Vocation et vigilance
Jean Pirlot, a.a.
N°1968-6 • Novembre 1968
| P. 321-335 |
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Dans un registre différent, ces pages auraient pu être une méditation sur la parabole des vierges vigilantes, celles qui sont toujours prêtes à accueillir l’Époux ; de préférence, des vierges qui n’auraient même pas cédé au sommeil durant la longue attente. Ici (puisque chacun écrit comme il peut) on proposera une réflexion plus intellectualisée sur la vigilance dans la vocation. Vigilance s’entend comme une attention soutenue et prolongée, animée par un sentiment de responsabilité, et commandant l’action. La vocation est au sens strict celle des prêtres, des religieux et religieuses.
Pareille réflexion semble devoir intéresser les chrétiens et chrétiennes déjà bien engagés dans la vie consacrée, et disposant d’un espace de recul pour un retour en arrière. Prenant mieux conscience de leur responsabilité permanente à l’égard de la vocation, ils répondraient à l’invitation du Pape lorsqu’il a instauré l’année de la foi. Paul VI a voulu que tous les chrétiens retrouvent le sens d’une vie de foi active et responsable. Pour ceux que Dieu a spécialement appelés, l’effort doit comporter une remise à neuf de leur vocation, où s’exprime concrètement pour eux l’appel universel à la vie chrétienne.
Comme dans les manuels traditionnels, trois points retiendront notre attention : le sujet appelé par Dieu doit assumer et intérioriser l’appel reçu ; exprimer et diffuser cet appel ; tout cela dans l’actuel, dans l’aujourd’hui. Commençons par cet aspect.
I. L’aujourd’hui de la vocation
« Aujourd’hui », ce mot, ou d’autres équivalents, s’introduit partout. Parce qu’il éveille l’intérêt, on le met dans le titre des livres : construire l’Église aujourd’hui, vivre l’aujourd’hui de Dieu, vivre et croire aujourd’hui, etc. Incontestablement, « aujourd’hui » est à la mode dans l’Église. On veut une vie chrétienne contemporaine, portant la date du jour, et non celle de la veille. Pourquoi en irait-il autrement de la vocation ?
Si ce n’est qu’une mode, dira-t-on, en quoi intéresse-t-elle notre vie spirituelle ? Est-ce autre chose qu’une préférence arbitraire, un caprice passager ? Prenons garde pourtant. D’abord, en ceux qui réagissent à la mode d’une manière négative et agressive, il y a souvent un attachement paresseux ou timoré à la mode précédente. En outre, la mode n’est pas vaine en tout ; elle a aussi son sérieux et son sens, en indiquant sous quels traits particuliers et par quelles voies préférentielles la valeur se rend présente dans la vie humaine. Ainsi la mode au sens familier du mot, c’est-à-dire au sens vestimentaire, suggère la manière dont les femmes seront élégantes cette année. Des valeurs plus riches, la vie de la grâce elle-même, s’incarnent de manière renouvelée et originale selon les époques et les inventions de l’Esprit. Si le chrétien du XXe siècle veut témoigner de sa foi, servir l’Église, secourir les pauvres efficacement, il le fera autrement qu’on ne le faisait au XIXe siècle. Pareillement, les responsables des séminaires, noviciats et maisons de formation recherchent des formules valables pour l’an 1968... ou l’an 2000. Devant la remise en question des usages, le discrédit des traditions, voire l’ébranlement des structures, ils ne restent pas paralysés. Ils se mettent à l’œuvre – si l’on peut parler irrévérencieusement – comme les fourmis après le coup de pied du passant dans la fourmilière. Mais à la différence de ces hyménoptères plus industrieux qu’inventifs, les membres des groupes de travail et commissions spécialisées sentent bien qu’ils doivent œuvrer à une construction nouvelle, non seulement refaire ce qui a été défait ; inventer, non une vocation inédite, mais un nouveau visage de la vocation ; être fidèles à l’intention fondatrice, mais en tenant compte du climat contemporain. La recherche d’une modernité ou d’un aggiornamento s’impose avec la même urgence à qui réfléchit sur la raréfaction ou la fragilité des vocations : candidats moins nombreux, départs plus fréquents au cours des années de formation ou même après les engagements définitifs. On réfléchit sur ces faits. On constate par ailleurs que les foyers aussi sont moins solides que jadis. On s’explique la chose, au moins en partie, par une modification de l’environnement psycho-social, devenu moins favorable à la stabilité des engagements. Pour dire les choses prosaïquement, il y a moins de honte, de discrédit encouru, à s’en aller hors du couvent ou de la prêtrise, à quitter son conjoint ; et il est plus facile de se « reconvertir » et de retrouver une situation professionnelle et conjugale. On conclut encore à la nécessité d’un renouveau dans la vocation vécue : pour faire face aux conditions extérieures actuelles, elle devra être assumée plus personnellement, à partir d’une confrontation plus sérieuse avec le monde tel qu’il est. Ainsi, vouloir tenir compte de la « mode », ce n’est pas accorder capricieusement un privilège au nouveau et au moderne sur l’ancien et le traditionnel ; c’est se montrer soucieux de réalisme et d’efficacité.
Si nous réfléchissons maintenant à l’essence de la vocation, nous verrons que son caractère surnaturel ne l’empêche point d’être profondément actuelle et contemporaine. La vocation vient de Dieu qui appelle l’homme. Dieu est personnel dans son rapport à l’homme. Ou bien voudrait-on prétendre qu’il n’a qu’une formule d’appel stéréotypée, comparable à celle qu’on placarde sur les murs en cas des mobilisation générale, l’appel sous les drapeaux ? L’Écriture parle tout autrement : « Avant de te former au ventre maternel, je t’ai connu ; avant que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré » (Jr 1,5). De son côté, l’Apôtre a conscience d’un choix personnel : « dès le sein maternel, il m’a pris à part et appelé » (Ga 1,15). Dieu est éternel et immuable, il est vrai. Mais qu’est-ce que l’éternité, par-delà l’exclusion du devenir temporel ? Si nous pouvons pressentir le sens positif de cet attribut mystérieux, il ne peut vouloir signifier qu’une chose : l’actualité inépuisable de Dieu, qui le rend présent d’une présence toujours nouvelle à chaque conscience, à chaque moment du temps, dans une relation continûment originale. Venu du Dieu éternel, l’appel ne se répète pas mécaniquement d’un sujet à l’autre. Il ne se conserve pas non plus à travers la vie du sujet, comme un objet inerte donné une fois pour toutes ; il persévère comme réalité spirituelle vivante. Si l’amour conjugal a pour idéal de croître indéfiniment et imprévisiblement, à fortiori la relation spirituelle de Dieu à l’homme offre un visage toujours neuf. L’appel divin nous enchante à chaque instant de cette vie, non comme une rengaine monotone, mais comme une mélodie souple et jaillissante.
La vocation demande à l’homme de répondre avec ce qu’il a de plus personnel. Le Cardinal Suenens, interrogé par un journaliste, répondait : toute vocation est personnelle, il y est question de réaliser le mieux, pour moi ce mieux s’est concrétisé... De même, Jésus dit de la chasteté consacrée qu’elle n’est pas possédée comme un état donné à la naissance (de matris utero) ; ni produite par les autres (ab hominibus) ; elle vient d’une décision qu’on a prise (qui seipsos) en réponse à l’appel du Seigneur (Mt 19,12). Il s’agit d’être fidèle à l’engagement pris. Fidélité n’est pas routine. Être fidèle, ce n’est pas seulement avoir répondu positivement, mais répondre oui encore et sans cesse dans l’aujourd’hui de la vocation. Ce n’est pas exhiber une signature donnée jadis sur un carton jauni ; ou placer pour la millième fois sur le magnétophone un disque usé. C’est donner une réponse aujourd’hui, mais cohérente avec celle d’autrefois ; c’est chanter la même chanson, en un sens, mais avec un accent qu’on n’avait jamais eu, qu’il soit plus joyeux ou plus douloureux. La fidélité et la vocation sont affaire de liberté authentique. La vocation, a-t-on dit, est « un miracle qu’il faut faire avec soi-même » [1]. En même temps, la liberté y est réponse, car c’est le Seigneur qui appelle et propose les valeurs à poursuivre. Il n’y aurait qu’illusion pernicieuse si l’on prétendait accommoder la vocation au gré d’un caprice incertain, au gré des fluctuations de ce monde. Ainsi le Seigneur a loué le célibat consacré. Il serait insensé de discréditer la virginité vouée à Dieu, au nom d’on ne sait quelle mode ; la liberté est de vivre le célibat pour le Christ en l’intégrant hardiment à l’aujourd’hui. Il n’est de liberté que celle qui garde le contact avec le Seigneur et ne rompt pas le dialogue. « Qui demeure en moi... porte beaucoup de fruit... Si quelqu’un ne demeure pas en moi, on le jette dehors comme le sarment et il se dessèche » (Jn 15,5-6). Toutefois le sarment sèche aussi quand il ne continue pas à se développer avec le tronc, au même rythme, par la même sève. Qu’une liberté, par peur de la vie et de l’innovation, se crispe et se fige dans une figure de la vocation dépassée, alors aussi elle se stérilise : il lui faut croître, en symbiose avec le corps du Christ.
La vocation en effet s’accomplit dans l’Église. Parce que l’appel est entendu et authentifié par la médiation de l’Église. Parce que la réponse est donnée avec le soutien de la communauté chrétienne et pour le service de cette communauté. Parce que la vocation sacerdotale ou religieuse germe et s’épanouit à partir d’une vie chrétienne préalablement vécue au sein du peuple de Dieu. La vocation se vit donc en communauté de destin avec l’Église qui va son chemin, conduite par l’Esprit comme Jésus conduit au désert, comme S. Paul mené à Jérusalem où des épreuves l’attendaient. Quel paradoxe si, invoquant sa particularité, une vocation prétendait se séparer de la communauté vivante des fidèles du Christ, en marche vers leur Sauveur ? Répétons-le : comme le corps du Christ et avec lui, elle doit croître chaque jour [2].
II. Actualisation de la vocation
On vient de réclamer une vocation vécue dans l’actualité, c’est-à-dire dans les formes contemporaines que demandent la nature des choses et l’Esprit Saint. Ici on veut que la vocation s’actualise, c’est-à-dire qu’elle passe à l’acte, c’est-à-dire à son plein exercice. Comme l’homme selon Sartre, elle a « à être son être », à devenir ce qu’elle est. Sans doute était-elle là à l’origine, comme un don consenti sans restrictions : on se le rappellera parfois dans la suite avec nostalgie, comme un âge d’or. Pourtant la vocation dans son enfance ne pouvait pas avoir déjà son plein exercice. Le don de soi, même sincère et généreux, ne pouvait être plénier, sinon en intention. Pour se donner, le sujet devrait se posséder. Or il se possède bien peu ; et il ne se possède que peu à peu, au cours d’un devenir où il se prend en main progressivement. La responsabilité d’une vocation doit être assumée au long d’une vie, au fil d’une actualisation continue [3]. Il ne suffit pas d’être entré au séminaire ou au noviciat ; pas même d’avoir atteint l’ordination et les engagements définitifs. Comme il ne suffit pas d’avoir pris le gouvernail en main au moment de quitter le port, ou pendant les premières heures du voyage ; pour atteindre le but, il faut garder la direction jusqu’au bout. Si l’on peut concevoir le pilotage automatique pour un bateau, il n’est point de mécanisme, dans le domaine spirituel, qui dispense l’homme de sa responsabilité. S’il lui arrive de s’endormir, bientôt la vocation en lui se réduit à une fragile apparence. Comme la vie chrétienne chez certains fidèles, la vie sacerdotale ou religieuse n’est plus en lui que gestes extérieurs et habitudes routinières.
Comment concevoir l’actualisation progressive de la vocation ? D’innombrables auteurs spirituels et prédicateurs de retraite s’efforcent de l’apprendre aux intéressés. Évoquons une disposition foncière ; mais elle est indispensable et fait sentir partout son influence. C’est la sincérité, comme volonté d’être simplement ce qu’on prétend être et refus de l’hypocrisie. Accorder tous ses soins au paraître plutôt qu’à l’être ; faire effort pour laisser bonne impression (pour « édifier » ?) au lieu d’agir pour se changer, soi, réellement ; voilà le moyen de vivre en porte-à-faux et de ne jamais actualiser la vocation. « Méfiez-vous (ne soyez pas) des faux prophètes déguisés en brebis » (Mt 7,15). Médiocrité avouée, mais combattue, vaut mieux que médiocrité hypocritement dissimulée aux autres, et finalement à soi-même, car on se trompe fort aisément à son propre avantage. C’est ici le moment ou jamais d’être vigilant. Car la sincérité même peut être de mauvaise foi. En réalité, elle est objet de conquête, au prix d’un long combat jamais tout à fait victorieux.
Sincérité, donc, face à autrui. Mais elle suppose une sincérité envers soi-même, une volonté d’être en profondeur ce que l’on prétend être du fait de la vocation. Une lutte doit être menée contre la dispersion intérieure, afin de faire converger les désirs (au sens le plus large du mot) dans la visée fondamentale. En répondant à l’appel, le sujet a choisi : il a préféré le service du Seigneur et du Royaume à tout autre état ou carrière. Le choix concordait avec une apprécation, un jugement de valeur : la prière est ce qu’il a de plus utile à l’Église, le service de Dieu est le plus haut service, etc. À ces valeurs, le sujet a adhéré ; il les a désirées, il a voulu qu’elles deviennent ses valeurs. Mais l’adhésion ne s’effectue pas d’emblée plénièrement ; dans une certaine mesure, elle n’est d’abord qu’un vœu pieux. La visée ne réussit pas du premier coup à investir et mobiliser toutes les énergies du sujet. Le jugement de valeur ne parvient pas aussitôt à constituer la personnalité, c’est-à-dire à lui donner sens dans toutes ses composantes. Longtemps peut-être des aspirations divergentes vont résister et subsister. « Je ne sais pas ce que je fais, je ne fais pas ce que je veux, je fais ce que je ne veux pas », s’écrie l’Apôtre dans une déclaration célèbre (cf. Rm 7,15 sv.). Avec humour, un réalisateur de télévision montrait les passions rémanentes chez deux de ses héros, frères trappistes irlandais. Ces bons moines ne violeraient pas le silence prescrit par la règle ; mais il leur arrive de rendre visite à quelque bouteille de bière soigneusement dissimulée, et même de parier en cachette sur les chevaux de course : le perdant paiera en Ave Maria [4]. Divisée, leur vocation est en danger, jusqu’au jour où elle triomphera enfin de l’attachement aux courses et à l’ale mousseuse.
C’est encore trop peu d’éliminer les désirs anarchiques. Il faut en outre adhérer à une représentation réaliste de la vocation. Encore une fois, ce réalisme ne s’acquiert que peu à peu. Dans les premiers temps, l’image qu’on se fait de la vocation n’évite pas étroitesse et illusions. Étroitesse, parce qu’on ne saurait saisir de prime abord toutes les richesses de la vie vouée au Seigneur ; bien des valeurs qu’elle renferme sont seulement pressenties. Illusions, parce que l’éloignement fausse les perspectives : de loin, le candidat n’a qu’une vue abstraite de ce qu’il convoite ; sa volonté généreuse idéalise, au mauvais sens du mot ; il méconnaît les détails, il sous-estime les délais et l’importance des obstacles à vaincre. Comme la République était sans défauts sous l’Empire, comme la fiancée était revêtue de charmes démesurés avant d’être la compagne quotidienne, ainsi le cloître se parait d’attributs merveilleux quand on en rêvait à distance. On a donc acquiescé à une représentation partiellement irréelle, d’un acquiescement « idéaliste », voire ambigu. Pour rejeter toute équivoque, on s’efforcera de réaliser une adhésion effective, concrète et avertie. Le fiancé devra faire coïncider peu à peu son amour avec la femme qu’il a épousée : il y perdra quelques illusions, mais son attachement ira en s’approfondissant. Ainsi le sujet voué à Dieu actualisera sa vocation en vivant la vie qu’il a choisie ; il se débarrassera de quelques vues simplistes, il s’enrichira en contre-partie de valeurs plus substantielles.
Autant dire qu’il est besoin de sincérité envers la vie elle-même, pour prendre les choses telles qu’elles sont et les faire entrer dans le projet d’une existence livrée à Dieu. La vie, ce sont mille activités variées, particulièrement la rencontre d’autrui. Qu’est-ce que vivre ? C’est travailler selon un programme qu’on s’est fixé, entreprendre, poursuivre telle réalisation, bâtir, fonder un mouvement, assumer la responsabilité d’un service. C’est équilibrer le repos et le travail, s’ouvrir à des préoccupations intellectuelles, se délasser en se cultivant, disposer de temps libre pour un voyage... Souvent, c’est manier de l’argent, le partager entre l’aumône et les fins utilitaires, s’équiper luxueusement ou parcimonieusement, selon des exigences plus ou moins modérées. C’est être accaparé par le dehors, la politique, ou le sport, ou quelque violon d’Ingres ; ou bien se replier sur soi, par exemple sur le souci de la santé. C’est apparaître aux autres selon une certaine image, dans la vie quotidienne, au hasard des rencontres ; être lié à une famille ou se trouver seul ; collaborer aisément ou difficilement avec ses confrères, ses collègues, ses supérieurs ; diriger mollement ou autoritairement des paroissiens, des élèves, des malades, un groupe de jeunes. Tout cela est le contenu concret de la vie, que nulle énumération ne saurait épuiser. La question est de voir si la vocation, ce projet, s’actualise en tout cela. Elle est comme une enseigne à la façade d’un magasin. Tel pas de porte, en ville, ouvre sur une boutique aguichante. Mais en arrière, il n’y a qu’un bâtiment vétuste, des appartements démodés, une cour délabrée. Il ne devrait pas en être ainsi pour la vocation ; elle devrait imprégner l’existence entière.
Elle ne le fait pas sans peine. Comme la foi, la vocation est mise à l’épreuve, du fait que la vie réelle se montre réfractaire à ses efforts. La contestation vient du dehors. La puissance du monde s’affirme par la présence massive d’une manière de vivre où l’on ne se soucie guère de Dieu. Ces hommes et ces femmes en grand nombre, uniquement occupés de leurs travaux, de leurs divertissements, de leurs embrigadements politiques, cette culture audiovisuelle ou scientifique ou littéraire, où la théologie ne semble avoir nulle place, ce fait énorme d’un monde trop exclusivement humain paraît dévitaliser la vocation, et la refouler en marge de l’humanité réelle comme une bizarrerie nullement attirante. La contradiction est intérieure aussi. Au sein de la communauté chrétienne, le scandale prédit par le Seigneur n’est jamais tout à fait absent. Lorsque certains renoncent ouvertement à leurs engagements, lorsque d’autres s’assoupissent dans une médiocre routine, il y a de quoi décourager et taxer de naïveté toute prétention à la générosité. Au reste, chacun est déçu d’abord de lui-même ; sa propre vie lui est occasion de doute. Après des années de service régulier et, somme toute, de fidélité, il se rend compte qu’il n’est guère transformé en profondeur. Non sans stupeur, il se retrouve, comme jadis, égoïste ou sensuel, attiré par l’ambition d’un bonheur immédiat, aspirant à quelque réussite terrestre ; et il se demande si c’est bien sérieusement qu’il a vécu pour Dieu, ou seulement avec l’alibi de belles formules creuses. L’actualisation de la vocation suppose que l’on ait affronté, et surmonté, ces difficultés. Il y faut le retournement paradoxal par lequel l’homme avoue sa faiblesse et prend appui dans le Seigneur « afin que repose sur lui la puissance du Christ » (cf. 2 Co 12,9). Alors enfin la vocation devient solide dans un homme fragile, par la force de Dieu.
III. Diffusion de la vocation
Le Seigneur Jésus, avant de quitter la terre, charge ses disciples de prêcher la Bonne Nouvelle à toute créature. L’appel au service exclusif de l’Évangile fait partie de la Bonne Nouvelle. Ceux qui ont été choisis, à leur tour doivent faire résonner l’appel et assumer les tout premiers une mission qui appartient d’ailleurs à toute la communauté chrétienne [5]. Si la vie aspire à se propager, une vocation vivante cherche à se transmettre, comme une flamme, et à se répercuter comme le bruit d’un certain vent violent, un matin de Pentecôte. Voici donc un thème qui mérite l’attention vigilante des prêtres, religieux, religieuses. Qu’ils ne se résignent pas à rester sans influence. Il arrive que certains tentent de justifier un repli désabusé. Dieu, disent-ils, distribue aussi généreusement qu’auparavant la grâce de la vocation. S’il y est plus rarement répondu, c’est donc que la jeunesse moderne n’a plus de générosité. Qu’y pouvons-nous ? – Ce syllogisme morose ne convainc pas. On peut tenir que le Seigneur appelle autant que naguère ; disons mieux, autant qu’il est nécessaire à son Église. Toutefois, il n’appelle pas sans la coopération des hommes. Si la réponse est plus rare, c’est peut-être parce que les instruments responsables coopèrent mal. Sans nier qu’on puisse aussi s’interroger sur la générosité des jeunes, considérons d’abord notre responsabilité, demandons-nous ce que nous ferons.
Quand nous prions pour les vocations, selon l’ordre du Seigneur, sentons-nous concernés. Ne demandons pas seulement que Dieu change les dispositions des autres, mais qu’il change aussi les nôtres, afin que nous soyons prêts à l’action. En traitant des racines de l’athéisme, le Concile estime que « les croyants eux-mêmes portent souvent à cet égard une certaine responsabilité... Dans cette genèse de l’athéisme, les croyants peuvent avoir une part qui n’est pas mince... par des présentations trompeuses de la doctrine et aussi par des défaillances de leur vie religieuse, morale et sociale » (Gaudium et Spes, n° 19, § 3). Cette déclaration étonnante a retenu l’attention. Oserait-on dire pourtant que beaucoup de croyants se sont senti personnellement mal à l’aise ? Dans ces occurrences, chacun a l’habitude de penser qu’il s’agit d’autrui ; et s’estime assez charitable en ne cherchant pas à identifier les coupables. Parlant de la vocation, serait-il scandaleux qu’on reprenne les termes du Concile : dans la raréfaction des vocations, les prêtres, religieux et religieuses peuvent avoir une part non négligeable de responsabilité, non seulement par quelques profanations scandaleuses et exceptionnelles de leur état, mais plus souvent par une présentation doctrinale appauvrie de la vocation et à cause de l’image médiocre qu’ils en offrent dans leur vie. En conséquence, serait-il anormal qu’ils se sentent mal à l’aise, au lieu de chercher les coupables exclusivement chez les autres ? Pour une diffusion efficace de l’appel, on peut mentionner avec le Concile deux exigences distinctes, mais solidaires : formulation doctrinale et exemple de la vie.
Formulation doctrinale. Nul n’ignore les problèmes épineux que pose aujourd’hui la formulation de la foi : soit en rapport avec la critique extérieure issue d’une philosophie néopositiviste de la culture et du langage ; soit à cause des audaces imprudentes d’une certaine théologie nouvelle. Au plan scripturaire, comme la formulation de la foi se ressource indéfiniment à l’expression privilégiée qu’elle a reçue initialement dans l’Écriture, de même toute présentation de la vocation se réfère d’abord à la Parole de Dieu. La vocation de Moïse et de Samuel, d’Isaïe et de Jérémie, celle surtout des Apôtres restent des nonnes. En lisant ces récits, on tiendra compte du considérable renouvellement de l’exégèse biblique. En effet, on s’expose à bien des mécomptes, à partir d’une exégèse désuète, ou en croyant que le bon sens permet d’ignorer les difficultés. Quant aux textes doctrinaux, une théologie biblique prudente permettrait de leur donner leur portée exacte, sans majorer indûment les uns, sans escamoter les autres. Citons au hasard deux passages que la liturgie rapproche, le mercredi de la quatrième semaine après la Pentecôte : « Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre la force » (1 Co 1,27) ; « Qui ne prend pas sa croix et ne vient pas à ma suite n’est pas digne de moi » (Mt 10,38). Il faudrait que le héraut de la vocation en parle comme S. Paul, non selon la sagesse du monde, mais selon une science essentielle unique, celle de Jésus crucifié.
Au plan dogmatique, l’idée traditionnelle de Dieu (le théisme, dit-on) est violemment combattue. Des représentations religieuses fondamentales dans le christianisme, telles celles de révélation, de parole de Dieu, paraissent pleines d’ambiguïtés à certains esprits modernes. L’idée de vocation comme appel divin implique aussi des conceptions contestées. Comment l’appel divin peut-il se faire entendre ? Quel sens peut-il avoir, en tant qu’« intervention providentielle » dans le cours de l’histoire humaine ? Quel peut être le rôle de la liberté finie en face de l’action divine en général, et de la vocation en particulier ? Comment concevoir un face-à-face ou un dialogue de Dieu et de l’homme ? Autant de questions à se poser, autant de réponses à donner au mieux des possibilités d’une bonne théologie, et en dépassant des catégories étriquées, si l’on veut fournir un enseignement acceptable au sujet de la vocation.
Au plan éthique, une remise en place de toutes les valeurs est en cours. Horizontalisme et transcendantalisme s’affrontent comme des tendances adverses, dont l’exact équilibre est encore à trouver. Des conceptions unilatérales de la vocation en découlent, selon qu’on met l’accent inconsidérément sur l’une ou l’autre de ces tendances. Pour s’approcher d’une synthèse nuancée, pour éviter les outrances pernicieuses, on devra revoir certaines formules usuelles. On le fera en se reportant à la vie de l’Église, dans la situation historique présente. Naguère, la vie chrétienne a semblé se concentrer en un milieu fermé, à prédominance culturelle « bourgeoise ». Aujourd’hui, l’Église aspire à s’ouvrir plus largement ; elle porte au premier plan le souci du rapport de la foi avec le monde. Pour faire comprendre et apprécier la vocation aujourd’hui, on tiendra compte de cette évolution. On montrera que par la vocation, service de Dieu et de l’Église, une vie humaine est radicalement et supérieurement valorisée et, pour autant, extrêmement utile au monde. Comme croyants, nous sommes pleinement assurés que le salut de l’humanité dépend de ce que le Christ et l’Église lui apportent. Le monde achevé, c’est le monde devenu Royaume de Dieu ; les chrétiens sont l’avant-garde du monde sauvé ; les chrétiens marqués par la vocation sont les promoteurs du monde à venir et de la réussite humaine. Il est vrai que les choses apparaissent différentes à beaucoup d’esprits. Pour eux, l’Église, le sacerdoce, la vie religieuse n’ont rien à voir avec le destin de l’humanité, sauf peut-être pour y mettre obstacle. C’est aux chrétiens, et d’abord aux prêtres et religieux, qu’il appartient de soutenir les vues de la foi sur la promesse du salut en Jésus-Christ. Ils sont les premiers responsables du visage ou du spectacle que l’Église offre d’elle-même aux hommes, pour que ceux-ci soient attirés à la foi, et pour qu’ils découvrent en conséquence la signification décisive de la vocation. Il incombe donc aussi aux prêtres et aux religieux de trouver le langage par lequel la foi pourra s’exprimer et la vocation pourra dire aux hommes ce qu’elle est en vérité. On a déjà rappelé que là gît une difficulté majeure pour le christianisme actuel. Il s’agit en effet de garder fidélité au message originel, et en même temps de le formuler selon une modernité telle que la foi, et avec elle la vocation, puissent toujours avoir un sens dans la culture contemporaine.
Encore qu’elles soient indispensables, les mises au point d’ordre intellectuel demandent à être accompagnées du témoignage vécu. Ci-dessus, au risque de choquer, on mettait en parallèle une certaine responsabilité des chrétiens dans la diminution de la foi, et leur responsabilité dans la raréfaction des vocations. Le remède aussi est pareil. Selon le Concile (parlant de l’athéisme), « on doit l’attendre d’une part d’une présentation adéquate de la doctrine, d’autre part de la pureté de vie de l’Église et de ses membres » (Gaudium et Spes, n° 21, § 5). Au sujet des vocations religieuses, il dit expressément : « Les religieux se rappelleront que l’exemple de leur propre vie constitue... l’invitation la plus efficace à embrasser la vie religieuse » (Perfectae caritatis, n° 24).
Comment les chrétiens voués à Dieu vivront-ils de manière à assurer la diffusion de la vocation ? Ils vivront leur vocation dans l’actualité, selon ce qui a déjà été dit. Actualité au plan des modes de vie extérieurs. Cet aspect assurément secondaire est néanmoins celui qui provoque les premières réactions du spectateur, qui regarde les choses du dehors. S’il est avéré qu’une modification du costume, des usages, de la façon de parler, des bâtiments même facilite l’accès au trésor caché de la vie évangélique, pourquoi n’y consentirait-on pas d’un cœur joyeux ? En refusant, on risquerait à la limite d’encourir le reproche de Jésus aux scribes et aux pharisiens : « Vous ne laissez pas entrer ceux qui le voudraient » (Mt 23,13 ; cf. Lc 11,52). Plus importante est l’adaptation dans la manière de vivre au grand jour les vertus religieuses et sacerdotales : une pauvreté vécue « effectivement et en esprit », « au besoin sous des formes nouvelles », afin d’être « un signe particulièrement mis en valeur de nos jours » (Perfectae caritatis, n° 13) ; une chasteté joyeuse, équilibrée, libératrice, féconde en bonnes œuvres ou service d’autrui ; une obéissance s’exerçant de telle sorte, par la bonne volonté des supérieurs et des subordonnés, que la liberté y trouve son compte, aussi bien sous forme de docilité volontiers consentie que sous forme de coopération active et responsable ; par-dessus tout la charité fraternelle pratiquée dans la vie commune, ou du moins dans l’entraide en apostolat. Encore une fois, certaines habitudes seront peut-être bousculées, certains efforts nous seront demandés, nous penserons que la parole de Jésus à Pierre se réalise aussi pour nous : « Un autre te nouera la ceinture et te mènera où tu ne voudrais pas » (Jn 21,18). Mais quoi, si c’est pour faire aimer Notre-Seigneur ?
À part cela, qu’il ne soit pas question de « propagande » au sens tapageur et publicitaire du terme. C’est Dieu qui est ici à l’œuvre, il ne faudrait pas l’oublier. Les hommes ne sont que des médiations, des messagers, des signes. Il leur est toutefois demandé – et c’est beaucoup – d’être des signes transparents, et des messagers qui ne travaillent pas « à leur propre compte » mais pour Celui qui les envoie. Quand les prêtres, les religieux, les religieuses se mettent en peine pour susciter des vocations, leur préoccupation ne saurait être mesquine. Leur problème ne se limite pas à leur propre personne : par exemple, défendre la profession qu’on exerce, éviter la perte de prestige résultant du manque de recrues, écarter l’affolement qu’on ressent à l’idée de voir péricliter l’entreprise qu’on dirige... Leur souci est plus désintéressé. Ils souhaitent que la volonté de Dieu se fasse en ceux qu’il appelle avec tant d’amour ; que le Peuple de Dieu ait les pasteurs et les meneurs dont il a besoin pour croître dans la foi ; que le salut parvienne au plus tôt à tous les hommes. On leur demande donc aussi d’être des « signes transparents ». Cela veut dire qu’on attend d’eux finalement une seule chose : qu’ils laissent transparaître et rayonner l’expérience qu’ils ont faite de vivre pour Dieu. En seront-ils capables ? Oseront-ils être simplement eux-mêmes devant autrui ? Ne vont-ils pas au contraire se dissimuler derrière l’écran des paroles convenues, des théories toutes faites ? Espérons qu’ils laisseront découler, du cœur de leur vie, le témoignage que Dieu attend, de manière à rendre en quelque sorte évidente la grandeur, la joie, la paix d’une vie vouée à Dieu.
Que chacun s’examine, dit l’Apôtre. Qu’il se demande s’il est resté vigilant, et prêt à servir l’Époux selon ce qu’il réclame à chaque instant, même au cœur d’une longue veille. La vocation qui a été confiée à son amour fidèle, qu’il fasse en sorte qu’elle reste un flambeau allumé, ce flambeau semblable à « l’astre du matin, celui qui ne connaît pas de couchant... répandant sur les humains sa lumière et sa paix » (Liturgie de la nuit pascale).
Grand Séminaire
190, rue Henri Blés
Namur (Belgique)
[1] Cité dans Le Figaro du 8 juin 1967, à propos des questions posées au baccalauréat.
[2] En cours de rédaction nous parvient un beau texte parallèle sur la foi. Nous ne résistons pas au désir de le reproduire ici : « La foi chrétienne exige sa mise en œuvre dans les circonstances de l’existence quotidienne ; c’est une décision radicale qui réclame toujours des décisions concrètes nouvelles. La tentation de se reposer dans la décision une fois prise est une menace constante pour la foi... nous rendons la foi vaine dans une existence superficielle... de renoncement à la tension de nouvelles décisions... Dans la mesure où le croyant cesse de s’engager dans de nouvelles décisions de foi, il cesse d’être croyant... L’acte de foi surgit comme décision existentielle et l’attitude de foi se maintient uniquement comme la mise en œuvre continuellement renouvelée de cette décision originaire » (J. Alfaro, « Foi et existence », Nouvelle Revue Théologique, juin-juillet 1968, p. 579).
[3] La responsabilité incombe au sujet ; mais elle est partagée par les supérieurs, dont le gouvernement doit viser l’épanouissement des vocations, par delà la conservation des règles et des usages.
[4] Voir le film Silent Song, de F. O’Connor et H. Léonard.
[5] Pour ce qui regarde les vocations sacerdotales, voir le Concile Vatican II : « Le devoir de cultiver les vocations revient à la communauté chrétienne tout entière... Tous les prêtres feront preuve du plus grand zèle apostolique pour cultiver les vocations, et ils attireront vers le sacerdoce les âmes des jeunes » (Optatam totius, n° 2). Pour les vocations religieuses, voir Perfectae caritatis, n° 24.