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Profession de foi d’un moine du XXe siècle

N°1969-4 Juillet 1969

| P. 227-232 |

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1. – J’aime le Christ ; ou plutôt c’est lui qui m’aime. En vérité j’ai bien conscience que ce n’est pas moi qui ai choisi le Christ, mais que c’est lui qui m’a voulu.

De mon côté j’ai dit oui, du fond du cœur, par sa grâce. Ma réponse n’a certainement pas été parfaitement pure dans ses motivations dès le début ; l’est-elle encore ? ni consciente de tout ce à quoi elle m’engageait ; l’est-elle jamais ? mais je me suis donné à lui sincèrement, sans réserve.

Le motif essentiel de ma réponse, dans la mesure où elle a été vraie, ce fut, et c’est encore, l’amour du Christ (comprenant en lui, bien entendu, l’amour de tous mes frères les hommes), et rien d’autre. Je n’avais, ni n’ai encore, aucun plan que j’aurais tenu à réaliser. Je n’ai cherché qu’à me donner à lui, d’une manière qui me paraît sérieuse et compatible avec mes forces, compte tenu de la grâce.

Il est vrai que tout chrétien aime le Christ ; et puisque le monde est à construire, de par la volonté même du Créateur, le chrétien dédie au Christ cette construction du monde en cherchant à l’accomplir selon ses vues, à y faire régner l’esprit du Christ et à y faire résonner sa parole.

Pour moi, et c’est cela, me semble-t-il, qu’il y a de particulier dans la vocation monastique, il m’a paru que je pouvais laisser à mes frères ce souci de la construction du monde ; grand et noble souci, certes, et répondant au plan de Dieu : « Croissez, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la » ; mais enfin souci que le Seigneur permet qu’on laisse, tant qu’il ne s’impose pas avec urgence, pour se consacrer tout entier à l’accueil de la Parole dite au monde.

Il y a aussi la mission, confiée par le Christ à son Église, de répandre la Parole de Dieu. Mais, sans compter que, de cette mission, je ne me suis pas senti trop capable, et outre les occasions où l’urgence peut y appeler plus ou moins épisodiquement le moine au nom de Dieu, n’est-ce pas une suffisante façon de la remplir, une indispensable façon même, que de tenter de se consacrer tout entier à cet accueil de la Parole de Dieu, auquel les missionnaires s’efforcent précisément d’amener toute créature ? S’il n’y avait dans l’Église que des hommes préoccupés de prêcher, quand bien même ils veilleraient à rester eux-mêmes en état d’accueil de la Parole, et à moins qu’il ne s’agisse d’un saint Curé d’Ars, et qu’il n’y en eût pas quelques-uns qui n’aient pas d’autre souci que de vivre cet accueil pour lui-même, simplement parce qu’il est la valeur suprême à laquelle tout le reste est ordonné, comment persuaderaient-ils le monde qu’ils ne sont pas les simples propagandistes-recruteurs d’un parti des honnêtes gens ?

Il n’y a qu’un amour du Christ, et tout chrétien s’efforce d’y répondre de son mieux, mais il y a différentes manières de l’exprimer.

2. – L’essentiel de la vie monastique c’est l’esprit de prière ; les institutions ne viennent qu’ensuite.

Accueillir la Parole de Dieu, s’offrir à sa rencontre, et rien d’autre, dans la mesure où c’est possible et permis, c’est cela le moine.

Cette attitude comporte deux éléments : tâcher de plaire au Christ et lui être présent.

Tâcher de plaire. Ce serait une gageure perdue d’avance, si Dieu ne se plaisait pas à faire miséricorde. Avec notre Dieu comme il est, il suffit d’avouer son péché, tout en faisant de son mieux pour répondre à sa grâce, et compter sur sa pure miséricorde.

Être présent au Christ. Il s’agit d’un comportement vivant qui équilibre deux pôles complémentaires : d’une part être éveillé, actif, réellement soi-même, de l’autre cependant n’être pas absorbé par son activité, mais libre, dégagé, en paix, silencieux, à l’écoute et à la disposition de la Parole de Dieu.

Ou vice versa : être présent au Christ, c’est être devant lui silencieux, désoccupé, plein de foi et d’action de grâces, mais d’un silence vivant, conscient, équilibré.

Cet état d’éveil ne peut s’obtenir normalement sans une certaine activité ; car nous ne sommes que des hommes, incapables d’une vigilance purement spirituelle.

Les activités monastiques devront donc répondre à trois exigences à la fois : rendre agréable au Christ, tenir éveillé spirituellement, laisser vacant pour Dieu. Seul l’Esprit Saint peut guider le moine dans la combinaison vivante au jour le jour de ces trois exigences et lui donner à travers elle de rencontrer le Seigneur, quelquefois dans la lumière, souvent dans la nuit. Car il n’y a pas de solution toute faite ; il n’y a pas des activités « monastiques » et des activités « non-monastiques », il y a un esprit monastique qui s’exprime dans un ensemble comprenant certaines activités et une certaine non-activité, sous la conduite de l’Esprit de Dieu. Comme l’histoire du Peuple de Dieu, la vie monastique est un mystère d’incarnation. D’où l’importance de s’appliquer au discernement de l’Esprit, de l’apprendre à l’école des anciens, et de prier pour en obtenir la grâce ; car c’est une grâce, que l’Esprit lui-même peut accorder.

Ici je veux citer un texte de S. Benoît, en le traduisant à ma façon, sans contresens je pense : « Brevis debet esse et pura oratio, nisi forte ex affectu inspirationis divinae gratiae protendatur  » (ch. 20). La prière doit se soutenir d’une formule brève, ou d’un geste simple, ou d’un silence bref entre deux psaumes, et c’est ainsi qu’elle pourra le mieux être pure : formule, ou geste, ou silence, qu’on peut d’ailleurs répéter fréquemment « frequenter » (ch. 4), mais paisiblement, à moins que l’affection qu’inspire la grâce divine ne porte à la prolonger, soit en se servant d’une formule plus étendue, soit en demeurant plus longtemps dans une attitude silencieuse.

Les institutions, observances, structures juridiques, etc., sont des options faites par l’autorité (au sens large) parmi les mille façons possibles d’incarner l’Esprit. Fruits ordinairement d’une expérience de l’esprit monastique, elles favorisent la communication de cet esprit, mais non automatiquement. Leur mise en œuvre suppose, même seulement pour correspondre à l’intention de l’autorité, c’est-à-dire pour obéir pleinement, une réinterprétation vivante par celui qui en use pour vivre sa vocation monastique. La vraie fidélité est créatrice.

Cette réinterprétation peut devenir difficile quand les conditions, soit d’ambiance culturelle et psychologique, soit de conscience spirituelle (car la conscience des exigences de l’esprit chrétien s’affine de siècle en siècle), ont trop évolué pour que les institutions puissent encore être considérées comme une traduction suffisamment simple pour être sincère de l’esprit monastique et chrétien. C’est le problème de l’adaptation. Notons qu’il faut distinguer cette adaptation par souci de loyauté et d’authenticité d’avec l’adaptation que peuvent imposer des possibilités physiques plus limitées qu’autrefois, ainsi par exemple pour le jeûne.

Entre autres aspects de ce problème, je souligne, parce que la tentation existe de l’oublier, aussi bien chez ceux qui sont pour une évolution que chez ceux qui sont contre, que c’est un problème de vie vraiment monastique, donc un problème dont la solution est à découvrir à la lumière de l’Esprit, en tant qu’il guide les activités des moines en vue de la rencontre avec Dieu, sans y attacher une préoccupation telle qu’elle détruise la paix et l’esprit de prière, qui sont l’essentiel de cette vocation. Puisque c’est Dieu qui appelle, la première loi est la disponibilité.

Reste que ce problème est réel, et que c’est un problème de fidélité à l’Esprit, posé à tous ceux qui pour une part sont responsables des institutions monastiques.

Pour le postulant qui cherche en quel lieu il pourra répondre à un appel à vivre de l’esprit monastique, la question est de savoir s’il peut faire confiance, dans le Christ, à la fidélité à cet esprit de l’équipe à laquelle il pense s’agréger.

À celui qui déjà s’est engagé, l’Esprit peut donner des signes, dont l’autorité a mission de vérifier l’authenticité, qu’il l’appelle ailleurs. Qu’il veille cependant à la tentation de se désolidariser de ses frères, uniquement parce qu’ils sont pécheurs.

Pour être en mesure de vivre uniquement tourné vers la rencontre avec Dieu, il faut avoir renoncé à ses passions. Il ne s’agit pas de refuser aux réalités terrestres le respect, l’amour, et même la tendresse, auxquels elles peuvent avoir droit, mais de rejeter tout attachement égoïste à elles comme à soi-même. Ce sont les passions qui suscitent les distractions dans la vie de prière.

Une des meilleures purifications est offerte par la pratique de la charité fraternelle qui nous oblige, comme l’obéissance d’ailleurs, mais avec des exigences vertigineusement plus étendues, à sortir de nous-mêmes pour nous livrer aux requêtes d’autrui. Qu’on n’oublie pas non plus que le prochain c’est le Christ en personne.

3. – L’activité principale à laquelle en toute hypothèse, sous une forme ou sous une autre, doit se livrer le moine, est l’étude de la Parole de Dieu.

Consacrer toute sa vie à écouter la Parole de Dieu, avec foi, c’est la définition du moine ; il convient donc qu’il cherche à l’approfondir.

On trouve cette Parole dans l’Écriture Sainte d’abord, qu’il faut lire, méditer, étudier, dans la mesure où on le peut, pour en connaître le sens vrai, car c’est celui-là qui nous importe.

On la trouve aussi dans la liturgie, dans l’enseignement des Pères, et de toutes les bouches par lesquelles s’exprime l’Église vivante.

Pour l’entendre au mieux, pour être capable d’en apprécier toute la portée, il faut se faire, autant qu’il est possible, intelligent, sensible aux réalités cosmiques, historiques, sociales, humaines, métaphysiques, avec lesquelles elle est en relation, de manière à être ouvert à une Parole qui est à la fois enseignement et rencontre. Encore que tout cela, outre une sérieuse compétence en science exégétique, ne soit qu’approche, indispensable certes dans une large mesure, mais insuffisante ; car la rencontre vraie avec Dieu ne se fait que dans la foi. La Parole de Dieu c’est d’abord une déclaration d’amour ; ce que Dieu désire, ce sont des gens qui y croient.

Cette vue commande tout ce qu’on appelle le problème des études monastiques. Il s’agit de former un auditeur de Dieu.

4. – Être moine n’a de sens que dans l’Église de Dieu.

On n’est pas moine d’abord, chrétien ensuite. On est chrétien d’abord, et c’est à l’intérieur de l’Église que se fait entendre l’appel monastique.

C’est dans l’Écriture, en tant que présentée par l’Église, continuation du Christ, et non en tant qu’elle-même seulement, que se fait entendre la Parole de Dieu, vivante, concrète.

Il est vrai que, pour être davantage disponible à Dieu, le moine cherche à rester plus ou moins à l’écart de la construction et des séductions du monde, de même il ne se consacre pas spécialement aux tâches d’évangélisation, comptant que dans l’unité de l’amour du Christ ses frères consentiront à le suppléer en cela ; mais il ne sort pas de l’Église pour autant ; bien au contraire, sa vocation est de pénétrer au plus intime de son mystère.

Ce n’est sans doute que par suppléance que la spiritualité monastique a servi d’idéal pendant des siècles aux chrétiens œuvrant à construire le monde. Il n’en reste pas moins qu’une certaine distance vis-à-vis des fins temporelles est essentielle à la vie de tout chrétien.

L’Église n’est pas non plus uniquement, ou même d’abord, une entreprise d’évangélisation ; elle est l’Épouse qui accueille son Époux et reçoit de lui la vie, en entendant sa parole avec foi. « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé. » Un jour, quand il n’y aura plus de monde à contraire, ni à évangéliser, elle ne sera plus que cela.

Mais parce que le moine ne remplit pas dans la même mesure que d’autres certaines tâches essentielles du chrétien dans le monde, il lui est d’autant plus nécessaire de vivre en étroite union avec toute l’Église ; nécessaire pour que sa situation vis-à-vis du monde reste saine, nécessaire aussi pour lui-même. Plus que d’autres il a besoin du zèle pastoral et de la doctrine vivante de l’Église, pour sanctionner et justifier sa vie, pour lui faire entendre et apprécier exactement la Parole de Dieu.

La meilleure image que j’ai jamais rencontrée du moine dans l’Église, celle qui m’a paru faire le mieux ressortir à la fois sa place intime, ses liens étroits avec tout le corps et même son obscurité, est celle qu’a trouvée sainte Thérèse de l’Enfant Jésus : « Dans le cœur de l’Église, ma Mère, je serai l’amour. » Est-il possible que Dieu soit capable de faire une telle confiance à des hommes ?

N. D. L. R. Cet article nous a été transmis par les soins du P. Louis Wehbé, O. C. R., Monte Cistello, Via Laurentina 289, 00142, Rome (Italie).

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