Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’existence humaine et les trois vœux de religion

Édouard Pousset, s.j.

N°1969-2 Mars 1969

| P. 65-94 |

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L’évangile lance un triple appel en vue du Royaume : chasteté, pauvreté, humble service des autres dans l’obéissance au Père. Tout chrétien doit parvenir un jour à l’évidence qu’il est concerné par cet appel, et y conformer sa vie selon la mesure de sa vocation propre. Quand cet appel atteint un homme, il touche au cœur de son existence et il l’invite à une bouleversante conversion. En effet, tout ce qui compte pour un être humain est alors mis directement en cause : le mariage et la famille, les biens que procure le travail, la liberté. Qui entend cet appel doit réordonner sa vie, et cela peut aller jusqu’à renoncer aux valeurs essentielles de l’existence, avant de les retrouver selon le Royaume de Dieu, à travers une mort et une résurrection qui les transforment.

... Il y a des eunuques qui se sont rendus tels en vue du Royaume des deux. Comprenne qui pourra (Mt 20,12).
... Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi (Le 18,22).
Celui qui voudra devenir grand parmi vous se fera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier parmi vous, se fera l’esclave de tous (Mc 10,44).

Ainsi sont nées dans l’Église toutes les formes de consécration au Seigneur définies par les vœux de chasteté, pauvreté et obéissance. Ces trois vœux ne consistent nullement en des pratiques et des dévotions marginales. La chasteté renouvelle le cœur pour l’amour de Dieu et des créatures. La pauvreté instaure un nouveau rapport aux richesses de ce monde. L’obéissance convertit la volonté de puissance et fait entrer dans la liberté vraie. Les vœux sont l’existence même des hommes, mais vécue selon la mort et la résurrection du Christ [1]. C’est là leur grandeur. Mais le renoncement qu’ils comportent concerne si directement les sources vives et les structures de l’existence, que plusieurs se demandent aujourd’hui s’ils ne vouent pas ceux qui les professent à une vie inhumaine. C’est en effet un risque.

Quelles sont ces sources vives et ces structures fondamentales de l’existence des hommes ?

Que dit l’appel évangélique à la perfection ?

En quoi les vœux sont-ils un risque ?

Comment les vit-on et comment surmonter ce risque, en mourant dans le Christ et ressuscitant dès ce monde ?

L’existence humaine

L’homme se manifeste et se produit dans l’existence par un triple dynamisme qui se développe en trois activités essentielles. Par elles il réalise ce qu’il est en développant une société humaine.

  1. Le désir amoureux qui porte l’être humain vers son semblable : l’homme vers la femme et la femme vers l’homme. Ce désir est à l’origine de la société conjugale et familiale.
  2. Le pouvoir de transformer et de s’approprier l’univers naturel qui est le prolongement de son corps. Par le travail il entre en possession du monde et constitue la société économique, dans laquelle le rapport à tous consolide l’individualité de chacun et inversement.
  3. La volonté d’indépendance, par laquelle l’homme affirme sa liberté en face de son semblable et son pouvoir de se conduire lui-même par la raison. Cette volonté est à l’origine de la société politique, où se nouent des interdépendances qui sont condition de la liberté de chacun.

L’homme est un être de la nature ; il en fait partie. Mais il n’est pas, comme l’animal, purement et simplement immergé en elle. Il est conscience, et cela signifie qu’il peut se redresser en face de la nature, la prendre comme objet de sa connaissance et de son action et la dominer. Une analyse précise des rapports que l’homme entretient avec le monde par la connaissance sensible et intellectuelle montrerait déjà qu’il est à la mesure de tout ce qui est : le ciel et la terre, tout ce qu’ils contiennent et ce qu’ils ne peuvent contenir. L’univers est son bien, l’objet de sa conscience, qu’il a vocation de faire sien, mais dont il est entièrement exilé quand il apparaît dans le monde. Quand l’homme a émergé de la nature, toute cette nature a été recueillie en lui, en même temps qu’elle lui restait tout extérieure. A la fois présent en lui et absent, l’univers est pour lui l’objet d’un désir fondamental. Et cette situation se renouvelle chaque fois qu’un être humain vient à naître. Un tout petit enfant se distingue de l’animal, en ce que ce dernier a des instincts particuliers et sélectifs, tandis que le petit de l’homme met la main sur tout et le porte à sa bouche pour le manger : tout est à lui.

Parce qu’il est désir, l’être humain est volonté de dominer et de posséder. Mais ses rencontres avec les autres et son expérience des choses de la nature l’obligent à ajuster cette volonté à la résistance des choses et à la volonté semblable qui se trouve en autrui : le maître finit par trouver son maître et parfois même dans l’esclave qu’il s’était d’abord asservi. Ainsi les affrontements et les luttes humanisent les hommes en les conduisant peu à peu à se reconnaître [2], pour ce qu’ils sont, à se respecter et à s’entendre. Mais parce qu’il est désir, l’être humain est, en même temps que cette volonté de dominer et de posséder, aspiration secrète d’un chacun à trouver en autrui un sujet semblable à lui, qui le reconnaisse sans contrainte et le fasse exister lui aussi comme sujet. Sans cette aspiration d’ailleurs, il ne sortirait du jeu des forces et de la violence aucune reconnaissance mutuelle et fraternelle. C’est cette aspiration qui, plus ou moins mêlée de la volonté de dominer et posséder, met en mouvement l’homme et la femme l’un vers l’autre.

L’homme et la femme sont portés par leur désir même à chercher en l’autre le sujet, le moi qui peut affirmer leur propre subjectivité, si bien que leur réciprocité accordée doit aboutir à l’union... Si l’homme et la femme réussissent à se donner de leur don même une assurance mutuelle et égale, ils peuvent alors s’étreindre et se fondre en un acte qui fonde leur unité.

Nous avons tous connu des fiancés et nous savons bien combien la rencontre d’un jeune homme et d’une jeune fille et la promesse qu’ils échangent les transforment, développent en eux des virtualités demeurées cachées jusqu’alors et les épanouissent. Signe indubitable que l’un par l’autre ils sont en train de devenir plus homme.

La relation de l’homme et de la femme produit la société conjugale et familiale. Par l’union des sexes se réalise, de façon partielle mais sous la forme d’une communion intense, le désir de l’être humain de posséder la nature et d’être reconnu comme personne par une autre personne. Ce qui fait l’attrait de cette relation c’est moins le plaisir, au sens trivial du terme, que cette communion intense à la nature et à l’homme. En effet par son corps chaque conjoint récapitule pour l’autre toute la nature et ce corps est en même temps un libre sujet qui se donne à un autre sujet qu’il reconnaît digne de ce don. Toutes les déviations et tous les échecs, imputables à la volonté de dominer et de posséder qui se mêle à la pulsion amoureuse, n’effacent pas la grandeur et la beauté de ce mystère.

L’homme et la femme se connaissent et de leur union naît l’enfant. Ils deviennent par lui père et mère. Paternité et maternité ne s’ajoutent pas à leur être respectif comme une fonction particulière et accidentelle : c’est une recréation d’eux-mêmes par eux-mêmes,... et par leur enfant. Par cette recréation l’homme et la femme accèdent à la plénitude de leur être masculin et féminin. Il n’en peut douter celui qui voit une jeune maman penchée sur le berceau de son tout petit, ou qui entend un père lui annoncer la naissance de son fils. Tous ceux et toutes celles qui se sont consacrés au Seigneur par le vœu de chasteté savent ces choses, ils y pensent, avec nostalgie parfois, et voudraient bien n’être pas moins homme et femme, dans leur vocation propre, que leurs frères et leurs sœurs mariés.

Toutefois il ne faut pas perdre de vue que la relation de l’homme et de la femme recèle une antinomie : celle de l’amour (qui est volonté désintéressée de bien pour l’autre et espoir d’être reconnu par lui) et d’une volonté intéressée de domination et de possession pour soi. Dans le mariage cette antinomie se résout, mais en de fragiles équilibres, facilement remis en question. En outre, si réussie que soit la vie d’une famille, c’est la réussite d’un groupe particulier. Harmonieuses – (à supposer qu’elles le soient) –, les relations familiales restent marquées et limitées par leur origine : la génération biologique, qui de soi ne produit que le lien particulier du sang. Or l’être humain a besoin d’une société plus universelle pour devenir pleinement lui-même. Et c’est pourquoi l’enfant qui grandit sort du cadre familial ; il entre dans une société plus vaste, celle du travail où il rencontre d’autres hommes. Ce passage s’opère par un mouvement nécessaire : avant même d’éprouver l’étroitesse du cadre familial, l’homme doit travailler pour subsister, et le travail engendre des rapports plus universels que ceux de la famille.

Travailler c’est affronter et transformer la nature et se l’approprier. Se l’approprier : c’est-à-dire se l’adapter et la faire sienne. Le premier geste de cueillette de l’homme des cavernes ou la fabrication d’une fusée spatiale, c’est toujours l’homme qui s’approprie la nature. Par le travail l’homme se procure les biens qui satisfont ses besoins (biens de consommation) et qui prolongent son corps individuel dans le monde (outils, biens d’équipement). Cette appropriation du monde par l’homme est non seulement nécessaire à sa subsistance, mais encore à l’affermissement de son individualité. À supposer même qu’il ait de quoi satisfaire son besoin animal de manger et boire, l’homme, sans sa maison et les objets dont il l’équipe, sans les outils de son travail..., serait à peine un homme. L’homme a besoin de posséder ces choses pour affermir son existence dans le monde. Sans ces choses il est un pauvre hère. De proche en proche l’homme a besoin de posséder l’univers entier. Le monde transformé et organisé par le travail et les techniques est le corps de l’homme. S’approprier le monde et ses richesses est un acte humain aussi spontané que nécessaire : il procède du besoin, indéfini lui aussi comme le désir. La société économique est née de ce besoin, de la multiplicité illimitée des besoins et de leur satisfaction.

Par le travail l’homme fait passer son intelligence et sa force dans un produit qu’il façonne en prenant du recul par rapport à la nature. Ce produit de son travail lui est d’abord extérieur, mais dans un second temps il doit lui faire retour, d’une façon ou d’une autre, et être consommé par lui pour la satisfaction de ses besoins. Ainsi se développe le circuit suivant : travail né du besoin, production d’un objet extérieur, appropriation et satisfaction du besoin par la consommation. Mais sur ce circuit économique l’homme au travail rencontre non seulement la nature mais d’autres hommes, au travail eux aussi ; et cette rencontre donne lieu à un développement indéfini et indéfiniment plus complexe de ce circuit : au lieu de consommer directement le produit de son travail, l’homme l’échange contre le produit du travail d’un autre. L’échange est facteur de progrès. Par l’échange, et à condition d’être soi-même producteur, on se procure les choses dans de meilleures conditions et à moindres frais. Plus une société se développe plus les échanges s’y intensifient et vice versa. Mais dans ce circuit de la production et des échanges intervient la volonté de dominer et de posséder qui est au cœur des hommes, et elle en fausse les mécanismes, produisant ainsi toutes sortes de désordres et de frustrations, au détriment des uns ou des autres et même de classes entières de la société : origine des conflits sociaux qui troublent périodiquement la vie d’une nation. Aucun système économique n’a encore trouvé la solution des contradictions qui se développent ainsi à l’intérieur de l’activité humaine. Quand une solution intervient sur un point, comme dans le système socialiste qui supprime la propriété privée des moyens de production, les difficultés apparaissent sur un autre. La société économique ne détient pas les moyens de résoudre les problèmes qu’elle engendre.

D’ailleurs la société économique n’existe qu’à l’intérieur d’une autre sphère qui est la société politique, née du rapport de l’homme à l’homme. L’homme émergeant de la nature animale rencontre l’autre homme et de leur affrontement résulte une domination de l’un sur l’autre. Sans cette domination d’un « maître » qui astreint son « esclave » au travail et l’oblige à prendre du recul par rapport à la nature, les besoins élémentaires que l’être humain éprouve l’auraient seulement poussé à une activité toute instinctive de cueillette et de chasse, qui ne l’aurait pas arraché à son animalité. Si le jeune écolier n’était pas astreint par son maître à tracer des bâtons bien droits entre les lignes de son cahier et à déchiffrer les signes de son livre de lecture, il en resterait à faire des barbouillages, n’apprendrait jamais à lire et à écrire et ne deviendrait pas intelligent. A la racine de toute activité humaine et humanisante il y a une discipline, une loi, soit celle que l’homme s’impose à lui-même par sa raison quand il est devenu raisonnable, soit celle qu’un autre lui impose, dans des domaines où sa raison n’a pas encore pleine compétence et efficacité.

L’affrontement des hommes entre eux fait apparaître l’autorité... et l’obéissance. L’une et l’autre sont nécessaires au développement de la liberté qui est finalement la valeur en cause dans la société politique. Qu’il s’agisse d’une bande de brigands ou du groupe de disciples qu’un saint rassemble autour de lui, l’autorité du chef s’impose d’abord comme un fait ; puis elle se légitime par le sens du bien commun au groupe, dont le chef témoigne. Et ce bien commun est également pour les membres du groupe le fondement de leur obéissance. Sur la base du bien commun se développe le dialogue du chef et de ses subordonnés, et ce dialogue définit les devoirs et les droits des uns et des autres. Ainsi la liberté de chacun progresse-t-elle à mesure que s’organise la société politique, qu’il s’agisse d’une bande, d’un clan, d’une nation ou d’un empire. C’est dans la société politique que prend forme la volonté de chacun d’être libre et responsable de sa conduite. Cette volonté, comme la pulsion amoureuse et l’acte de s’approprier le monde, procède en l’homme de son tréfonds, de ce que nous avons déjà appelé le désir. Elle est inaliénable, si puissante qu’elle peut mettre en branle des peuples entiers luttant pour leur indépendance, envers et contre tout. Elle est bonne en elle-même, mais elle peut dégénérer, dans l’individu et dans les sociétés, en une volonté de puissance et un orgueil de l’esprit qui altèrent plus ou moins gravement les rapports politiques et provoquent parfois les plus violents conflits entre individus ou entre peuples. Telle est, sommairement analysée, cette troisième sphère de l’existence humaine, celle du rapport de l’homme à l’homme entendu comme être humain en général, indépendamment de la différenciation entre homme et femme. C’est la société politique qui tente d’intégrer sans les détruire et d’unifier sans les confondre les deux sphères précédentes, famille et société économique.

Désir amoureux, pouvoir de s’approprier l’univers, volonté d’indépendance dans la liberté et la responsabilité, de ces trois « pulsions » peuvent naître trois passions et trois péchés : la convoitise charnelle, la soif des richesses et l’égoïsme, la volonté de puissance et l’orgueil de l’esprit. L’appel évangélique non seulement vise ces trois péchés capitaux, mais encore nous atteint au cœur de notre existence, nous invite à la vivre selon le paradoxe de la mort et de la résurrection, et à nous dépasser ainsi nous-mêmes vers l’Amour qui est vie de la Sainte Trinité. Rappelons-en le contenu.

L’appel évangélique

L’évangile appelle à la chasteté et cet appel s’adresse à tous. Quelques-uns la vivent dans le célibat et le grand nombre dans le mariage monogamique et indissoluble. Sur ce point le Christ prêche plus par le silence et son exemple personnel que par la parole. Mais il parle aussi et voici ce qu’il dit :

... Nul n’aura quitté maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du Royaume, qui ne reçoive bien davantage en ce temps-ci, et dans le temps à venir la vie éternelle (Lc 19,29-30).

Ces paroles s’adressèrent d’abord à celui qui avait entendu Jésus le messager de la Bonne Nouvelle, et qui voulait être à son tour le héraut de Dieu. Il devait être prêt à tout quitter à n’importe quel moment, en vue du Royaume. « A cause de mon Nom » écrit Matthieu. Là est évidemment l’essentiel : suivre Jésus en vue du Royaume, ce qui, pour certains du moins, comporte ces conditions de détachement et de liberté. Dans un autre passage de saint Luc, on trouve un avertissement semblable, mais dans la forme d’une exigence plus générale :

Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs et jusqu’à sa vie propre il ne peut être mon disciple (Lc 14,26).

Le Seigneur dit encore :

Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère, et celui qui épouse une femme répudiée par son mari commet un adultère (Lc 16,18).

Enfin à la suite d’un enseignement qui interdit le divorce et qui avait déconcerté ses disciples il renchérit en évoquant ces « eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume des cieux. Comprenne qui pourra ! » (Mt 19,10-12).

On a supposé, peut-être avec raison, que Jésus faisait allusion à des exemples connus, peut-être Jean-Baptiste. Et l’on s’est demandé si en cette image il songeait à une continence perpétuelle. Ne retrouverions nous pas ici, sous une forme nouvelle, son enseignement sur les conditions de liberté nécessaires pour le suivre ? Mais une telle interprétation n’émousse-t-elle pas la pointe de la déclaration ? J.-P. Audet, qui se fait l’écho de ces interrogations et qui n’est pas porté à majorer le sens des textes, trouve préférable « de penser que Jésus songeait effectivement au libre choix d’une continence perpétuelle » [3].

À la lumière de l’exemple du Seigneur, la tradition a entendu dans cette déclaration un appel à la chasteté religieuse, gardée en vue du Royaume.

L’appel à la pauvreté revient en de nombreux textes. Parfois il semble se limiter à quelques-uns :

Si tu veux être parfait... va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor aux cieux ; puis viens, suis-moi (Mt 19,21).

Mais il se double d’une mise en garde contre la richesse, qui s’adresse à tout le monde : « Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses de pénétrer dans le royaume de Dieu ! » (Lc 18,24). Dans leur contexte primitif ces appels et ces mises en garde sont à entendre comme des conditions de liberté plus grande, nécessaires au porteur de la Bonne Nouvelle. Ils n’impliquent pas la condamnation des riches, même s’ils soulignent que les richesses peuvent faire obstacle à l’espérance du Royaume. Ces appels deviennent, dans d’autres passages, des exigences très générales concernant tout disciple :

Vendez vos biens et donnez-les en aumônes. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor qui ne vous fera pas défaut dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur (Lc 12,33).

Il ne faut pas thésauriser : « Gardez-vous avec soin de la cupidité, car au sein de l’abondance la vie d’un homme n’est pas assurée dans ses biens » (Lc 12,15). Libre par rapport aux biens de ce monde, le disciple s’abandonne à la Providence : « Ne cherchez pas non plus ce que vous mangerez ou boirez... votre Père sait que vous en avez besoin » (Lc 12,29-30). La pauvreté n’est pas voulue pour elle-même, elle est voulue pour cet abandon confiant qui prélude à l’intimité du Royaume. Par la pauvreté l’homme devient semblable à Dieu, enfant du Royaume, comme le Fils qui est le suprêmement pauvre (et ainsi, riche) dans sa relation au Père. Par la pauvreté l’homme se fait enfant du Royaume, et dès le temps présent le-centuple lui est rendu.

Quant à l’obéissance, qui n’est pas l’objet d’un appel formel dans l’évangile, elle est, dans le Fils de l’homme, le cœur même de son mystère. «  Ce n’est pas ma volonté que je cherche, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 5,30). Or la volonté de celui qui l’a envoyé c’est que le Fils donne sa vie pour un grand nombre. « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mc 10,45). Il appelle à servir comme il sert, dans l’obéissance au Père, à se faire l’esclave de tous, comme Lui, « de condition divine, s’anéantit lui-même prenant condition d’esclave, obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix » (Ph 2,6).

Vous savez que ceux qu’on regarde comme les chefs des nations leur commandent en maîtres et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous, se fera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier parmi vous, se fera l’esclave de tous (Mc 10,42-45).

C’est ainsi que l’on entre dans la vie. « Je suis venu pour que les brebis aient la vie et l’aient en abondance » (Jn 10,10).

Ce triple appel devient, par la profession religieuse, la norme institutionnelle de ceux qui sont appelés à cette vocation [4].

Or confronté avec ce qu’est l’homme selon le dynamisme de sa nature, qui est désir, pouvoir de dominer et de posséder la terre, volonté d’indépendance, cet appel évangélique, institutionnalisé par les vœux, soulève un problème ressenti avec acuité par notre temps. Est-il humain de renoncer à l’expression charnelle de l’amour, de renoncer à tout bien propre et de soumettre sa volonté au pouvoir d’un autre ? Le renoncement évangélique épanouit-il ou amoindrit-il en imposant des frustrations ?

Les vœux et leur risque

Si le renoncement évangélique conduit à une résurrection dès ce monde, il sera avéré qu’il recrée l’homme et qu’il ne l’aura contré que pour le faire s’accomplir au-delà de lui-même. Mais le renoncement évangélique conduit-il en fait à la résurrection dès ce monde ? Ne se solde-t-il pas, chez un grand nombre, par une somme de frustrations subies et de médiocrités dans lesquelles ceux qui l’ont embrassé s’enlisent et s’amoindrissent ?

Devant cette question de fait, on peut d’abord remarquer que l’être humain ne devient humain que dans la mesure où il exerce une certaine ascèse sur ses pulsions spontanées, et convertit en comportements raisonnables leur violence instinctive. Sans cela, le désir amoureux, le pouvoir de s’approprier l’univers et la volonté d’indépendance ne sont ni humains ni humanisants. Mais il est bien vrai que le renoncement évangélique va plus loin que cette ascèse. Non seulement il discipline, mais, en un sens, il contredit la nature : mourir pour renaître certes, mais mourir, et en un sens très radical. S’il est vécu maladroitement il peut donner lieu à des refoulements et à des frustrations dommageables. Tel est le risque des vœux ; telle est la raison pour laquelle on entend dire parfois qu’ils sont « inhumains ». Ce n’est pas là toute la vérité du renoncement et des vœux : si ce l’était, il faudrait les déclarer mauvais et nuisibles. Ce n’est pas même, en général, la première expérience que font ceux qui embrassent la vie religieuse [5]. Mais c’est là un aspect de la vérité, c’est là, dans le devenir chrétien, un moment [6] que révèle l’expérience de la vie religieuse, quand elle s’est poursuivie une certain nombre d’années dans la grisaille quotidienne, quand se présentent les difficultés à accepter les événements, les situations, les autres et soi-même, ou que se mettent à peser quelques déboires et déceptions... D’ailleurs cette vérité n’est pas scandale ; pour tous ceux qui ont subi les vicissitudes de leur existence religieuse elle est, en un sens, libérante. On gagne à la regarder en face et à prendre sa mesure exacte : elle est limitée, partielle, mais difficilement contestable.

Ce côté « inhumain » du renoncement évangélique et des vœux apparaît avant tout quand on confronte le célibat religieux avec le dynamisme essentiel qui porte l’homme et la femme l’un vers l’autre, et qui se développe dans l’unité d’un amour fécond. Dans la voie du mariage, les vies pleinement heureuses sont sans doute moins nombreuses que ne semblent le supposer ceux qui se font très attentifs aux échecs ou demi-échecs de la vie religieuse et pensent en trouver la cause dans le célibat lui-même. Il n’en demeure pas moins qu’à considérer les conditionnements physiologiques et psychiques de l’homme et de la femme, l’amour humain et son expression charnelle apparaissent comme le chemin et le terme terrestre de leur épanouissement. C’est par leurs relations d’ailleurs que les êtres humains s’épanouissent et la relation la plus riche, la plus féconde, la plus humanisante, semble bien celle de l’homme et de la femme dans un amour générateur de liberté et de responsabilité. Dans le mariage, même ceux qui sont destinés à des lendemains qui ne chantent pas, connaissent, dans les commencements, la joie d’aimer et d’être aimé, la dilatation d’une immense espérance, la certitude d’avoir trouvé. Quand leur attrait sexuel, jusque là diffus, s’unifie sur un être choisi, l’homme et la femme, par cette intervention de leur liberté, accèdent à la maturité et entrent concrètement dans la voie d’un dialogue créateur d’une liberté plus grande. Leur amour, dans son expression charnelle, aura à sortir des équivoques que fait peser sur lui l’instinct possessif ou dominateur ; du moins est-il engagé dans les conditions concrètes de cette libération, car chacun est pour l’autre une permanente requête d’amour gratuit. Tout cela peut être ou n’être pas ; l’amour peut se créer tous les jours ou s’enliser dans la banalité ; la liberté peut s’épanouir ou au contraire s’aliéner ; mais les conditions précises de cette création et de cet épanouissement semblent données : un homme et une femme qui se sont choisis acceptent l’épreuve de vérité de la vie commune, la grandeur et les risques de la fécondité.

En regard, celui qui reste dans le célibat ou qui le choisit ne se prive-t-il pas des moyens même d’accéder à la maturité ? En tout cas il y accédera probablement plus tard. De plus la disponibilité universelle du célibataire consacré à Dieu, disponibilité qui ne le lie à personne en particulier, ne cache-t-elle pas une dérobade ou du moins ne met-elle pas en dehors des conditions réelles de la vie affective ? [7] Enfin, contredite dans le célibat, la pulsion sexuelle ne risque-t-elle pas d’être contenue par un refoulement, puisqu’elle ne trouve pas, semble-t-il, une expression qui la canalise, la discipline, la rende féconde en la faisant passer au service d’un amour créateur ? Toutes ces questions ne sont pas seulement théoriques.

La pauvreté religieuse donne lieu à des problèmes probablement moins délicats. Elle porte sur les choses et atteint l’être humain moins directement. Ce qui ferait problème aujourd’hui est moins la pauvreté religieuse que l’absence de pauvreté religieuse. On s’interroge plutôt sur la manière de la vivre en vérité que sur les moyens de remédier à ses éventuels inconvénients. Dans l’ordre de ces inconvénients possibles il faudrait peut-être mentionner l’infantilisme ou l’inconscience ou au moins la légèreté d’esprit que produit ou maintient l’irresponsabilité en matière d’argent, de budget... Celui qui a fait vœu de pauvreté attend et d’ailleurs reçoit tout de sa communauté, sans avoir le plus souvent à expérimenter lui-même le prix des choses.

Ce sont là de graves lacunes. Elles dénotent qu’on a négligé de se mettre en face de ce problème objectif et fondamental : celui du travail et de la rémunération, en d’autres termes celui de l’échange de services définis. Un enfant peut tout attendre de ses parents, mais un adulte ne peut pas, sans infantilisme, attendre des services illimités et sans se poser la question de la réciprocité, de la rémunération : payer de retour. L’argent apparaît ici sous un jour qui n’est pas vil. Il est l’instrument précis d’un comportement adulte fort respectable. Une pauvreté qui maintiendrait le religieux en dehors des problèmes d’argent serait bien vaine, et bien équivoque peut-être, surtout si elle était fondée sur le mépris de l’argent.

La pauvreté donne parfois lieu à un autre inconvénient. Elle consiste à tout demander au supérieur ou à son délégué et crée ainsi un lien de dépendance – pauvreté de dépendance. Si cette dépendance est étroite et s’éprouve dans le détail et pour des choses minimes, il peut s’ensuivre une minutie ou même une mesquinerie toutes contraires à la liberté spirituelle. Pouvoir se payer avec ses deniers ce qui plaît ou répond à un besoin favorise une certaine autonomie de la personne, qui est selon l’ordre humain. L’étroite dépendance, sur ce point, à l’égard d’un autre peut secréter des envies refoulées et mesquines qui manquent complètement de dignité [8].

Quant au vœu d’obéissance il atteint les personnes au cœur de leur existence humaine, comme le vœu de chasteté. Certains qui ne comprennent pas qu’un être humain ne peut devenir lui-même et s’affermir sans relation d’autorité, rêvent d’une société fraternelle sans « Père ». Le vœu d’obéissance ne peut que leur paraître une aberration des plus inhumaines. Mais même quand on admet la nécessité de l’autorité et d’une ascèse pour convertir les pulsions instinctives, le vœu d’obéissance, qui pousse cette ascèse jusqu’au renoncement à la volonté propre, pourra sembler passer le but et tomber, par excès, dans l’inhumanité. On ne verra pas que le sacrifice de la volonté propre fait mourir pour renaître à la volonté de Dieu : volonté de réaliser le royaume de l’amour où chacun est en vérité lui-même, au-delà de ce qu’il pouvait bien vouloir. Mais si le secret de cette mort et de cette résurrection est mal aperçu c’est qu’il est difficile à vivre : par leurs insuffisances, les religieux sont souvent eux-mêmes la cause des objections formées contre leur genre de vie. Il est si difficile de vivre libre, selon l’esprit du Royaume de Dieu, dans un complet renoncement à sa volonté propre ! Il est si difficile de mourir à soi-même pour renaître ! Un bon nombre de ceux qui ont fait vœu naviguent dans des solutions moyennes qui manquent de vérité et humaine et religieuse. Les uns, en fait, en prennent à leur aise avec l’obéissance et se mettent dans une situation fausse. Les autres entrent matériellement dans les comportements de l’obéissance ou subissent des tutelles et se conforment à la volonté des supérieurs, mais sans parvenir à renoncer en profondeur à leur volonté propre et à leur jugement. Ce n’est pas là mourir pour ressusciter. Ils vivent plutôt dans un état d’assujettissement qui les frustre. Il arrive que la personnalité s’éteigne plus ou moins ; reste un moulage, parfois sans aucune amertume, plus souvent avec de secrets ressentiments.

Les vœux pour ou contre l’homme ? Au plan des faits la réponse n’est pas toujours évidente. Et cette situation favorise l’opinion de ceux qui jugent aventureux ou préjudiciable de contrer si complètement les dynamismes fondamentaux de l’existence humaine.

Les vœux vécus

Si impressionnantes que soient les objections que l’on puisse faire aux vœux de religion, la force et la netteté de l’appel évangélique ne permettent pas de remettre en question la consécration à Dieu par la chasteté, la pauvreté et l’obéissance. D’ailleurs l’expérience de ceux qui vivent les vœux ne les incite nullement à penser, sauf cas de crise ou de marasme prolongé, qu’ils sont engagés dans une impasse, même si la réussite humaine ou spirituelle n’est pas entière. Ils voient très bien les difficultés et même les risques de la vie religieuse, ils ne les éprouvent pas comme des périls inéluctables, ou des barrages qui se dresseraient sur leur chemin. Beaucoup, le plus grand nombre sans doute, pensent que la fraîcheur des commencements, l’épanouissante allégresse du premier don ne les ont pas trompés.

Essayons de dire ce que vivent des hommes et des femmes, qui pourtant ne sont pas parvenus au sommet de la perfection. Ils n’ont pas encore pénétré aussi loin qu’un être humain peut y entrer dès ce monde, dans le mystère de la mort et de la résurrection du Christ ; et pourtant ils savent, ils sentent que leurs vœux ont fait d’eux des hommes et des femmes au cœur aimant, à l’intelligence droite, à la volonté libre, en convertissant tous les rapports constitutifs de l’existence humaine en société. Quelle est leur vie ?

D’abord, dans nos communautés, beaucoup d’entre nous parviennent à une adhésion fondamentale à la volonté de Dieu, et cette adhésion les rend libres par rapport à tout ce qui retient captives l’intelligence et la volonté humaines. Ils doivent cette liberté à leur obéissance. Dans leur supérieur ils trouvent une présence qui les aide à voir clair. Ils ont réfléchi et lui exposent leurs raisons. Son accord les confirme dans la vérité ; si c’est « non », – et ils sont prêts aussi à entendre ce « non » sans aigreur, ils se voient engagés à chercher plus avant la vérité, par-delà toute affirmation d’eux-mêmes et toute recherche d’un intérêt propre. Ils savent qu’ils ne sont pas meilleurs que les autres : un reste de volonté de puissance peut se mêler à leur vouloir, et leur élan, même généreux, risque d’être gauchi par un certain instinct de posséder et de jouir des choses pour soi. C’est une herbe vivace, même si elle n’envahit pas tout. Ils ne dramatisent rien, mais ils savent que les conceptions du monde les plus contradictoires et les entreprises politiques les plus ruineuses prennent leur origine dans la volonté de puissance et l’appétit de jouissance. En se laissant convertir par l’obéissance ils font avancer devant Dieu la cause de la paix et de l’unité parmi les hommes. Obéir pour eux, c’est entrer dans l’action du Maître tout-puissant : Il a renoncé à sa puissance au point de se faire esclave ; et, fait esclave, Il ne s’est pas attaché à l’existence, comme il arrive d’ordinaire à l’être un peu servile, mais a accepté par obéissance la mort. Double action réciproque où le Dieu qui s’humanise déracine toute volonté de puissance du « maître » qui, en nous, veut s’imposer, et où l’homme qui est Dieu libère l’esclave que nous sommes de son attachement servile à la vie et à la jouissance.

Qu’ils tempèrent leur vigueur à s’affirmer dans une discussion et se rangent sans mauvaise humeur à l’avis du supérieur, ou qu’ils renoncent à se payer un rafraîchissement, ces religieux se laissent transformer par cette double action réciproque de Dieu fait homme, qui est, en acte, le salut du monde. C’est rude et mortifiant à certains jours ; mais leurs sacrifices se mêlent d’humour, et ils renaissent dans le temps même où il leur faut mourir un peu. « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 4,34). Joie nourrissante de sentir qu’on participe, sans drame et dans le quotidien, au mystère du Fils de Dieu, à sa vie !

On s’élève parfois contre l’obéissance de jugement. Mais c’est elle justement qui convertit tout à fait le rapport de force et d’inégalité qui, dans toute autorité, existe entre chef et compagnons, et leur permet de partager, dans une amitié qui rapproche et rend égaux, la joie de servir ensemble le même Seigneur. Tant que les jugements du supérieur et de son frère religieux ne se sont pas rejoints, – le supérieur se prêtant à un échange attentif avec lui et celui-ci ne faisant valoir ses raisons que pour mieux entrer dans un dessein qui pouvait n’être pas le sien tout d’abord, – persiste un rapport de domination et de soumission : la décision arrêtée dans ces conditions, la volonté de celui qui obéit sera mue par celle du supérieur, mais son jugement propre restera en dehors de leur relation. S’il parvient, au contraire, à partager le jugement du supérieur, toute forme de soumission disparaît, laissant la place à la communion des deux dans la vérité comme ils la perçoivent l’un et l’autre : communion dans la joie et l’amitié. L’obéissance ne nous conduit pas toujours jusqu’à cette amitié, jusqu’à cette joie, qui est la vérité ultime de toute autorité. Certains la connaissent dans leurs communautés ou leurs petites équipes apostoliques. D’autres cherchent et espèrent. « Dans une amitié qui rapproche... ! » Il est bien vrai que des autorités étroites d’esprit et n’ayant pas toutes les qualités requises, créent peut-être encore des situations comme on souhaite ne plus en voir dans la vie religieuse. Mais la souffrance de ceux qui subissent ces situations de fait n’efface pas cette joie ou cette espérance. D’autant que, même dans ces situations sans issue apparente, le mystère du Maître fait esclave et acceptant la mort poursuit son œuvre de vie. Je pense à vous, sœur E..., qui n’aviez pas le droit d’être malade ! et qui, aujourd’hui, sans fausse résignation ni amertume, êtes toute de bonté avisée, de bon sens, et de joyeuse liberté.

Mourir et renaître : c’est le mystère de l’obéissance ; c’est celui de la pauvreté. La pauvreté évangélique est un appel prophétique qui la donne comme condition absolument requise pour accéder au Royaume de Dieu. Les formules en sont intransigeantes, catégoriques... Elles s’insèrent dans la ligne d’une incarnation libératrice sans se préoccuper, à première vue, de la construction du monde par l’homme qui doit continuer l’œuvre du créateur. La pauvreté matérielle immédiate, la conformité littérale à l’appel évangélique : « Va, vends tous tes biens et donnes-en le prix aux pauvres, puis viens et suis-moi » ferait tomber rapidement celui qui s’en tiendrait là dans une fantaisie anarchique et une sorte de parasitisme. En effet son geste ne le ferait pas échapper à la condition de créature qui a des besoins. Il deviendrait donc le parasite de ceux qui possèdent parce qu’ils travaillent dans des entreprises lucratives. Lui-même travaillerait peut-être, mais gratuitement ou en se livrant à une activité qui ne pourvoierait pas à ses besoins vitaux. Même si c’est par souci du Royaume de Dieu, dont il s’occupe, le fait brut resterait là : il ne gagnerait pas sa vie. Il faudrait, auprès de lui, plus riche pour que lui-même puisse subsister dans sa pauvreté.

Il en est parmi nous aujourd’hui qui ont éprouvé le scandale d’instituts religieux riches, et en tout cas d’une pauvreté non significative pour notre temps. Ils ont entendu à nouveau l’appel évangélique. Mais ils ne veulent ni fantaisie ni parasitisme ; et ils sentent qu’il y a un désintéressement du problème de l’argent qui serait une méconnaissance de devoirs humains précis. Ils se sont conformés au « va, vends tous tes biens », mais ils ont clairement perçu le contenu de « viens et suis-moi ». Pour eux suivre Jésus dans la pauvreté, c’est s’engager dans un chemin de patience où l’on tient compte des conditions auxquelles un chacun est assujetti par sa nature d’être qui a des besoins. Suivre Jésus, pour eux, c’est notamment se soumettre avec discernement aux lois économiques dans le contexte historique qui est le leur et qui change. Par leur dépouillement personnel – « va, vends tous tes biens » – ils sont un peu prophètes comme le Messie qui n’avait pas où reposer sa tête ; par leur humble consentement à passer par les rouages d’un système économique, ils sont fidèles de Jésus vivant parmi les hommes. Si ce système les oblige, sinon à être propriétaires, du moins à jouir de droits sociaux et à recevoir des prestations selon ces droits, ils y consentent, non à leur corps défendant, comme si c’était une brèche dans la muraille de leur pauvreté, mais de bon gré, en y reconnaissant la forme actuelle de leur condition d’hommes. Insérés dans des structures sociales qui ne leur permettent pas d’être, à la lettre, « le mendiant de Jésus-Christ » – et en fait, le parasite des autres –, ils vivent la pauvreté selon leur temps, en se soumettant à un système précis d’échanges économiques où les droits et prestations ont pour contrepartie des services à rendre et rendus, bien définis. Et ils se sentent libres, évidemment, de servir au-delà de leur dû, sans calculer, gratuitement.

Gratuitement ! Et là ils se sentent un peu prophètes pour leur temps. Car l’activité économique dont la loi apparente est l’inexorable « rien pour rien » a besoin de gratuité.

La pratique de la gratuité est une pratique de tous les jours. Pour que la production industrielle se déploie il faut que des activités désintéressées suscitent un flux d’inventions et d’innovations applicables ; que le marché soit environné d’un réseau d’espérances et d’attentes (Fr. Perroux).

La pauvreté n’est pas une technique pour résoudre les contradictions de la société économique et en assurer la bonne marche. Pourtant le religieux pauvre ne se sent pas sans importance dans cette société : sa pauvreté, qui contredit l’esprit de lucre et dépasse la rigueur du « rien pour rien », va dans le sens de son mouvement.

Enfin il découvre que c’est elle qui lui permet d’accéder au Royaume de Dieu certes, et de surcroît... de s’approprier le monde. Car s’il ne possède pas les choses comme on possède dans son salon un tableau de maître payé fort cher, sa pauvreté le rend libre pour voir, entendre, toucher, goûter, sentir, bref pour « s’approprier » l’univers des choses et des êtres, comme un homme libre et cultivé s’approprie l’œuvre d’art qu’il va, en connaisseur, contempler dans un musée où elle est à tout le monde. La pauvreté crée un nouveau rapport aux choses : en détachant, elle rend disponible pour disposer du monde selon ce qu’il est, selon la beauté, plutôt que pour la seule utilité immédiate. Ainsi le pauvre possède la terre !

L’obéissance et la pauvreté libèrent ; mais c’est la chasteté qui fait goûter la suprême liberté. Qui a converti en lui le désir aime Dieu pour Dieu. Cet amour comble en lui le besoin dans lequel est constituée toute créature, mais ce besoin est désormais ardente adoration et non plus convoitise charnelle. Et il aime les autres comme il aime Dieu ; c’est pourquoi sa dilection peut se partager entre plusieurs sans se diviser. Le vœu de chasteté est le vœu de l’amitié et de l’amour. Parmi nous, beaucoup d’hommes et de femmes, qui ne sont pas encore pourtant des saint François d’Assise et des sainte Claire, le savent. Ils ont connu la joie du premier élan et du premier don : quelqu’un dormait au fond de moi et le Seigneur l’a réveillé. Printemps de l’amour ! Ils sont entrés dans la vie religieuse et ils ont découvert la lourdeur des institutions et de la vie quotidienne prosaïque. Ce n’était plus un printemps ; mais l’amour, renouvelé chaque jour, de Jésus-Christ a fortifié la délicate fragilité de leur jeunesse : ils sont devenus forts, en restant jeunes.

Pour eux – pour nous tous –, la première étape sur le chemin de l’amour a été de rupture avec le monde. L’amour du Seigneur ne souffre pas de partage ; et ils ont commencé par renoncer à beaucoup de choses. On parlera peut-être de frustrations affectives, et des difficultés sexuelles peuvent survenir. Ce sont des incidents de parcours qui ne sont pas irrémédiables. Car ces hommes et ces femmes ont le cœur droit et se veulent tout entiers au Seigneur. Renoncer à un amour humain pour le Seigneur implique qu’on accepte un certain déséquilibre momentané, qui tient à notre nature encline à la facilité et à l’angoisse. Ils l’ont accepté. Ce fut leur premier acte de foi authentique.

Une seconde étape a suivi, qui est l’œuvre du Seigneur : dans la première ils avaient plus de part ; ils répondaient à des appels et s’engageaient activement. Dans cette seconde étape c’est le Seigneur qui les a travaillés en profondeur et les a détachés pour se les attacher. Des rencontres ont pu se produire ; c’est le secret de plusieurs : ils ont découvert l’amour humain. Au point où ils en étaient, le risque était grand que la séduction de cet amour humain l’emporte sur l’attachement au Seigneur, pas encore assez inviscéré dans leur être. Le sacrifice qu’ils ont dû consentir est leur secret ; il les a mûris. A cette étape ils ont vraiment connu la vie fraternelle : l’émulation spirituelle, intellectuelle, apostolique a noué parmi eux de fortes amitiés que le temps n’efface pas (même si on ne s’écrit jamais !). Ils ont encore à découvrir, à progresser ; mais ces amitiés déjà leur font comprendre qu’il n’y a pas deux amours, de Dieu et de la créature. Qui a entendu une fois, de la bouche d’un ami, une parole simple qui lui ouvre le cœur et verse en lui la douce charité de Dieu, ne peut plus douter qu’il en soit ainsi. Il n’y a pas deux amours.

L’amour et la liberté : c’est là la résurrection au prix du renoncement évangélique pratiqué par les vœux. Mais devant la présente évocation, plusieurs se demanderont : où en suis-je au juste ? Est-ce de moi qu’on vient de parler ? Oui, c’est d’eux aussi. Mais dans la vie religieuse, comme dans la vie tout court, il y a des étapes. Étape par étape, toutes ces choses peuvent se vivre, dès lors que l’on tient ferme à l’essentiel. C’est difficile, assurément, d’autant qu’aujourd’hui la vie de communauté, qui est à la fois le fruit de cet essentiel et le moyen de le vivre, se cherche parmi nous. Mais cette recherche ne peut pas nous laisser dans l’incertitude sur l’essentiel : mourir et ressusciter. Ce que le témoignage que nous allons citer appelle, tout simplement, l’oubli de soi.

La vie de communauté se cherche tellement en ce moment que l’on ne sait qu’en dire. En fait, pour moi, le bienfait de la communauté par rapport aux vœux tient tout entier en ce qu’elle est une rude et bonne école d’oubli de soi. Quand cette graine est semée et peut trouver le terrain propice pour germer (c’est-à-dire une communauté vivante et fraternelle) les vœux s’épanouissent sans risque de refoulement. A l’heure actuelle bien des problèmes ne viennent-ils pas de ce que l’on oublie ces « vertus » essentielles à toute vie sociale, à toute vie en commun ? On les néglige ; d’autres choses plus importantes, soi-disant, prennent le pas : dialogue, responsabilité, vie religieuse « adulte »... Et on délaisse le simple service à rendre avec le sourire, le souci de rendre la conversation de table intéressante pour le voisin, bref, sa bonne humeur et son calme tout simplement, dont tous ont besoin.
Je redeviens un peu terre à terre sur ce sujet, mais il me semble de plus en plus que l’illusion est facile ! Les vœux, c’est comme une fleur délicate qui ne donnera tout son éclat que si la sève passe bien dans la tige, et si cette tige est bien enracinée dans de la bonne terre.

Du premier départ dans la vie religieuse jusqu’au sommet, il s’agit toujours de cet unique mystère : mourir et ressusciter. Mais plus on avance, plus la question devient précise et insistante : comment mourir et ressusciter ? Nous allons maintenant recueillir tout notre propos dans cette unique question. Sans doute ce que nous allons dire suppose qu’un certain chemin a déjà été parcouru. C’est pourtant la question et la réponse que chacun peut comprendre selon le point où il en est. Dans la vie spirituelle, il n’y a pas un temps pour les « vertus les plus pratiques » et un temps pour les « expériences les plus radicales » : qui chemine dans celles-là doit quelquefois s’éclairer de celles-ci – même si ce ne sont pas exactement ses propres expériences –, et qui passe par celles-ci a encore besoin de celles-là.

Mourir et ressusciter

La vie religieuse, comme d’ailleurs le mariage d’une autre façon, fait découvrir peu à peu qu’il faut mourir. La chasteté est mortifiante, la pauvreté et l’obéissance aussi. Quand avec l’expérience des années le religieux en vient à pressentir combien son état de vie le voue à mourir, le vrai péril, le seul péril pour lui, c’est de ne pas savoir ou de ne pas pouvoir mourir assez. Car la résurrection n’advient qu’à travers la mort, et nul ne ressuscite s’il ne meurt. Or, alors même que le religieux s’est engagé librement dans cette voie du renoncement, la mort qu’il lui faut subir ne dépend pas de son bon vouloir.

Cette impossibilité, pour un homme de bonne volonté, de mourir à lui-même en Jésus-Christ est à la fois le problème et la clef du problème. Le problème : car la résurrection est au prix de la mort ; si cette mort est impossible à l’homme, il ne ressuscite pas et ses vœux le mettent dans les périls que nous avons dits. La clef du problème toutefois : car l’impossibilité éprouvée de mourir à soi-même, c’est-à-dire de se changer et de se convertir pour vivre la perfection évangélique, est la condition d’un progrès décisif sur le chemin de la mort et de la résurrection en Jésus-Christ. Le Christ le dit tout net à ses disciples qui, déconcertés par son enseignement sur la pauvreté, lui demandent « Mais alors qui peut être sauvé ? » : « Pour les hommes, impossible ». Il ajoute toutefois : « mais non pour Dieu, car tout est possible à Dieu » (Mc 10,27). Aussi bien la question n’est-elle pas de savoir si les vœux sont praticables ou pas : en toute rigueur ils sont impraticables à l’homme ; ni s’ils comportent le risque de « déshumaniser » : ils comportent ce risque en effet. L’unique question est de savoir si, parvenu à l’évidence qu’il ne peut vivre la perfection évangélique, le chrétien consacré à Dieu par les vœux va se laisser prendre par son Seigneur, mourir en Lui et ressusciter avec Lui. Ou mieux la question est de savoir comment cela peut-il se faire.

Et tout d’abord, pour parvenir à l’évidence du « Pour l’homme c’est impossible », il faut avoir longtemps suivi le Christ et cherché à l’imiter, avec toute l’ardeur d’une générosité qui a dit oui sans réserve. Ici apparaît l’importance d’une certaine ascèse, même si cette ascèse n’est pas décisive en elle-même. Plusieurs n’entrent pas sérieusement dans les voies de l’union à Dieu qui fait mourir et ressuscite, faute d’avoir été assez énergiques avec eux-mêmes. Cette ascèse mortifiera la volonté de dominer et de posséder, qui trouble les sources vives de notre nature. Mais en outre, et de par l’état religieux lui-même, ce sont ces sources vives qui se trouveront contredites dans leur jaillissement : les vœux imposent un renoncement sur des points vitaux. Or par elle-même cette ascèse ne fructifiera pas en oubli de soi ni en humilité ; et par lui-même ce renoncement ne produira pas la paix dans un suffisant équilibre ni la joie de ressusciter dès ce monde avec le Christ. Ce que par l’ascèse et le renoncement consenti le religieux cherche activement ne peut être que reçu comme un don gratuit. Car de soi, ni l’ascèse ni le renoncement par la pratique des vœux ne font assez mourir. Ce qui, par eux, peut advenir de plus authentique c’est l’aveu que la perfection évangélique est impossible.

Mais avant que ne mûrisse, par l’expérience prolongée, ce fruit précieux de la vie spirituelle, le religieux est exposé à quelques erreurs graves, sur le chemin où il s’est généreusement engagé. S’il demeure négligent, ne mesurant pas assez l’importance de l’ascèse et les exigences de ses vœux, c’est-à-dire du Seigneur, il ne parviendra évidemment pas à mourir à lui-même. Mais s’il avance avec courage dans la voie de l’abnégation volontaire, il n’y parviendra pas non plus, du moins pas par l’effet de son courage. Dans le premier cas il ne fait pas ce qu’il faut ; dans le second il risque de ne pratiquer qu’une abnégation à mesure humaine, avec en plus le danger de tomber dans un volontarisme toujours inopérant quand il s’agit de faire mourir notre volonté propre, notre égoïsme et notre si essentiel désir d’aimer et d’être aimé [9]. Une abnégation procédant trop unilatéralement du bon vouloir de l’homme et de son courage risque de brimer en lui des données psychologiques délicates à traiter et d’aboutir à une contrainte violente de la volonté et à un refoulement du désir. Outre que pour toutes sortes de raisons, faiblesse ou au contraire énergie mal guidée, on peut s’enliser dans toutes les complications d’un psychisme malmené. Les années passent, et il arrive que, par une sorte d’alourdissement spirituel, les commencements pleins de promesses débouchent sur l’insignifiance. Le sentiment d’un demi-échec ou d’une incurable médiocrité se répand peu à peu dans celui qui s’était donné à Dieu avec générosité. Vient l’heure grave du découragement possible ou de la « sagesse » qui s’en tiendra désormais à une « bonne moyenne ». Tentations funestes ! Mais tout à l’inverse ce peut être également l’heure d’un redépart, d’une’« seconde conversion » à partir de l’expérience même de l’impuissance à se convertir, à mourir pour ressusciter.

Heure de grâce alors ! La nécessité de mourir demeure, mais l’on comprend désormais que l’on ne peut mourir que de la main de Dieu. Il faut mourir en croix, mais celui qui porte la croix et meurt sur la croix c’est Jésus-Christ. C’est en lui qu’il faut mourir et de sa mort même. Ce n’est pas là le fait de l’ascèse et de l’abnégation volontaire proprement dites. En matière d’ascèse et d’abnégation volontaire nos capacités d’ailleurs sont limitées ; et l’imprudent doit au besoin apprendre à se modérer. Dès lors il n’y a pas d’issue à partir de la seule volonté personnelle de se renoncer. Vérité de principe bien connue d’un chacun, mais en fait il est difficile de s’y tenir avec foi et bon sens, sans laisser-aller chez les uns ni volontarisme chez les autres.

La mort de laquelle on renaît implique une passivité de la créature sous la main de Dieu, qui est assez différente de l’activité ascétique et tout à l’opposé des marasmes psychologiques. Dieu se charge de faire vivre cette passivité, au moyen des épreuves de l’existence. Mais il est mille et une manières de mal prendre les épreuves de la vie, et il n’y a guère de chance qu’on les porte dans la paix de l’âme, en vue du royaume, comme une mort qui fait renaître, si l’on ne s’y est pas disposé longuement. Ce qui dispose à cette passivité dans la foi, c’est l’évidence éprouvée que la perfection évangélique est impossible à l’homme, et c’est la prière [10]. La croix qui fait mourir n’est pas à la portée de notre initiative. La prière l’est : prier c’est prendre l’initiative de ne plus prendre l’initiative. L’expérience – un peu douloureuse mais bienfaisante – de notre incapacité radicale à imiter le Christ dans sa chasteté, sa pauvreté et son obéissance, fructifie en patience et en simplicité. Dans ce climat, la prière fait entrer dans l’union à Jésus-Christ portant la croix, elle établit en Jésus-Christ et donc fait mourir de sa mort. Celui qui prie, dans l’aveu paisible de son impuissance, ce n’est plus lui qui vit, c’est le Christ qui vit en lui, et qui meurt et qui ressuscite.

Et d’abord c’est Jésus-Christ qui vit en lui. Non pas encore pleinement selon l’union transformante qui est participation abondante à sa résurrection, mais de par une adhésion aimante de la créature à son Créateur et Seigneur, que celui-ci suscite, entretient et développe. Cette adhésion aimante reproduit en chacun l’expérience de ceux qui, dans l’histoire d’Israël puis autour de Jésus, se sont attachés de toutes leurs forces au Seigneur. Ce n’est pas encore la résurrection ; c’est la vie partagée avec le Seigneur fait homme, au long d’un chemin qui conduit à la croix. Au gré de cette vie partagée, le disciple entre, par une expérience directe, dans le mystère de sa relation de créature avec le Créateur. S’enfonçant dans la prière et la patience, il entend la Parole de Dieu, comme à lui dite :

Ainsi parle Yahvé, ton Créateur, ô Jacob, Celui qui t’a formé, Israël. Ne crains pas car je t’ai racheté, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi (Is 43,1).

En même temps qu’elle fait réaliser à chacun son être de créature, la prière fait rencontrer le Seigneur comme le Bien-aimé. Il y a ceux qui connaissent le Seigneur par personnes ou par livres interposés, et il y a ceux qui l’ont rencontré, en ce sens qu’ils ont été trouvés par lui, qu’ils se sont laissés prendre et sont désormais son bien propre. L’amour de Jésus-Christ pénètre toutes les zones de la personnalité, intelligence, volonté, affectivité ; et un jour ou l’autre ils comprennent que cet amour est devenu la substance même de leur être. Ils sentent bien alors que les objections faites à leur vœu de chasteté ont perdu peu à peu toute force en ce qui les concerne... Cette disponibilité universelle qui, prétend-on, ne les lie à personne en particulier est, en fait, adhésion passionnée à Quelqu’un. Et sans doute qu’ils ne courent pas avec ce quelqu’un le risque d’être déçus ou trahis ; pourtant, s’ils se trouvent dans une certitude définitive par rapport à Lui, ils ne se sentent pas installés. L’amour de Dieu aussi est à créer tous les jours ! Dieu est quelqu’un qui a ses vues et ses manières de faire ; elles mettent parfois de l’imprévu dans la vie. Ainsi ceux qui se sont laissés prendre par lui n’ont pas le sentiment « de s’être mis en position de n’être affectés par rien ni par personne ».

Devenus familiers de Dieu, ils perçoivent un jour dans un silence qui les rassasie les signes avant-coureurs de l’union transformante. Ce sentiment non senti, mais irrécusable, de la Présence est comme les prémices de la mort et de la résurrection vécues conjointement l’une dans l’autre. Car ils le savent, et voilà qu’ils le vivent en des rencontres fort précises, la vie avec le Seigneur les achemine à la croix du Seigneur mais aussi à la joie de ressusciter avec Lui. Cette mort de Jésus-Christ, en laquelle les avait plongés, sacramentellement, le baptême, devient leur existence. C’est alors qu’ils meurent à leur désir trop immédiat d’aimer et d’être aimés, à leur besoin de posséder et à leur volonté propre. Ce que ne pouvait faire l’abnégation volontaire ni l’ascèse - qu’ils pratiquent d’ailleurs toujours-, la prière aimante l’accomplit en eux. Ils sont dans le monde, morts au monde, à eux-mêmes et aux autres, et les voilà à proportion renouvelés et ressuscités pour une intense présence au monde, par le service, l’amitié, l’amour.

Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau ; j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous, et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous observiez et suiviez mes coutumes (Ez 36,26-27).

Résurrection

Anticiper la résurrection dès ce monde, telle est la vocation de ceux qui ont embrassé la chasteté, la pauvreté et l’obéissance. C’est même la destinée discrètement proposée à tous. Entende qui pourra !

Mort et ressuscité, le religieux - et d’ailleurs tout chrétien auquel il aurait été « donné d’entendre » (Mt 19,11) - reçoit l’effusion de la charité universelle. Le Seigneur d’abord est devenu pour lui le Bien-aimé qui l’introduit par la foi dans le secret d’une intimité qui fait sa joie. Il a entendu la parole du psaume : « Écoute ma fille, regarde et tends l’oreille, oublie ton peuple et la maison de ton Père » (Ps 45,11). Il s’est mis à l’écoute et le Seigneur lui a parlé au cœur :

D’un amour éternel je t’ai aimé, aussi t’ai-je conservé ma faveur. De nouveau je te bâtirai et tu seras rebâtie, Vierge d’Israël (Jr 31,3-4).

Sa joie n’est pas sa joie, c’est la joie de Dieu ; et cette joie de Dieu qu’il éprouve, il peut l’accroître en se laissant aimer et combler. Dès lors la promesse de Dieu n’est plus une promesse : « Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple » [11] ; c’est une réalité présente : « Je suis à mon Bien-aimé et mon Bien-aimé est à moi » (Ct 6,3).

Mais ce sont les autres aussi qui, selon les diversités d’une grâce indivise, deviennent ses bien-aimés [12]. Il les aime d’amour. L’amitié qu’il leur voue ne fait plus nombre avec l’amour de Dieu ; il tend du moins vers cette totale unification. Il les aime comme Dieu aime : dans la singularité des personnes. Les autres ne sont pas enveloppés dans une charité universelle sans attention particulière. Sans exclusivisme, mais en même temps rejoignant chacun en son particulier, il les aime tous et chacun selon ce qu’ils sont. Il n’aime pas Pierre et Jean de la même manière. Et il conviendra que Dieu a allumé dans son cœur telle ou telle dilection qui est prédilection. Dans cette grâce singulière, il atteint presque sans effort le terme espéré de cheminements qui furent laborieux. D’un seul et même acte il aime son unique Seigneur et la créature qui devient d’ailleurs pour lui le sacrement de la présence de son Dieu. Il avait dû vivre sa consécration à Dieu en renonçant à des affections humaines, parce qu’en fait son cœur était partagé. Désormais il vit un seul amour et il lui semble comprendre l’amitié d’Ignace et de François Xavier, de François d’Assise et de Claire... Il n’a pas besoin qu’on lui conte cette merveilleuse histoire, elle est devenue son histoire.

Il est pauvre, mais voilà qu’il possède la terre. Il n’a plus de volonté propre, mais voilà que Dieu en personne fait pour lui tout ce qu’il veut. « Si vous me demandez quelque chose en mon nom je le ferai » (Jn 14,14). Il cherche uniquement le royaume de Dieu, mais le reste lui est donné par surcroît. Dans cet état il vit conjointement la joie et la croix. Il se tait car il sait qu’il ne peut guère s’expliquer. Les uns ne verraient que sa souffrance, les autres ne verraient que son étonnante liberté. Mais il espère tout. Il ne voit pas pourquoi ce qui lui a été donné gratuitement ne serait pas donné à tous.

Son secret il le dit sans pouvoir le dire : c’est d’avoir cru. Je crois Seigneur ! Viens en aide à mon peu de foi.

« Les Fontaines »
60-Chantilly (France)

[1Cette définition présente une difficulté, celle de convenir à toute vie chrétienne et pas seulement à la vie religieuse. Toutefois comme nous cherchons à situer la vie religieuse par rapport à l’existence humaine en général et non par rapport à celle des chrétiens qui ne sont pas religieux, cette difficulté n’importe guère ici. Nous renvoyons ceux qui souhaiteraient une précision sur ce point à l’article du Père K. Rahner, « La théologie de la vie religieuse », dans l’ouvrage collectif Les religieux aujourd’hui et demain, Paris, Ed. du Cerf, 1964, p. 53-92.La plénitude du christianisme, c’est-à-dire la perfection de l’amour pour Dieu et pour les hommes, peut être réalisée sans les vœux. Mais par le renoncement qu’elle comporte « la vie religieuse manifeste de façon éminente et incarne dans une réalité objective la foi en la grâce surnaturelle de Dieu, qui transcende ce monde ». Il est très vrai qu’un chrétien qui se marie, possède ses biens et jouit de son indépendance peut intégrer les valeurs de ce monde dans une vie de foi et parvenir ainsi à la perfection. Mais comme son existence - mariage, richesse, liberté - a déjà une valeur saisissable par le monde, indépendamment de la foi, « elle ne manifeste pas de façon éclatante la transcendance de la grâce et de la foi » (p. 79 et 83). Ce que fait la vie religieuse.

[2Se reconnaître : terme précis dont le sens est très fort.Par la reconnaissance mutuelle chacun voit et apprécie en l’autre ce qu’il est, et même contribue à créer en lui cette valeur.

[3J.-P. Audet, Mariage et célibat dans le service pastoral de l’Église, Paris, Éd. de l’Orante, 1967, p. 58.

[4Si la vie dans un institut religieux n’est pas la vocation de tous, le renoncement évangélique est finalement pour tous, parce que tous sont appelés à la perfection, au Royaume de Dieu, à l’amour. L’homme et la femme qui nouent une union féconde, collaborant ainsi par le mariage à l’œuvre créatrice de Dieu, ont à cheminer, comme chrétiens, vers la résurrection. Ils ont à se rendre attentifs à la grâce qui les préviendra peut-être, et à s’ouvrir par choix, dès ce monde, à la vie du Royaume, « où l’on ne prend ni femme ni mari » (Mc 12,25). Même ceux qui ont vocation pour faire fructifier la terre et organiser l’existence dans ce monde sont invités à se faire pauvres avec le Christ pauvre. Enfin selon la diversité des états de vie, tous les chrétiens ont à partager le mystère du Fils « obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2,8), c’est-à-dire à vivre de telle sorte qu’il apparaisse clairement aux yeux de tous que les disciples sont à l’image du Maître « qui n’est pas venu pour être servi mais pour servir » (Mc 10,45).

[5En effet la plupart des jeunes gens et des jeunes filles qui répondent à une vocation religieuse ou sacerdotale, bien loin de se sentir profondément contredits dans, leur être humain ou frustrés, éprouvent leur consécration comme un épanouissement. Les difficultés n’apparaissent, ordinairement, que plus tard.

[6« Moment » signifie « étape » dans un devenir. Le propre d’un « moment » dans un devenir c’est de contenir toute la réalité que ce devenir va finalement produire, mais de la contenir sans la manifester encore adéquatement. La réalité n’apparaît alors que sous un ou plusieurs de ses aspects, mais non dans sa totalité. Ainsi dans le moment où le renoncement évangélique et les vœux sont ressentis comme « inhumains », ce sera là une vérité qui en masquera une autre plus complète, à savoir que les vœux ne contredisent le dynamisme fondamental de l’homme que pour amener celui-ci à se dépasser et à s’accomplir dans un ordre de réalité supérieure. A mesure que le religieux accédera à cet ordre de réalité supérieure, il reconnaîtra que bien loin d’être inhumains ses vœux sont au contraire éminemment humanisants. Mais dans certaines périodes de crise ou de marasme, cette vérité totale peut être entièrement masquée : alors est éprouvé, d’une façon parfois très forte, cet aspect partiel mais bien réel de la vérité, à savoir que les vœux contredisent la nature humaine, et qu’en ce sens ils peuvent être dits « inhumains ».

[7Un psychanaliste pose cette question : « Comment peut-on parler de l’affectivité de quelqu’un qui s’est mis en position de n’être affecté par rien ni par personne ? » Question qui, sans doute, ne correspond pas exactement à la réalité, mais qui vise le fait que le célibataire consacré n’est pas à la merci de l’être aimé - mari ou femme-, qui pourrait éventuellement lui manquer, le trahir...

[8Cette étroitesse de dépendance s’observe peut-être davantage dans certaines communautés féminines.

[9Rappelons-le : faire mourir notre volonté propre et notre désir, mais pour ressusciter. Il ne s’agit pas de détruire.

[10Pas n’importe quelle forme de prière, et notamment pas la méditation discursive, qui est encore beaucoup trop « active » ; mais une prière aimante et simple, comme celle que nous avons décrite dans un article de Vie consacrée, 1968, « Prière perdue, prière retrouvée » (p. 148-164). L’accès à une telle forme de prière suppose d’ailleurs que l’on a commencé de réaliser que la vie évangélique est impossible à l’homme.

[11Formule très fréquente dans l’Ancien Testament.

[12Amitiés et affections humaines peuvent exister et existent chez celui qui, consacré par des vœux, n’a pas encore accédé à cette intime connaissance de l’Amour. Mais le plus souvent elles ne constituent pas des engagements très profonds, et il vaut mieux qu’il en soit ainsi tant que le cœur est, en fait, partagé entre Dieu et les créatures. Bien différentes sont les amitiés et les affections humaines au secret desquelles Dieu lui-même initie et dont il se fait directement le principe, le lien et la fin. Elles supposent la connaissance intime de l’Amour et prennent le cœur tout entier sans le partager entre Dieu et les créatures.

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