Comment savoir si je prie ?
Édouard Pousset, s.j.
N°1969-6 • Novembre 1969
| P. 328-339 |
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Même animés d’un amour égal, les uns prient avec aisance et les autres avec plus de peine. Sans doute les premiers ont-ils à passer, eux aussi, par les sentiers pierreux ou les pistes du désert, et les seconds se reposent de temps à autre en des oasis de fraîcheur et de paix où il leur est bon de rester à goûter la présence du Seigneur. Pourtant, à parler en général, la prière est plus « naturelle » aux uns et moins « naturelle » aux autres. Les premiers ont un tempérament contemplatif, comme on leur dit parfois, et les seconds ne sont vraiment à l’aise que dans une action pour laquelle ils sont en effet doués. Ils essayent de s’en expliquer : même après avoir reçu de grandes marques d’amour de la part du Seigneur, même après une conversion « qui les a laminés » et transformés, même après avoir vécu des temps de grâce où il n’y avait « rien à faire si ce n’est à rester ouvert et confiant », ils se retrouvent peu enclins à la prière. « Prier une heure ? Oui... mais plutôt deux fois une demi-heure. Car une heure, c’est long ! »
Ceux-là restent tributaires des conditions plus que les autres. Ils ont besoin d’être aidés et soutenus : à travail égal, ils trouveront pour prier moins de temps que les premiers. C’est ainsi, et ce n’est pas infidélité de leur part. Ils ont besoin, plus que les autres, d’un secours venant du dehors, qui soit pour leur prière comme le poumon d’acier du paralysé. Sans cette aide matérielle, ils retombent sur eux-mêmes dans une sorte d’impuissance ; il semble que toute leur vie spirituelle dégringole et qu’ils vont s’asphyxier. Si les circonstances les aident, ils parviennent à prendre le temps de faire oraison, mais ils y respirent souvent avec quelque gêne [1].
Comment ceux-là vont-ils prier, surtout si le travail et ses exigences ajoutent à une difficulté qui ne tient pas essentiellement au manque de temps ?
Ce que nous allons dire suppose ce qui est acquis par la conversion et l’expérience décrites dans « Prière perdue, prière retrouvée » [2]. En effet, dirons-nous, la prière de ceux qui peinent dans l’oraison sera, essentiellement, leur constante et ferme adhésion au bon plaisir de Dieu, à l’ordre qui est selon Dieu. Or il n’est pas possible de vivre, comme une disposition permanente, cette adhésion si l’on ne s’est pas sérieusement converti et si l’on n’a pas cheminé longtemps dans les voies de l’oraison prolongée. Mais, ces conditions acquises, l’essentiel de la prière pourra être pour eux l’adhésion de la volonté au bon plaisir de Dieu. À vrai dire c’est là l’essentiel de toute vie de prière, même chez ceux qui consacrent beaucoup de temps à la contemplation, dans le silence d’une chapelle ou de leur chambre [3]. Si l’adhésion à la volonté de Dieu est donnée comme la prière propre de ceux qui ont du mal à faire oraison et que le travail prend tout entiers, c’est simplement que, chez eux, elle se vit dépouillée de l’environnement qui accompagne cette adhésion, dans l’oraison contemplative : le silence extérieur, l’immobilité du corps, l’attention portée à une parole de l’Écriture, le recueillement de la pensée, le vide intérieur, pendant un temps qui se prolonge.
Rien de plus authentique que cette prière ramenée à l’essentiel, où il est impossible de se goûter soi-même. Une seule question se pose : quand elle sera privée de son environnement mortifiant, qui est à la fois un soutien et une garantie, ma prière se maintiendra-t-elle dans une franche adhésion au bon plaisir de Dieu ? Si je ne veux pas me payer de mots, prendre ma volonté propre pour celle de Dieu et confondre mes désirs avec les motions de l’Esprit Saint, comment serai-je assuré que, même avec peu de temps donné à l’oraison, je demeure uni à Dieu et mû par Lui ; et surtout comment vivrai-je de cette union et sous cette mouvance ?
Il n’y a pas entre le Seigneur et moi un troisième terme, un arbitre qui garantisse notre relation et permette de la juger par un critère qui ne serait ni de Dieu ni de moi. Le Seigneur lui-même est, par son Esprit, ce garant et ce critère. Saint Jean le dit dans sa première épître :
À ceci nous reconnaissons que nous demeurons en Lui et Lui en nous : c’est qu’il nous a donné de son Esprit (1 Jn 4,13). À ceci nous savons qu’il demeure en nous : à l’Esprit qu’il nous a donné (1 Jn 3,24).
Le disciple aimant de Jésus-Christ doit se fier à l’attestation de l’Esprit Saint en lui. Aucun danger réel de confondre prière et vie psychologique naturelle, volonté propre et volonté de Dieu, dès lors que l’on sait discerner les signes par lesquels l’Esprit Saint ne manque pas de se faire reconnaître. L’art de discerner les signes et la vie dans l’Esprit ne sont pas deux choses : parler de l’un sera définir l’autre.
Ces signes ont valeur de critère. Saint Jean nous les indique. Mais avant de nous y reporter, décrivons l’attestation globale de l’Esprit Saint dans le cœur du disciple.
L’attestation de l’Esprit Saint dans nos cœurs
Dans le disciple aimant de Jésus-Christ l’Esprit Saint forme et entretient le sentiment intime qu’il est dans l’ordre de Dieu : c’est la paix, qui est le don de Dieu fondamental. Quand dans sa tâche, le disciple doit surmonter une répugnance ou faire front à un événement qui le contrarie, il sait avec évidence qu’au moins pour l’heure il ne suit pas sa volonté propre. Mais la même certitude d’adhérer à Dieu l’habite quand sa tâche va dans le sens de son goût ou que l’événement réalise son désir. Cette certitude peut être ténue comme un brin d’herbe : elle est solide comme le roc. Si le disciple l’a perdue, cette perte ne peut signifier que deux choses : ou bien il s’est un peu écarté du sentier de Dieu pour aller s’ébrouer en quelque flaque d’eau, où bon lui semble ; ou bien l’ennemi le trouble par une tentation. Et l’Esprit Saint ne laisse pas longtemps le fidèle disciple dans l’incertitude à ce sujet, surtout si celui-ci recourt, pour un cas plus important, à l’aide du Père spirituel ou d’un ami de bon conseil.
Voilà quant à son contenu fort simple cette attestation de l’Esprit Saint en nous. Décrivons-la maintenant dans sa forme, c’est-à-dire dans sa relation à notre vie de conscience. Cette attestation est objective : elle vient de Dieu et cette origine est claire pour le sujet, de par la certitude qu’il éprouve. Mais elle est également subjective, en ce qu’elle fait corps avec l’expérience psychologique de celui qui a la certitude, avec les contenus de sa conscience : la certitude est un sentiment de sa conscience. La lumière du soleil est « objective », comme le soleil lui-même : elle existe comme il existe, elle vient de lui et non des choses qu’elle illumine. Mais elle est également « subjective » : elle fait corps avec mon regard, elle est à la fois du côté de mon œil qui voit et dans les choses que je vois ; elle baigne tout de sa clarté. Pourtant elle ne se confond avec rien. De même en moi, cette certitude qui vient de l’Esprit, elle est distincte des formations de ma conscience psychologique, alors même qu’elle les imprègne : idées, sentiments divers, suggestions qu’on se fait, paroles qu’on se dit. Ces formations passent, cette certitude demeure. Permanente, stable, fondamentale, elle n’est pas de l’ordre des sentiments transitoires, elle ne fait pas partie du flux de la conscience. Elle est structure de la conscience et contribue à constituer le sujet comme sujet. Elle n’est pas seulement un objet de ma conscience ; elle imprègne l’acte par lequel je suis un sujet.
La forme de la clef de voûte dans une cathédrale n’est pas à identifier avec telle et telle pierres, ou même telle et telle ogives : elle est la structure qui tient ensemble toutes les pierres du berceau. De même l’attestation de l’Esprit Saint dans le cœur du disciple est une forme qui pénètre et tient ensemble tous les contenus de sa conscience, et même qui les discerne, juge les uns et tend à les écarter, approuve les autres et les confirme.
Elle fait tellement corps avec la source de ma conscience, de ma pensée, de ma vie affective que je ne peux la saisir directement. Je l’éprouve comme un vécu, je baigne en elle, mais je ne peux guère la saisir. La saisir ! Je le voudrais bien, mais le Seigneur ne me le permet pas, du moins pas toujours ; et pour de justes raisons. La saisir ce serait la maltraiter comme une fleur délicate que l’on cueille et que les doigts meurtrissent. Quand il m’est permis de la saisir, je la saisis par réflexion, à partir de certains contenus de ma conscience : idées qui me représentent l’état d’union à Dieu, sentiments qui me la font sentir, parmi d’autres idées et d’autres sentiments tout « profanes ». Mais même alors l’attestation de l’Esprit en moi reste tout à fait indépendante de ces idées et de ces sentiments. S’ils font défaut, comme dans la « sécheresse », elle demeure. C’est alors la paix sans le sentiment de la paix, si l’on peut dire. C’est la paix pourtant, mais à une profondeur presque inaccessible à la conscience psychologique. Il n’y a que le péché qui détruise cette paix.
Les critères
Entre idées et idées, sentiments et sentiments, il y a lieu de discerner ; surtout tant que nous restons assez tributaires de ce que nous nous représentons et de ce que nous sentons, faute de coïncider sobrement avec notre paix, dans une foi très dépouillée. C’est pourquoi saint Jean nous avertit : « Ne vous fiez pas à tout esprit » (1 Jn 4,1).
Au commencement ce discernement demande un certain effort explicite ; à mesure que l’on progresse et que la vie spirituelle se simplifie, la vie psychologique se simplifie aussi, et le discernement se confond avec la pure attention à Dieu, qui elle-même ne diffère plus en rien de la vie d’union.
La présence et l’action de l’Esprit Saint se reconnaissent à trois critères, quels que soient par ailleurs les contenus de la conscience psychologique. Ils permettent de juger ces contenus, de les maintenir à leur place et de ne pas être trompé par eux.
Le premier critère est affectif : la paix intérieure et la joie.
Le second est plus intellectuel ; saint Jean nous l’indique : « Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui et lui en Dieu » (1 Jn 4,15).
Le troisième est plus moral : « Celui qui garde ses commandements demeure en Dieu et Dieu en lui » (1 Jn 3,23).
1) « Le fruit de l’Esprit est charité, joie et paix... confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,22).
La paix, nous l’avons dit, est le sentiment intime que l’on vit dans l’ordre de Dieu, et la joie est le rayonnement de la paix dans l’âme, dans la sensibilité et même dans le corps.
L’une et l’autre manifestent aussi sûrement la présence de l’Esprit Saint que la verdure manifeste la présence de l’eau. À faire ce que l’on veut, à posséder ce que l’on désire on trouve peut-être une satisfaction momentanée qui détourne l’attention du vide permanent que la créature est pour elle-même ; on ne trouve pas la paix ni la joie. D’ailleurs celui qui vit selon l’ordre de Dieu ne trouve pas la paix ni la joie ; il ne trouve rien qu’il posséderait comme un bien qui satisfasse : il a été trouvé par Celui qui est notre paix. C’est pourquoi la paix et la joie ne sont pas des satisfactions. Elles comblent, justement parce qu’elles font vivre d’une manière où il est de moins en moins question de besoins à satisfaire et de besoins satisfaits. Celui qui vit dans la paix et dans la joie est aussi contrarié par les événements et aussi mortifié dans ses désirs que celui qui, sans paix ni joie, réussit à faire parfois ce qu’il veut et à obtenir ce qui lui plaît. Celui-ci dépend des choses et de lui-même, celui-là dépend de Dieu qui ne manque jamais. Non pas qu’il plane dans l’azur, loin des contingences du monde : il est assujetti comme quiconque aux contingences, il a besoin de certaines choses lui aussi, de présences amicales, de circonstances favorables..., mais il ne tient à tout cela que par Dieu. Et Dieu vient à lui, une fois par quelque avantage et une autre fois par quelque contrariété.
L’ordre de Dieu, c’est la réalité même, telle que Dieu accepte qu’elle soit, ici, maintenant, par toutes les actions ordonnées ou désordonnées des hommes. L’ordre de Dieu, c’est le désordre humain, où toutefois chemine le salut qui à chaque instant régénère. Le salut n’opère pas autrement que dans et par les conséquences éprouvantes et contrariantes de nos actions désordonnées. C’est pourquoi celui qui adhère à l’ordre de Dieu ne goûte pas la paix et la joie ailleurs que dans ce qui, pour l’autre, est amoncellement de « problèmes » et de contradictions. Ces conséquences de nos actes sont, pour l’un, volonté positive de Dieu – et donc salut, liberté possible... –, et pour un autre, pur désagrément et obstacle sur son chemin. Dans le même contexte, l’un est « bien dans sa peau », et l’autre, mal.
Parce qu’il voit le salut cheminer dans le désordre humain celui qui vit dans la paix et la joie fait confiance aux autres, même s’ils faillissent, et il agit avec douceur, même s’il se heurte à la violence : la douceur est l’énergie des forts, et il est fort puisqu’il est soutenu par l’ordre de Dieu.
Principe de sa paix et de sa joie, cet ordre de Dieu les confirme par un certain sens du réel, qui est une marque de leur authenticité. Paix, joie, sens du réel : c’est un tout qui ne laisse place à aucune incertitude. La présence de l’Esprit se reconnaît là. Mais ce critère se complète toujours par un autre, plus intellectuel : la confession de Jésus-Christ comme Seigneur.
2) « Tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu ; et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n’est pas de Dieu » (1 Jn 4,2-3).
La liaison de ces deux critères relève de la logique même de l’histoire du salut. C’est Jésus mort et ressuscité qui confirme l’Église en lui communiquant l’Esprit à la Pentecôte. La vie de Jésus et sa mort rendent possible la Pentecôte, et le don de l’Esprit à la Pentecôte couronne l’œuvre de Jésus. C’est une tendance subtile et dangereuse que d’adhérer au Seigneur comme présent aujourd’hui dans l’Église par son Esprit et de laisser s’estomper dans la vie de la foi, dans la prière, dans la dévotion [4], l’humble Jésus de Nazareth. Le Seigneur ressuscité, le Seigneur connu dans l’Esprit, est et demeure l’homme qui a cheminé et peiné dans le monde, à telle époque de l’histoire et en tels lieux. La foi en Jésus-Christ consiste à adhérer à la personne paradoxale du Fils de Dieu fait homme, mort et ressuscité, assis à la droite du Père, Seigneur universel. Le croyant qui vivrait de souvenirs et lirait les évangiles comme un album de famille méconnaîtrait la résurrection ; mais celui qui, sous prétexte de vivre en esprit et en vérité, ne se nourrirait plus des évangiles, même en ce qu’ils contiennent de contingent, de marqué par une époque, méconnaîtrait en fait le mystère de l’incarnation. Personne ne peut, avec vérité, vivre de l’Esprit et, nous ne disons pas délaisser Jésus de Nazareth, mais relâcher seulement sa ferveur à le suivre et à l’imiter.
Car, si le premier siècle de l’ère chrétienne est définitivement révolu, celui qui est, pour les siècles des siècles, le Seigneur, c’est Jésus de Nazareth dont les paroles et les actes particuliers, situés dans le passé, recueillis, élaborés et transmis par la communauté primitive, ont la réalité et la valeur, pour tous les temps, d’un sacrement qui donne la vie. Les sacrements, les sept sacrements, sont les paroles et les gestes de Jésus devenus ce qu’ils étaient déjà en lui : les actes qui libèrent du péché et communiquent la vie de Dieu, parce qu’ils portent en eux-mêmes la réalité de sa mort et de sa résurrection. Aussi est-ce en revenant inlassablement aux récits évangéliques, lus dans la foi, que l’on apprend ce que l’on reçoit au baptême, dans la célébration eucharistique, dans la confession sacramentelle... et ce qu’il faut faire quand on a reçu ces sacrements.
Ce sont les chemins de Galilée, de Samarie et de Judée, qui mènent, aujourd’hui pour nous, comme hier pour les apôtres, au Calvaire, à la résurrection et à la Pentecôte. Entre les deux erreurs que seraient l’attachement au seul passé révolu et la prétendue vie en esprit et en vérité qui ne se référerait pas à Jésus de Nazareth, il y a la vérité, celle-là même que l’on trouve dans les quatre évangiles : l’adhésion à Jésus-Christ par la foi qui le confesse dans l’abaissement de sa condition d’homme et le proclame comme Seigneur vivant aujourd’hui dans son Église. C’est par le même Esprit Saint que le lecteur des mêmes évangiles le reconnaît aujourd’hui en l’un quelconque des membres de son Corps qui est l’Église, et désirerait retrouver, si c’était possible, la trace de ses pas dans la poussière des chemins de Palestine. « Tout esprit qui confesse ainsi Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu. »
3) Enfin « celui qui garde les commandements du Seigneur demeure en Dieu et Dieu en lui » (1 Jn 3,23) : c’est le troisième critère.
« Or voici son commandement : croire au nom de Jésus-Christ et nous aimer les uns les autres » (ibid. 24).
Croire au nom de Jésus-Christ : c’était déjà le second critère. Nous aimer les uns les autres : c’est, très précisément, le troisième.
Nous aimer les uns les autres ! Est-il domaine où il soit plus aisé de se tromper soi-même ? C’est si beau, si vaste... et si vague ! Soit. Mais cette parole de saint Jean en son épître s’adresse moins à un chacun en quête de certitude au sujet de son adhésion à Dieu, qu’à la communauté à qui il revient de confirmer chaque fidèle dans sa paix ou de l’aider à sortir de ses inconséquences et de ses mensonges. Un individu peut se donner l’unique commandement de l’amour comme le contenu de toute sa foi, et ne pas accepter, en fait, dans sa manière de vivre, les petites gênes élémentaires qui rendraient la vie commune au moins supportable à tous : il se trompera lui-même, mais la communauté ne s’y trompera pas. Aussi en elle et avec elle, chacun trouvera dans ce dernier critère le moyen sûr et très pratique de vérifier les deux premiers et de savoir ainsi s’il est mû par l’Esprit Saint ou s’il suit son propre esprit [5].
Ce critère ne se distingue pas de la vie selon l’Esprit de charité : il est cette vie même. Celui qui porte en lui l’attestation de l’Esprit Saint et goûte la paix (premier critère), et qui, en même temps, confesse Jésus-Christ venu dans la chair (deuxième critère), ne peut pas ne pas vivre selon la charité. Cette vie met le sceau à la certitude qu’il éprouve, elle est cette certitude se vérifiant toujours par l’existence même. Dès lors le disciple de Jésus-Christ ne cherche plus dans un sentiment de sa conscience ou dans une idée professée le signe certain qu’il adhère à l’ordre de Dieu, car sa vie même, qui est cette adhésion à Dieu, est ce signe.
Jamais la paix ne devrait être confondue avec un sentiment particulier de la conscience, jamais la confession de Jésus-Christ venu dans la chair ne devrait être réduite à une idée professée au sujet de celui-ci ; mais nous sommes exposés à chercher longtemps la révélation de la présence agissante de Dieu, dans des sentiments éprouvés au contact de l’Écriture par exemple, ou dans des idées reçues de ces mêmes Écritures et de la Tradition. Une telle recherche ne débouche pas sur le vide, certes ; les sentiments et les idées sont une approche de la Présence divine, qui peut se signifier à nous par eux. Mais c’est insuffisant. La paix qui passe tout sentiment, la confession de Jésus-Christ, qui excède toute idée, émanent d’une Présence de Dieu en nous et de son Esprit, qui transforme notre existence et se signifie dans et par cette existence : l’existence selon la charité.
Quand la Parole divine, qui est Jésus-Christ nous donnant l’Esprit, vient à faire corps avec notre existence, celle-ci devient pour nous le lieu de la révélation et donc le critère décisif que nous adhérons bien à l’ordre de Dieu.
Vie de prière
À la lettre, celui qui adhère à l’ordre de Dieu, en menant une existence où se vérifient les critères proposés, vit dans une prière continuelle. La paix et la joie maintiennent en lui un recueillement qui est présence à Dieu, l’âme de toute prière. Si l’événement, le travail le bousculent et même le remplissent de pensées chaotiques, distrayantes, obsédantes parfois, sa paix et sa joie s’enfoncent, sans s’altérer, au plus secret de l’âme : « par en dessous » il reste présent à Dieu et donc il prie.
Et puisqu’il confesse Jésus-Christ venu dans la chair, sa pensée se reporte souvent à l’Évangile. Dès qu’il le peut il est assis aux pieds du Seigneur, comme Marie sœur de Marthe, et, les évangiles sous les yeux, il écoute la Parole qui le confirme dans sa paix et dans sa joie. C’est ainsi que celui-là même qui manque de temps pour faire oraison trouve du temps pour écouter cette Parole. Et même si, dans cette prière, il respire avec quelque gêne, il a besoin de cette respiration sans laquelle son travail est activité dispersante et asphyxie.
Toutefois il se prend avec souplesse et douceur. Il ne s’étonne pas si, au sortir d’une occupation très prenante, il ne se sent pas capable de passer sans transition au silence et au calme de l’oraison, alors même qu’il disposerait d’un moment pour prier. Il le sait, et il sent bien que ce n’est pas une échappatoire : l’essentiel de son oraison est son adhésion à l’ordre de Dieu. L’ordre de Dieu c’est aussi qu’un homme s’accepte lui-même comme il est ; si bien qu’à l’instant précis où je conviens que je ne peux aller à l’oraison sans transition, je plonge dans cet ordre de Dieu et m’enfonce par là même dans la prière.
Celui qui prie ainsi n’a rien à envier aux contemplatifs. Sa prière est très sûre, très authentique. Il peut en voir un dernier signe, qui résume tous les critères, dans l’estime qu’il a de cette oraison contemplative pratiquée par d’autres avec plus d’aisance que par lui-même. Il se tient dans l’ordre de Dieu, mais il désire, si elle lui était donnée, non pas cette aisance – car ce n’est pas toujours une aisance chez le contemplatif – mais cette aptitude à demeurer longtemps dans le silence et une attention aimante en présence du Seigneur. Et comme il en a lui-même quelque expérience, il sent bien qu’il y a là une sorte de chemin excellent vers l’union. C’est pourquoi il désire la grâce de cette oraison silencieuse prolongée. Celui qui vit dans ce secret désir, dans cette attente, désire encore plus ce que Dieu veut, et donc il acquiesce à ce qu’il est lui-même. Mais qu’il le sache : adhérer à l’ordre de Dieu c’est vivre au cœur de l’oraison d’union.
Celui qui au moins une fois dans sa vie, à l’occasion d’un événement heureux ou douloureux, celui qui, à travers l’événement et dans l’événement même, a expérimenté que par l’abandon de sa volonté, par l’acceptation d’un dépouillement intérieur total, il lui a été donné de se trouver de plain-pied avec ce que Dieu veut (et cela au cœur même des circonstances, et de par le déroulement des événements avec lesquels il fait corps de tout son être), de se trouver dans le plus étroit accord possible avec l’exacte volonté de Dieu qui dirige tout avec une souveraine bonté, celui-là sait ce qu’est « l’ordre de Dieu » et goûte la joie très pure, très fondamentale de participer à cet ordre. Cette joie peut cohabiter en lui avec le plus complet dépouillement. Le désarroi ou la douleur se changent alors en ce pur abandon à l’ordre de Dieu, qui apporte la paix et unifie l’âme, comme seule peut le faire, sur un autre mode et dans d’autres circonstances, la prière mystique des contemplatifs.
Les Fontaines
60-Chantilly (France)
[1] Pourtant il ne faudrait pas trop insister sur l’aspect « contrainte » de la prière chez ceux qui ne sont pas contemplatifs. Voici un témoignage : « Il me semble qu’à certaines périodes la prière m’a été aussi aisée que l’action, et que j’ai pu goûter, à ces moments, les environnements propres à l’oraison contemplative (silence, recueillement de la pensée, immobilité du corps, vide intérieur, pendant un temps qui se prolonge). Ce que je veux dire, de manière plus précise, c’est ceci : à ceux qui sont plus tournés vers l’action ou pris davantage par les occupations, il faut une aide, des conditions, qui leur permettent d’accéder à ce niveau de prière contemplative. Mais quand ils y sont, ils y sont bien et n’ont pas l’impression de se trouver dans la « gêne ». C’est un peu comme l’aigle qui d’un coup d’aile monte vers les cimes sans peine, alors que l’homme aura besoin d’un hélicoptère pour y arriver. Mais quand il y est, comme l’aigle, il goûte la joie des cimes. Les contemplatifs, ce sont les aigles ; les autres, heureusement qu’ils trouvent des hélicoptères de temps à autre. »
[2] Nous évoquons ici l’évolution spirituelle décrite dans l’article publié sous ce titre dans Vie consacrée 1968, p. 148-164.
[3] « L’oraison, l’action, la prière vocale ou mentale, en acte ou en silence, en foi ou en lumière,...tout, Seigneur, n’est rien, car votre volonté est le réel et l’unique vertu de tout cela... La présence de Dieu qui sanctifie nos âmes est cette habitation de la sainte Trinité qui s’écoule au fond de nos cœurs, lorsqu’ils se soumettent à la divine volonté (c’est nous qui soulignons). » Et l’auteur d’ajouter : « Car la présence de Dieu qui se fait par l’acte de la contemplation n’opère en nous cette union intime que comme les autres choses qui sont de l’ordre de Dieu. » Il accorde que parmi les choses qui sont de l’ordre de Dieu, la contemplation est le « moyen excellent de s’unir à Dieu », mais à une condition qu’il indique : « lorsque la divine volonté ordonne qu’on en fasse usage » (J.-P. de Caussade, L’abandon à la Providence divine, coll. « Christus », n. 22, Paris, 1966, p. 75). C’est donc bien dans la seule mesure où la contemplation est expression de notre adhésion à la volonté de Dieu, et elle-même chose que Dieu veut pour moi maintenant, qu’elle est moyen d’union à Lui par excellence.
[4] Nous employons ce mot malgré son appauvrissement actuel dans le langage courant. Dans la tradition spirituelle, il est très fort : « La dévotion... est l’attitude intérieure de celui qui cherche à se donner tout entier au service de Dieu. Elle exprime la recherche personnelle et communautaire du progrès spirituel, et se trouve liée par là même au discernement,... à la prière et au respect de Dieu, à l’abnégation et en général à toute vertu, en même temps qu’à l’édification, c’est-à-dire au bien du prochain » (F. Courel, note à sa traduction des Constitutions de la Compagnie de Jésus, tome I, coll. Christus, n. 23, Paris, 1967. p. 90).
[5] Cette vérification avec l’aide de la communauté suppose la droiture d’intention dans les relations et le dialogue de chacun avec celle-ci. Celui qui, au fond, n’attendrait du groupe (famille, équipe de travail, communauté religieuse) qu’un écho et une ratification de ce qu’il pense et veut se rendrait impossible cette vérification. Le groupe ne se tromperait pas sur lui, mais il ne parviendrait pas à s’en faire entendre.