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Les fondements scripturaires de la vie religieuse

Paul Lamarche, s.j.

N°1969-6 Novembre 1969

| P. 321-327 |

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On s’est souvent servi de l’un ou l’autre texte du Nouveau Testament pour exalter les « conseils » et la vie religieuse. Cependant une exégèse plus attentive constate aisément que la plupart de ces passages scripturaires décrivent en fait la vie de foi exigée de tout chrétien. Ballottés dans un sens, puis dans l’autre, essayons de faire le point. Avec le souci de ne rien exagérer et de ne rien minimiser, commençons par constater que les exigences posées par le Nouveau Testament pour suivre le Christ ne concernent pas directement la vie religieuse, mais d’abord et avant tout la vie chrétienne. Dans un deuxième temps nous verrons qu’à travers cette interprétation on peut découvrir plusieurs manières de suivre le Christ [1].

I

Qu’il s’agisse des récits de vocation ou bien des exigences imposées pour suivre le Christ, tout doit être interprété selon les perspectives des auteurs inspirés qui veulent nous décrire l’appel à la vie de foi.

Les Béatitudes, spécialement l’invitation à la pauvreté, concernent-elles une catégorie de chrétiens appelés à suivre de plus près le Christ ? On pourrait être amené à le penser, en voyant que ce discours s’adresse au petit groupe des disciples : « Il s’assit et ses disciples vinrent auprès de lui. Et prenant la parole il les enseignait en disant : Heureux les pauvres en esprit... » (Mt 5,1-3). En Luc, nous trouvons le même auditoire : « Levant alors les yeux sur ses disciples il dit : Heureux vous les pauvres... » (Lc 6,20). Mais que représentent ces disciples ? Il suffit de lire la conclusion du passage pour comprendre qu’ils constituent en fait la foule des chrétiens : « Et il arriva, quand Jésus eut achevé ces discours, que les foules étaient vivement frappées de son enseignement » (Mt 7,28). « Quand il eut fini d’adresser au peuple toutes ces paroles... » (Lc 7,1). D’ailleurs Luc avait pris soin de préparer le discours en présentant les foules immenses venues de toute la Judée et de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon (Lc 6,17).

Ce procédé des évangélistes qui tendent à appliquer à tous les chrétiens les exigences adressées aux disciples du Christ, on le retrouve à chaque instant. En comparant Mt 10,1.37-39 et Lc 14,25-27, on voit que ce dernier a explicitement élargi le cercle des auditeurs. « Ayant appelé ses douze disciples » dit Mt 10,1 pour introduire le discours apostolique qui comporte l’appel au renoncement : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. Qui ne prend pas sa croix et ne vient pas à ma suite n’est pas digne de moi. Qui aura trouvé sa vie la perdra, et qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera » (Mt 10,37-39). Le texte parallèle de Luc (« Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut être mon disciple ») est présenté comme une exigence qui s’adresse aux foules : « Comme de grandes foules faisaient route avec lui, il se retourna et leur dit... » (Lc 14,25-27).

De même, les disciples de Mt 16,24-26 (« Alors Jésus dit à ses disciples : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive ») sont remplacés par la foule en Mc 8,34 (« Appelant la foule en même temps que ses disciples, il leur dit : Si quelqu’un veut venir à ma suite... ») ainsi qu’en Lc 9,23 (« Puis il disait à tous : Si quelqu’un veut venir à ma suite... »).

En réalité il est même légitime de se demander si les disciples chez Matthieu ne sont pas les représentants de la foule des chrétiens. La finale du premier évangile (« Allez donc, de toutes les nations faites des disciples » Mt 28,19) pourrait bien nous orienter dans ce sens. Par ailleurs la terminologie des Actes prouve assez nettement qu’il existait une équivalence entre « disciples » et « chrétiens » : « C’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de ‘chrétiens’ » (Ac 11,26 ; cf. 6,1.2.7 ; 9,1.26 etc.).

Quant aux diverses vocations des disciples, elles sont ordinairement rapportées pour leur valeur exemplaire d’appel à la foi. Pour s’en convaincre il suffit de constater que l’appel de Lévi introduit au repas des publicains et des pécheurs avec le Christ. Cette amplification finit elle-même par une généralisation absolue : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (Mc 2,13-17 et par.). Cette description progressive et dynamique de l’appel des pécheurs vise évidemment la foi et l’union au Christ.

De même les évangélistes nous présentent l’appel du (jeune homme) riche dans une perspective de dépassement de la Loi ancienne pour obtenir le salut chrétien. En effet la question posée concerne ce qu’il faut faire pour avoir en partage la vie éternelle (Mc 10,17) et les remarques de Jésus, telles qu’elles sont intentionnellement rapportées par les évangélistes, centrent le débat sur l’entrée dans le royaume de Dieu : « Comme il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu » (Mc 10,24 ; cf. Mt 19,23 ; Lc 18,24). Il ne s’agit pas de conseils relatifs à la vie religieuse, mais de conditions concernant le salut chrétien.

Toujours dans la même ligne il est facile de constater que Luc a tenté de généraliser les exigences du Christ, soit en insistant sur le renoncement à tous les biens (cf. v. g. Lc 5,11 ; 5,28 ; 18,22) soit en appliquant ces exigences à tous les chrétiens. Un bon exemple de cette manière de faire se trouve dans le Livre des Actes. À plusieurs reprises (Ac 2, 44-45 ; 4,32.34-35) Luc souligne la mise en commun de tous les biens pratiquée par tous les chrétiens de la première communauté. En réalité, s’il donne en exemple Barnabé qui a vendu son champ (Ac 4,36), c’est probablement parce que sa générosité était digne d’éloges et... exceptionnelle ! D’ailleurs de manière parfaitement explicite Pierre dit à Ananie : « Quand tu avais ton bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? » (Ac 5,4).

Ces exemples suffisent pour montrer que dans la perspective des auteurs inspirés l’appel du Christ était compris comme un appel à la foi, et que ses exigences s’adressaient à tout croyant.

Cela étant bien vu, il reste qu’il existe peut-être plusieurs manières de vivre ces exigences.

II

En scrutant le Nouveau Testament, on peut, en effet, constater que

  1. la généralisation opérée par les évangélistes ne détruit pas ce qu’il y avait de particulier dans les récits de vocation ;
  2. les exigences étendues à tous sont vécues de manière plus ou moins effective ;
  3. certaines exigences ne sont pas imposées réellement à tous, mais relèvent d’un charisme particulier.

1) En rapportant les traditions concernant l’appel des disciples, les évangélistes, comme on l’a vu, avaient un but catéchétique, mais d’aucune façon ils n’ont fait disparaître l’aspect particulier et charismatique de ces vocations. Tels qu’ils se présentent maintenant, ces récits nous livrent deux enseignements liés entre eux : ils rapportent l’appel adressé à une personne déterminée pour une tâche spéciale, mais cette vocation apparaît comme le type de tout appel à la foi. Ce faisant les évangélistes nous enseignent que toute vocation particulière est un don lié à la foi, un appel enraciné dans la foi, une mission ordonnée à la foi. C’est dire sa signification, sa valeur et sa nécessité, car les apôtres et les disciples ainsi appelés eurent un rôle irremplaçable.

2) Au niveau des exigences, ordinairement généralisées par les évangélistes et appliquées à tous les croyants, on peut faire une distinction similaire. En effet, on peut d’abord constater que la réalité ne correspondait pas exactement à cette généralisation. Lévi, par exemple, après avoir tout abandonné (Lc 5,28), offre un grand festin dans sa maison (Lc 5,29). Cette petite « incohérence » de Luc empêche de tout prendre au pied de la lettre. Parmi les disciples de Jésus certains ne paraissent pas avoir renoncé à tous leurs biens : Joseph d’Arimathie, par exemple, ainsi que Marthe et Marie (Lc 10,38-42). Les apôtres ont tout quitté, spécialement leur bateau et leur maison. Cependant on retrouve plusieurs fois les apôtres dans une maison qui pourrait bien être celle de Pierre (Mt 17,24-25 ; Mc 1,29 ; 2,1 ; 9,33) ; quant aux bateaux, ils ne manquent pas dès qu’ils en ont besoin (Mc 3,9 ; 4,35-36 ; 5,1-2.18 ; 6,32.45 ; 8,10.13-14 ; Jn 21,3). Plus haut nous avons vu comment l’abandon des biens dans la communauté primitive était sans doute moins général que ne pourraient le faire croire les « sommaires » des Actes. Enfin, selon certains auteurs anciens (ainsi Jérôme écrivant à Eustochium), ou certains exégètes modernes (c’est la tendance de A. Schulz et de H. Schürmann), Paul dans le difficile passage de 1 Co 9,5 ferait allusion aux épouses de Céphas et des autres apôtres. Dans ce cas, le renoncement au mariage proposé par le Christ en Lc 14,26 et 18,29 n’aurait pas été effectif pour eux.

Comment faut-il comprendre ces apparentes contradictions ? Pour nous aider à saisir le sens et la portée des exigences concernant tous les croyants on peut comparer Mt 10,37 et Lc 14,26. Partons de ce dernier : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » S’agit-il pour le chrétien de haïr réellement sa famille, d’abandonner son épouse et de se suicider ? Le texte parallèle de Mt 10,37 éclaire celui de Luc : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi... » Il n’est pas question de renier les exigences de la loi naturelle, mais d’établir dans les attachements une hiérarchie, au sommet de laquelle se situe le Christ. Cet amour préférentiel pourra, dans certains cas de conflit où un choix est nécessaire, devenir effectif. Ainsi beaucoup d’apôtres et de judéo-chrétiens pris entre leur désir d’appartenir à la communauté de leurs ancêtres et leur attachement au Christ ont dû faire un choix effectif. Mais ordinairement le chrétien n’est pas placé devant cette option tragique ; il doit seulement avoir un amour préférentiel pour le Christ et être prêt, s’il le fallait, à tout abandonner pour lui.

Cette exigence s’adresse bien à tout croyant, mais on peut comprendre que certains chrétiens n’attendent pas la contrainte des circonstances pour actualiser leur amour préférentiel du Christ et veuillent dès maintenant le manifester clairement, explicitement, effectivement. Tel cet étudiant de Prague qui en faisant volontairement le sacrifice de sa vie a révélé le cœur de tous ses compatriotes, ainsi ces chrétiens qui choisissent le renoncement de la vie religieuse révèlent le sens, la réalité, la valeur des exigences communes à tous les croyants.

3) Pour entrer dans cette voie, il faut y être poussé par un charisme. Concernant plus spécialement la virginité choisie pour le Christ, le Nouveau Testament par deux fois envisage cette possibilité et la propose nettement comme un conseil. En Mt 19,10, les disciples disent au Christ : « Si telle est la condition de l’homme envers la femme, il n’est pas expédient de se marier. » Et lui de répondre : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux-là seulement à qui c’est donné... Il y a des eunuques qui se sont rendus tels en vue du Royaume des Cieux. Comprenne qui pourra ! » Paul de son côté, en présentant comme des charismes les deux voies du mariage et du célibat, insiste sur la valeur de ce dernier : « Je voudrais que tout le monde fût comme moi ; mais chacun reçoit de Dieu son don particulier, l’un celui-ci, l’autre celui-là. Je dis toutefois aux célibataires et aux veuves qu’il leur est bon de demeurer comme moi » (1 Co 7,7-8 ; cf. 7,25-35). Paul connaissait sans doute la formulation de Luc 14,26 et 18,29, où les exigences du Christ concernent maison, femme, frères, parents, enfants. Manifestement pour lui le renoncement conjugal doit être interprété comme un amour préférentiel du Christ qui est exigé de tout chrétien, et ce renoncement doit devenir effectif quand les circonstances le demandent ; mais entre ces deux impératifs et en conformité avec leur esprit, cette exigence peut devenir, même en dehors des cas de nécessité, un conseil charismatique. Il semble légitime d’appliquer aux autres exigences, spécialement à la pauvreté, la même interprétation.

Quant à l’obéissance, elle ne peut être que l’expression signifiante de la foi, vécue dans la liberté, en conformité et en union avec l’obéissance kénotique du Christ, modèle et prémices de notre foi (Ph 2,6-11).

Ainsi donc, tout en constatant que la plupart des textes ordinairement allégués en faveur de la vie religieuse concernent en fait, dans l’esprit des évangélistes, l’appel à la foi, nous pouvons discerner dans ces récits, au delà de leur traitement par les auteurs inspirés et de leur signification universelle, plusieurs manières de vivre les exigences du Christ. Ce qui est donné dans ces textes, en effet, c’est le rapport entre des vocations particulières et l’appel général à croire. La vie religieuse se trouve bien en germe dans le Nouveau Testament, et il est particulièrement important de voir à quel point elle a partie liée avec la foi. La vie religieuse chrétienne n’est pas l’adaptation ecclésiale d’une certaine manière de vivre, telle qu’on pourrait la retrouver dans n’importe quelle religion. Elle est essentiellement une manière de vivre et de signifier à nos contemporains la foi au Christ Sauveur. Si l’on veut rénover, avec sérieux, la vie religieuse, c’est dans ce sens qu’il faudrait inventer. Nous sommes encore loin du but.

4, Montée de Fourvière
F-69 Lyon V e (France)

[1Nous recommandons spécialement deux études : Heinz Schürmann, Le groupe des disciples de Jésus, signe pour Israël et prototype de la vie selon les conseils, « Christus » n. 50 (1966, II), p. 184-209, et surtout Anselme Schulz, Suivre et imiter le Christ d’après le Nouveau Testament, Coll. « Lire la Bible », n. 5, Paris, 1966, dont nous avons repris ici plusieurs éléments.

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