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Tribune libre : À propos de la clôture des moniales

Léon Renwart, s.j.

N°1968-5 Septembre 1968

| P. 301-307 |

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Deux contributions nous sont encore parvenues sur ce sujet. Nous les publions ci-dessous, en remerciant leurs auteurs d’avoir bien voulu apporter leur part au dialogue. Nous les ferons suivre de quelques réflexions que ces textes nous ont suggérées. L. R

I

Les lignes de Sœur MARIE de JESUS, dans votre N° 1 – 1968, dont j’admire fraternellement le zèle, n’arrivent pas tout à fait à me convaincre. Je ne puis m’empêcher de penser : « Est-ce vraiment cela que le Seigneur veut pour nous, Carmélites, après Vatican II ? »

Sans vouloir entretenir de polémiques, me permettez-vous de réfléchir devant mes Sœurs ? Selon l’heureuse finale de Sœur Béatrix O.S.S.R. : « ... de ces bêtises... » jaillira peut-être, sinon la lumière du moins un peu plus de clarté ou d’objectivité sur la question ?

C’est justement l’entrée des séculières en clôture, et clôture carmélitaine, qui me fait question devant Dieu.

Plusieurs fois j’ai aussi pris part aux Assemblées Fédérales. J’ai voté également pour le maintien d’une clôture matérielle sans pour autant voter pour le maintien des grilles et je ne suis pas la seule à penser ainsi. Oui, en effet, vivre au Carmel c’est vivre en solitude pour Dieu. « Nous sommes de la race des Pères du désert », nous rappelle Sainte Thérèse. Au temps de la Thébaïde les Pères vivaient au désert, sans grille, ce qui ne les empêchait pas d’être de parfaits anachorètes.

Au XVIe siècle, Sainte Thérèse voulant faire refleurir cet esprit érémitique a pensé et réalisé, en Espagnole de son époque, les grilles de style et d’influence mauresques alors en vigueur pour la préservation de la femme, afin d’offrir à ses filles autant de déserts dans le but d’une vie solitaire avec Dieu, pour Sa gloire et le salut des hommes.

Si Sainte Thérèse avait vécu Vatican II avec nous, sur terre, maintiendrait-elle aussi fort qu’on veut bien le prétendre, ses grilles et le même style de clôture ?

Il me semble qu’il s’agit de tout autre chose : réaliser le désert et s’y maintenir avec fidélité. Entre nous, est-il si sûr que les grilles réussissent à ce but ? Hélas ! N’est-il pas décevant parfois de trouver derrière nos solides murailles une avidité à connaître les nouvelles qui n’alimenteront guère notre oraison... ou une correspondance effrénée qui n’a rien à voir avec l’esprit érémitique !

Le problème ne serait-il pas ailleurs ? Pour ma part, il vient d’une réflexion presque identique qui m’a été faite à plusieurs reprises ces derniers mois, émanant de nos Sœurs enseignantes ou hospitalières : « Vous nous appelez « vos sœurs », mais lorsqu’on vient chez vous, vous nous laissez à la porte alors que nous aurions besoin pour quelques heures ou pour un jour ou deux, du silence et de la solitude dont vous jouissez à longueur de vie ». – « Vous nous appelez sœurs et vous nous laissez à l’hôtellerie, me disait une autre ; j’y ai fait une retraite (ce n’était pas dans un Carmel), des jeunes s’y trouvaient en même temps et chahutaient chaque soir après minuit. C’est de votre silence et de votre solitude dont nous avons besoin pour nous refaire et pour repartir plus généreusement au service des autres ».

C’est vrai, nous sommes les « nanties » à ce point de vue et si la pauvreté est pour une part dans le partage, devant ce refus aux autres je ne suis plus à l’aise.

Bien sûr, si le désert est à tous ceux qui veulent le traverser, le monastère ne peut être le no man’s land que chacun viendrait piétiner ; la clôture matérielle a son rôle à jouer. En fait, qui viendrait frapper à notre porte ? Même si la curiosité attirait au début, cela n’irait pas loin. Rappelons-nous les premières sorties en ville pour remplir le devoir électoral... Qui se déplace maintenant pour nous regarder ? Et c’est très bien ainsi. Très vite, il ne resterait que quelques rares âmes vraiment assoiffées de silence, désireuses de se recueillir dans une maison de Dieu.

Il est évident qu’un monastère trop exigu ne pourrait recevoir personne : on ne s’invite pas davantage chez des mal logés. Y aurait-il un risque grave pour une communauté suffisamment pourvue en locaux et par-dessus tout assez silencieuse et charitable pour accueillir, sans en être troublée, ces quelques personnes qui ne demanderaient elles-mêmes que silence et édification de ce qu’elles apercevraient ? Pour cette communauté-là, vivre les Béatitudes serait la meilleure garantie en satisfaisant le point central de la Règle (et le reste par surcroît) : « méditer en solitude jour et nuit la loi du Seigneur »... « jusqu’au mystère du NON-Manifesté »...

Laisser à nos Sœurs Bénédictines, Clarisses, Cisterciennes le soin de partager ce que l’Esprit Saint veut donner dans le silence, ne serait-ce pas encourir le reproche évangélique : « J’avais faim de silence, j’avais soif de quelques heures de solitude et vous ne m’avez pas satisfait » ?

Le Carmel, mon Carmel, je ne veux ni l’édulcorer, ni lui retirer ce qu’il est dans toute sa beauté, dans toute son âpreté aussi, cependant à : « Nos grilles... nos grilles ! » Jérémie pourrait bien faire écho : « Le temple du Seigneur, le temple du Seigneur ! » Et si nous passions à côté de la Vérité, de la Vie, serions-nous davantage filles de l’Église ?

S. Marie-Joseph, O.C.D.

II

Avec le « merci » à Vie consacrée qui nous permet des échanges, je joins mon témoignage de Clarisse à ceux déjà donnés. Dans le dialogue engagé sur la question « clôture », peut-être y a-t-il encore quelque chose à dire et peut-être aussi est-il important de sortir de nos oppositions en débouchant plus haut, du moins de tenter ce dépassement en laissant à Dieu la solution du problème par ces canaux privilégiés des volontés divines que sont la patience et le temps. Nous croyons que Dieu est à l’œuvre par son Esprit, et son action est force et douceur. À nous d’être attentives, à l’écoute et fidèles. Fidèles à Dieu, c’est-à-dire ayant cette foi lucide et généreuse de l’épouse sûre de Celui qui l’entraîne à sa suite. « Je sais en Qui j’ai cru » (2 Tm 1,12).

C’est sur la foi que nous avons risqué notre vie pour Dieu, c’est dans la foi que se résolvent nos problèmes. Et si toute vie se situe sur le plan de la foi, qu’y a-t-il d’extraordinaire que tous ne puissent la comprendre ? Or, c’est bien là le point crucial, nous vivons dans un monde qui n’a pas la foi, mais là aussi est l’importance de notre mission, de notre fonction, qui nous situe non « hors du monde », ni « séparées du monde », mais « intérieures au monde » [1] menus grains de sénevé jetés au secret du sillon. « Si vous aviez la foi comme un grain de sénevé ».

Cette zone « intérieure » au monde où nous vivons, n’est-ce pas le foyer d’où part la flamme, le centre qui propulse, la motion qui oriente le monde vers son destin éternel ? La cabine du pilote, si l’on veut, comme instrument du Saint-Esprit, mais instrument nécessaire.

La vie civile a ses lieux réservés où s’effectuent, loin des yeux du profane, les recherches de la science (pour ne mentionner que celles-là) qui seront victoire sur la maladie, la souffrance et la mort. A-t-on idée de les violer ? et leur réussite n’est-elle pas conditionnée par le climat nécessaire à leur développement ? Il en est d’autres pour le bien de l’humanité et aussi pour sa perte. Dieu n’a-t-il pas le droit de soustraire aux regards de quiconque le secret sanctuaire où œuvrent les silencieuses ouvrières de l’amour sauveur et rédempteur ? C’est bien là le sens et le but de la clôture : établir un milieu favorable à l’épanouissement de la vie contemplative. Lui assigner un rôle de témoignage, c’est confondre les plans, car le témoignage des contemplatives se situe à un autre niveau. Dans le Corps mystique du Christ, autre est le témoignage rendu par un laïc, autre celui d’un prêtre, autre le témoignage d’une Sœur Hospitalière, autre celui d’une moniale. Et de même que le bon état du cœur se vérifie à la pulsation du poignet, de même le dynamisme de l’amour produit au cœur de l’Église sera perçu dans les œuvres caritatives, si l’on veut prendre la comparaison de Ste Thérèse de l’Enfant Jésus : « Dans le cœur de l’Église, ma mère, je veux être l’amour ». Cachée dans son Carmel, la petite sainte a eu un tel rayonnement qu’elle est devenue Patronne des missions. C’est qu’elle a vécu son ouverture au monde à cette dimension profonde indiquée par Mgr Deiffner : « L’union intime avec le Crucifié, qui est en même temps le Seigneur glorifié ayant vaincu le monde, nous permet une ouverture au monde qui ne se nourrit pas d’idéologie ou d’illusion, mais ignore la résignation et le désespoir ».

C’est à ce niveau que se situe la jonction des contemplatifs avec le monde, c’est pourquoi leur vie doit être pénitente et marquée du signe du Crucifié. Voilà pourquoi ils ne peuvent être en accord avec le monde. Ce ne sont pas seulement nos grilles, mais toute notre vie qui est mise en question. Faut-il s’en étonner ? L’Église elle-même est affrontée à un même problème et chaque âme en particulier doit en triompher. Pour accepter la croix du Christ, il faut la foi qui est don de Dieu. L’amour de Dieu se répand-il avec plus de tendresse et de miséricorde que dans le sacrement de pénitence et cependant quelle foi est nécessaire pour l’y percevoir ?

Il fut un temps où l’on se plaisait à souligner l’austérité de nos vies ; mais nous avons su rendre agréable notre hospitalité et l’accueil de nos Sœurs externes est aimable et chaleureux. Si les grilles demeurent, nos visiteurs sentent le courant de sympathie et de prières qui les traverse ; d’ailleurs l’obstacle est davantage dans le réflexe psychologique de ceux qui les refusent à tout prix, que dans la réalité matérielle.

Il me semble que chaque vocation a son charisme propre et que c’est bien à nous, contemplatives, de savoir les conditions requises pour notre genre de vie. Si l’on interroge l’histoire, non seulement du monachisme chrétien, mais de toutes les religions, on reconnaît le mouvement qui pousse le contemplatif à la solitude et au silence pour trouver Dieu. La clôture délimite la portion de désert que les anciens allaient chercher loin des cités. Ceci pourtant, sans contester une autre façon de voir. L’estime que nous avons de notre vocation et la confiance dans la loyauté de notre recherche ne permettent pas de désapprouver celles qui veulent tenter l’expérience de mitiger la clôture. On juge l’arbre à ses fruits et c’est avec le temps que l’on verra si la vie contemplative peut subsister dans des conditions différentes, mais on nous concédera de n’agir qu’avec prudence dans une matière où une chose en entraînant une autre, nous risquons d’entrer dans un engrenage irréversible sans savoir jusqu’où il nous conduira. C’est pourquoi il me paraît sage qu’aucune solution ne soit imposée, mais qu’une marge soit laissée à l’expérience des communautés pensant le problème devant Dieu dans la prière et l’union des cœurs.

Sœur Myriam, O.S.C.

Simples réflexions

Sœur Marie-Joseph nous semble poser très exactement le problème d’une certaine ouverture de la clôture, car elle en montre le motif et, par le fait même, les limites. Le motif : la charité pour celles qui ont besoin de se retremper dans la solitude. Les limites : seules les communautés qui joignent aux conditions matérielles requises l’indispensable ferveur de la « clôture intérieure » peuvent, sans danger pour elles et avec profit pour autrui, envisager de rayonner leur solitude devant Dieu en la laissant participer par leurs sœurs assoiffées de calme recueillement aux pieds du Maître.

Les pages de Sœur Myriam révèlent une très haute idée de la vocation contemplative. On ne peut que louer aussi la juste liberté qu’elle demande pour les communautés en une matière où tout changement a des répercussions profondes sur la vie de celles-ci. Est-ce à dire qu’elles seraient les seules à « savoir les conditions requises par leur genre de vie » ? Dans la mesure même où toute vie chrétienne est nécessairement un témoignage (ce que le Concile a rappelé et que la Sœur reconnaît), ne peut-on pas se demander si ceux auxquels s’adresse ce témoignage n’ont pas eux aussi leur mot à dire, ne serait-ce que pour faire savoir que le « langage » employé n’est plus compris ? Ce n’est certes pas à eux de dire par quoi le remplacer (N’oublions tout de même pas que c’est au monde profane ambiant que la Grande Thérèse a emprunté les grilles de ses Carmels). Et puisque ces fameuses grilles restent le point chaud de toute discussion, est-il tout à fait juste d’écrire que « l’obstacle est davantage dans le réflexe psychologique de ceux qui les refusent à tout prix » ? N’y a-t-il pas aussi des moniales qui s’y accrochent « à tout prix » ? Les uns comme les autres n’ont-ils pas tort d’absolutiser de la sorte ce qui n’est après tout qu’un moyen d’assurer la clôture intérieure et de la signifier au monde ? Si celui-ci a déjà une telle peine à saisir le sens de la vie contemplative, est-il sage de notre part d’accroître la difficulté en gardant des grilles là précisément où celles-ci, par leur signification courante, empêchent de percevoir le libre don de soi à Dieu seul qui est l’âme de la vie contemplative et l’essentiel du témoignage qu’elle doit apporter aux hommes ?

On peut songer à mitiger la clôture. Perfectae caritatis a explicitement prévu la chose pour les moniales adonnées à des œuvres. Mais est-il impensable de garder dans toute sa pureté la clôture intérieure sans pour autant garder les grilles et fermer le monastère à toute âme assoiffée d’une cure de silence devant Dieu ? Des moniales ont tenté cet essai ou ont été forcées de le faire. Pour autant que l’on puisse en juger, leur expérience tend à montrer que l’authentique vie contemplative communautaire peut s’épanouir sans aucune mitigation, malgré l’absence de grilles et une certaine ouverture du monastère. Mais il apparaît clairement aussi que la chose n’est possible que si la clôture intérieure est vivante. Qui plus est, cette clôture intérieure s’approfondit et redevient attrayante, comme tend à le prouver l’afflux des vocations.

St.-Jansbergsteenweg, 95
Leuven (Belgique)

[1J’emprunte cette expression à Jean Guitton, dans son beau livre Dialogue avec Paul VI.

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