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Contestation et vie religieuse

Jean Galot, s.j.

N°1969-1 Janvier 1969

| P. 26-48 |

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La contestation peut-elle jouer un rôle dans la vie religieuse ? C’est la question qu’on est amené à se poser en présence des mouvements de contestation qui se manifestent un peu partout dans les divers secteurs de la vie sociale, dans le milieu estudiantin, le monde culturel, le monde politique. De-ci de-là, de tels mouvements se produisent dans des communautés religieuses. Sont-ils légitimes ? Doit-on leur reconnaître une valeur, voire peut-être une place nécessaire dans le développement et le progrès de la vie consacrée en communauté, ou constituent-ils plutôt une menace pour elle, un danger de dissolution ? En particulier, la contestation peut-elle s’accorder avec le maintien du principe d’autorité et du vœu d’obéissance ?

I. Le témoignage de l’Écriture

Pour éclaircir ce problème, nous nous demanderons d’abord quelles indications nous livre l’Écriture. Sans doute le problème particulier de la contestation dans une communauté religieuse n’y est-il pas traité. Mais des exemples plus généraux de contestation, relatés dans l’Ancien et le Nouveau Testament, sont susceptibles de suggérer une orientation fondamentale de solution.

Une contestation de l’homme avec Dieu

Dans l’Ancien Testament, la récit de l’intercession d’Abraham en faveur de la ville de Sodome offre l’exemple impressionnant d’une contestation de l’homme avec Dieu. « Vais-je cacher à Abraham ce que je vais faire... ? » (Gn 18,17). De propos délibéré, Yahwé révèle au patriarche le sort qu’il médite pour Sodome et Gomorrhe en châtiment de leurs péchés. Cette confidence donne à celui qui la reçoit le pouvoir d’exprimer son avis. Abraham manifeste son opposition au dessein divin ; il en conteste le bien-fondé : « Vas-tu supprimer le juste avec le pécheur ?... Loin de toi de faire cette chose-là ! de faire mourir le juste avec le pécheur, en sorte que le juste soit traité comme le pécheur. Loin de toi ! Est-ce que le juge de toute la terre ne rendra pas justice ? » (Gn 18,23-25).

Faut-il prendre au sérieux cette contestation de la légitimité d’une décision divine, ou n’y reconnaître qu’une présentation littéraire ? Une telle mise en scène ne devrait-elle pas être attribuée à une conception fort primitive de Dieu, dont les projets semblent partager l’imperfection des projets humains ? Le pouvoir de contester au nom de la justice le dessein de Yahwé n’est-il pas exorbitant dans le chef de l’homme, même si celui-ci doit « devenir un grand peuple » (Gn 18,18) ?

Ce serait s’arrêter à la couche superficielle du récit que d’y discerner simplement le produit de vues anthropomorphiques sur le comportement divin. Il importe de dégager l’intention profonde qui anime toute la scène. La contestation a lieu en vertu d’une volonté de Dieu d’entrer en dialogue avec l’homme. Si Yahwé révèle son dessein à Abraham, ce n’est pas dans un simple but d’information ; c’est pour susciter en lui une réaction, l’amener à dire ce qu’il en pense. On dirait qu’il veut provoquer lui-même la contestation ; il l’attend et il est disposé à en tenir compte. Aussi répond-il favorablement à la proposition d’Abraham, sans la contester le moins du monde.

Nous découvrons ici une note distinctive fondamentale de l’exercice de l’autorité tel qu’il a été conçu et voulu par Dieu. Dieu n’a pas voulu manifester sa toute-puissance de manière solitaire et unilatérale ; il a instauré une alliance, et par là il a visé à faire de son autorité une puissance de communion. Il a donc éveillé dans l’homme le sens d’une coresponsabilité. S’il invite Abraham au dialogue, c’est parce qu’il désire de sa part une collaboration personnelle, intelligente et libre, à l’œuvre du salut. La contestation qui, à première vue, pourrait suggérer une réaction d’hostilité ou de révolte, a été provoquée délibérément en vue d’une entrée responsable de l’homme dans l’alliance et dans la communion. Elle doit donc être envisagée comme ayant, selon l’intention divine, une visée essentiellement unitive.

C’est bien dans cet esprit d’alliance qu’elle surgit chez le patriarche. La contestation d’Abraham ne revêt aucun caractère de révolte ni d’agressivité ; elle aboutit à une imploration, à une prière, et implique par conséquent un respect profond de l’autorité divine, avec laquelle le patriarche ne songe pas un instant à rivaliser. Une telle contestation est une manière de reconnaître l’autorité en lui présentant un avis ; c’est une façon de se soumettre à elle dans une relation non d’exécution automatique mais de contact entre personnes douées de réflexion.

Bien plus, ce qui est remarquable dans cette contestation, c’est que son audace se fonde sur la confiance en Dieu. Abraham ose demander à Dieu de renoncer à son projet parce qu’il a confiance en l’amour divin, qui ne peut condamner le juste avec le pécheur, et en la sagesse divine, qui ne rejettera pas le bien-fondé de sa démarche. Pour protester contre le dessein divin, il s’appuie sur Dieu lui-même. Et cela révèle à quel point la contestation est animée par l’amour : elle ne forme une opposition qu’en vertu d’une intention plus foncière d’alliance.

Le seul tort d’Abraham, pourrait-on dire, c’est de ne pas avoir poussé sa contestation jusqu’au bout. Il n’a pas été jusqu’à la limite extrême de la confiance en Dieu. Dans son intercession pour le salut de Sodome, il est descendu graduellement, par une audace croissante, jusqu’au chiffre de dix justes, minimum à trouver pour assurer le pardon divin. C’était encore s’arrêter trop tôt. S’il était parvenu jusqu’au minimum d’un seul juste, il aurait rejoint le plan de rédemption, et exprimé ce que la prophétie du serviteur souffrant mettrait en lumière (Is 52,13-53,12). Dieu n’aurait pu refuser une proposition qui aurait si bien convenu à son projet de salut. Ainsi nous apparaît-il qu’une contestation peut avoir toutes les audaces avec Dieu, et même est souhaitée par lui sous cette forme extrême, à condition qu’elle soit guidée par la confiance en l’amour divin. La protestation va de pair avec l’abandon le plus absolu.

À méditer l’épisode, on se rend compte que la contestation n’est pas simple réaction de la nature de l’homme. Elle est inspirée par Dieu, plus particulièrement par l’Esprit Saint. Si la contestation d’Abraham va dans le sens du dessein salvifique de Dieu, c’est parce qu’elle a lieu sous une inspiration divine. Cette contestation est porteuse d’une lumière qui vient de Dieu lui-même, et c’est ce qui lui donne une très haute valeur, ce qui justifie plus vivement son rôle. Elle exprime une pensée humaine, mais selon la structure d’une alliance qui n’est pas purement externe et qui pénètre l’être profond de l’homme, cette pensée est éclairée par la pensée divine, ouverte par elle à des idées nouvelles et audacieuses. Ainsi la contestation n’est pas simplement l’audace de l’homme devant Dieu, mais l’audace de Dieu qui veut parler dans le cœur et par la bouche de l’homme.

Sans doute le fait que la contestation se produise dans les rapports de l’homme avec Dieu lui confère-t-il un caractère spécifique que l’on ne peut retrouver dans les contestations entre personnes humaines. Néanmoins, l’épisode relaté dans la Genèse est éclairant pour l’ensemble du problème de la contestation. Car il montre à l’évidence que l’autorité la plus élevée, celle qui se trouve infiniment au-dessus de toutes les autres, n’a pas banni la contestation, mais l’a plutôt favorisée. Si la souveraineté divine a voulu promouvoir la contestation dans un esprit de dialogue et d’alliance, il semble qu’aucune autorité inférieure ne puisse l’exclure.

La contestation dans l’œuvre du Christ

Peut-on attribuer au Christ une attitude de contestation ?

Ni le message qu’il a apporté au monde ni l’œuvre qu’il a accomplie ne pourraient se définir par cette attitude. Jésus n’est pas mû essentiellement par une réaction contre un ordre de choses ; la venue du Fils de Dieu en ce monde est commandée par un amour sauveur : un amour qui discerne avec bienveillance tout ce qu’il y a de bon dans les hommes pécheurs, et plus précisément un amour qui tend à sauver l’humanité en lui offrant une vie divine. Son message et son œuvre sont foncièrement positifs.

À cet égard, le comportement du Messie est surprenant, par rapport à bien des passages de l’Ancien Testament qui avaient montré la colère de Dieu s’abattant sur les pécheurs. Le Christ témoigne aux pécheurs une bonté remarquable. Lui qui aurait pu condamner l’humanité pour ses fautes la regarde tout entière avec sympathie. Le Juge, qu’il est réellement, apparaît non comme celui qui vient contester la légitimité de la conduite des hommes et faire le procès de leur vie, mais comme celui qui pardonne et qui libère.

Digne d’attention est le fait que Jésus, tout en apportant le ferment de la plus profonde révolution de l’humanité, s’abstient de condamner le passé. Son attitude à l’égard de Jean-Baptiste est significative : il se fait baptiser par lui et montre ainsi qu’il se rattache à la tradition juive, tradition dont il va faire sauter les cadres trop étroits mais dont il se veut l’authentique aboutissement. Il ne suit pas la voie d’austérité du Précurseur qui, prêchant dans le désert « ne mangeait pas et ne buvait pas » ; le Fils de l’homme « mange et boit » (Mt 11,18-19 ; Lc 7,33-34), mais il exprime son admiration pour celui qui l’a précédé (Mt 11,7-11 ; Lc 7,24-28) : « Qu’êtes-vous allés contempler au désert ? Un roseau agité par le vent ?... »

Ce comportement est d’autant plus saisissant que le Christ aurait pu, s’il l’avait voulu, instituer un grand procès du judaïsme, signe d’un procès de l’ensemble de l’histoire humaine. Il aurait eu autorité pour dénoncer tout ce qu’il y avait eu de mauvais et d’injuste dans le passé du peuple juif, dresser un tableau impressionnant de toutes ses infidélités envers Dieu. Loin de vouloir faire ce procès, il porte lui-même la charge du passé, du présent et de l’avenir en devenant l’accusé et en offrant sa vie en sacrifice pour l’ensemble des transgressions et infidélités humaines.

Cependant, tout en maintenant cette orientation essentiellement positive de l’œuvre et de la doctrine du Christ, qui tendent au salut et non à la condamnation, on ne pourrait prétendre que sous aucun aspect elles n’impliquent de contestation. En effet, Jésus est venu combattre les forces du mal ; il conteste le pouvoir que Satan prétend exercer sur tous les royaumes de la terre (Mt 3,8-10 ; Lc 4,3-8). La contestation vise donc les prétentions des puissances de péché.

Cette contestation, qui s’exprime globalement dans la scène de la tentation, se manifeste en de multiples occasions, lorsque Jésus dénonce l’emprise de l’esprit du mal dans certains agissements, surtout quand elle se cache, comme chez les Pharisiens, sous une façade de fidélité à Dieu. Notons qu’il vise des attitudes générales, des « types » de comportement et qu’il ne juge pas chacune des personnes en particulier. Il conteste une manière de suivre la Loi qui consiste à garder les prescriptions extérieures et à négliger l’authentique amour de Dieu et du prochain, si bien que l’intérieur est « rempli de rapine et de perversité » (Lc 11, 39-42). Il conteste une manière d’interpréter la Loi, qui charge les autres de fardeaux insupportables auxquels on se dérobe soi-même (Lc 11, 45).

La contestation s’étend à la Loi elle-même. Jésus oppose en effet à l’enseignement de la tradition juive son propre enseignement : « Vous avez appris qu’il a été dit aux ancêtres... ; or moi je vous dis... » (Mt 5,21-48). Mais ce qu’il conteste, il le remplace, et il le remplace par une doctrine qui porte à sa plénitude le bien qui s’exprimait déjà dans la doctrine ancienne. À l’interdiction de tuer, il substitue une interdiction de toute offense, si légère soit-elle, faite au prochain ; il va au-delà de la condamnation de l’adultère en proscrivant l’adultère du cœur et en énonçant le principe de l’indissolubilité du mariage ; à la prohibition du parjure, il substitue la règle d’une sincérité totale ; à la limitation de la vengeance il substitue le principe d’une entière générosité et à un précepte limité de l’amour du prochain il oppose le commandement de l’amour universel, reflet de celui du Père. Ce genre de contestation se résume dans la déclaration : « Je ne suis pas venu abolir mais porter à sa plénitude » (Mt 5,17). Ce qui est contesté et supprimé, c’est ce qu’il y avait de partiel, ce qui était encore, dans la Loi, une concession faite à la dureté des cœurs et qui entravait le plein développement de l’amour.

Observons enfin que pour faire triompher cette contestation, le Christ, loin d’employer ou de provoquer la violence, accepte de subir lui-même la violence de ses adversaires : il se conforme par là au principe de la plénitude d’amour qu’il avait proclamé. Il donne en même temps le témoignage suprême que sa contestation n’est animée que par la charité.

En dehors de cette contestation, qui vise le règne du péché et le régime imparfait de la Loi juive, on doit mentionner une résistance de Jésus qui ne mérite pas proprement le nom de contestation mais qui en a la ressemblance en ce sens qu’elle signifie une objection à la forme concrète revêtue par le dessein rédempteur du Père : « Abba (Père) ! tout t’est possible : éloigne de moi cette coupe... » (Mc 14,36). Ce n’est pas une contestation, parce que Jésus ne discute pas le bien-fondé de la décision prise par le Père. Néanmoins, la demande est audacieuse, car elle va à l’encontre du rouage le plus essentiel du plan rédempteur, le sacrifice du Calvaire. Elle montre qu’une objection peut être faite même aux décisions les plus importantes de l’autorité.

L’audace du Christ dans cette demande est une expression de sa confiance filiale. Nous avons souligné la confiance audacieuse d’Abraham dans sa contestation du dessein divin. En Jésus, cette confiance apparaît plus lumineusement, notamment par le vocable « Abba », celui de la familiarité la plus intime avec le Père. Se sentant parfaitement à l’aise dans ses relations d’amour avec le Père, Jésus ose tout lui demander, même formuler une requête qui postulerait le bouleversement complet du plan de salut. D’autre part, il manifeste en même temps la totale soumission dans laquelle il accepte d’avance l’ultime décision du Père : « Cependant, pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mc 14,36).

Significative est une telle demande qui se produit au moment du grand acte d’obéissance du Sauveur, plus exactement à l’intérieur même de son acte d’obéissance : pour que cet acte soit pleinement assumé dans toute sa valeur d’engagement responsable, Jésus fait part d’un souhait personnel en sens opposé. Nous saisissons ici, mieux encore que dans le cas d’Abraham, que l’audace extrême d’une demande ou d’une contestation n’est pas répréhensible pourvu qu’elle s’accompagne d’un esprit d’abandon confiant et de sincère soumission.

Les contestations de l’enseignement du Christ

L’Évangile nous relate des contestations ayant pour objet l’enseignement du Christ. Elles offrent moins d’intérêt pour le sujet qui nous occupe, mais elles peuvent néanmoins nous renseigner sur la nature de la contestation.

La contestation de Nicodème, particulièrement timide, procède d’une bonne volonté qui risque une démarche pour s’informer : « Comment un homme peut-il naître, une fois qu’il est vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ? » (Jn 3,4). Nicodème expose nettement ce qui dans l’enseignement de Jésus lui paraît impossible à admettre, mais la question : « comment ? » indique suffisamment le désir de recevoir plus d’information pour dépasser l’objection.

C’est l’exemple de la contestation qui aboutit à l’adhésion de foi. En formulant sa difficulté dans les termes les plus crus, Nicodème se met en mesure de mieux apprécier la portée de l’enseignement de Jésus, et ainsi d’y adhérer en ayant mesuré davantage le pas à franchir. Loin de porter atteinte à l’assentiment de la foi, une telle contestation lui apporte la lumière désirable et rend cet assentiment plus réfléchi, plus solide.

Par contre, la plupart des contestations de l’enseignement de Jésus rapportées par l’Évangile manifestent une opposition farouche, provenant de l’incrédulité. Le Christ y dénonce un refus d’écouter la parole de Dieu, résultant d’un refus plus profond de vivre sous l’influence de Dieu, d’« être de Dieu » : « Qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu ; si vous n’écoutez pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu » (Jn 8,47). « Comment pourriez-vous croire, vous qui tirez les uns des autres votre gloire, et n’avez nul souci de la gloire qui vient de Dieu ? » (Jn 5,44). Par conséquent, ce qui vicie fondamentalement la contestation du Christ par ses adversaires, c’est qu’elle est inspirée par l’amour-propre et non par l’adhésion à Dieu.

Ainsi apparaît l’importance capitale de l’intention qui guide la contestation. Il y a une contestation qui est un refus, où l’homme, se recherchant lui-même, se préfère à Dieu et se met hors d’état d’accueillir la vérité : tel est le refus de croire au Christ, Fils envoyé par le Père. Par contraste avec cette contestation associée à l’incrédulité, on voit se profiler l’authentique visage d’une contestation légitime, recherche sincère de la vérité dans l’ouverture à Dieu, qui évite les déviations dues aux revendications de l’amour-propre.

La contestation d’une attitude de l’autorité de l’Église

Le Nouveau Testament nous présente un tout autre genre de contestation, celui-là à l’intérieur de l’Église et de nature à éclairer plus directement l’exercice de l’autorité dans la communauté chrétienne. Dans la question de l’observation de la Loi juive par les chrétiens, qui agitait l’Église primitive, Paul a contesté avec force la position adoptée à un certain moment par Pierre ; lui-même a raconté cette résistance dans l’épître aux Galates : « Quand Pierre vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il s’était donné tort. En effet, avant la venue d’émissaires de Jacques, il prenait les repas avec les païens ; mais quand ils furent arrivés, il se déroba et se tint à l’écart, par crainte des circoncis. Les autres Juifs le suivirent dans cette hypocrisie, au point d’y entraîner aussi Barnabé. Mais quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Pierre devant tout le monde : Si toi qui es Juif, tu vis à la mode païenne et non à la juive, comment peux-tu forcer les païens à judaïser ? » (Ga 2,11-14).

Cet épisode est particulièrement suggestif. Il montre que même celui qui a reçu du Seigneur la charge de conduire l’Église n’est pas à l’abri de toute erreur et qu’il peut s’écarter de « la vérité de l’Évangile ». C’est ce que confirmera le dogme de l’infaillibilité pontificale, qui, en déterminant les conditions et les limites de cette infaillibilité, indiquera les cas beaucoup plus nombreux où l’autorité infaillible ne s’exerce pas et où par conséquent demeure une possibilité d’erreur.

Ce qui a fait l’objet des reproches de Paul, c’est une attitude pratique adoptée par Pierre, qui avait cessé de prendre ses repas avec les païens. Mais dans cette attitude pratique était impliquée une position doctrinale, concernant l’obligation que constituait encore la loi juive pour les chrétiens. C’est pourquoi Paul parle de « vérité de l’Évangile ». La contestation porte sur la conduite de Pierre en tant que responsable du message évangélique, ayant mission par son autorité pastorale de le transmettre à la communauté. Il ne s’agit pas, notons-le, de querelle personnelle ni de reproches adressés à Pierre pour de simples faits de sa vie privée. C’est son comportement de chef de l’Église qui suscite une résistance.

À la lumière de l’histoire, nous discernons mieux aujourd’hui à quel point Paul avait raison. A l’époque où l’épisode a eu lieu, aux premières années du christianisme, il pouvait être plus difficile de voir clair, étant donné que l’opinion des chrétiens était divisée et que certains estimaient absolument nécessaire l’observation de la Loi. Aussi l’intervention de Paul a-t-elle été des plus utiles : elle a aidé Pierre à suivre le chemin de la vérité évangélique. Il y a là un indice que selon le plan de Dieu l’exercice de l’autorité doit se faire en union avec la communauté et qu’il peut avoir besoin de contestation, en certaines circonstances, pour corriger des déviations et trouver la voie droite.

Or si l’autorité suprême de l’Église, dont le détenteur avait été désigné par le Christ en personne, a bénéficié d’une contestation de ce genre, les autres autorités ne sont-elles pas appelées à recevoir le même bénéfice ? Remarquons que la contestation de Paul n’a nullement nui à l’autorité de Pierre ; elle ne mettait pas en cause cette autorité et elle tendait plutôt à la renforcer, car ce qui était dangereux pour le chef de l’Église, c’était la mauvaise direction dans laquelle il s’orientait. Lorsque la contestation s’appuie sur la vérité de l’Évangile et qu’elle s’exerce en faveur de l’autorité et non avec l’intention de la détruire ou de l’amoindrir, elle est un précieux service rendu à cette autorité.

L’épisode met en lumière à la fois le courage et la loyauté de Paul. C’était la crainte qui avait conduit Pierre à changer d’attitude ; c’était elle qui avait entraîné d’autres disciples, notamment Barnabé, dans la même voie. Sous l’empire de cette crainte, une opinion qui semblait jouir de la sécurité de la tradition s’imposait à la plupart des chrétiens. Paul a eu le courage de braver cette opinion prévalante : ici, il apparaît le seul à résister. Mais d’autre part, son opposition n’a rien d’une provocation ni d’une explosion d’animosité ; il n’est inspiré ni par l’ambition, ni par l’orgueil : ni souci de se pousser lui même à l’avant-scène ni refus d’accepter une dépendance à l’égard de l’autorité constituée. Sa droiture d’intention est manifeste : Paul est uniquement guidé par la soumission à la vérité de l’Évangile et par le désir du bien de l’Église.

Certes, il est bien vrai que dans cette résistance « en face » se révèle le tempérament ardent de l’Apôtre. Mais ce tempérament est dominé par une volonté qui place pardessus tout l’adhésion à la vérité et la préoccupation du bien authentique de la communauté chrétienne.

Cet exemple permet de mieux saisir les dispositions inhérentes à une contestation légitime et fructueuse. Cette contestation doit éviter tout ce qui ressemblerait à la lutte de deux amours-propres ou à l’assouvissement d’une rancœur. Elle doit témoigner d’un authentique amour de l’Église et du détenteur de l’autorité, exprimer une volonté de collaboration, d’aide et de soutien. Elle doit procéder d’une sincère et profonde obéissance au Dieu de vérité. C’est dans cette soumission qu’elle puise le courage dont elle a besoin pour s’affirmer, en surmontant toute crainte pusillanime.

En outre, la contestation procède chez Paul d’une connaissance profonde du message évangélique. Il ne s’agit pas d’une opinion improvisée, mais d’une prise de position fondée sur une longue méditation de l’Évangile, méditation à la fois pensée et vécue. En résistant à Pierre, il a conscience d’être dans la vérité parce que cette vérité, il s’est appliqué à la découvrir, à l’étudier. Il « possède » le sujet dont il parle. Une contestation qui aurait été basée sur de simples impressions ou sur un avis subjectif hâtivement formé aurait eu beaucoup moins de justification ; sa valeur vient de la réflexion et de l’étude qui l’ont précédée.

Enfin, la contestation est commandée par la responsabilité de Paul dans « l’évangélisation des incirconcis » (Ga 2,7). Ayant reçu du Seigneur cette mission apostolique, Paul veut s’en acquitter intégralement. S’il n’avait pas résisté à Pierre, il aurait manqué à un devoir essentiel de sa charge. Dans certains cas, la responsabilité apostolique peut donc faire de la contestation un véritable devoir. Le principe se vérifie d’ailleurs de la responsabilité générale de tout chrétien dans la vie et l’apostolat de l’Église ; mais il s’applique plus particulièrement à celui remplit une mission spéciale et qui est chargé de veiller à son accomplissement dans les meilleures conditions.

II. Le problème de la contestation dans les communautés religieuses

Développement de la vie communautaire et contestation

À lui seul, l’exemple de la résistance de Paul suffirait déjà à montrer que toute contestation ne peut être exclue de la vie de l’Église : le rôle bienfaisant qu’elle a joué dans un des plus graves problèmes de l’Église primitive indique le bénéfice que peut en retirer encore aujourd’hui la communauté chrétienne.

Notons ici un fait caractéristique de développement doctrinal de l’Église, qui met en lumière l’utilité de la contestation : la diversité des opinions qui s’est toujours manifestée en de nombreux domaines, là où la Révélation n’imposait pas immédiatement d’affirmation décisive. Ainsi se sont formées des écoles théologiques qui tenaient sur bien des problèmes des positions diverses. On se souvient notamment de la fameuse controverse entre l’école d’Alexandrie et celle d’Antioche pour ce qui regarde la christologie : la première mettait l’accent sur l’unité du Christ, la seconde sur la dualité. Chacune des deux exprimait un aspect essentiel du mystère. Toutes deux étaient nécessaires à l’élaboration du dogme christologique et ce sont leurs contestations réciproques qui ont fait avancer la doctrine pour aboutir finalement à la définition du Concile de Chalcédoine où les deux points de vue étaient réunis, unité de personne et dualité des natures.

Ce fait témoigne que la lumière de l’Esprit Saint est partagée entre les membres de la communauté chrétienne : aucun ne peut prétendre posséder la totalité de cette lumière. Le développement doctrinal n’est pas unilinéaire ; il se produit par des apports divers qui se heurtent ou se bousculent mutuellement. S’il est vrai que l’autorité doctrinale du magistère jouit d’une assistance spéciale de l’Esprit Saint, cette assistance ne constitue pas un monopole et en dehors des cas où une doctrine est définie de manière infaillible, la diversité des opinions se manifeste légitimement et stimule le progrès de la pensée chrétienne. Les contestations forcent à réfléchir, à justifier plus solidement les positions, à les préciser avec plus d’exactitude et d’équilibre.

Dans les communautés religieuses, on ne pourrait ignorer cette loi générale du développement de l’Église. Sans doute, le problème n’est-il pas identique, puisqu’il ne s’agit pas, dans le cas des communautés, d’une élaboration doctrinale. Mais le principe fondamental demeure : la lumière de l’Esprit Saint n’est monopolisée par aucun membre de la communauté, elle est donnée en partage, un partage qui peut impliquer des conflits entre des points de vue opposés. On ne peut donc interdire toute contestation. Les supérieurs sont normalement les premiers à reconnaître qu’ils ne possèdent pas à eux seuls la totalité de la lumière et que leurs frères peuvent dans un débat leur apporter une certaine clarté, comme ils peuvent à leur tour les éclairer et les faire réfléchir. L’opposition des avis peut être féconde, dans les communautés religieuses autant qu’en d’autres milieux.

L’exemple de saint Paul suggère même que le supérieur peut être amené, à la suite d’une contestation, à réviser sa position, à se remettre dans l’orientation voulue par Dieu. Les résistances et les discussions peuvent parfois revêtir une allure pénible ; elles requièrent souvent beaucoup de courage de la part du religieux et beaucoup d’humilité de la part du supérieur, mais elles peuvent être très enrichissantes pour les deux parties en cause.

Objectera-t-on que la contestation est de nature à ruiner le principe d’autorité ? Ou qu’elle tend à dresser le religieux contre son supérieur dans une attitude inadmissible d’orgueil ?

La contestation peut comporter ce danger ; toute attitude, quelle qu’elle soit, est susceptible de déviation, mais la possibilité d’abus ne peut justifier une condamnation générale. Que signifie d’ailleurs le principe d’autorité ? Puisqu’il ne signifie pas une infaillibilité du supérieur, ce principe ne peut impliquer une acceptation de toutes les décisions sans possibilité de présenter des objections ou d’exprimer un avis différent. Bien plus, le supérieur assumera davantage son autorité en permettant à ses frères de lui parler franchement et à l’occasion en reconnaissant une erreur qu’il avait commise. On n’attend pas de lui qu’il soit exempt des faiblesses et obscurités humaines. Ce qui nuirait à son autorité, ce serait d’agir comme s’il en était exempt, car il provoquerait inévitablement des critiques. S’il accepte volontiers d’affronter un reproche ou une contestation, il se mettra plus résolument au niveau de ses frères et gagnera en influence.

Obéissance religieuse et contestation

Le témoignage de l’Écriture indique que la contestation ne s’oppose pas à l’obéissance ni au respect dû à l’autorité. En considérant l’exemple du Christ, nous avions noté que sa demande d’échapper au supplice du Calvaire se situait à l’intérieur de sa démarche de soumission au Père, plus librement et plus personnellement assumée. Une objection présentée au supérieur religieux ne peut être tenue pour une soustraction à l’obéissance : elle permet au religieux d’obéir de façon plus consciente, après avoir exprimé son avis personnel. La possibilité de contestation laisse moins de place à l’automatisme de la soumission, à sa passivité.

Si l’obéissance religieuse requiert la mobilisation de toutes les ressources d’intelligence et de volonté, selon le décret Perfectae caritatis (14), cette mobilisation ne doit pas commencer avec l’exécution de l’ordre ; elle doit se produire avant cette exécution, par un effort de réflexion qui éventuellement fera surgir une objection. L’exercice de l’intelligence et du jugement pour apprécier les décisions projetées ou le régime établi appartient à la dignité de la personne humaine, cette dignité que l’obéissance religieuse, selon le mot du Concile, conduit à la maturité. Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre l’obéissance et la contestation, du moins lorsqu’il s’agit d’une obéissance adulte, où s’engage la personne avec toutes ses facultés humaines.

Les conditions essentielles de l’obéissance religieuse font d’ailleurs apparaître le véritable sens d’une éventuelle contestation. Rappelons les termes dans lesquels ces conditions sont rappelées dans Perfectae caritatis (14) : « Les religieux, sous la motion de l’Esprit Saint, se soumettent dans la foi à leurs supérieurs, qui tiennent la place de Dieu, et sont guidés par eux au service de tous leurs frères dans le Christ. » Quatre points peuvent être retenus, qui ont ici leur application : la soumission à la volonté divine, la foi, la motion de l’Esprit Saint, le service des frères dans le Christ.

L’obéissance consiste dans une adhésion à la volonté divine, manifestée par la volonté du supérieur. Or si le supérieur, dans l’ordre qu’il donne, tient la place de Dieu, il doit exercer son autorité dans le climat de dialogue et de coopération qui caractérise l’exercice de l’autorité divine. Qu’on se souvienne de l’accueil favorable réservé par Dieu à la contestation présentée par Abraham. On ne pourrait donc fonder sur la qualité de représentant de Dieu des vues autoritaires qui excluraient toute objection à l’ordre du supérieur.

On le pourrait d’autant moins qu’un problème se pose pour le supérieur lui-même, celui de discerner l’authentique volonté divine et de la transmettre fidèlement. Une contestation peut être utile à ce discernement ; elle peut attirer l’attention sur certains aspects du problème qui avaient été négligés ou inexactement appréciés.

Elle sera animée par la foi qui inspire l’obéissance : en présentant sa propre manière de voir, le religieux s’adresse au supérieur comme représentant du Seigneur. C’est sa confiance en Dieu et en l’amour divin qui trouve une expression dans la contestation. Nous avions remarqué comment la contestation d’Abraham était soutenue par la confiance en la bonté de Yahwé. Le religieux sera conduit de manière analogue par la confiance dans le supérieur, confiance par laquelle il ose dire ce qu’il pense, en comptant sur la bienveillance de l’accueil.

La motion du Saint-Esprit, qui est à l’origine de la soumission dans la foi, inspire le dialogue. L’exemple de la controverse entre Paul et Pierre montre qu’une contestation peut être réellement l’œuvre de l’Esprit Saint. Celui-ci fait apparaître la vérité par un concours de deux pensées qui se heurtent pour finalement s’harmoniser. Le religieux qui se dispose à contester une décision aura soin de prendre une attitude d’ouverture aussi complète que possible aux suggestions de l’Esprit Saint, et de prier pour être uniquement guidé par la lumière divine.

Enfin, puisque les supérieurs doivent guider les religieux au service de tous leurs frères dans le Christ, les préoccupations apostoliques qui doivent animer l’obéissance pourront en certains cas provoquer une contestation au sujet du meilleur service de l’Église. Certes il est bien vrai que le sacrifice de l’obéissance comporte par lui-même une valeur apostolique, et qu’il implique l’union de la volonté du religieux à la volonté divine du salut. Mais si le religieux doit être prêt à consentir à de profonds sacrifices, il a également le devoir d’exposer ses vues sur l’orientation apostolique qui lui convient ou sur le genre d’apostolat qui lui paraît répondre aux besoins du monde. C’est par cette attitude qu’il assumera pleinement sa responsabilité, en contribuant à la détermination de la voie dans laquelle le Seigneur lui demande ses forces pour l’extension du Royaume.

Dialogue et contestation

Lorsque le Concile demande aux supérieurs, dans les instituts religieux, d’écouter volontiers leurs compagnons (Perf. car. 14), il leur recommande une attitude bienveillante à l’égard de toute opinion, quelle qu’elle soit. Une des conditions essentielles du dialogue consiste dans l’accueil de tout ce que l’autre veut dire. Cet accueil garantit la sincérité et la spontanéité de l’entretien. Pour être vrai, le dialogue ne peut donc exclure la possibilité d’une contestation.

La contestation doit même être envisagée comme un stimulant et un enrichissement du dialogue. Un stimulant, car elle exprime une opposition qui demande à être surmontée. Un enrichissement, car la diversité d’avis ouvre des horizons et fait réfléchir ; l’uniformité de pensée est pauvreté. Le supérieur se réjouira d’entendre un avis qui n’est pas conforme au sien. Il pourra modifier son point de vue s’il en reconnaît l’insuffisance ; s’il maintient son propre avis, il sera amené à mieux le comprendre et à le justifier plus solidement. De toute manière, il découvrira donc davantage la vérité.

Sans doute la contestation suppose-t-elle une énergie dans l’expression d’un avis opposé ; mais cette énergie elle-même peut contribuer à la fécondité du dialogue. Elle impose davantage l’attention et invite à prendre au sérieux ce qui est dit. Dans les communautés religieuses comme dans d’autres sociétés, il a fallu parfois une contestation assez forte pour que les supérieurs aperçoivent l’acuité de certains problèmes, entreprennent des efforts pour rechercher une solution et la mettre en œuvre.

Il faut éviter que l’énergie de la contestation ne devienne de l’agressivité. Se laisser aller à l’agressivité, ce n’est plus se conduire selon une volonté de rechercher ensemble la vérité, mais une tendance instinctive où l’amour-propre vise sa satisfaction. La contestation risque alors de dégénérer en querelle personnelle ; elle peut servir de défoulement à des rancœurs ou à divers complexes, mais elle ne s’établit plus dans un vrai climat dialogal. Toute présentation agressive d’une opinion perd d’ailleurs la valeur qui lui aurait été assurée par plus de sérénité, car elle apparaît commandée par des dispositions subjectives de caractère ou de tempérament plus que par le souci du vrai et du bien.

Le religieux qui aurait des griefs contre son supérieur doit donc se tenir sur ses gardes pour ne pas mêler à une contestation les réactions spontanées devant des torts qui lui auraient été faits personnellement. Il doit distinguer ses problèmes particuliers de ceux, plus généraux, que posent certaines structures, décisions ou normes d’action de l’autorité communautaire.

Lorsque la contestation vient d’un groupe, le danger d’un déchaînement de passions ou de manifestations agressives paraît encore plus grand. Le groupe peut en effet être amené à totaliser les reproches faits au supérieur, à rechercher une certaine revanche, à consolider une opposition. Il devra donc veiller à garder des intentions pures, à faire entendre sa voix dans une sérénité qui bannit toute querelle, à maintenir une orientation fondamentale de charité.

La contestation ne peut signifier non plus une critique systématique des actes de l’autorité. Si elle devait entretenir cet esprit chez les religieux, elle les enfermerait dans une négativité stérile ; elle ferait du dialogue non un essai de s’informer mutuellement, de se comprendre et de se communiquer la diversité des lumières de l’Esprit Saint mais un simple moyen de formuler griefs ou reproches, de donner plus de poids à une opposition.

Précisément, la contestation doit être toujours envisagée comme une entrée dans le dialogue : elle doit avoir lieu avec un esprit ouvert, désireux de progresser dans sa manière de voir autant que de faire progresser celle d’autrui. Le religieux qui expose son avis au supérieur ne le tiendra donc pas pour définitif, irréformable. Il ne vient pas énoncer une conclusion mais amorcer un débat. S’il estime légitime et souhaitable de contester un point de vue adopté par l’autorité, il reconnaîtra à celle-ci le droit de contester à son tour son propre point de vue. Il se défendra donc de toute prise de position trop absolue, et il sera heureux de modifier son appréciation des choses si les objections du supérieur lui apportent une lumière nouvelle sur le problème soulevé.

Coopération et contestation

Une des caractéristiques du régime d’autorité tel qu’il apparaît dans le renouveau de l’Église et de la vie religieuse est l’accent mis sur la coopération, sur la coresponsabilité. Par là le rapport autorité-obéissance se révèle plus vivement comme une relation particulière de charité, de communion.

Si les supérieurs, selon les recommandations du décret Perfectae caritatis, engagent leurs compagnons à la collaboration, ils les consulteront sur les décisions à prendre et par conséquent admettront volontiers les discussions et contestations susceptibles d’éclairer la voie à suivre. Ils ne considéreront donc pas la contestation comme un acte d’hostilité ni une volonté de se soustraire à l’obéissance, mais comme une manifestation de la collaboration responsable. Parfois même, ils auront intérêt à susciter la contestation, c’est-à-dire à poser des problèmes qui éveillent la réflexion des religieux et les amènent à exposer une manière de penser opposée à celle qui était le plus souvent admise jusqu’alors. La contestation sera normalement l’occasion d’une mise au point dont tous bénéficieront, le supérieur et ses frères.

Pour leur part, les religieux ne se livreront à une contestation que dans l’intention d’une plus effective coopération avec le supérieur. Cette intention demande à être éprouvée et cultivée.

On ne peut ignorer qu’en certains cas, la contestation, telle qu’elle se produit dans le monde d’aujourd’hui, semble animée d’autres intentions : elle dévoile un fond anarchique de l’être humain et exprime une révolte contre les nécessités et contraintes inhérentes à toute vie en société. Elle va plus loin que le juste désir d’améliorer les structures sociales ; elle remet en question toute la société, et tendrait même à proclamer comme état normal une remise en question perpétuelle. Ou encore elle voudrait tout démolir pour tout reconstruire ensuite.

Il est arrivé récemment que certains chrétiens présentent une contestation de ce genre concernant l’Église, avec la prétention de remettre en question tout ce qui existe dans l’Église, et de refaire une Église nouvelle. Cette prétention est encore moins admissible que dans le domaine de la société civile, puisque l’Église a été fondée, selon une certaine structure et selon certains principes déterminants, par le Christ en personne, et que la continuité essentielle de son développement est requise pour son authenticité. Une rupture avec la tradition vivante de l’Église serait une rupture avec l’Église elle-même.

Dans les communautés religieuses, a pu exister une tentation analogue, celle de remettre en cause la totalité de la vie religieuse, ou de délaisser par principe les communautés actuelles pour en construire de nouvelles, en rupture absolue avec le passé. On comprend qu’une contestation s’élève devant les imperfections du régime traditionnel de la vie religieuse ; mais cette contestation doit être une coopération à la transformation de ce régime, et non une condamnation pure et simple.

C’est ici que l’exemple du Christ demeure éclairant : le Sauveur n’a pas condamné le passé, et il est entré dans la communauté juive pour y introduire la nouveauté de son esprit, qui visait à développer au maximum ce qui était resserré dans les limites trop étroites de la Loi : « Je ne suis pas venu abolir, mais porter à sa plénitude. » Une contestation doit tendre, non à supprimer, mais à épanouir pleinement ce qui, présent en germe dans l’état actuel, y demeure entravé ou paralysé. Ce principe s’applique plus particulièrement à la vie religieuse, car les éléments essentiels de cette vie proviennent de l’Évangile : conseils évangéliques, vie communautaire et apostolique. Ces éléments essentiels, concrètement réalisés, au moins dans une certaine mesure, au sein des communautés, y constituent le point de départ de nouveaux développements qui assureront une réalisation plus intégrale de l’idéal évangélique. Tout n’est pas à défaire ni à refaire ; c’est une plénitude qui doit se dégager de cadres encore trop imparfaits.

Une contestation anarchique ou dissolvante nuirait au véritable progrès, qui ne consiste pas à renier l’acquis traditionnel, mais à prendre appui sur lui pour aller au-delà et promouvoir une amélioration. On peut désirer et souhaiter des changements profonds, substantiels, mais sans rien briser.

D’ailleurs, la coopération implique l’acceptation, au moins provisoire, de certaines déficiences chez les autres, car on ne peut exiger, avant de collaborer avec autrui, que celui-ci ait atteint la perfection en tout. On ne peut donc requérir des supérieurs cette perfection, pas plus que de ses confrères ou consœurs. De même la contribution à l’instauration d’un meilleur régime de vie ou de meilleures structures se fait à partir d’un régime imparfait et de structures imparfaites qu’on s’efforce de modifier et non de supprimer radicalement. Une contestation ne doit donc pas réclamer un bouleversement total ; loin de dresser contre l’autorité une volonté de rupture, elle doit lui présenter une collaboration plus vigoureuse, plus résolue à rejoindre ses objectifs sans entraîner de destruction.

Nous n’avons nullement l’intention d’exclure la possibilité, dans certains cas plutôt exceptionnels, d’un appel authentique de Dieu à la rupture avec une communauté déterminée et à la fondation d’une communauté qui présente un visage entièrement nouveau. Plusieurs fondateurs ont reçu un charisme de ce genre, et il peut arriver qu’un immobilisme obstiné suscite et justifie une réaction aussi radicale. Mais, plus habituellement, c’est à l’intérieur d’une vraie continuité que s’opère le renouveau.

Limites de la contestation

La contestation, qui provoque des explications franches et des échanges éclairants, contribue normalement à un sain climat communautaire. Mais elle ne doit pas se produire de façon continuelle ni constituer une disposition d’esprit permanente : un sain climat communautaire n’est pas un climat de perpétuelle contestation. La contestation sera la bienvenue occasionnellement, lorsque le religieux est d’un avis opposé à celui du supérieur sur un sujet important qui intéresse la vie de communauté et qu’il estime devoir l’exprimer en toute liberté. Elle ne doit pas être érigée en principe, comme prise normale de position devant le supérieur. Elle creuserait alors un fossé, plutôt que de resserrer des liens fraternels.

À l’époque actuelle, la contestation surgirait aisément chez le religieux ou le groupe de religieux qui désirent l’application de la doctrine conciliaire sur le renouveau de la vie religieuse, et qui voudraient réagir contre ce qu’ils jugeraient une attitude trop traditionaliste des supérieurs. Si réellement le supérieur était absolument réfractaire à l’esprit du renouveau, la contestation pourrait devenir dramatique et sans issue. Mais dans la plupart des cas, c’est plutôt la lenteur de certains supérieurs à mettre en œuvre le renouveau qui soulèvera l’opposition. La contestation pourra obtenir une accélération de la transformation, en faire sentir plus vivement l’urgence. Si elle n’atteint pas immédiatement ce but, la patience s’impose ; il importe en effet d’éviter une révolte qui ferait plus de mal que de bien.

Encore convient-il de distinguer entre des principes essentiels du renouveau, qui apparaissent immédiatement avec une indéniable évidence, et certaines de leurs applications particulières, qui ne s’imposent pas avec la même certitude et qui peuvent faire l’objet de débats. Un religieux peut souhaiter par exemple que sa communauté tente certaines expériences, essaie une forme nouvelle de vie communautaire ou d’action apostolique. A l’occasion d’une consultation ou d’une contestation il cherchera à faire comprendre sa manière de voir, mais il ne peut exiger une réalisation au même titre qu’il réclamerait l’exécution de recommandations expressément contenues dans les décrets conciliaires.

Dans certains cas, la contestation gagnera à attendre une heure favorable pour se manifester. A quoi bon l’exprimer en des circonstances où raisonnablement on ne peut en espérer aucun résultat ? C’est une attention de charité fraternelle que de s’abstenir d’une contestation à un moment où elle susciterait un affrontement inutile.

Il arrivera aussi que, pour la cause même qu’elle prétend défendre, il soit préférable d’interrompre provisoirement une contestation : par exemple si la discussion s’accompagne d’une excitation trop violente ou commence à dégénérer en querelle personnelle ; ou encore si elle se produit dans un climat trop manifeste d’incompréhension. Parfois on a avantage à laisser mûrir un problème, et à ménager une période de temps où les esprits pourront s’accoutumer à une perspective neuve.

Enfin, la contestation aura toujours pour but de se limiter elle-même, car elle doit être menée en vue d’un accord. L’adopter comme attitude définitive, ce serait préférer le problème à la solution, l’opposition à l’union et à l’obéissance. Un religieux qui se ferait une âme de contestateur engagerait sa vie dans la négativité. La contestation n’est qu’un moment qui doit être surmonté. Elle fait partie d’un tout, d’une attitude globale de coopération, et ne doit jamais se substituer à ce tout.

L’esprit de charité

Ce qui compte par-dessus tout dans la contestation, c’est l’esprit dans lequel elle s’exerce. Puisqu’elle ne se justifie que par un régime d’alliance, de dialogue et de collaboration, elle doit être entièrement dominée par l’esprit de charité.

Par lui-même, le mot « contestation » n’indique pas cette intention de charité. Il suggérerait plus volontiers un esprit d’opposition, une mentalité querelleuse. C’est la raison pour laquelle certains ne peuvent se défendre d’un malaise devant l’emploi de ce terme pour désigner un comportement ayant droit de cité dans la vie religieuse. Il faut ajouter que certaines manifestations contemporaines de la contestation, aux formes violentes et agressives, confirment l’impression peu favorable produite par le terme.

Mais il faut se garder de juger une attitude à ses excès, et il importe de reconnaître dans les mouvements de contestation ce qu’ils peuvent avoir de bon et de profitable au progrès social. Or ils sont bienfaisants dans la mesure où ils apportent effectivement une volonté de coopération au sein d’une opposition. La participation à la responsabilité est tout à fait souhaitable lorsqu’elle est animée par une sincère intention de solidarité. La valeur et la fécondité de la contestation se mesurent dès lors à l’amour dont elle est faite.

Dans la vie religieuse, qui approfondit l’alliance avec Dieu, la contestation doit être dominée par une volonté d’alliance et de coopération avec le représentant de Dieu, le supérieur. Cette coopération est exigeante ; elle requiert en effet que tous les efforts soient faits en vue de l’union, avec les concessions et les renoncements qui y sont inévitablement impliqués. Elle ne peut procéder que d’une intention d’amour, associée à la recherche de la vérité, et elle ne peut viser qu’un amour plus fort, dans une vérité mieux aperçue.

L’objectif de ceux qui veulent le progrès de la vie religieuse ne peut être que celui d’une charité plus intense, mieux traduite dans les structures, le style de vie, les orientations apostoliques communautaires et personnelles. Cet objectif ne peut être poursuivi dans la contestation que selon des méthodes de charité ; ce n’est pas en manquant à l’amour que l’on pourrait prétendre établir plus d’amour.

Aussi les divers aspects de la charité doivent-ils se retrouver dans la contestation, notamment le respect sincère des personnes et de leurs opinions, l’estime d’autrui, la franchise confiante, l’accueil et la compréhension, la délicatesse du comportement, la douceur et la modestie dans la présentation des avis, la bienveillance empressée à reconnaître les éléments valables d’une pensée. Toute contestation qui s’imprègne aussi profondément de charité ne peut manquer de faire progresser la vie communautaire.

St.-Jansbergsteenweg 95
Leuven (Belgique)

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