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Vie religieuse et sécularisation

André de Bovis, s.j.

N°1969-5 Septembre 1969

| P. 257-279 |

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« Sécularisation ». Le mot et l’idée viennent à nous dans le cortège des vocables peu élégants : « désacralisation », « déclergification », « décléricalisation ».

Que les mots plaisent ou non, la sécularisation est un fait. « La cité séculière » existe [1]. Il n’est que d’ouvrir les yeux pour s’en rendre compte et voir la sécularité envahir l’horizon. « L’âge de la sécularité consciente a commencé, nous annonce-t-on avec quelque grandiloquence. L’âge aussi de l’homme total. Ce qui existe désormais, c’est le monde et, au cœur du monde, il y a l’homme. L’avènement de la sécularité, de la « mondanéité » et l’avènement de l’homme totalisant sont désormais les axes essentiels de la vie moderne [2]. »

Encore faut-il s’entendre sur le sens des mots.

Le terme « sécularisation » désigne le mouvement qui fait passer d’un état social ou individuel caractérisé par l’emprise du sacré à un autre état dit « séculier » où le sacré n’entre plus en ligne de compte [3].

L’état séculier ou « sécularité » se définit positivement comme un état du monde où sont reconnues la consistance et la valeur des réalités terrestres ainsi que leur autonomie dans l’édification du monde temporel [4].

Si telle est la sécularisation, que vaut-elle ? dans quelle mesure faut-il la mettre en œuvre dans la vie religieuse, à supposer que nous puissions le discerner ?

Avant de répondre à cette question, il faut commencer par écouter, regarder ce qui se passe dans l’Église d’aujourd’hui. Ce n’est qu’un point de départ, mais il est nécessaire, si nous voulons ne pas disserter dans l’abstrait. Après quoi, nous serons plus à même de dire la légitimité de la sécularisation. Enfin, nous envisagerons s’il est des limites qu’elle ne peut franchir.

I. Le phénomène de la sécularisation

Le processus de sécularisation, c’est l’histoire même du monde. Il affecte l’Église aussi, et depuis toujours. Celle-ci, en effet, ne peut ni ne doit s’évader de la cité terrestre, se situe nécessairement à l’intérieur d’une civilisation progressivement sécularisée et sécularisante, en subit l’influence.

Les uns s’en réjouissent. Les autres s’en désolent. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Avant tout, c’est un fait, de multiples faits [5].

Des faits

La marée de la sécularisation tend à recouvrir peu à peu les « institutions » chrétiennes. L’Église se retire des écoles, de gré rarement, de force le plus souvent [6]. En France, par exemple, elle a perdu depuis longtemps et partout, sauf à Strasbourg, le droit d’enseigner la théologie dans l’Université officielle. Quant à l’école « catholique », on sait assez qu’elle est mise en question à l’intérieur même de l’Église.

Même phénomène de retrait dans les hôpitaux où religieux et religieuses ont passé la main à l’État. Là où les religieux demeurent, le mouvement de sécularisation s’amorce ou se poursuit : abandon des positions privilégiant les religieuses infirmières, égalisation dans les horaires avec les infirmières de l’Assistance publique, participation des laïcs à la vie et à la direction de ces institutions, à la propriété des bâtiments.

D’autre part, les chrétiens renoncent à constituer, en face des organisations officielles, des institutions à étiquette « catholique », vouées par exemple au sport, aux loisirs, etc.

Aussi bien la sécularisation affecte, dans l’Église, non seulement les institutions mais aussi les états de vie. À l’heure de la Révolution française, le clergé constitue un Ordre, à l’égal de la Noblesse ou du Tiers-État. Qu’en reste-t-il ? En France, rien, officiellement [7]. Ailleurs, parfois, un traitement versé par l’État aux ministres du culte comme aux fonctionnaires. Autre signe encore : comme tous les citoyens, séminaristes et prêtres sont appelés sous les drapeaux, tantôt avec une certaine discrimination, tantôt sans aucune discrimination.

La sécularisation des états de vie est réclamée plus entière encore : abandon du statut clérical, « déclergification » [8]. Le costume ecclésiastique et le costume religieux sont en voie de disparition complète. Davantage, le prêtre, le religieux, la religieuse, ne doivent-ils pas, comme le laïc, avoir un travail salarié ? Ne doivent-ils pas, comme tous les travailleurs, assumer des engagements politiques et syndicaux ? Dans cette perspective, il est logique de concevoir pour les prêtres le mariage et le célibat comme le fruit d’une option strictement personnelle. Telle est la sécularisation à laquelle certains aspirent [9].

Ailleurs encore, l’idée de sécularisation progresse. Ainsi, l’opinion catholique comprend de plus en plus mal qu’il y ait des partis politiques qui soient plus ou moins sous la coupe de l’Église, admet très mal les interventions ecclésiastiques dans le domaine politique, répugne à voir des fonctions civiles assumées par un évêque. Un Richelieu, un Seipel, un Tiso ne sont plus de mise.

Il en va de même dans le domaine social. Des syndicats continueront-ils à s’afficher chrétiens ? On sait ce qu’il en est advenu en France.

La sécularisation s’avance encore et affecte la vie intérieure de l’Église. Elle atteint la liturgie et le langage de la foi.

La langue séculière a chassé le latin de la liturgie. La célébration eucharistique abandonne le cérémonial hiératique et protocolaire, pour donner naissance à une assemblée plus naturelle, plus semblable à une réunion de famille [10]. Au moment de la communion, le Corps Eucharistique est donné dans la main. Le geste semble plus naturel. Il est aussi plus séculier. Faut-il s’en tenir là ? Les vêtements liturgiques céderont-ils le pas aux vêtements de tous les jours ? Quelques-uns le désirent.

Le langage de la foi n’échappe pas non plus à la pression sécularisante. A partir de l’instant où la liturgie s’exprime dans la langue commune, bien des phrases, bien des mots, un certain style se révèlent inadaptés, peu intelligibles ou pas intelligibles du tout. Ils détonnent en tout cas. Ce langage semble attester la rupture avec le monde qui se déploie au-delà des murs de l’église ou encore la rupture avec le sens que découvre l’exégèse sérieuse [11].

La crise du langage retentit sur la théologie. Comment exprimer le dogme du péché originel, par exemple, de sorte que le monde sécularisé ne le récuse pas, dès le premier mot, comme une légende ou comme une mythologie archaïque ? Le langage est solidaire d’une civilisation. Si cette civilisation disparaît et si le langage n’en disparaît pas, celui-ci ne peut que faire illusion ou décevoir. Ne faut-il donc pas séculariser le langage dans une société séculière afin de mieux faire retentir la question du sens de l’existence [12] ?

De ces indices de sécularisation on pourrait allonger la liste. Tels quels, ils suffisent à rappeler que la sécularisation est à l’intérieur de l’Église.

Sécularisation dans la vie religieuse. Quelques faits encore

La sécularisation touche nécessairement la vie religieuse, tend à modifier ses formes classiques.

Quelques indices seulement. On a pu constater, avec amusement, soulagement ou tristesse selon les tempéraments, que les saints et les saintes ont déserté les noms de religion. Carmes, capucins et franciscains hésitent à maintenir les appellations retentissantes qui dissimulaient leur identité séculière. Les costumes religieux dont l’originalité mérite l’honneur des musées et la commodité appelle la réprobation ne sont plus guère qu’un souvenir.

Affaire plus importante, la sécularisation s’installe dans la formation des religieux. Au lieu de mettre le candidat à l’écart et à l’abri du monde, on réclame de lui qu’il fasse une expérience personnelle du monde, comme un préalable indispensable à l’engagement par des vœux perpétuels [13]. Le voici donc qui va être plongé dans le monde séculier comme tout le monde.

La sécularisation, semble-t-il, s’impose également dans le domaine apostolique. Puisque disparaissent les institutions chrétiennes qui appelaient les hommes vers elles, où sera le champ d’apostolat des religieux ? Comment le rejoindront-ils ? Le champ, ce sera le monde séculier. Les religieux partiront donc vers le monde, comme les autres qui s’y plongent, y demeurent pour leur travail. Par petits groupes, isolément peut-être, ils prendront leur place dans un atelier, dans une administration, ils serviront une institution temporelle quelconque, privée ou officielle. Peut-être faudra-t-il aussi abandonner les habitations séparées et séparantes, pour se loger avec les autres hommes, là où on le pourra.

Il est plus important de noter que la poussée vers la sécularisation emprunte une partie de sa force au climat dans lequel nous vivons.

Avec le concile de Vatican II, l’Église a manifesté sans équivoque sa volonté de se tourner vers le monde, de coexister avec lui de façon plus vraie. Le religieux en vient tout naturellement à se demander si les formes de sa vie religieuse ne l’empêchent pas d’être présent au monde et d’y être comme le ferment dans la pâte [14]. Une crise de confiance se déclare : la vie religieuse, en ses modes classiques, est-elle apte à rejoindre le monde ? La sécularisation n’est-elle pas le moyen de rendre aux instituts religieux la souplesse nécessaire et la présence au monde ?

En tout cas, le religieux ne se contente plus de s’entendre dire qu’il sert le monde présent. Il veut savoir comment. Il veut vérifier, pour ainsi dire, qu’il le sert [15]. La sécularisation ne serait-elle pas le moyen de servir efficacement par une présence de plain-pied avec le monde, selon l’esprit même de Vatican II ?

II. Quelle est la légitimité de la sécularisation ?

Ce processus de sécularisation, comment l’apprécier ?

Écarter les motivations insuffisantes

Pour donner une exacte réponse à cette question, il importe d’abord de n’être pas sous l’empire de motivations mineures ou fausses.

Parmi celles-ci, il faut bien compter avec le snobisme. Qui s’en étonnera ? Les idées et les mots, nouveaux et répétés à tout propos, se logent aisément dans les têtes vides ou mal pleines.

Mais la sécularisation a d’autres alliés. Elle se présente avec des patronages sérieux, dont quelques noms sont remarqués : Dietrich Bonhoeffer, Paul Tillich, J. A. T. Robinson, L. Newbigin, et encore « les théologiens de la mort de Dieu » [16].

Mais pourquoi l’idée de sécularisation s’impose-t-elle, au nom de quoi ?

Une première et simple réponse s’offre à nous. Si l’on parle de sécularisation, c’est parce qu’elle existe, produit son fruit, la cité séculière. Les normes en sont prestigieuses, celles de la technique et des sciences. Le critère de valeur en est séduisant : l’efficacité, non la conformité à la foi et à la morale évangéliques.

D’ailleurs, là où paraît la cité séculière, personne ne lui échappe. On ne peut vivre sans en tenir compte, sans s’y adapter et s’y assimiler. Puisque l’homme moderne ne se soucie pas de Dieu, ne parle pas le langage religieux, il est inutile d’aller à sa rencontre la bouche pleine de phrases chrétiennes, de prétendre le faire entrer dans des institutions chrétiennes, d’afficher devant lui l’appartenance à l’Église, toutes choses qui le rebutent ou le laissent indifférent. Si on s’y obstine, on se coupe du monde dans lequel on vit. C’est le ghetto, irrévocablement.

Un autre facteur intervient en faveur de la sécularisation. La masse, les jeunes plus particulièrement, sont animés par une volonté, latente ou explicite, de ne pas demeurer hors de la solidarité humaine. Un instinct puissant opère : il s’agit de prendre part à la vie du monde, de participer aux événements avec tous les autres, sur le même rythme, et, pour les plus conscients, pour les meilleurs, de bâtir la cité avec les autres, dans le même élan, avec la même efficacité [17]. On retrouve le même souci chez les chrétiens. Alors revient la question : pour être vraiment avec les hommes, ne faut-il pas être comme eux ? Et si le monde des hommes est séculier, ne faut-il pas se séculariser ?

Parmi les chrétiens, le désir de séculariser les institutions chrétiennes est parfois inspiré par le souci « d’avoir les mains propres », de ne pas salir la robe de l’Église dans les entreprises temporelles, toujours impures, où interfèrent l’argent et la force, affaires de ce monde opaque et brutal.

Pour éviter tout compromis, déclare-t-on, il faut séparer nettement Église et monde, religion et foi [18]. Des prêtres refuseront donc de bénir les navires, les chiens de la Saint-Hubert. Ils désapprouvent la célébration de l’Eucharistie à l’ouverture des Jeux Olympiques, pour le déroulement d’un congrès nautique. Voici donc le monde rendu à sa réelle sécularité. L’Église évite de s’y montrer sous ses dehors proprement chrétiens et, par le fait même, entre dans la sécularisation.

Quelle véritable justification ?

Ces requêtes diverses – même si elles contiennent de justes exigences – sont-elles une complète justification de la sécularisation ? Non. Reste donc à présenter cette justification. Notre but cependant n’est pas de l’étudier à fond, mais d’en rappeler les éléments principaux.

Afin de légitimer la sécularisation, on en appelle à la Bible. La sécularisation s’y trouve « comme un enseignement intrinsèque du Yahvisme et du Christianisme [19] ». En effet, la Bible enseigne que l’univers est créé par Dieu. Il se tient donc à distance de Dieu, il n’est plus du sacré substantiel, il n’est que lui-même, au-delà des tabous et des interdits. La nature est « dés-enchantée ».

L’histoire, à son tour, est désacralisée. Les événements ne sont plus simplement identiques à la volonté divine. L’Ancienne Alliance apprend en effet que l’histoire sert le dessein de Dieu, mais non pas qu’elle se confond avec lui. Le Nouveau Testament confirme et radicalise cet enseignement [20]. Ainsi la politique de César est restituée au domaine séculier, elle ne peut plus prétendre à la souveraine régence qui est de Dieu seul.

En même temps que désacralisé, l’ordre créationnel est valorisé. Il possède consistance propre et dignité réelle. Il n’est pas simplement un moyen en vue de l’au-delà, mais il possède des fins – subordonnées, sans doute, – qui lui sont intérieures [21]. Il a donc droit à une autonomie certaine [22].

Remis entre les mains de l’homme pour le servir, l’univers est, dans le le dessein de Dieu, un chemin que l’homme doit prendre et suivre pour retourner vers son Seigneur. Ainsi donc aucun « mépris du monde » n’est tolérable. Si cette expression a eu cours, nous savons pourquoi et comment la corriger [23].

Pour toutes ces raisons, la sécularisation est légitime. Elle l’est encore, lorsque la cité séculière réclame l’autonomie pour assurer, dans leur ordre, le développement des réalités temporelles. L’organisation du monde politique, économique, social a ses lois et ses impératifs d’ordre technique qu’aucune religion ne saurait dicter ou contredire. L’avenir des communautés humaines étant aussi affaire de gestion scientifique, une « juste » sécularisation s’impose, que reconnaît et approuve le concile de Vatican II en particulier [24].

Ceci rappelé, venons-en à l’Église. La sécularisation y a-t-elle une place ? Il semble que l’on doive donner une réponse affirmative.

L’Église ne veut-elle pas, en effet, répandre la lumière de Jésus-Christ dans le monde ? Elle ne peut alors ni ne doit se présenter comme un concurrent du monde sur le terrain séculier, elle ne peut ni ne doit prétendre édifier une société parallèle à la société civile, lorsque celle-ci est majeure. Encore moins peut-elle être un adversaire de la société civile ou simplement en avoir l’air.

Une telle conduite, en effet, ne pourrait que fermer la cité séculière au message de l’Église. En même temps serait faussée la vérité évangélique, si l’on en venait à tenir des moyens relatifs – institutions chrétiennes, statut privilégié du clergé, de la propriété ecclésiastique, etc. – comme des moyens nécessaires, valables en eux-mêmes, si l’on confondait les moyens relatifs avec la mission surnaturelle même de l’Église.

D’autres raisons encore poussent à une certaine sécularisation dans l’Église. L’évangélisation, responsabilité irrévocable, n’est pas possible, s’il n’y a présence au monde [25]. Or, le chrétien moderne expérimente la difficulté qu’il y a à évangéliser, à parler sa foi. Comment s’y prendra-t-il et quel langage emploiera-t-il ? Si la proclamation du message évangélique est difficile, impossible souvent, du moins le chrétien veut-il être présent parmi les hommes, ne serait-ce que pour rapprocher en sa personne l’Église et le monde.

Mais comment réaliser la présence au monde, s’il n’y a coexistence avec le monde, collaboration avec lui, là où il est ? Afin d’amorcer la fraternisation, le chrétien, le prêtre, le religieux iront donc dans le monde, semblables aux autres dans les loisirs, dans le travail, dans le vêtement, dans les soucis. Ils s’adapteront donc aux us et coutumes séculiers, se débarrasseront d’habitudes séparantes, à table, en famille, dans la relation homme-femme, en politique. Pour créer la fraternité, il faut cesser d’être étrange et étranger. Est donc légitime la sécularisation qui poursuit ce but.

III. Limites de la sécularisation dans l’Église et dans la vie religieuse

Puisque la sécularisation possède des titres de légitimité, ne devons-nous pas la poursuivre comme une chance offerte à l’Église, à la vie religieuse aussi, dans ce monde d’aujourd’hui ?

Lucidité d’abord

Certains paraissent apercevoir dans la sécularisation l’aurore de temps nouveaux pour le christianisme. Au besoin même, ils recommanderaient un « christianisme séculier » [26].

Mais, lucidité d’abord ! Nous invite-t-on à poursuivre la sécularisation comme un but, comme une fin dernière ? S’il en est ainsi, il faut refuser, car la sécularisation ne peut être qu’une méthode, un moyen d’action, non un but essentiel.

Que la sécularisation se hausse à la hauteur de fin dernière – consciemment ou non –, et l’Église, logiquement, nécessairement, devient moins soucieuse de la gloire de Dieu que des intérêts temporels de l’homme [27]. La foi est alors ramenée à sa dimension horizontale. On écarte peu à peu le mystère du Christ, du Fils Unique, pour ne reconnaître en lui que « l’homme pour les hommes », pour ne conserver que le seul souci de construire un monde meilleur temporellement. De leur côté, les instituts religieux se transforment peu à peu en associations vouées à secourir les détresses temporelles. Ce n’est pas rien d’ailleurs. C’est même considérable et admirable.

Mais faut-il, au nom de la sécularisation, choisir entre le dévouement et l’évangélisation, entre le sauvetage et l’apostolat [28] ? Que fait-on alors de la mission de l’Église ? Est-ce là toute la vocation des instituts religieux ?

On nous répond : si la sécularisation donne d’heureux résultats, si elle est efficace, on doit l’appliquer. – Soit ! mais de quelle efficacité parle-t-on, temporelle ou surnaturelle ? Et dans quelle mesure convient-il de séculariser pour parvenir à l’efficacité réellement chrétienne ? La sécularisation est-elle la seule méthode ? Quelle valeur a-t-elle ?

Réfléchissons aux divers aspects de la question.

Toute méthode d’action est ambivalente, à double tranchant. Aucune n’est une recette, applicable à tous les cas sans discernement. Qu’on en juge. Allégeons l’Église du poids des cultures et des civilisations passées ou actuelles en supprimant les institutions qui en portent la marque. Éliminons le sigle religieux des hôpitaux, cliniques, écoles, associations diverses. Supprimons encore ces institutions voyantes que sont maisons religieuses et couvents, au mode d’existence si différent du mode séculier. Que l’Église cesse de s’engager dans le réseau des relations officielles avec l’État, de sorte que l’État puisse ne pas accorder plus d’importance à l’Église qu’il n’en accorde à une réunion d’amis dans un quartier de la capitale. Où mène cette dynamique de la sécularisation ?

Certes, qui veut réduire le poids et l’opacité des institutions a raison. On n’y dépensera ni trop de temps ni trop d’efforts. Mais qui réduit sans réflexion doit craindre d’exténuer le corps nécessaire à la vie. Que devient l’âme là où le corps manque ?

En toute hypothèse, dans le cas de l’Église Corps du Christ, mystère et institution, réalité visible et invisible, on ne peut abolir l’institution. Le Seigneur lui-même a constitué son Église comme un corps social animé par l’Esprit Saint. Et c’est le corps animé par l’Esprit qui est le sacrement du salut [29].

Quant à la vie religieuse, puisque le Christ n’a point prescrit à son sujet [30], rien n’interdit de la concevoir très peu institutionnelle, très sécularisée dans ses modalités d’existence et d’action.

Encore ne faut-il pas pécher par « cérébralisme » et ne pas réduire la vie religieuse à une idée, à un principe axiologique [31]. Si, pour ne prendre qu’un exemple, la vie religieuse perd l’institution « vie communautaire », elle perd certainement un moyen de soutenir la vie spirituelle personnelle et apostolique par la force et la stabilité des relations fraternelles [32]. Il importe donc de savoir ce qu’on veut, où l’on va.

Il faut encore mesurer l’ambivalence de la sécularisation. Si l’Église et la vie religieuse effacent les signes qui révèlent leur existence et leur identité, quelle sera l’insertion de l’Église et de la vie religieuse dans le monde, en tant qu’elles sont Église et vie religieuse ? Elles y seront, mais « incognito ».

Cependant, reconnaissons-le, la sécularisation favorise la rencontre. Elle est efficace. Diminuant, abolissant les différences, elle diminue, abolit les distances. Provoquer et réussir les contacts est l’objet d’une technique. La sécularisation fait partie de cette technique. Utilisons donc cette technique efficace.

Mais de quelle efficacité s’agit-il ? La rencontre au sens humain et naturel épuise-t-elle la mission de l’Église et de la vie religieuse à l’égard du monde ? Certainement pas. La rencontre facilitée et opérée par la sécularisation, tout reste à faire. Il faut manifester le Christ Seigneur, être du moins attentif aux occasions de le faire si elles se présentent. Il faut donc dépasser la camaraderie, la simple fraternisation. La tentation de s’arrêter à l’une et à l’autre guette celui que le monde ne voit pas différent de lui, si peu que ce soit. Ne risque-t-on pas alors d’être prisonnier de « l’incognito » ? La sécularisation ne joue-t-elle pas contre la sécularisation, qui d’abord voulait rendre l’Église présente au monde plus réellement, plus efficacement ?

En ce qui concerne la vie religieuse, il faut prévoir les incidences de la sécularisation sur la vie communautaire. Celle-ci présente un caractère particulier, un peu étrange, par comparaison avec la vie séculière. C’est en effet chose singulière que de voir dix ou vingt célibataires se réunir sans s’être choisis vraiment, prétendre former une sorte de famille, sous un même toit, à une table commune, se retrouver hors des heures de travail, et cela pour la vie. Plus le rassemblement de ces célibataires s’élève en nombre, plus il tranche sur la vie séculière, plus il étonne, plus il sépare.

Qu’à cela ne tienne ! On dispersera les célibataires de manière permanente, on réduira leur rassemblement à deux, trois, quatre, on les enverra même vivre isolément, comme n’importe quel célibataire, dans n’importe quel appartement.

Il serait malséant d’insister sur les inconvénients auxquels sont exposés les groupes très restreints, quand les tempéraments ne s’accordent pas. Par ailleurs, si les tempéraments s’accordent très bien, peut-être s’accorderont-ils trop bien et voici que menace le séparatisme. Si l’on ne trouve aucun moyen de corriger ces inconvénients, la dispersion, l’isolement privent les religieux du capital communautaire monnayé en échanges spirituels, en confrontations apostoliques, en communauté d’action, dans la participation à un même esprit et à une même doctrine [33].

Ces quelques réflexions ne mettent pas en question la légitimité de la sécularisation en elle-même. Elles tendent à démontrer tout simplement que séculariser n’est pas une panacée, le remède universel au « malheur des temps ». Pas davantage, elles n’en déterminent la mesure concrète. Elles évoquent seulement des limites.

Le principe de limitation

Ces limites concrètes, nous ne pouvons ni ne devons les présenter ici. Celles-ci sont affaire de circonstances et de personnes. Nous voulons seulement dire le principe de limitation. Et ceci nous oblige à remonter un peu haut et un peu loin.

Il est un point où vient mourir toute sécularisation ou désacralisation : c’est le Christ. Plus précisément, c’est le corps du Christ. Sans doute, l’humanité de Jésus-Christ fait-elle partie du monde séculier, mais elle est au-delà de toute sécularisation, parce que l’homme Jésus est identiquement le Fils Unique, parce que son humanité est prise tout entière, pénétrée par la mission de signifier, attester, accomplir le salut et la transfiguration du genre humain.

Autour de Jésus-Christ, la sécularisation perd son pouvoir, pour autant que les êtres sont ordonnés à Jésus-Christ afin de le signifier, pour autant qu’ils sont appelés à le rendre présent et vivant parmi les hommes.

Ainsi l’Église, dans sa mission surnaturelle, ne peut être sécularisée. On ne peut pas davantage séculariser la structure hiérarchique de l’Église, hiérarchie sacramentellement constituée ; hiérarchie sacramentellement opérante en son action la plus haute. Si on le prétendait, on réduirait l’Église à n’être qu’une quelconque association humaine [34]. Pas davantage ne peut être sécularisée l’Écriture née dans l’Église et pour l’Église.

Et maintenant il faut encore se demander : comment l’Église accomplit-elle sa mission ? En signifiant. Par la parole et par l’action, par sa prédication et par sa vie, par les sacrements, elle annonce, signifie, atteste le salut en Jésus-Christ. Comme le Christ est le témoin fidèle et l’auteur du salut, l’Église, à sa manière et à son degré, perpétue l’œuvre du Fils de Dieu, en perpétuant le témoignage de Jésus-Christ. Cela non plus ne peut être sécularisé.

Or, comment l’Église osera-t-elle être témoin et signe, si elle est dominée par le souci de ne pas heurter la cité séculière, de s’y assimiler, si elle se contente de proclamer un « credo » qui s’aligne plus ou moins sur les « credo » nobles et séculiers dont les apôtres incroyants ne manquent pas [35] ? Pourtant, il faut le dire tout net : si l’Église n’a le souci permanent d’émettre, faible ou puissant, « l’indicatif du Christ », l’Église n’est rien.

À cela on objecte que l’événement du salut étant un don de Dieu (cf. Ep 2,8), il est sans importance et même inutile de construire des signes terrestres. Il n’y a, ajoute-t-on, aucune proportion entre les signes terrestres et le don du salut, qui est grâce. La sécularisation qui supprime les signes d’Église ne peut donc nuire à sa mission, car Dieu continue de sauver par lui-même et non point par nos œuvres.

Ici vient de surgir le problème des relations entre l’ordre temporel et l’avènement du Royaume de Dieu. Il ne saurait être question de traiter à fond cet immense problème [36]. Rappelons seulement que, dans son dessein bienveillant, Dieu a voulu se servir des réalités terrestres pour faire parvenir à l’humanité la révélation du salut et pour l’aider à retourner vers le Père céleste.

Le mystère du Verbe assumant l’humanité de Jésus dans l’unité de la personne consacre ce dessein de Dieu et l’atteste comme la voie de notre salut. L’humanité du Christ signifie le salut et elle l’accomplit, assumant l’humanité entière et l’univers, « récapitulant » l’histoire humaine et l’évolution cosmique (cf. Col 1,15-20) [37]. Ainsi est posée par Dieu lui-même, non par l’homme, une relation certaine entre l’ordre temporel et l’avènement éternel.

L’Église d’aujourd’hui, comme celle de toujours, perpétue le mystère du Christ en le signifiant et en l’attestant. C’est la seule voie qu’elle ait à suivre pour accomplir la mission dont le Fils de Dieu l’a chargée. A travers les paroles et les actes signifiants de son Église, le Seigneur poursuit et accomplit la rédemption. Tel est « le dessein bienveillant ». L’Église est donc le signe et l’instrument du salut, elle est « le sacrement » de Jésus-Christ Sauveur [38]. Il est donc impossible de légitimer une sécularisation qui abolirait la mission signifiante de l’Église, qui l’empêcherait d’être le témoin du Témoin fidèle, qui la délivrerait du souci d’être le signe de Jésus-Christ.

Mais on craint que, dans ces conditions, le chrétien ne se singularise, ne soit pas comme les autres, ne suscite quelque hostilité. Il faut pourtant s’y résigner. On ne peut être chrétien et prétendre à l’être « incognito » toujours et en tout état de cause. S’il y a des chrétiens sans le savoir, il ne peut y avoir de christianisme anonyme et qui se veuille tel de propos délibéré.

Le principe de limitation dans la vie religieuse

Revenons à la vie religieuse.

Puisqu’elle appartient indiscutablement à la vie de l’Église, elle participe à la mission ecclésiale. Elle doit donc être un signe de Jésus-Christ, à sa manière et pour sa modeste part. Elle ne peut y renoncer par principe et de plein gré. Qu’elle en prenne les moyens qu’elle voudra ou pourra, mais qu’elle le soit.

Le concile de Vatican II parle assez clairement pour que nul n’en ignore. La profession des conseils évangéliques, déclare-t-il, est, de soi, un signe des biens célestes déjà présents en ce temps, elle atteste l’existence de la vie nouvelle et éternelle, annonce la résurrection à venir. Ceux qui entrent dans la vie religieuse proclament et confessent d’une manière active et sans équivoque que tous ces biens l’emportent infiniment sur toute valeur terrestre, puisqu’ils renoncent à tout pour s’attacher au Seigneur comme à leur seul trésor et pour suivre son appel à l’amour des hommes.

À ces considérations, Vatican II en ajoute d’autres que nous ne répéterons pas. Toutes, elles tendent à montrer la mission de signe que l’Église reconnaît à la vie religieuse [39]. Autant dire que les instituts religieux sont appelés à rendre à Jésus-Christ un témoignage particulier, devant les membres de l’Église et, s’il se peut, même devant les autres hommes.

Or, les instituts religieux seront-ils encore des signes, s’ils marchent sans autre réflexion vers une totale sécularisation ? À cette question d’aucuns répondent : oui, car il suffit que chacun des religieux, présent « incognito » au monde, agisse chrétiennement là où il est, en face des hommes qu’il rencontre, que sa présence soit, directement ou indirectement, une présence apostolique.

Cette réponse a sa valeur. Mais veut-on alors déclarer du même coup que le sens propre de la vie religieuse est l’apostolat ? Le baptisé ne devient-il religieux qu’en vue de l’apostolat ? Si la réponse est affirmative, reconnaissons que la vie religieuse n’a pas de sens propre. Il suffit, en effet d’être baptisé pour être appelé à l’apostolat. Les instituts religieux peuvent donc disparaître.

Mais la réponse doit être négative. Sans doute, l’activité apostolique des instituts de vie active appartient à la nature de la vie religieuse [40], mais elle n’exprime pas tout le sens et l’intégrale finalité de la vie religieuse. L’instruction Renovationis causam du 6 janvier 1969 vient de le redire expressément. Là n’est pas la raison suffisante de la vie religieuse, comme telle [41].

Le sens propre de la vie religieuse est de prendre tous les moyens qui disposent à aimer Dieu seul et le prochain selon Dieu, à écarter délibérément tout ce qui pourrait, étant donné le tempérament et le caractère du sujet, retarder ou ralentir l’élan de la charité. C’est aussi, indissociablement, d’attester que des chrétiens, approuvés et encouragés par l’Église, prennent ces moyens, qu’ils les veulent, quel que soit le prix qu’ils doivent payer.

C’est pourquoi, en définitive, la vie religieuse a pour mission spécifique d’être signe de la foi, signe de la foi en Dieu, unique Seigneur, signe de la foi en l’amour pour Dieu et pour le prochain, et de l’être en assumant constamment et sans réticence les moyens qui attestent cette foi. Bref, la vie religieuse « manifeste de façon éminente et incarne dans une réalité objective la foi en la grâce surnaturelle de Dieu, qui transcende ce monde [42] ».

Le religieux choisit donc des voies spirituelles qui, en vertu de leur structure, disposent à donner une réponse plénière d’amour pour Dieu et pour les hommes, vœux de chasteté, de pauvreté, d’obéissance, à quoi s’ajoute la vie communautaire. En les choisissant, le religieux confesse et atteste non par des mots, mais par des actes, que Dieu est l’unique Seigneur, que le service du prochain est loi souveraine, qu’il n’y a rien de trop difficile quand il faut, dans sa vie, donner la place à ce premier commandement et répondre à l’amour de Dieu par l’amour sans partage.

La vie religieuse est destinée à rendre ce témoignage et elle est tenue de le rendre [43].

Elle le rend de manière communautaire. C’est un témoignage collectif, et cela n’est pas sans importance. Car le témoignage donné solidairement par un groupe est plus significatif, plus convaincant, plus visible que le même témoignage donné par un isolé. Qu’un religieux soit dévoué, c’est peut-être un hasard. Que dix religieux, dans le même groupe, soient dévoués, ce n’est plus un simple hasard.

Elle rend ce témoignage institutionnellement, comme état de vie dans l’Église. Elle le rend donc publiquement et officiellement, chargée qu’elle est par l’Église de le rendre. Ainsi elle atteste qu’il y a dans la logique de la charité un dégagement exigeant pour un engagement totalisant et aimant [44].

Ici passe la limite de toute sécularisation. Il faut donc s’y résoudre, le religieux ne sera pas simplement homogène au monde et, quand il s’y présente, il ne peut éviter d’être bien souvent un gêneur, à cause de ce témoignage, s’il est authentique.

Mais, après tout, n’est-ce pas là le meilleur service que la vie religieuse ait à rendre au monde ? Reconnaître la splendeur et le prix des valeurs terrestres et cependant ne céder ni au vertige ni à la frénésie, voilà qui n’est pas si commun. Face à une conception excessivement séculière du monde et de l’histoire, les religieux sont voués à manifester l’insatisfaction humaine et chrétienne, à manifester que l’éphémère n’est que l’éphémère, et qu’il faut chercher plus haut et plus loin.

Tous les hommes commencent à comprendre que l’univers n’est habitable que s’il n’est pas la proie des techniciens, des technocrates, des cerveaux. La vie religieuse n’a-t-elle pas la mission permanente de manifester la possibilité et la réalité d’une existence de vérité et de qualité humaines, située au-delà des mécanismes et des déterminismes exclusivement sociologiques, dépassant les seules fonctions de la vie intra-mondaine et de suggérer à quelles conditions on peut y prétendre ?

Quel degré de sécularisation alors définir ? Il n’est pas question de le formuler concrètement. Les mesures n’en peuvent qu’être infiniment variées et toujours sujettes à révision. Notre intention est simplement d’en donner la règle générale.

Qu’il y ait à dégager la vie religieuse de formes surannées, qu’il faille, dans ce but, regarder le monde, s’y accommoder, c’est évident [45]. Que la sécularisation intervienne alors heureusement pour répudier des modes de vie artificiels, qu’elle restitue les religieux à leur temps et à ses façons de vivre, qu’elle les émancipe – surtout les religieuses –, qu’elle leur rende initiatives et responsabilité, c’est parfait.

Mais où doit s’arrêter la sécularisation ? Là où le sens propre de la vie religieuse serait aboli ou compromis. Qu’il ne soit pas simple de discerner toujours et en tout état de cause où commencent la mutilation et la dégénérescence, c’est évident. Aussi est-il capital de reconnaître la mission originale de la vie religieuse et de la vouloir. Après quoi, que les instituts religieux entreprennent ce qu’ils voudront, mais qu’ils sauvegardent cette mission et qu’ils l’intensifient en tout état de cause. Qu’ils inventent, qu’ils créent ce qu’ils pourront afin d’y parvenir, mais qu’ils y parviennent, ou du moins qu’ils ne cessent de chercher à y parvenir.

C’est un problème redoutable, impossible même, humainement parlant. Aussi est-il parfaitement ridicule et fou de prétendre le résoudre avec la seule originalité ou fantaisie de « l’imagination au pouvoir ». Il y faut en même temps la conversion spirituelle.

IV. Conclusion

Qu’est-ce donc que la sécularisation dans la vie religieuse ? Pas tout à fait ce que nous définissions de manière générale au début de ces pages.

La sécularisation – dans l’Église comme dans la vie religieuse – est une recherche pour vivre avec son temps et sur son rythme, un effort en vue de participer à ses entreprises temporelles les plus humaines, les plus spirituelles, en vue de prendre part à ses peines et à ses joies. Elle est animée par le désir d’écarter tout ce qui, dans les manières de penser et de vivre, rend peu abordable, un peu étranger aux autres. La poussée d’une « juste » sécularisation est dirigée vers la coexistence avec le monde, afin de collaborer, d’aider, de servir. Mais la juste sécularisation n’abolit jamais le souci de rendre témoignage au Seigneur et à son « dessein bienveillant », de l’annoncer par n’importe quel moyen, si s’en présente l’occasion favorable.

Or, pour que la vie religieuse rende ce témoignage, pour qu’elle soit un signe déchiffrable, il faut d’abord qu’elle soit tout simplement, qu’elle soit ce qu’elle est, qu’elle ne cesse de devenir ce qu’elle est. C’est dire le don de soi-même à Dieu et aux autres, indéfiniment repris sans réticence, sans regard en arrière, sans partage, sans retour à soi. C’est dire également la communion permanente avec Jésus-Christ Seigneur, communion de pensée, de cœur, d’action. Il ne saurait être question de biaiser, de rêver, de s’évader... Il faut vivre Jésus-Christ à tout instant. Il faut donc également mourir en Jésus-Christ, souvent, en détail, jusqu’à notre dernière heure, pour ressusciter à toutes les heures de la journée avec lui en attendant la manifestation définitive (cf. Col 3,1-4).

À ce prix, la vie religieuse sera un signe. Mais si nous espérons et prétendons que la vie religieuse doit être un signe facilement déchiffrable par tous, nous nous trompons complètement. Si nous accommodons la vie religieuse en prenant pour critère de la rénovation le « facilement déchiffrable », nous allons commettre des bêtises, probablement même une trahison. Ne déchiffre les signes du spirituel que l’homme qui est en résonance spirituelle avec les réalités signifiées. C’est une illusion de croire que la vie religieuse va être déchiffrée en son sens intégral par tous, même parmi les chrétiens. D’ailleurs, il n’y a pas lieu de s’en étonner ni de s’en émouvoir. Le Christ nous a prévenus. Au moment où il révèle la voie de la chasteté, en vue du Royaume des cieux, il jette cette exclamation qui se passe de commentaire : « Comprenne qui pourra ! » (Mt 19,12).

Cette illusion évitée, reste la tâche positive : « être » et persévérer.

Que le religieux soit homme au sens vrai, que la religieuse soit femme au sens vrai. Qu’ils soient conscients de leur responsabilité à l’égard des autres, à l’égard du prochain imprévu qui leur arrive sans avoir été choisi, à l’égard du monde qui les enveloppe. Qu’ils en soient tout proches afin d’être en communion avec ses problèmes, ses peines et ses joies. Si telle est la sécularisation, sécularisons. Que l’esprit des religieux et que les modalités de leur vie ne les séparent point du reste des hommes, si ce n’est autant qu’il est nécessaire pour qu’ils soient eux-mêmes. Qu’ils ne se mettent pas trop à l’abri de la vie de tout le monde, ou du moins qu’ils ne se préoccupent pas trop de se mettre à l’abri. Si telle est la sécularisation, sécularisons.

Mais quelles que soient les formes de la sécularisation à inventer pour maintenant et pour plus tard, une chose est sûre. Il faudra garder inviolablement la règle souveraine de la vie religieuse : « suivre Jésus-Christ » [46], et attester d’une manière ou d’une autre, expressément en paroles ou pratiquement en actes, que la seule règle est de suivre Jésus-Christ, non de loin, mais au plus près.

« Les Fontaines »
60 – Chantilly (France)

[1H. Cox, The Secular City, New York, 1965, trad. fr. : La cité séculière, Casterman, 1968. – Auparavant : G. Vahanian, The Death of God, 1957 ; trad. fr. : La mort de Dieu, Paris, 1962, surtout, p. 67-82, 160-174.

[2B. Lambert, « La pensée de l’homme sur l’homme dans une société en mutation », dans Doc. Cath. 65 (1968), col. 1366 ; cf. H. Cox, La cité séculière, p. 33.

[3B. Lambert, art. cité, col. 1367.

[4G. Vahanian, La mort de Dieu, p. 72 ; H. Cox, La cité séculière, p. 50 ; A. Dondeyne, L’Évangile, ferment d’un monde meilleur, dans Bulletin de l’U.M.C., oct. 1967, p. 256 ; voir aussi sa contribution dans Lumen Vitae, 23 (1968), p. 427 ; E. Schillebeeckx, Le monde et l’Église, Bruxelles, 1967, p. 135-136, 141 ; B. Lambert, art. cité, col. 1367-1368 ; Ph. Roqueplo, Expérience du monde, expérience de Dieu ?, Paris, 1968, p. 27-38 ; M. Bellet, Le sens actuel du christianisme, Desclée De Brouwer, 1969, p. 70-98. – On consultera aussi « La vie religieuse en évolution », dans Concilium, n. 28 (1967), en particulier, p. 144-145.

[5L’assemblée plénière de l’Épiscopat Français à Lourdes (1968) s’en occupe. – Cf. Jésus-Christ sauveur, espérance des hommes d’aujourd’hui, Paris, 1968, p. 89-94. – Dans un tout autre genre, W.-H. Van De Pol, La fin du christianisme conventionnel, Paris, 1968 (Roermond, 1966), décrit l’ébranlement de la sécularisation (p. 93-142).

[6De force : les luttes scolaires. – De gré : tout récemment, en Haute-Volta ; cf. La Croix (Paris), 6 mars 1969 ; Informations Catholiques Internationales, n. 331 (1969). p. 8-9.

[7Sauf en Alsace et en Lorraine sous régime concordataire. Sauf aussi dans les quelques pays à « religion d’État ».

[8Cf. Y. Congar, Au milieu des tempêtes, Paris, t. 330 (1969), p. 19-22 ; L. de Vaucelles, « Comprendre les prêtres contestataires », dans Études, mars 1969, p. 380-389.

[9Cf. la motion du groupe « Échanges et dialogue » des 11 et 12 janvier 1969, dans Doc. Cath., 66 (1969), 220.

[10Cf. Paris-Match du 8 mars 1969, titres et photos à l’appui. D’autres faits sont signalés ici ou là qui vont dans le même sens.

[11Cf. Ev. Vilanova, « Crise de La liturgie et critique de la religion », dans Concilium, n. 42 (1968), p. 11 et 15.

[12Deux exemples seulement et très différents : l’un, catholique, avec l’ouvrage dit « Catéchisme hollandais » (Une introduction à la foi catholique, IdocFrance, 1968), réussi en plus d’un cas ; l’autre, protestant, avec l’œuvre théologique et philosophique de Paul Tillich. – Sur cet auteur, cf. G. Tavard, Initiation à Paul Tillich, Paris, 1968 ; W.-H. Van De Pol, op. cit., p. 307-358 ; consulter aussi Lumière et Vie : Le langage et la foi, n. 88 (1968).

[13C’est ce que montre l’Instruction Renovationis causam, du 6 janvier 1969, qui émane de la S. Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers (cf. n. 23 – Vie consacrée, 1969, p. 125).

[14Cf. J.-M. Tillard, « L’avenir de la vie religieuse dans une Église aux prises avec le problème de la sécularisation », dans La Théologie du renouveau, t. I, Paris, 1968, p. 322 ss.

[15Cf. Concilium, n. 28 (1967), p. 150.

[16Cf. R. Marlé, Dietrich Bonhoeffer, témoin de Jésus-Christ parmi ses frères, Paris, 1967 ; A. Dumas, Une théologie de la réalité. Dietrich Bonhoeffer, Genève, 1968 ; Paul Tillich, Dynamics of Faith, New York, 1957 ; trad. fr. La dynamique de la foi, Casterman, p. 19-32, 139-140 ; The Eternal Law, New York, 1963, p. 115 ss. ; J. A. T. Robinson, Dieu sans Dieu, Paris, 1964 ; L. Newbigin, Une religion pour un monde séculier, Casterman, 1967 ; J. Bishop, Les théologiens de la mort de Dieu, Paris, 1967 ; Th. Ogletree, La controverse sur la mort de Dieu, Casterman, 1968 ; Lumière et Vie : Sécularisation et mort de Dieu, n. 89 (1968).

[17Cf. Ph. Roqueplo, Expérience du monde..., p. 35-37.

[18On a reconnu à travers ces derniers mots, la pensée de D. Bonhoeffer, répétée d’ailleurs par d’innombrables voix.

[19E. Schillebeeckx, Le monde et l’Église, p. 141.

[20Cf. F. Gogarten, Verhängnis und Hoffnung der Neuzeit, Stuttgart, 1953 ; Der Mensch zwischen Gott und Welt, Stuttgart, 1956 ; H. Cox, La cité séculière, p. 47 ss. ; Ph. Roqueplo, Expérience du monde..., p. 24 ss. ; H. Schürmann, « Réflexions en marge de la désacralisation », dans Paroisse et Liturgie, 50, 1968, p. 407-409.

[21On sait assez que le thomisme, à la suite de saint Thomas d’Aquin, a su défendre la consistance de l’ordre naturel : cf. É. Gilson, Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, 5e éd. Paris, 1945 ; M. D. Chenu, Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Paris, 1950.

[22Concile de Vatican II, Gaudium et spes, n. 36, § 2.

[23Cf. R. Bultot, « Anthropologie et spiritualité », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 51 (1967), p. 3-22, et ses ouvrages et études antérieurs ; L.J. Bataillon et J.P. Jossua, Le mépris du monde, ib., p. 23-38 ; J.C. Guy, « La place du “mépris du monde” dans le monachisme ancien », dans Le mépris du monde. Paris, 1965, p. 5-18 ; voir aussi, dans le même ouvrage, les contribution de R. Grégoire et de Fr. Lazzari, p. 19-55 et 59-72.

[24Gaudium et spes, n. 42, §§ 1, 4, 5, entre autres.

[25Vatican II, Gaudium et spes, n. 2, § 1 ; – Apostolicam actuositatem, n. 1 ; 2, § 2.

[26L’expression a été employée pour la première fois par G. J. Holyake (1817-1906). Le même courant de pensée se retrouve dans les « théologiens de la mort de Dieu ». Cf. J. Bishop, op. cit.

[27Est-ce la pensée d’Amory Houghton, dans l’Anglican Theological Review, 50 (1968), p. 8 : « Le but de l’Église sur la terre est d’aider l’homme... ; il est simplement d’aider chacun à aider les autres » ?

[28La question est posée en substance dans G. Huyghe, Équilibre et adaptation, Paris, 1960, p. 235-293.

[29Vatican II, Lumen gentium, n. I.

[30Vérité trop manifeste pour être soulignée. Cf. S. Légasse, L’appel du riche. Contribution à l’étude des fondements scripturaires de l’état religieux. Paris, 1966, 2e partie, en particulier la conclusion, p. 257-260.

[31G. Thils, « Désacralisation et sécularité », dans Au service de la Parole de Dieu, Gembloux, 1969, p. 395-405.

[32Lumen gentium, n. 43, § 1.

[33Lumen gentium, n. 43, § I. Les efforts du clergé diocésain pour constituer la vie commune ou la vie d’équipe confirment la réalité de ces avantages.

[34Cf. Y. Congar, « Situation du sacré en régime chrétien », dans Vatican II. La Liturgie après Vatican II, Coll. « Unam Sanctam », n. 66, Paris, 1967, p. 392-399. De même P.-R. Régamey, « Y a-t-il encore du sacré ? » dans Informations catholiques internationales, n. 330 (1969), p. 24-27.

[35À titre de rappel : Jean Rostand, Ce que je crois, Paris, 1954 ; Fr. Jeanson, La foi d’un incroyant, Paris, 1963, etc.

[36Consulter : M.D. Chenu, Théologie de la matière, Paris, 1968 ; M.-D. Chenu, A. de Bovis, H. Rondet, L’enfant et son avenir professionnel, Perspectives théologiques, Paris, 1959.

[37Cf. Gaudium et spes, n. 22, 32, 45. Sur le sens de Col 1,15-20 : P. Lamarche, Christ vivant. Essai sur la christologie du Nouveau Testament, Coll. « Lectio divina », n. 43, Paris, 1966, p. 55-72 ; A. Feuillet, Le Christ, sagesse de Dieu, d’après les écrits pauliniens, Paris, 1966, p. 163, 245 ; L. Cerfaux, Le Christ dans la théologie de saint Paul, Coll. « Lectio divina », n. 6. Paris, 1951, p. 314-328.

[38Cf. Lumen gentium, n. 1 ; 8, § 1 ; 9, § 3 ; 48, § 2 ; Sacrosanctum concilium, n. 26, § 1.

[39Lumen gentium, n. 44, § 3 ; 46, § 1 ; Perfectae caritatis, n. 15, § 1.

[40Perfectae caritatis, n. 8, § 2.

[41Renovationis causam, n. 2, § 2.

[42K. Rahner, dans Les religieux aujourd’hui et demain, Paris 1964, p. 79. Cf. également : G. Martelet, Sainteté de l’Église et vie religieuse, Toulouse. 1964 ; V. Codina, Teologia de la vida religiosa, Madrid, 1968, p. 137-165 et 185-203.

[43Il est intéressant de constater que des Protestants ont souligné avec force cette mission de témoignage impartie à la vie religieuse. Cf. P. Meinhold, « Les communautés religieuses, signe de l’Église », dans Vie consacrée, 40 (1968), p. 230-236.

[44Cf. P. R. Régamey, « La vie religieuse dans la mutation du monde et de l’homme », dans Vie spirituelle, Supplément, n. 88, 1967, p. 126-130 ; É. Pousset, « L’existence humaine et les vœux de religion », dans Vie consacrée, 41 (1969), p. 72-94 surtout.

[45Cf. P. Delplanque, « La rénovation de la vie religieuse dans l’Église et le monde moderne », dans Vie spirituelle, Supplément, n. 78, 1966, p. 349 ss ; P. Félix, « De quelques problèmes d‘adaptation propres aux religieuses », dans Vatican II. L’adaptation et la rénovation..., Coll. « Unam Sanctam », n. 62, Paris, 1967, pp. 485-502.

[46Perfectae caritatis, n. 2, a.

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