Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La consécration des vierges ?

René Metz

N°1969-1 Janvier 1969

| P. 5-25 |

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

C’est bien intentionnellement que, en fin du titre, nous plaçons un point d’interrogation : La consécration des vierges ? Ce faisant, nous ne contestons point le bien-fondé de ce beau rite sanctificateur, qui figure dans le Pontifical romain, pas plus que nous n’entendons le mettre en cause, comme on le pratique, de nos jours, pour certaines institutions de l’Église. Disons-le tout de suite : nous sommes convaincu de la raison d’être et de l’excellence du rite comme tel. Mais la conception que l’on se fait de la consécration et l’usage qui lui est réservé dans la pratique appellent, à notre avis, de sérieuses réserves. C’est là tout le sens de notre point d’interrogation. De nouvelles orientations paraissent nécessaires pour refaire de ce rite une institution « vivante » et lui restituer le sens qu’il avait à l’origine.

Nous n’avons nullement l’intention de fournir une réponse précise aux difficultés soulevées par la consécration des vierges telle qu’elle est pratiquée à l’heure actuelle. Nous voudrions simplement attirer l’attention sur les problèmes qu’elle pose et ouvrir le dialogue en vue d’une fructueuse recherche.

Le premier point qui mérite attention concerne le sens de la consécration et ses relations avec l’acte de la profession religieuse, car il semble bien que depuis le XVe siècle l’orientation en a été faussée. En ce domaine, l’élément humain a pris le dessus sur l’élément divin ; l’élément subjectif sur l’élément objectif. Dans l’acte qui marque l’entrée dans la vie religieuse, tout a été centré sur la personne qui fait le don d’elle-même ; Dieu est, pour ainsi dire, relégué au second plan. C’est à la personne humaine que l’on demande de prendre ses responsabilités ; Dieu n’intervient plus qu’à titre accessoire.

En raison de ce changement d’orientation, on a séparé, d’une façon quasi définitive, l’acte de la profession religieuse et la consécration. Alors qu’autrefois, en règle générale, la consécration accompagnait ou suivait la profession religieuse, elle devint, à partir du XVe siècle, une cérémonie rare ; elle tomba pratiquement dans l’oubli. Effectivement, dans la nouvelle mentalité, le rite de la consécration n’avait plus de place. Il était un acte superflu ou du moins surérogatoire ; nous dirions volontiers un luxe.

Le grand canoniste espagnol Augustin Barbosa écrivait dans son ouvrage Jus Ecclesiasticum, paru en 1634, que de son temps il n’était plus guère d’usage de consacrer les vierges [1]. Cinquante ans plus tard, le canoniste français Louis Thomassin faisait la même remarque : « Il est étonnant, notait-il dans son Ancienne et nouvelle Discipline de l’Église, que la consécration des vierges par les évêques, autrefois si solennelle et si célèbre dans les monuments de l’antiquité ecclésiastique, ait pu s’évanouir de manière qu’il n’en reste presque aucun vestige » [2]. La pratique de la consécration çà et là aux XVIIe et XVIIIe siècles constituait une curiosité archéologique que l’on se plaisait à relever. Les historiens de la liturgie devaient déployer toute leur érudition pour découvrir des cas de consécration concernant les vierges, et les exemples qu’ils signalaient passaient pour des événements extraordinaires. Dans l’ensemble, la pratique était devenue désuète [3].

C’est dans la seconde moitié du XIXe siècle seulement que l’on s’est efforcé de faire revivre, en quelques endroits privilégiés, le rite de la consécration. Dom Guéranger en fut l’initiateur en 1868 à l’abbaye Sainte-Cécile de Solesmes ; grâce à lui, les consécrations furent remises en honneur dans les monastères de l’Ordre de saint Benoît et dans quelques autres instituts de religieuses. Au début du XXe siècle, de rares prélats, entre autres le cardinal de Cabrières, évêque de Montpellier, le cardinal Mercier, évêque de Malines, Mgr Mermillod, évêque de Genève, avaient même repris l’antique usage qui consistait à conférer la consécration à des personnes qui avaient fait vœu de chasteté perpétuelle et qui continuaient à vivre, isolées, dans le monde. Mais il ne s’agissait, en tout cela, que d’initiatives privées. Et la Congrégation des Religieux fit même savoir, le 25 mars 1927, que le Saint-Siège ne tenait pas à ce que les évêques confèrent la consécration à des personnes vivant dans le monde, comme cela s’était pratiqué autrefois [4].

Il a fallu attendre l’année 1950 pour trouver un encouragement officiel de la part de l’autorité pontificale en faveur de l’ancien rite de la consécration. C’est en effet à Pie XII que nous devons le véritable regain d’intérêt que l’on porte, à l’heure actuelle, à la consécration des vierges. Dans la Constitution Sponsa Christi, du 21 novembre 1950, qui s’adressait aux moniales, le pape invitait, implicitement, toutes les communautés (de moniales), qui ne l’avaient pas encore fait, à reprendre le rite solennel de la consécration, qu’il considérait comme « un des plus beaux monuments de la liturgie ancienne » [5]. Mais en même temps qu’il prodiguait ces encouragements, Pie XII apportait une restriction à l’usage du rite : par la même Constitution, il réservait la consécration aux moniales proprement dites [6], c’est-à-dire aux religieuses des monastères dans lesquels on émettait des vœux solennels ou dans lesquels, d’après leur institut, on aurait dû émettre de tels vœux [7].

De la sorte, la consécration devenait, en droit, un privilège des instituts religieux à vœux solennels. Les religieuses des congrégations à vœux simples, même après la profession perpétuelle, n’étaient pas habilitées à recevoir la consécration. Sans doute, depuis l’initiative prise par dom Guéranger avec la permission du Saint-Siège, la pratique de la consécration avait été, en fait, limitée aux instituts à vœux solennels. Néanmoins, il n’existait pas de disposition canonique générale qui faisait de la consécration un droit des religieuses appartenant aux anciens Ordres, à l’exception des membres des congrégations et des instituts fondés à l’époque moderne. Or la Constitution Sponsa Christi contient une disposition de ce genre ; en excluant de la consécration les religieuses professes à vœux simples et en réservant ce rite aux moniales, elle érige en règle de droit la situation de fait créée à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe.

Ainsi, Pie XII a accentué la séparation qui existait en fait depuis le XVIe siècle entre la profession religieuse comme telle et la consécration. Sans doute, n’a-t-il pas voulu, ni recherché une telle conséquence ; bien au contraire, il était animé des meilleures intentions en réservant la consécration aux moniales. Il ne se rendait certainement pas compte que, ce faisant, il élargissait le fossé entre ce que nous avons appelé l’élément subjectif et l’élément objectif dans l’acte de donation des religieuses. Et pourtant c’est le résultat auquel aboutit logiquement le fait de n’admettre à la consécration qu’une catégorie de religieuses et d’en exclure les autres. On donne à croire par là que, dans la vie religieuse la consécration constitue un élément surérogatoire, un luxe comme nous disions. L’unique élément qui importe est l’acte réalisé par la religieuse, l’acte de la profession. Qu’on le veuille ou non, on donne bien la priorité à l’élément subjectif. L’autre élément, la part de Dieu que nous appelons l’élément objectif, paraît superflu, puisqu’il n’est pas requis par toute véritable vie religieuse ; il n’intervient que pour rehausser l’éclat de la profession des moniales.

Il importe donc de s’interroger à nouveau sur le sens de la consécration et de sa relation avec la profession religieuse. Vue de façon un peu schématique, la consécration est l’acte de Dieu ; la profession est l’acte de la créature. Dans la consécration, Dieu prend possession de la personne, tandis que dans la profession, c’est la personne humaine qui s’offre à son Créateur. Dieu est actif dans la consécration, et la créature l’est dans la profession. Pour cette raison, nous voyons dans la profession l’élément subjectif et dans la consécration l’élément objectif de cette réalité qu’est l’accession à la vie religieuse. Les deux éléments sont nécessaires et indispensables. La vie religieuse ne se conçoit pas sans l’acte personnel du don de soi qui se traduit dans la profession, puisqu’il s’agit du choix d’une voie de perfection, qui ne s’impose pas à tous ; mais elle ne se conçoit pas, non plus, sans la part de Dieu qui, de son côté, accepte le don et accorde une participation plus intense à ses grâces.

Les deux éléments, le subjectif et l’objectif, forment un tout inséparable et se traduisent l’un dans l’acte de la profession et l’autre dans la consécration. D’ailleurs, dans tous les actes de la vie chrétienne, l’élément objectif, c’est-à-dire la part prise par Dieu, est essentiel. Pourquoi en serait-il autrement dans l’acte d’accession à la vie religieuse ? Dans l’antiquité, la consécration constituait pour la vierge chrétienne l’élément pratiquement indispensable à l’entrée dans la vie religieuse. Cela est si vrai que nous n’avons guère de renseignement sur l’acte de l’engagement lui-même, tandis que nous trouvons de nombreuses indications sur le rite de la consécration. C’est bien plus tard que l’accent a été mis sur l’élément subjectif, sur l’élément personnel, et on a fini par tellement insister sur ce point qu’on a pratiquement abandonné l’élément objectif, la part prise par Dieu, pour ne retenir que l’élément subjectif. Ce changement d’orientation s’est traduit dans les faits de la manière que nous avons indiquée plus haut ; dans les instituts religieux, à de rares exceptions près, le rite de la consécration a disparu et seul est resté l’acte de la profession. La part personnelle est devenue l’élément primordial, on peut dire l’élément unique, dans l’acte d’accession à la vie religieuse ; la part de Dieu, qui se manifeste dans le rite de la consécration, a été complètement négligée. Le pape Pie XII s’est efforcé de la remettre en honneur par la Constitution Sponsa Christi, mais sans le vouloir il a mis en relief, de façon plus manifeste encore, le caractère surérogatoire de la consécration.

Il conviendrait donc de redonner à la consécration sa véritable place dans l’accession à la vie religieuse. À notre avis, elle devrait faire partie de toute cérémonie de profession perpétuelle. Elle ne serait plus un privilège des Ordres à vœux solennels. Sans doute faudra-t-il adapter l’actuelle cérémonie de la consécration, longue et compliquée, qui figure au Pontifical romain, et trouver un moyen d’y introduire l’émission des vœux propres à chaque institut. Il ne s’agit là que de questions d’ordre pratique, auxquelles il est facile de trouver une solution ; on les a déjà résolues dans quelques monastères de moniales. Mais il y a d’autres difficultés, plus sérieuses, que soulève cette proposition et sur lesquelles il paraît nécessaire d’insister quelque peu.

Une première difficulté vient du fait que la consécration paraît lier la religieuse de manière plus intense que la simple cérémonie de la profession, telle qu’elle se pratique à l’heure actuelle. De la sorte, craint-on, on augmentera encore les scrupules des religieuses qui, un jour, ne se sentiraient plus à leur place dans l’état religieux et solliciteraient, avec la dispense des vœux, le retour à la vie laïque. L’objection est sérieuse, et nous y sommes très sensible. Elle est faite par des prêtres qui sont mêlés de très près à la vie des instituts religieux et qui savent les drames intimes que connaissent de nos jours – ce n’est un secret pour personne – un nombre croissant de religieuses. Aussi ces prêtres estiment-ils qu’il ne semble pas opportun d’ajouter à la profession une cérémonie de consécration ; ils craignent d’accroître par là les embarras des religieuses en difficulté de vocation. Le retour à la vie laïque leur deviendra encore plus pénible, sans oublier que des pressions plus fortes pourront être exercées sur elles pour les inciter à rester dans l’état religieux. A l’infidélité au vœu s’ajoutera l’infidélité à la consécration.

Comme nous l’avons dit, l’objection vaut d’être prise en sérieuse considération. Personnellement, nous nous refuserions à préconiser toute initiative qui pourrait augmenter, de façon quelconque, les scrupules d’une religieuse et mettre une entrave supplémentaire à sa liberté le jour où, pour des raisons graves, elle ne se sentirait plus à l’aise dans son état. Si tel devait être l’effet de la consécration ajoutée à la profession perpétuelle, nous serions formellement opposé à l’institution. Mais la difficulté peut être résolue.

À notre avis, la consécration ne devrait pas créer d’entrave supplémentaire aux religieuses, mais plutôt renforcer leur confiance en Dieu et, par là même, leur liberté. Il suffira de le leur expliquer clairement. Si on admet que les religieuses puissent renoncer, exceptionnellement, à leur état après la profession, à plus forte raison dirions-nous, doit-il en être ainsi après la consécration. En effet, par la profession, la religieuse s’engage personnellement à l’égard de Dieu ; elle, seule, prend ses responsabilités. Dieu accepte le don qu’elle Lui fait. Si la religieuse renonce à son état, elle devient infidèle à sa parole ; elle renie, pour ainsi dire, son propre engagement. Or, en stricte conscience, elle ne peut reprendre la foi donnée à Dieu. Pourtant, en fait, l’Église autorise, pour des raisons graves, des religieuses à quitter leur institut, à se considérer comme libérées des obligations contractées par la profession et à reprendre, en toute tranquillité de conscience, la vie laïque.

On sait quel problème pose à l’Église le fait de délier une créature humaine de l’engagement que celle-ci a pris personnellement à l’égard de Dieu. Les théologiens et les canonistes du moyen âge ont mis en œuvre toute leur sagacité pour justifier le pouvoir de dispense du Pontife romain. Il s’agit, en effet, pour le pape de s’interposer entre Dieu et la créature humaine et de dégager celle-ci des obligations qu’elle a contractées envers son Créateur. Les auteurs du droit classique ont tourné la difficulté : ils ont admis que toutes les personnes qui s’engagent dans l’état religieux en émettant des vœux, le font sous la condition ou avec la restriction que le pape y consente et qu’il puisse les délier de leurs obligations le jour où il le jugera utile et nécessaire. Les auteurs contemporains ne justifient pas autrement le pouvoir du Souverain Pontife. C’est sur cette condition implicite, imaginée au moyen âge, que se fonde, encore à l’heure actuelle, l’autorité ecclésiastique, quand elle dispense des vœux. Peu de religieuses sans doute connaissent la clause implicite, qui est ainsi mise à leur vœu ; on ne leur en a jamais parlé. En le faisant, on eût, à plus d’une, évité bien des tourments.

Mais s’il est possible d’imaginer l’addition d’une telle clause au vœu, à plus forte raison doit-on l’admettre pour la consécration bien qu’elle soit, elle aussi, de soi irrévocable ; car, dans l’acte de la consécration, la religieuse ne s’engage pas personnellement de la même manière qu’elle le fait lors de la profession. En prononçant les vœux, elle se lie directement à l’égard de Dieu et engage sa responsabilité ; elle a un rôle actif, tandis que dans la consécration son rôle est, pour ainsi dire, passif. C’est Dieu, ou l’Église, à la place de Dieu, qui prend la responsabilité d’admettre une personne parmi celles qui ont choisi la voie de la perfection évangélique.

L’Église devrait pouvoir ajouter une condition à la consécration bien plus aisément qu’à la profession. Nous admettrions volontiers que l’on appose à toute consécration la clause ou restriction suivante : la prise en possession de la part de Dieu réalisée par la consécration vaut aussi longtemps que la religieuse se jugerait en mesure de mener une vie conforme à l’idéal exigé par la consécration. Le jour où elle estimerait qu’en conscience elle n’est plus capable de répondre à son idéal, l’Église admet qu’elle n’était pas faite pour l’engagement définitif et au nom même de Dieu elle lui rendrait sa liberté. Il va sans dire qu’une telle décision ne pourra pas être prise à la légère ; elle devra être fondée sur des motifs de conscience graves et durables, soumis à l’appréciation de l’autorité ecclésiastique.

Pour éviter cependant les inconvénients que redoutent, à juste titre, certains prêtres chargés de la pastorale des religieuses et que nous avons signalés plus haut, il conviendrait de bien informer les intéressées de la clause apposée à la réception de la consécration. On devrait faire aux supérieures une obligation stricte d’accomplir cette tâche d’information auprès des candidates. Ainsi, il n’y aurait aucun danger d’augmenter l’anxiété des âmes délicates ; celles-ci, bien au contraire, envisageraient l’avenir avec une confiance et une liberté accrues.

Notre suggestion soulève une seconde difficulté plus spécieuse du fait que la consécration, telle qu’elle nous a été transmise depuis l’antiquité, est réservée aux « vierges » : le titre du cérémonial porte bien Consecratio virginum. Or, nous estimons que la consécration doit être accessible à toutes les femmes désireuses de s’engager dans la voie de la perfection évangélique à l’intérieur d’un institut religieux [8].

La règle, qui fait de la consécration un privilège des vierges, comporte un double inconvénient. Tout d’abord, elle attache une valeur excessive à un élément strictement physiologique ; car il faut bien le dire, si on voulait être tout à fait logique, seules les femmes qui jouissent de l’intégrité physique – il est question dans le Pontifical romain de carnis integritas – pourraient recevoir la consécration. Toutes les autres, qui pour une raison quelconque auraient perdu cette intégrité, en seraient exclues. En poussant les choses à l’extrême, on aboutirait à des situations pour le moins curieuses : une jeune fille, qui par suite d’une intervention chirurgicale aurait perdu son intégrité physique, ne devrait pas être admise, en principe, à la consécration. Certes, il ne viendrait jamais à l’esprit d’un prélat, ni d’une supérieure d’écarter de la consécration une telle personne. Mais quelle décision prendra-t-on à l’égard d’une jeune fille qui a perdu son intégrité physique à la suite d’un viol ou de celle qui, une fois dans sa vie, a pu connaître un moment de faiblesse ? Sans doute, même pour ces cas, on se montrera indulgent et compréhensif. Mais il ne s’agit ni de compréhension, ni d’indulgence. La difficulté est d’un autre ordre ; elle se situe sur un tout autre plan. Nous nous trouvons en présence d’un problème de conscience extrêmement délicat. En effet, d’après la pratique actuelle, il paraît bien qu’on ne pose pas de question sur ce point aux candidates à la consécration, bien que les rubriques du Pontifical romain le prévoient : « Le Pontife... s’enquiert... en privé auprès de chacune sur son comportement, sa décision et son intégrité physique. » On s’en remet à leur conscience. C’est là précisément que peut surgir le drame intime, qu’il faut à tout prix éviter.

Prenons le cas d’une religieuse engagée dans un institut où, en principe, on confère aux professes des vœux perpétuels la consecratio virginum. La candidate, pour une des raisons secrètes indiquées plus haut, n’est pas vierge au sens strict du terme. Le jour où se pose la question de sa consécration, elle se voit mise devant l’alternative de renoncer à la consécration, ou de l’accepter en assumant le risque d’interpréter, dans un sens large, la condition de virginité exigée. Dans le premier cas, elle s’expose à des jugements malveillants ; or, il y a un principe de droit naturel selon lequel nul n’est tenu de se diffamer. Dans le second cas, rien ne nous garantit que si elle n’est pas d’une trempe exceptionnelle cette âme ne sera pas, tôt ou tard, prise de scrupule. Certes, elle peut recourir au confesseur, qui sera à même d’apaiser son trouble. Mais il s’agit là de questions tellement délicates que mieux vaut couper court jusqu’à la possibilité qu’elles deviennent sujet d’inquiétude.

Autant de raisons qui déconseillent de faire de la virginité le critère pour l’octroi de la consécration. Mais il y en a d’autres. En effet, pour quel motif exclurait-on de la consécration les femmes mariées, qui après la mort de leur époux veulent se vouer à Dieu dans la vie religieuse ? Certes, le Christ a prôné la virginité, mais non la virginité purement matérielle ; il avait en vue la virginité d’âme, c’est-à-dire le don de soi à Dieu sans partage. Son message est fondé sur l’importance de l’état intérieur et sa prédication s’opposait, sur ce point, à celle des pharisiens, qui enseignaient la fidélité à des actes rituels. Le Christ a prêché une fidélité d’âme à Dieu. A cet égard, la femme, dont le mari est décédé et qui est dégagée, nous l’admettons, de toute responsabilité familiale, se trouve dans la même disponibilité que celle qui n’a jamais été mariée. Cela personne sans doute ne le conteste. Un point plus délicat est celui du symbolisme de la consécration. On sait que la conception générale de la consécration est fondée sur l’idée de mariage : la vierge est l’épouse du Christ. Le symbolisme de la sponsa Christi constitue, pour ainsi dire, le fil d’Ariane de la liturgie de la consécration.

Génériquement, le thème n’est pas nouveau ; il remonte même à l’Ancien Testament. Les auteurs sacrés avaient l’habitude de présenter les rapports de Dieu avec son peuple sous le symbole des relations d’époux à épouse. Le Cantique des Cantiques, en particulier, offre un exemple frappant de ce symbolisme. Le thème est repris par le Nouveau Testament ; saint Paul, notamment, l’applique au Christ et à l’Église (Ep 5,25-32). C’est sous cette forme qu’il a passé dans la Tradition. Les Pères l’exploitèrent fréquemment et furent amenés de la sorte à ébaucher toute une théologie de l’Église. De bonne heure, le thème de l’épouse fut transposé de l’Église à la vierge chrétienne. Il désigna, dès lors, en plus des relations du Christ et de l’Église, celles qui unissent le Christ et la jeune fille ayant fait profession de continence perpétuelle. La vierge chrétienne se trouve ainsi à l’égard du Christ dans la situation d’une épouse ; son état est assimilé à l’état matrimonial. Aussi les lois qui régissent l’amour de l’homme et de la femme sont-elles appliquées, toute proportion gardée, à l’union de la vierge et du Christ : unité, fidélité, indissolubilité. Et la cérémonie par laquelle la vierge entre dans cet état d’épouse du Christ est considérée comme une cérémonie de mariage. Les tout premiers documents, qui font allusion à la consécration lui prêtent déjà cette signification et, par la suite, on accentuera encore l’analogie entre les deux cérémonies.

On ne voit pas pourquoi refuser à la consécration le symbolisme du mariage, quand on la confère à des personnes qui n’ont plus l’intégrité physique. L’essentiel est qu’au moment de s’engager ces personnes soient libres de tout lien humain et qu’elles aient, à l’égard du Christ, la disponibilité d’âme requise d’une véritable candidate à la consécration. C’est donc une orientation quelque peu différente de l’ancienne conception qui s’imposerait : la liberté de tout lien humain et la disponibilité totale à l’égard du Christ feraient place à l’intégrité physique. D’ailleurs c’est bien sur ces éléments qu’avaient insisté les textes liturgiques jusqu’au XIIIe siècle. Les formules qui accompagnaient la remise de l’anneau et de la couronne mettaient l’accent sur le symbolisme matrimonial : l’anneau et la couronne étaient les emblèmes de la mariée, en l’occurrence de l’épouse du Christ. Sous la plume des liturgistes romains du XIIIe siècle, les formules changent : elles prônent l’excellence de la virginité et passent sous silence l’idée du mariage. L’anneau et la couronne deviennent l’emblème de la virginité au lieu d’insignes nuptiaux, qu’ils représentaient dans les pontificaux précédents.

Il reste deux difficultés, que peut soulever en pratique notre suggestion de conférer la consecratio virginum à toutes les candidates à la profession perpétuelle. Ces difficultés sont suscitées par les deux termes de « vierges » et de « consécration ».

Le cérémonial actuel est dénommé : Consécration des vierges. Il va sans dire que dans la nouvelle conception il faudrait remplacer l’expression « vierges » par un autre terme, qui, sans négliger l’élément matériel, souligne davantage une attitude spirituelle. Il semble que le terme de « religieuse » conviendrait fort bien : on parlerait de consécration des religieuses, et non plus de consécration des vierges De la sorte, on exclurait toute ambiguïté et tout malentendu.

Le terme « consécration » présente une difficulté plus sérieuse. Certains auteurs insistent pour que, dans la nouvelle édition du Pontifical romain, on écarte ce terme et qu’on le remplace par celui de bénédiction, qui est plus juste du point de vue technique.

En effet, dans le Pontifical actuel, notre cérémonie porte le double titre : Bénédiction et consécration des vierges (De benedictione et consecratione virginum). Le caractère insolite de ce titre ne fait pas de doute. L’emploi des deux termes de consécration et de bénédiction ne résiste pas à la critique. Il est facile de trouver l’origine de ce double titre ; elle remonte au XIIIe siècle [9].

Pendant longtemps, la terminologie était flottante : la cérémonie était dénommée indifféremment consécration (consecratio), bénédiction (benedictio) ou « vélation » (velatio), en raison de la remise du voile, qui constituait à l’origine l’élément essentiel du rite. Nous rencontrons les trois termes consecratio, benedictio ou velatio dès le IVe siècle pour désigner la cérémonie, et ils restent tous les trois en usage jusqu’après le Xe siècle [10] Les liturgistes romains du XIIe siècle s’en tiendront pour désigner notre rituel soit au terme de benedictio, soit au terme de consecratio ; ils abandonneront le troisième terme, celui de velatio. L’abandon de cette dénomination vient sans doute du fait qu’à la remise du voile, qui avait été primitivement l’unique rite, se sont ajoutés, au Xe siècle, d’autres éléments : l’anneau et la couronne [11] Dès lors, le terme de velatio ne traduisait plus de façon adéquate la cérémonie telle qu’elle se pratiquait à partir de cette époque. En revanche, les deux autres dénominations, consecratio et benedictio, continuent à être utilisées, comme par le passé, de façon équivalente. On trouve dans les recueils liturgiques du XIIe et du XIIIe siècle, indifféremment, le terme de consecratio et celui de benedictio. Il ne semble pas que les auteurs de ces textes se laissent guider par un choix raisonné, quand ils utilisent le terme de consecratio au lieu de benedictio ou vice versa. Le choix ne paraît nullement motivé. Ainsi, pendant deux siècles, les liturgistes romains hésitent entre les deux dénominations : consecratio et benedictio, et emploient, de façon arbitraire, l’une ou l’autre.

Cette situation fournit la clé du double titre qui figure dans le Pontifical actuel : De benedictione et consecratione virginum. La paternité en revient à Guillaume Durand.

Entre les années 1292 et 1295, Guillaume Durand, évêque de la petite ville de Mende, élabora un pontifical qui devait connaître un succès exceptionnel. Pour son pontifical, l’évêque de Mende réunit les éléments les plus nombreux qu’il lui fut possible de découvrir chez ses prédécesseurs. Pour certaines parties des cérémonies, il se trouvait en présence de deux traditions différentes. Plutôt que de choisir, il résolut de les maintenir toutes les deux. Ce fut, entre autres, le cas pour le titre du cérémonial de la consécration des vierges : ses prédécesseurs avaient adopté les uns le terme de consecratio, les autres celui de benedictio. Selon sa manière de procéder, Guillaume Durand n’opéra pas un choix entre les dénominations que lui offraient les anciens rituels. Il retint les deux termes, sans même laisser au lecteur l’alternative entre l’une et l’autre dénomination ; il relia les termes, non pas par la particule ou (sive), mais par la particule et (et) ; si bien que, dans son Pontifical, la cérémonie était intitulée : De benedictione et consecratione virginum [12].

Le Pontifical de Guillaume Durand était plus parfait que toutes les recensions précédentes. Aussi la plupart des évêques finirent-ils par l’adopter, et quand à la fin du XVe siècle, Agostino Patrizi Piccolomini fut chargé par le pape Innocent VIII de faire une édition officielle du pontifical, il prit pour modèle le texte de Guillaume Durand. Ainsi, le Pontifical de l’évêque de Mende devint le livre officiel de l’Église.

L’édition de Piccolomini fut imprimée à Rome en 1485. À part quelques petites modifications, le cérémonial de la consécration des vierges qui figure dans le Pontifical officiel reproduit le texte de l’évêque de Mende. Le titre notamment n’a pas subi de modification. Il est conforme au modèle ; il reprend la double formule employée par Guillaume Durand : De benedictione et consecratione virginum. Toutes les éditions postérieures du Pontifical romain, y compris l’édition de Léon XIII (1888) encore en vigueur à l’heure actuelle [13], reproduisent le double titre que portait notre rituel dans le Pontifical de l’évêque de Mende.

À notre avis, la solution adoptée par Guillaume Durand avait été parfaitement raisonnable pour l’époque. Aucune des deux dénominations n’avait d’arguments péremptoires en sa faveur. En maintenant et en juxtaposant les deux dénominations, Guillaume Durand n’avait pas compromis l’avenir ; il avait laissé la porte ouverte pour une solution plus rationnelle que d’autres, mieux informés, pourraient trouver un jour. Bref, le titre du rituel, avec la double dénomination, n’aurait dû être qu’un titre provisoire, en attendant le choix définitif, pour lequel l’évêque de Mende ne disposait pas d’éléments suffisants. Jusqu’à l’heure présente, ce choix n’a été fait dans aucun texte officiel ; le titre « provisoire » a été maintenu pendant plus de six siècles et demi.

Cet « immobilisme » s’explique ; il ne concerne pas que le titre, mais tous les éléments de la cérémonie, qui n’ont pas subi de modifications substantielles depuis la fin du XIIIe siècle. Nous n’en sommes nullement surpris. Personne n’éprouve le besoin de modifier un cérémonial tombé en désuétude : c’est le cas, comme nous l’avons signalé, pour le cérémonial de la consécration des vierges à partir du XVe siècle.

Redevenue une institution « vivante », la consécration commence, de nouveau, à intéresser les liturgistes et tous ceux qui ont la charge spirituelle de religieuses dans les couvents ; sans parler, évidemment, des religieuses elles-mêmes, premières intéressées. Aussi est-il certain que, dans une nouvelle édition du Pontifical romain, on ne se contentera pas de reprendre le texte de l’ancien rituel. Cependant, tout changement que l’on apportera à l’ancien texte devra être soigneusement pesé et justifié. Nous avons montré ce qu’avait d’insolite le titre de la cérémonie ; nous en connaissons les raisons et l’origine. Une modification, plus exactement un choix, paraît s’imposer ; car nous ne croyons pas qu’on puisse recourir à une troisième dénomination, qui permettrait d’éviter le choix. On pourrait, en effet, imaginer le terme de Sanctification ; mais ce terme semble trop vague pour qu’on puisse le retenir. Il ne reste donc que les deux vocables de bénédiction et de consécration, entre lesquels il faudra opérer un choix.

La tentation pourrait être grande d’écarter le terme de consecratio pour ne retenir que celui de benedictio ; nous craignons que des « puristes » ne cèdent à la tentation [14]. Certes, ils ne seront pas en peine d’arguments. À l’heure actuelle, les termes consecratio et benedictio ont une signification précise dans le langage technique des liturgistes et des canonistes ; ils ne sont pas synonymes, mais répondent à des concepts nettement définis, si bien qu’on ne peut pas, comme autrefois, les utiliser de façon indistincte.

La consecratio est un rite sacré qui prévoit l’usage de saintes huiles sous la forme d’onctions (ainsi en est-il pour la consécration des calices, des patènes, des pierres d’autel), tandis que la benedictio comporte uniquement des formules de prières. À nous en tenir à ces dispositions, aucun doute n’est possible : le rite sanctificateur des religieuses fait partie de la catégorie des bénédictions, puisqu’il ne comporte pas d’onction d’huile sainte. À prendre ces textes au pied de la lettre, la difficulté est résolue ; on n’a pas le choix. Il faut absolument se prononcer pour le terme de benedictio ; en maintenant au rite la dénomination de consecratio, on risque d’entretenir des confusions. Par conséquent, lors de la révision de la première partie du Pontifical, il faudrait éliminer le terme de consecratio ; au lieu du double titre : De benedictione et consecratione virginum, qui figurait dans le Pontifical depuis le XIIIe siècle, le cérémonial devrait porter la simple mention : De benedictione virginum.

En adoptant cette solution, on sauvegarderait l’harmonie du vocabulaire liturgique et canonique. Mais en éliminant le terme de consecratio pour ne retenir que celui de benedictio, ne risque-t-on pas de compromettre, de façon sérieuse, le prestige dont ce rite sanctificateur avait joui autrefois et qu’il a retrouvé à l’heure actuelle ? Il s’agit bien d’autre chose que d’une simple bénédiction ; par ce rite, une personne devient, pour ainsi dire, « la chose de Dieu » ; elle devient sacrata, pour employer une expression familière à saint Ambroise [15]. Nous sommes en présence d’un acte solennel qui dépasse le cadre de la simple benedictio. La comparaison avec d’autres rites le montre de façon manifeste. La liturgie connaît bien pour un simple lieu destiné au culte, telle une église, un double mode de sanctification : un mode solennel, qui est la consécration, et un mode simple, qui est la bénédiction. Pourquoi n’admettrait-on pas pour la sanctification d’une personne humaine un mode solennel, alors que la liturgie le prévoit pour un édifice de pierres ? On répliquera : le mode solennel de la sanctification d’une église est appelé consécration, parce que le rite liturgique prévoit l’usage d’huile sainte. Or le rite sanctificateur des religieuses ne comporte pas d’onction. Nous ferons à cette objection une double remarque.

Nous ne croyons pas qu’on ait le droit de sacrifier le prestige d’une institution à une technique canonique ou liturgique. Ce serait mal comprendre le droit canonique et la liturgie. Les valeurs spirituelles qui sont en jeu revêtent une importance trop grande, à notre avis, pour qu’on puisse seulement risquer de les dévaluer. Certains nous objecteront d’attacher trop de valeur à une question de mot. Qu’est-ce que cela peut faire qu’on dénomme cette cérémonie : bénédiction ou consécration [16] ? Le changement de titre ne modifie en rien la nature du rite. En théorie c’est juste, mais du point de vue pastoral ce ne l’est pas ; par suite d’une vénérable tradition, le concept de consecratio est chargé, en l’occurrence, d’un sens profond que n’aurait pas le terme de benedictio dans l’esprit de nos contemporains. Les prêtres chargés de la direction spirituelle des religieuses dans les maisons où l’on confère la consécration, s’en rendent fort bien compte. Nous citons le passage d’une lettre que le R. P. Prieur d’une Chartreuse nous a envoyée, il y a quelque temps. À propos du cérémonial en question, nous y lisons : « La perspective de ce rite liturgique serait changée, si l’on adoptait le simple terme Benedictio. Les moniales seraient déçues de la dépréciation que l’on semblerait jeter sur l’acte par lequel l’Église les met à part pour Dieu en raison d’un don plus intégral de toute leur personne au Seigneur. »

Pour ces raisons, nous croyons qu’il faut maintenir le terme de consecratio et ne pas l’abandonner pour l’expression, plus correcte du point de vue technique, de benedictio. Il vaut mieux accepter un manque de logique dans le vocabulaire technique que de risquer une dépréciation de la cérémonie. Ce ne serait pas l’unique exemple de manque de logique que l’on rencontre dans les institutions de l’Église ; il y en a de plus graves, et nul ne songe, fort heureusement, à modifier ces institutions.

Certes, il y aurait un moyen de satisfaire aux deux exigences : la logique du vocabulaire technique et le maintien du terme consecratio. Ce serait d’introduire dans le cérémonial une onction d’huile sainte. Nous devinons la levée de boucliers que suscitera cette suggestion. A la plupart des lecteurs, elle paraîtra utopique ou exorbitante ; les lectrices, elles, seront peut-être moins choquées. Mais qu’on veuille bien réfléchir un peu. Quels motifs s’opposeraient à une innovation ? Nous n’en connaissons pas.

On ne peut pas invoquer la tradition ; car, dans ce cas, il faudrait éliminer du cérémonial tous les rites qui n’y figuraient pas à l’origine et ne conserver que la remise du voile. La tradition de l’anneau et l’imposition de la couronne sont d’origine franque ou germanique et n’ont été introduites dans le rituel qu’au Xe siècle. Si à cette époque on a jugé utile d’enrichir de nouveaux éléments, quelque peu spectaculaires, la liturgie très sobre héritée de Rome, pourquoi ne serait-il pas permis de procéder, dix siècles plus tard, à l’adjonction d’un autre élément, propre à mieux marquer le caractère « consécratoire » du rite ? De la sorte, on mettrait fin à toute équivoque : la cérémonie revêtirait le caractère d’une véritable consécration ; on traduirait dans les faits la signification profonde qu’on a toujours attachée à ce rite. L’ancienne tradition liturgique ne s’oppose donc pas à une telle innovation ; au contraire, elle l’appelle même dans une certaine mesure.

La pratique actuelle ne s’y oppose pas davantage. On emploie bien l’onction d’huile pour d’autres cérémonies que l’ordination sacerdotale : on l’utilise pour le petit enfant au baptême, pour l’adolescent à la confirmation, pour le malade près de la mort. On répliquera qu’il s’agit, en l’occurrence, de véritables sacrements. Mais il ne faut pas oublier qu’on emploie l’onction d’huile aussi à d’autres occasions. On l’utilise pour consacrer des églises, afin de marquer la solennité de l’acte et de le distinguer de la simple bénédiction. Les chrétiennes qui font don à Dieu de toutes leurs facultés d’aimer et de servir, ne seraient-elles pas dignes d’une telle onction ? En introduisant l’onction dans le cérémonial, on en soulignerait le caractère solennel et on pourrait réserver le titre de benedictio à une cérémonie plus simple, comportant un engagement moins total que celui de la consecratio. Ainsi, nous aurions deux cérémonies distinctes, qui mettraient fin à toutes les confusions précédentes : une cérémonie de benedictio et une cérémonie de consecratio. La première serait jointe à la profession temporaire, la seconde couronnerait la profession perpétuelle.

*

En guise de conclusion, nous donnerons quelques indications sur la liturgie de la consécration des vierges. Le rituel de la consécration inséré dans le Pontifical romain actuel constitue une cérémonie de grand style, harmonieusement agencée ; c’est à juste titre qu’on la considère comme un des joyaux de la liturgie catholique.

Réservée à l’évêque, la consécration des vierges n’est autorisée, comme les ordinations, qu’à certains jours de l’année ; elle est liée à la messe et a lieu après le chant du graduel. La cérémonie elle-même comprend trois parties : l’entrée solennelle des candidates avec les diverses invitations, la bénédiction des vêtements et autres objets, les prières de la consécration proprement dites, suivies de la remise des insignes.

Ce cérémonial est le résultat d’une longue évolution. Au <IVe siècle, époque à laquelle remontent les premiers témoignages précis d’un tel rite, la consécration se faisait à Rome d’une manière très simple : une courte oraison, suivie d’une longue prière eucharistique, et la remise du voile constituaient toute la cérémonie. Elle était calquée sur la liturgie primitive du mariage, qui se ramenait à une prière de bénédiction et à l’imposition du voile. Au Xe siècle, la simplicité du rituel romain a fait place, en pays franc, à un rite majestueux. L’oraison, suivie de la prière eucharistique, et l’imposition du voile, qui formaient le cérémonial romain, sont désormais encadrées de nombreux rites, qui font de la consécration un véritable drame liturgique. Le cérémonial franc du Xe siècle recevra encore quelques additions auXIIe et au <XIIIe siècle en milieu romain, pour recevoir pratiquement sa forme définitive à la fin du XIIIe avec l’évêque de Mende, Guillaume Durand.

Mais le développement de notre cérémonial ne s’est pas fait au hasard. Le rituel du mariage et, secondairement, le cérémonial des ordinations ont fourni aux liturgistes les sources d’inspiration. C’est en s’appuyant sur la liturgie du mariage et, accessoirement, sur la liturgie des ordinations que le rituel de la consécration s’est développé et enrichi d’éléments nouveaux. Le choix de la plupart des rites qui ont été successivement ajoutés à notre cérémonial, notamment la remise de l’anneau et l’imposition de la couronne, a été dicté par le désir d’accentuer l’analogie de la consécration et des épousailles humaines.

On pourrait comparer l’évolution du rituel de la consécration à celle de l’architecture religieuse. A l’origine, notre cérémonie ressemble aux constructions sobres que seront les édifices romans. Elle s’enrichit de nombreux éléments à partir du Xe siècle, si bien qu’elle préfigure la forme des édifices gothiques aux lignes harmonieuses. Elle se compliquera quelque peu dans la suite et annonce finalement l’aspect des monuments baroques, qui ne manquent pas de charme. Sans qu’il y ait parfaite concordance chronologique, nous assistons, dans les deux cas, au même mouvement de fond : la présence divine d’abord prédominante tend à faire place à l’élan humain vers les hauteurs, qui s’achève en ivresse mystique.

Au moment où l’on révise le Pontifical romain, la question se pose de savoir quel aspect on donnera au cérémonial de la consécration des vierges : lui conservera-t-on sa forme baroque, en se contentant de rectifier quelques lignes ou le dépouillera-t-on de toutes ses ajoutes ultérieures pour le ramener à l’aspect primitif, à la forme sobre et dépouillée qu’il avait à l’origine : une oraison, suivie de la belle prière eucharistique du Sacramentaire dit léonien [17] ; et la remise du voile ? Les deux conceptions se justifient et trouveront des adhérents. Mais le retour à la simplicité primitive paraît plus conforme à la tendance actuelle. De toute façon, la cérémonie devra être bien intégrée dans la célébration eucharistique, comme le prévoyait d’ailleurs le Pontifical romain.

7, rue Charles-Bergmann
61-Strasbourg (France)

[1Livre I, c. 44, n° 21 ; dans l’édition de Lyon, 1718, p. 652.

[2Édit. André, Bar-le-Duc, 1864-1867, t. III, p. 163 ; la première édition avait paru en 1678-1679.

[3D’après Mgr J. Nabuco (Pontificalis romani expositio juridico-practica, t. I, Petropoli (Brasilia), 1945, p. 473, note 245), les religieuses de la Chartreuse auraient été l’unique Ordre à maintenir, sans cesse, dans les monastères la pratique de la consécration. Nous ne saurions dire dans quelle mesure l’affirmation de Mgr Nabuco répond à la réalité ; il ne nous a pas été possible de la contrôler.

[4Voir le texte du décret de la Congrégation des Religieux dans les Acta Apostolicae Sedis, t. 19, 1927, p. 138-139 ; R. C. R., 1927, p. 97-98.

[5A. A. S., t. 43, 1951, p. 5-6 ; R. C. R., 1951, p. 47.

[6Constitution Sponsa Christi, Statuta generalia, art. III, §3 : « Les formules solennelles anciennes de la consécration des Vierges, contenues dans le Pontifical Romain, sont réservées aux moniales » (A. A. S., t. 43, 1951, p. 16 ; cf. R. C. R., 1951, p. 56). Pour éviter toute équivoque, le texte de la Constitution a longuement précisé la signification juridique de l’expression « Moniales ».

[7Pour comprendre cette dernière clause, il faut se rappeler que le Saint-Siège avait autorisé les religieuses de certains monastères dont les constitutions prévoyaient les vœux solennels, à se contenter des vœux simples ; la concession avait été motivée par des raisons d’ordre pratique (économique), notamment en France et en Belgique à la suite du concordat de 1801. Ces religieuses professes à vœux simples sont comprises dans l’appellation de Moniales, d’après les explications fournies par la Constitution Sponsa Christi.

[8Nous n’abordons pas, ici, le problème de la consécration des personnes vivant, isolées, dans le monde ; la pratique de conférer la consécration à de telles personnes était courante jusqu’au Xe siècle. Et nous avons dit plus haut qu’au début du siècle certains évêques avaient remis en honneur l’ancienne pratique.

[9Pour une étude détaillée de la question, avec toutes les références, voir : R. Metz, « Benedictio sive consecratio virginum ? » dans Ephemerides liturgicae, t. 80, 1966, p. 265-293.

[10Au XIIe siècle, on trouve aussi le terme de ordinatio ; mais cette expression a été utilisée de façon passagère seulement, si bien qu’elle ne mérite pas de retenir l’attention, cf. R. Metz, « Benedictio sive consecratio virginum ? », loc. cit., p. 284-285.

[11L’évolution du cérémonial depuis les origines a été décrite, dans ses moindres détails, dans l’ouvrage : R. Metz, La consécration des vierges dans l’Église romaine, Paris, Presses universitaires de France, 1954, in-8°, 501 p.

[12Pontificale G. Durandi, lib. I, c. XXIII ; édit. M. Andrieu, Le Pontifical romain au Moyen Age, t. 3, Le Pontifical de Guillaume Durand, Rome, 1940, p. 411, dans la coll. « Studi e Testi » de la Bibliothèque Vaticane, t. 88.

[13Sur les trois parties du Pontifical romain, seule la deuxième partie a fait jusqu’ici l’objet d’une révision officielle ; le cérémonial de la consécration des vierges ne figure pas dans la partie révisée. Cependant, récemment, on a annoncé qu’un schéma était prêt, qui contenait de nouveaux rites pour la profession religieuse (L’Osservatore Romano, 21-22 octobre 1968, p. 2) ; mais le texte de ce schéma n’a pas encore été rendu public. Il ne nous a évidemment pas été possible d’en tenir compte dans la rédaction de ces pages.

[14Le Père H. Hofmeister s’est prononcé pour le terme de benedictio ; cf. Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, t. 72, Kanonistische Abteilung, t. 41, 1955, p. 444-445.

[15Cf. R. d’Izarny, « Mariage et consécration virginale au IVe siècle », dans Supplément de La Vie Spirituelle, t. VI, n° 24, Paris, 1953, p. 107.

[16Dans certains idiomes, la question ne pose pas de problème ; ainsi, en allemand, le même terme Weihe sert à désigner l’ordination sacerdotale, le sacre épiscopal et la « consécration » des vierges : Priesterweihe, Bischofsweihe, Jungfrauenweihe.

[17On trouvera le texte de cette prière eucharistique dans la R. C. R. 1954 p. 128-129.

Mots-clés

Dans le même numéro