doivent porter le témoignage. Il peut se faire, certes, que l’administration doive être retenue par les religieux pour garantir leur possibilité d’animation spirituelle de l’école ; il importe en effet de considérer avec réalisme les conditions nécessaires à cette animation. En conservant la direction, les religieux sont appelés dès lors à exercer cette responsabilité selon un mode qui correspond effectivement à l’esprit de la vie religieuse, notamment dans une pauvreté communautaire qui implique la mise en commun des ressources, et un partage qui s’étend à l’extérieur de la communauté. Leur mentalité désintéressée et généreuse doit trancher avec celle de certaines institutions profanes, et porter un vrai témoignage évangélique. Par contre, là où le renoncement à l’administration de l’institution pourrait se produire sans inconvénient, avec des garanties suffisantes, il permettrait à la communauté religieuse de s’adonner plus exclusivement à son rôle spécifique en vue du maintien et du développement de l’esprit chrétien de l’école.

Le problème de l’enseignement des sciences profanes

Dans les institutions tenues par des communautés, est-il souhaitable que l’enseignement des sciences profanes continue à être assuré par des religieux ou des religieuses ? Le problème se pose de manière aiguë là où n’existe plus qu’un petit nombre de religieux ou de religieuses pour des institutions considérables ; la crise actuelle des vocations ne fait que l’aggraver. Mais un problème plus fondamental y est impliqué : la consécration religieuse ne réclame-t-elle pas, autant que possible, une activité enseignante d’ordre religieux ? Les religieux et les religieuses ne devraient-ils pas réserver leurs forces à l’enseignement de la doctrine chrétienne, à la catéchisation et à l’évangélisation, à la formation proprement chrétienne dans la prière, la liturgie, l’éducation morale ?

Il faut reconnaître que normalement la consécration au Seigneur oriente le religieux vers la promotion des valeurs d’ordre religieux, et qu’elle fonde une mission plus particulière de répandre la doctrine évangélique. Ceux qui s’appliquent à l’enseignement sont donc plus particulièrement appelés à l’enseignement de la religion.

De ce point de vue, une révision de la répartition des tâches peut s’imposer. Il est d’ailleurs surprenant que parfois l’enseignement de la religion soit assez mal assuré dans des institutions chrétiennes. Il est également anormal que dans certains cas, des communautés réussissent à tenir une institution de très bon niveau intellectuel alors que la formation chrétienne y laisse notablement à désirer. Des religieux et des religieuses ne doivent pas perdre de vue le climat d’Évangile qu’ils sont destinés à instaurer dans le milieu scolaire.

Disons qu’en principe, ceux qui se sont consacrés au Seigneur doivent plutôt se voir assigner des tâches d’enseignement ou d’éducation qui visent plus directement à la christianisation de la jeunesse. Cependant, deux genres de motifs peuvent justifier l’enseignement des sciences profanes. Il y a des cas où, pour la formation chrétienne, l’enseignement de certaines branches peut être fort utilement donné par un religieux, parce qu’il contribue notablement à communiquer aux jeunes une vision chrétienne du monde ; cela se vérifiera plus aisément pour des branches comme la littérature que dans le domaine des mathématiques ou des sciences physiques. En outre, il peut se faire que certains religieux soient particulièrement attirés vers une spécialisation en dehors du domaine de la religion ; leur charisme individuel demande à être respecté, autant que possible. Il est d’ailleurs souhaitable que des personnes consacrées puissent rendre un témoignage de foi dans les branches les plus diverses du savoir humain.

D’autre part, on ne peut négliger le fait que, là où une communauté a pris en charge une institution scolaire, tous les membres de la communauté ne doivent pas être nécessairement affectés à une tâche directement évangélisatrice. Certains peuvent contribuer par d’autres services à la bonne marche de l’institution et à l’établissement d’un climat chrétien.

Il reste néanmoins que la consécration au Seigneur appelle normalement, pour des religieux qui sont entrés dans des communautés enseignantes, une activité d’éducation proprement religieuse. Du moins, elle l’appelle dans la mesure où existe une aptitude pédagogique correspondante, car il est évident que la profession religieuse ne pourrait suppléer à un manque d’aptitude. En outre, l’exercice de l’aptitude requiert une formation spécialisée ; cette formation avait souvent manqué dans le passé, mais aujourd’hui on en a reconnu la nécessité, et de nombreux moyens existent de l’acquérir.

Valeur des œuvres d’éducation chrétienne

L’importance des effectifs engagés par les communautés religieuses dans les œuvres d’éducation ne semble pas une erreur. Toute christianisation doit en effet débuter par celle de la jeunesse. L’action sur des adultes qui n’auraient pas reçu de formation chrétienne dans leurs jeunes années est fort difficile et n’obtient que des résultats assez maigres dans la plupart des cas. Normalement, pour qu’une vie humaine soit orientée dans le sens d’un comportement profondément chrétien, il faut qu’au moment où la personnalité se forme, l’enfant, l’adolescent, le jeune homme aient été pénétrés par la vision chrétienne de l’existence, entraînés à des manières chrétiennes d’agir et de réagir. Lorsque la personnalité est formée, elle se laisse beaucoup moins modeler par les influences du dehors.

Certains adversaires de l’Église l’ont compris mieux que certains chrétiens. Ils attachent une importance primordiale à l’école. Nous savons comment dans les pays communistes la jeunesse est systématiquement soustraite à l’influence du clergé. Les prêtres peuvent continuer à diriger les paroisses et à y déployer leurs activités, mais l’accès de la jeunesse leur est interdit. C’est un exemple intéressant d’activité pastorale qui doit se borner, par contrainte, au monde adulte. Le public adulte des paroisses vieillit, tandis que montent de jeunes générations qui risquent fort d’échapper à l’Église et de vivre en dehors de la religion. Ne pourrions-nous pas profiter de cette leçon ?

Qu’on réfléchisse d’ailleurs aux possibilités qu’offre l’éducation de la jeunesse pour des contacts avec les adultes. Elle ouvre normalement la meilleure voie d’accès à ces contacts puisqu’elle tend à établir des relations avec les parents au sujet de leurs enfants. L’éducation doit être menée en collaboration avec les parents, elle devrait même comporter souvent une formation appropriée des parents, qui permettrait à la formation scolaire d’obtenir des résultats plus solides, car le milieu familial pourrait alors soutenir ce qui se fait à l’école.

Par leurs institutions scolaires, où elles déploient leur activité, les communautés religieuses possèdent des centres de rayonnement capables d’atteindre toute une population adulte. Sans doute dans le passé la collaboration avec les parents n’a-t-elle pas été suffisamment développée, mais récemment on en a mieux compris la nécessité et on l’a favorisée par bon nombre d’initiatives.

Les associations de parents se sont multipliées ; de plus en plus elles jouent un rôle dans les activités des institutions scolaires. Il est normal que les enseignants entretiennent des contacts avec ceux qui sont les plus directement intéressés à la formation des enfants, et que les parents soient consultés dans les problèmes de l’administration et de la marche des écoles.

Un des problèmes les plus difficiles de l’apostolat est de trouver les voies d’accès qui permettent le contact le plus fécond. Or parmi ces voies d’accès, l’école occupera toujours une place de choix, car ceux qui se consacrent à l’éducation des jeunes rejoignent le souci primordial des parents. Lorsqu’ils se mettent en rapport avec eux, c’est à l’occasion du meilleur service qui puisse leur être rendu et dans le domaine qui leur tient le plus à cœur. Normalement les institutions scolaires peuvent étendre ainsi dans beaucoup de foyers leur influence.

On doit souhaiter qu’en prenant plus vivement conscience du rôle primordial des écoles chrétiennes, les communautés s’efforcent de rendre ces écoles plus efficaces, par la recherche de méthodes nouvelles. Non seulement les cours de catéchèse demandent à être renouvelés et adaptés, mais il faut étudier les problèmes que pose la formation à la vie chrétienne. Sans cette formation, l’école chrétienne ne pourrait atteindre son objectif : il ne suffit pas de fournir à des élèves chrétiens un enseignement donné par des maîtres chrétiens ; il faut encore que les élèves soient éduqués à la vie chrétienne proprement dite, attitudes fondamentales, culte et liturgie, prière, réactions morales, souci apostolique. Les équipes de religieux ou religieuses, vu leur formation spirituelle plus poussée, sont spécialement aptes à y pourvoir, mais devront considérer et étudier de plus près les problèmes de pédagogie qui se posent en ce domaine.

En outre, les communautés sont appelées, dans un effort de révision de leurs œuvres apostoliques, à explorer de nouvelles possibilités qui s’offriraient aux tâches d’éducation, comme par exemple dans les foyers de jeunes ou les centres de loisirs. Il s’agit de suivre le renouveau de la civilisation et d’apercevoir les ouvertures qu’elle présente à la culture chrétienne.

Conclusion

À notre époque, les communautés religieuses se sentent plus vivement dépassées par la mission d’enseignement qui leur incombe. La transformation des institutions réclame un effort considérable d’adaptation et rend l’avenir plus incertain. Il faut se souvenir que la mission confiée par le Christ à ses disciples : « Enseignez toutes les nations » dépassait déjà de très loin leurs faibles forces. Mais le Maître leur promettait aussi le don du Saint-Esprit : « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui descendra sur vous » (Ac 1,8). L’Esprit Saint, qui emporte l’Église dans la voie du renouveau, ne peut manquer de conduire les communautés religieuses dans leur recherche d’une meilleure proclamation de la vérité de l’Évangile au monde contemporain et d’une formation plus efficace de la jeunesse à la vie dans le Christ.

St.-Jansbergsteenweg, 95
3030 HEVERLEE, Belgique

[1Mt 7,28-29 ; cf. Mt 1,22 ; Lc 4,32.

[2Lumen Gentium, 25 ; Presbyterorum ordinis, 4.

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