Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Pour l’histoire du renouveau de la vie consacrée : Clorivière et l’événement (II)

André Rayez, s.j.

N°1968-5 Septembre 1968

| P. 283-298 |

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Lire le début de l’article : Vie Consacrée, 1968-4

C’est « une nécessité pour vous de suivre votre vocation dans le monde » ; en toute circonstance – période révolutionnaire ou non –, « il y aura toujours un grand nombre de chrétiens à vivre la vie des conseils au milieu du monde » [1]. Vivre « avec » le monde, nous l’avons dit, correspond, en effet, à l’une des caractéristiques tout à fait essentielles des Sociétés fondées par le P. de Clorivière. Précisons maintenant la manière de réaliser concrètement cette vie consacrée « avec » le monde. L’esprit des origines se dégagera aisément alors de la pensée et des actes du fondateur. Nous retiendrons ici, parmi bien d’autres, trois champs d’application : la vie professionnelle et la pauvreté, la vie professionnelle et le bien public, la vie communautaire et en groupe.

1. Vie professionnelle et vie pauvre

C’est sans doute au sujet de la pauvreté que se posent les problèmes les plus délicats au chrétien et à la chrétienne qui tendent à vivre au milieu du monde les conseils évangéliques. C’est justement sur ce point que le P. de Clorivière s’est montré à la fois un novateur volontairement prudent et consciemment audacieux, et un réalisateur aux vues « prophétiques ».

Au préalable et avant d’aller plus avant, situons bien quelle est sa pensée fondamentale. Il est, en effet, un point d’une évidence parfaite dans ses intentions comme dans ses documents : chacun et chacune, en adhérant aux Sociétés, s’engage à vivre sa vie de consécration dans son milieu de vie, milieu familial ou milieu professionnel, qui était le sien avant son engagement. Avec une logique imperturbable et une fidélité exceptionnelle à l’événement, ce sera toujours en référence à cette conception initiale de la vie consacrée dans les Sociétés que le P. de Clorivière déterminera son attitude et résoudra les problèmes particuliers qui se poseront. Nous touchons là, autrement dit, un des points substantiels et spécifiques de l’esprit et de la vie des Sociétés.

Vivre « avec » le monde implique nécessairement l’utilisation de ses biens. Ce présupposé admis, des conséquences inéluctables en découlent qui bouleversent les positions canoniques [2] de la vie religieuse traditionnelle. Le fondateur est allé jusqu’au bout de ces conséquences. Énumérons les principales, telles qu’elles se dégagent des documents et en particulier de la conférence sur le vœu de pauvreté donnée pendant le triduum de 1796 [3]. Évidemment, nous ne devons pas attendre du conférencier un exposé sur la vie familiale ou professionnelle, et donc sur le travail. Son intention est autre. Il veut préciser la nature et la pratique du vœu de pauvreté pour une personne qui vit sa vie consacrée dans le quotidien du monde. Son exposé s’appuie sur des données qui constituent la trame de la vie de ses auditrices. S’il lui est bien inutile de les développer, il nous appartient de retrouver ces éléments de base qui apparaissent en filigrane, et de les souligner.

Partant toujours de l’état de vie de chacune, le fondateur classe les Filles de Marie en deux catégories : celles qui « vivent de leur revenu », et celles qui « gagnent leur vie par le travail, le négoce », nous dirions le commerce [4]. Il s’adresse donc d’une part à des femmes dont les ressources sont suffisantes pour vivre sans avoir besoin d’un métier, et d’autre part à des personnes qui ont à gagner leur vie par un travail rémunéré. Comment envisage-t-il qu’une « femme au travail », selon notre langage moderne, puisse vivre les conseils évangéliques ? Les points essentiels de sa pensée sur la pauvreté et la vie professionnelle des membres des Sociétés, telle que nous la saisissons à travers les documents, pourraient être résumés en cette sorte de charte.

*

  • La réalité du métier, de la profession, et donc du salaire et de son utilisation est insérée dans le concept de la vie consacrée. Ce métier, cette profession, ce salaire, à l’égal de toutes les autres formes de la vie chrétienne, peuvent être et sont consacrés au Seigneur. Ils font partie intégrante du vœu de pauvreté.
  • Dans les vicissitudes révolutionnaires où l’Église se meut, mais aussi dans les mutations économiques et sociales qui s’amorcent, le chrétien consacré garde tous « les droits du citoyen » ; il est et demeurera un citoyen que rien ne distingue des autres ; il est « à part entière », comme on dira plus tard : il vit et agit comme ses concitoyens ; il a son métier, son habitation, il possède, il achète, il vend, il prête et il emprunte
  • Le chrétien consacré peut même, précise le fondateur, « réclamer ses droits », car, dans son état de vie, sa profession, son travail, il « conserve dans le for extérieur et devant les hommes les mêmes droits qu’auparavant ». Certes, il était difficile de prévoir ce que cela signifierait un jour. Mais le P. de Clorivière ne renierait en rien, aujourd’hui, les conséquences de sa pensée ; il se contenterait sans doute de rappeler le critère d’authenticité de la revendication des droits qu’il donnait alors : les Filles de Marie « ne le font licitement devant Dieu et dans la conscience qu’autant qu’elles ont l’intention d’agir au nom de Jésus-Christ ».
  • Le chrétien consacré regarde ce qu’il a « comme un bien consacré à Jésus-Christ par le vœu de pauvreté ». C’est le Seigneur qui, désormais, est le propriétaire de ses biens, de son salaire comme de sa vie. Le chrétien consacré n’y a aucun droit, et c’est du Seigneur qu’il reçoit tout. Il ne travaille pas pour le gain, ni pour amasser ou se constituer des fonds, ni non plus pour « s’élever au-dessus de son état ». Comme saint Pierre, « nous avons quitté toutes choses, et la possession, et le désir, et l’espoir de posséder ».
  • Le style de vie du chrétien consacré, en tout état de cause, reste celui d’un pauvre. Il n’use de tout qu’en « économe » de Jésus-Christ, selon les normes de l’Évangile. En pauvre, il suffit à ses besoins, selon son état. Les intérêts du prochain sont pour lui primordiaux et il se comporte, quoi qu’il arrive, avec « la plus exacte équité et charité ». « L’au-delà du nécessaire » est tout naturellement destiné à l’Église, au culte, aux pauvres. Le chrétien consacré n’utilise ses biens, son salaire, qu’aux fins du Seigneur et de l’Église, qu’aux fins du pauvre : « Notre pauvreté deviendra la richesse du pauvre ».
  • L’Église, par le truchement des supérieurs, est l’interprète des intentions du Seigneur et de la vie selon l’Évangile. Avec simplicité et franchise, le chrétien consacré consulte ses supérieurs, leur soumet ses doutes et leur rend compte de son style de vie. Mais il est responsable au premier chef, devant Dieu, devant l’Église, devant ses supérieurs et devant sa conscience du témoignage qu’il apporte au monde dans les déterminations concrètes de sa vie quotidienne.
  • La pauvreté, comprise et vécue dans cet esprit, « imprime une grande ressemblance avec Jésus-Christ, qui, ayant le domaine inaliénable de toutes choses » comme Fils de Dieu au sein de la Trinité et comme Chef de l’univers (Col 1,16) « s’est fait pauvre pour l’amour de nous ». Le chrétien consacré vit en pauvre au milieu du monde uniquement « pour l’amour de Jésus-Christ, pour le mieux servir, pour le suivre de plus près ». À cette conformité au Christ est lié inséparablement le devoir de l’évangélisation, qui se traduit radicalement par la présence au monde. Cette présence de chrétiens consacrés, qui embrassent ce genre de vie pauvre « par leur choix libre et le mouvement de la grâce », montre que tout état et toute profession peuvent être sanctifiés et sanctifiants et que dans « les divers ordres de la société civile » on peut participer à la sainteté du Christ.
  • Pour réaliser ce genre de vie pauvre, le chrétien consacré doit posséder un authentique équilibre spirituel. Il lui faut discerner ce qu’exige la loi évangélique : « Le devoir est ce qu’impose à chacun son état ». Il doit reconnaître ce qui lui est nécessaire, sans s’attacher ni à ses biens ni à ses aises. Il lui convient de décider de l’usage de son avoir en toute droiture d’intention. C’est à lui, enfin, que revient la responsabilité de déterminer, devant l’Église et ses supérieurs, son style de vie de pauvre de Jésus-Christ selon son état.
  • Les Sociétés de par « une nécessité fondée sur leur nature », doivent, quant à elles, « subsister au milieu du monde sans en troubler l’ordre », et donc sans se faire remarquer ni par leur train de vie ni par leurs privilèges. Elles ont, avant tout, le devoir primordial d’aider leurs membres à trouver leur équilibre spirituel, à les guider vers une conformité radicale au Christ pauvre et la sanctification de leur milieu de vie.

2. La vie professionnelle et le bien public

Le P. de Clorivière a fréquemment l’occasion de montrer « les avantages que l’Église peut se promettre de l’établissement » des Sociétés, mais aussi les avantages de « la chose publique », c’est-à-dire de l’État. Pour lui, nous l’avons vu déjà, les membres des Sociétés sont et demeurent en toute circonstance des citoyens, qui ont des droits et des devoirs de citoyens. La neuvième lettre circulaire est, sur ce point, un document de la plus haute importance, si l’on veut saisir pleinement l’esprit des Sociétés et la pensée authentique du fondateur [5]. Tour à tour et d’un bout à l’autre, cette lettre sous-entend et suggère, déclare et affirme, expose et démontre que les membres des Sociétés vivent tout naturellement au milieu du monde et y travaillent – c’est une solennelle confirmation des idées développées dans le triduum de 1796 – mais que, d’autre part, ils vivent en dépendance directe et immédiate des autorités civiles, professionnelles et ecclésiastiques, au même titre que tout autre citoyen. Quels sont donc la place et le rôle des membres des Sociétés dans la société civile ?

Ils sont tout d’abord libres de choisir leur profession. Ayant l’occasion d’énumérer les diverses professions, « libérales et mécaniques » comme il les appelle, le fondateur en prend acte pour faire cette déclaration lourde de conséquences et fort éclairante sur la nature et l’esprit des Sociétés : « L’art militaire, le barreau, la finance, la médecine, le négoce en grand et en détail, admettent une grande diversité de professions, et il n’y en a point, parmi celles qui sont légitimes et compatibles avec la perfection chrétienne, que les nôtres ne puissent exercer ». Il précise d’ailleurs aussitôt : « On leur conseille, lorsqu’ils sont libres dans leur choix, de préférer celles (les professions) où il se rencontre plus de services à rendre au Seigneur, moins de dangers à courir pour le salut, et plus de moyens pour se sanctifier et pour sanctifier les autres » [6].

Si le fondateur se plaît à énumérer les professions libérales, il n’en minimise pas pour autant « les emplois mécaniques ». S’il connaît mieux les premières, il n’a aucun complexe à l’égard des secondes. « Il peut y avoir une grande variété de professions dans nos Sociétés » [7].

Le choix de la profession n’empêchera pas, au contraire, qu’il n’y ait entre tous un profond esprit de charité et la conscience d’une saine égalité chrétienne. Une des conséquences de la vie professionnelle des membres des Sociétés, c’est bien que celles-ci soient ouvertes à « des personnes de tout rang et de toute condition », « maîtres et serviteurs », « seigneurs et vassaux », « personnes nobles et d’autres qui ne le sont pas », « pauvres et riches ». Et cette insistance ne nous montre pas seulement que la société civile, sous l’Empire napoléonien, est toute pétrie encore de la mentalité des « ordres » de l’Ancien Régime, elle veut affirmer plus encore que dans une authentique Société de personnes consacrées ces distinctions extérieures n’ont pas plus de consistance aux yeux de ses membres qu’elles n’en ont devant Dieu. « Il ne peut pas proprement y avoir de personnes riches parmi nous, puisque tous renoncent aux biens de la terre et qu’ils se sont interdit, par le vœu de pauvreté, l’usage libre et indépendant de ces biens ».

En tout état de cause, ceux qui conservent « l’extérieur de l’opulence et le maniement de leur fortune » regarderont leurs biens comme « un poids onéreux » et les géreront « par obéissance, en vue des services qu’ils peuvent rendre à l’Église et aux membres souffrants de Jésus-Christ ». Et ces « riches », qui ne sont que des « économes » des biens du Seigneur, vivront en frères et en sœurs avec d’autres qui sont pauvres, mais comme eux consacrés au Seigneur. Le fondateur, on le pressent, n’a point peur de ce que nous appellerions aujourd’hui la « démocratisation » des Sociétés, car cette démocratisation des Sociétés religieuses est profondément évangélique et paulinienne.

Il reste à savoir comment vivre dans la profession. Bien sûr, redisons-le, nous n’attendons pas du fondateur qu’il rédige un manuel de l’emploi ou de la profession. Ce n’est point qu’il s’en désintéresse, bien loin de là. Il donne des conseils à ceux qui sont engagés dans des professions libérales et il « invite ceux et celles de nos Sociétés qui se trouveraient engagés (dans d’autres professions) d’en approfondir les devoirs, les vertus, les dangers, et de me faire part de leurs connaissances ». Rien n’est resté, semble-t-il, de pareille enquête, et, à bien des titres, on peut le regretter. Mais nous savons l’esprit qui doit animer chacun et chacune dans sa vie professionnelle, et c’est autrement important, puisque c’est de cet esprit que les Sociétés vivront.

Le P. de Clorivière pose en principe cette déclaration fondamentale : « La fin immédiate que nous nous proposons est que chacun remplisse les devoirs de son état avec toute la perfection dont cet état est susceptible. C’est même dans cette vue qu’on s’engage à la pratique des conseils » évangéliques [8].

Le service du bien commun comme le sens ecclésial sont des notions inhérentes à la vie professionnelle. Tout membre des Sociétés y est tenu à titre de citoyen, de chrétien et de chrétien consacré : telle est sa manière radicale de participer à l’évangélisation du milieu naturel dans lequel il est intégré. « Chacun, dans sa profession, déclare le fondateur, doit se regarder comme l’homme de Dieu, chargé d’agir en son nom, pour l’intérêt de sa gloire, le bien de l’Église et celui de toutes les classes de la société civile ». Et il conclut, sans équivoque, en reprenant les paroles de saint Paul qu’il commente tout au long de cette lettre : « C’est là, pour nous, le seul moyen de faire le bien non seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes » [9]. Pour le fondateur, c’est par et dans la profession, c’est « en remplissant à l’égard du prochain tous les devoirs de votre état, en lui rendant tous les services que votre profession vous met à lieu de lui rendre », que vous « travaillez à son salut » [10].

En raison même de la vie civique et professionnelle que les membres des Sociétés continuent à mener après leur consécration, ils demeurent « soumis, comme auparavant, à l’obéissance naturelle, civique, ecclésiastique » [11] Certes, le fondateur prend bien garde de parer à toute ambiguïté qui risquerait de provoquer en qui que ce soit mauvaise conscience. Citoyens, les membres des Sociétés ont des obligations vis-à-vis de l’État et de la société civile ; employeurs et travailleurs, ils en ont d’autres à l’égard de leurs subordonnés et de leurs chefs hiérarchiques ; parents ou enfants, ils ont des droits et des devoirs réciproques. Le P. de Clorivière écarte tout net le moindre conflit de devoirs, et au profit des obligations naturelles et civiles. L’obéissance religieuse « ne nuira jamais » à celles-ci, déclare-t-il, non pas seulement parce que ces différentes formes d’obéissance n’ont pas « le même objet », mais aussi et surtout « parce que le premier soin du supérieur religieux sera que les autres obéissances soient fidèlement remplies ». Le supérieur est en effet « préposé pour aider ses inférieurs à parvenir à leur fin », qui est de remplir en conscience les devoirs de leur état. D’ailleurs, et cette réponse coupe court à toute casuistique : « L’obligation du vœu d’obéissance cesserait toutes les fois qu’il y aurait contestation et quelque doute » [12]. S’adressant directement à ses filles, la co-fondatrice parle tout à fait dans le même sens.

Autrement dit, dans les problèmes que posent l’état de vie ou la profession, la fondateur suit une fois encore les impératifs de l’événement : l’obligation du vœu cesse, s’il y a contestation. Il est néanmoins bien évident qu’il faut tendre à harmoniser nos devoirs et non chercher leur affrontement : « Quelle que soit la profession de ceux qui se sont consacrés au service de Dieu dans les Sociétés, leur principale attention doit être d’en concilier les devoirs avec leurs saints engagements ». Telle est la manière – on oserait dire révolutionnaire – de se comporter dans la vie courante. En dernière analyse, nous voyons combien le fondateur reste fidèle à lui-même et à ses intuitions initiales : les membres des Sociétés ont à « faire servir en tout temps la profession à la gloire de Dieu, à leur propre salut, au bien de l’Église, à l’utilité générale » [13].

3. Maisons communes et vie en groupe

Certes, les circonstances révolutionnaires ne permettaient pas aux membres des Sociétés de vivre dans des maisons communes. Mais, à côté de cette raison accidentelle, il allait de soi que des Sociétés, dont les membres étaient « confondus avec le reste des citoyens » [14], n’avaient guère besoin de maisons communes. L’attitude du P. de Clorivière, dans la diversité des pressions et des événements, est restée ferme sur ce point. Recueillons quelques échos de sa pensée à l’occasion des cas qu’il lui faut trancher.

Les premiers Plans affirment clairement qu’il n’est pas dans l’intention ni dans l’esprit des Sociétés de posséder des biens (immeubles, chapelles, terrains, etc.), pas plus que de vivre en des maisons communes. Mais il convient de regarder d’un peu près les textes toujours équilibrés du fondateur.

Le Plan de la Société féminine (1790) prévoit, par exemple, que « les jeunes personnes qui ne seraient pas sous la puissance de leurs parents demeurent avec une personne plus âgée, dont elles dépendront. Il serait même bon que toutes, autant que cela pourrait se faire, usassent de la même précaution » [15]. Ce dernier mot donne l’esprit qui a dicté cette mesure de sagesse et de prudence, placée d’ailleurs dans le cadre du vœu de chasteté : c’est une sécurité pour les personnes et une sauvegarde devant la législation. Due aux circonstances, cette mesure ne fait pas loi dans les Sociétés. Elle exprime néanmoins le souhait d’une vie par groupes.

Si le premier Plan de la Société masculine (1790) se contente de dire que ses membres vivront « isolément », en revanche, le second Plan (1792), beaucoup plus structuré que le premier, énumère, parmi les « moyens extérieurs qui ont paru fort utiles » au développement de la Société, des « maisons communes ». Le but en est aussitôt précisé : « Ce serait là que se tiendraient d’ordinaire les assemblées, qu’on ferait les instructions domestiques et la retraite annuelle, que les voyageurs seraient reçus et qu’il y aurait une bibliothèque ; le supérieur y ferait sa demeure ordinaire avec un ou deux associés, et cette maison serait louée à frais communs » [16]. Le fondateur souhaite donc qu’il y ait un lieu de rassemblement commode, qui soit en même temps lieu d’habitation du supérieur. Il n’est évidemment pas question d’y réunir tout le monde pour y vivre de façon conventuelle selon la pratique des communautés religieuses traditionnelles : les membres des Sociétés ne mènent pas la vie commune dans des maisons communes.

La pensée du fondateur était claire, et le texte qui vient d’être cité sera désormais le point de référence en la matière. Néanmoins, soit en raison des circonstances qui rendaient nécessaire une plus grande sécurité, soit par une pente naturelle de la loi de la pesanteur, soit aussi en raison de l’accueil d’anciennes religieuses cloîtrées, des difficultés s’élevèrent ou du moins des problèmes furent soulevés, sur lesquels nous sommes mal renseignés.

Sans doute pressé de donner son accord à des tentatives inconsidérées de personnes qui cherchaient la tranquillité de la vie quotidienne et la sécurité dans un inonde bouleversé, le P. de Clorivière prit position avec sa logique et sa fermeté coutumières. Il n’a été conservé de son intervention – outre les documents officiels dont nous faisons état ensuite – qu’un « post scriptum » autographe, où il est facile de deviner sa pensée. Il vaut la peine de lire ce texte, quant à l’essentiel.

Je dois ajouter une réflexion aux considérations que je viens de proposer sur les maisons communes : 1. Que, quelque bonnes en soi, quelque utiles que soient ces maisons aux deux Sociétés, elles ne sont pas néanmoins destinées à servir de demeure et d’asile à la plupart des membres qui les composent. Elles ne pourront contenir qu’un très petit nombre, qui seront choisis par les supérieurs en vue du bien général, et non pas précisément pour le bien particulier de ceux dont ils feront choix. Ceux qui seront hors de ces maisons n’en participeront pas moins à l’abondance des grâces que l’Esprit de Dieu versera sur l’une et l’autre Société. Ils en rempliront même plus directement la fin spéciale qui est de sanctifier les divers états de la vie commune, capables de la perfection évangélique, en y pratiquant cette perfection ; ce qu’on ne peut faire qu’en se confondant avec les personnes du siècle. Ceux qui demeureront dans les maisons seront comme les instruments qu’ils feront agir, en leur fournissant, au moins en grande partie, les moyens dont ils ont besoin. Il y a entre eux la plus parfaite communication.

2. Que, quoique l’établissement des maisons communes nous paraisse maintenant comme nécessaire pour consolider et pour organiser parfaitement les deux Sociétés, que cependant nous ne croyons pas cette nécessité tellement absolue que l’existence des Sociétés en dépende. On peut prévoir un temps... où les maisons seront obligées de se dissoudre ou du moins ne subsisteront plus de la même manière ; les Sociétés ne perdront pas pour cela leur existence et leur organisation.

Il était difficile de souhaiter un meilleur critère d’authenticité de tout ce que nous avons dit jusqu’ici que ce texte si sobre. À un problème délicat et difficile, le fondateur apporte une solution conforme à l’inspiration initiale, à laquelle il a toujours voulu être concrètement fidèle. Il pressent les ambiguïtés et les tentations que risque de provoquer l’institution de maisons communes. Aussi, affirme-t-il une fois encore, à l’encontre d’un mouvement irréfléchi qui aboutirait à gauchir l’orientation profonde des Sociétés, que la vie des membres est de « se confondre avec » tout le monde. Faut-il pourtant, en certaines circonstances, des maisons communes ? Soit. Mais elles n’auront d’autre raison d’exister que d’être au service de ceux et de celles qui « remplissent plus directement la fin spéciale des Sociétés, qui est de sanctifier les divers états de la vie commune », et non point l’inverse, en mettant les chrétiens consacrés vivant au milieu du monde au service des maisons communes ! Tout, dans les Sociétés, y compris les maisons communes, est au service de ceux et de celles qui « remplissent directement la fin spéciale des Sociétés » [17].

En raison d’une prise de position si nette, il importe de se demander quelle en fut la répercussion. Les documents nous répondent.

Le premier document qui s’offre à nous est le Mémoire aux évêques. Composé à la fin de 1798, ce Mémoire officiel expose abondamment la nature des Sociétés et en défend ardemment les caractères spécifiques. Les Sociétés, déclare le fondateur, n’ont « pas de biens en commun ni de demeures communes », et « on n’y vit point en commun » [18]. Un peu plus tard, dans un autre document officiel, adressé celui-là au pape Pie VII à la fin de 1800, nous lisons : « Tous ceux qui composeront l’une et l’autre Société n’auront aucune marque extérieure de leur Association, ni habillement uniforme, ni habitation commune, ni temples (églises) communs... » [19]. Il est donc manifeste que les remous de 1797 n’ont en rien affecté l’attitude et la pensée du fondateur.

Ce Mémoire au pape, notons-le, reprend, pour l’essentiel, le texte du Plan de la Société masculine de 1792. Aussi y retrouvons-nous le paragraphe sur les maisons communes que nous avons relevé plus haut, et en même temps deux autres textes, demeurés inchangés. Le premier prévoit l’existence de petits groupes – « lorsque plusieurs seront logés ensemble » – et la manière de s’y comporter. Le second vise les novices, car le fondateur souhaite que les novices « demeurent au moins quelque temps » avec celui ou celle qui les instruit [20], sans préjudice, cela va de soi, de leur vie familiale et professionnelle.

Le P. de Clorivière reviendra sur cette vie en groupe, lorsque, à quelque temps de là et après l’approbation verbale donnée par le pape, il présentera les Sociétés au cardinal Caprara, légat du Saint-Siège à Paris. Nous lisons, en effet, dans la lettre qu’il lui adresse le 15 janvier 1802, avant même la promulgation du Concordat : « La forme de vie de ces Sociétés se concilie avec l’état et la profession de chaque particulier. Elles n’ont point d’habillement qui leur soit propre, point de demeure commune », et, distinguant aussitôt vie en maison commune et vie en groupe : « on exhorte les membres à vivre, autant qu’ils le pourront, plusieurs ensemble » [21].

Il convient cependant d’évoquer « un cas privilégié », comme l’appelle le P. de Clorivière. Pour que les congrégations religieuses anciennes puissent renaître sous l’Empire, le gouvernement leur impose de participer directement à l’activité du pays. Les carmélites de Tours songèrent à ouvrir une école annexée à leur monastère. Mais comment les religieuses qui en seraient chargées pourraient-elles suivre en même temps la vie claustrale ? Elles demandèrent à des Filles de Marie d’assurer la marche de l’école. Pour ne pas donner l’impression de tourner la loi, les maîtresses se distingueraient le moins possible des moniales. Elles formeraient une communauté, sans être pour autant assujetties aux exercices des religieuses, et elles auraient leur propre supérieure. Le fondateur accepta ces arrangements, au nom du bien général de l’Église et de la société civile. Dans une lettre [22] adressée le 17 octobre 1807 au groupe tourangeau, il prit soin de préciser ce qu’était l’esprit de la Société au regard de la vie commune mais aussi les avantages spirituels que le groupe pourrait retirer dans ce nouveau genre de vie. « La Société des Filles du Cœur de Marie doit posséder éminemment l’esprit de toutes les autres Sociétés religieuses... Cette notion générale, il faut, dans la circonstance où vous êtes, en faire l’application au Carmel ». Et encore : « Si le corps de la Société (des Filles de Marie) n’est pas astreint à cette sorte de vie (la vie commune)..., des raisons, que nous avons cru marquées du sceau de la volonté de Dieu, nous ont paru l’emporter ». Bref, le P. de Clorivière, fidèle à l’événement, s’adaptait aux circonstances particulières de Tours, et fidèle en même temps à l’inspiration primitive, maintenait l’esprit des origines.

*

Deux points sont désormais définitivement acquis : il n’y a pas de vie commune ni de maisons communes dans les Sociétés, et le fondateur souhaite la vie en groupe.

Il prévoit néanmoins 1) que le supérieur puisse habiter, avec l’un ou l’autre compagnon, en une maison qui puisse servir de lieu de réunion aux membres de la Société locale ; 2) il conseille d’autre part aux novices, lorsque ce sera possible, de vivre « quelque temps » auprès de celui ou de celle qui, localement, est chargé de leur formation. Il va de soi, par ailleurs – est-il besoin de le rappeler ? – que lorsque la profession nous appelle à vivre dans un milieu où la vie commune est normale (qu’il s’agisse de la vie commune des congrégations religieuses ou d’une certaine vie commune familiale ou professionnelle dans le monde), il convient, là comme toujours, de s’adapter aux circonstances de lieu, de temps et de personnes.

Conclusion

L’esprit et la forme de vie dans les Sociétés du Cœur de Jésus et des Filles du Cœur de Marie se trouvent finalement présentés dans un document du 29 mai 1808, l’Exposé de l’œuvre, qui est le dernier texte important que le fondateur ait laissé sur les fondations. Cette longue lettre développe à souhait les points que nous avons cherché à établir et peut nous servir de conclusion. « Si l’on considère ce Corps (= les Sociétés) à l’extérieur.., on peut dire avec vérité qu’il n’y a rien au dehors de commun avec les Ordres religieux, ni habitation commune, ni vêtement uniforme, ni séparation des personnes qui vivent dans le monde, ni privilèges, ni exemptions particulières ; il laisse... ses membres avec les mêmes droits, les mêmes charges, les mêmes devoirs que les autres citoyens. Il ne trouble en rien l’intérieur des familles..., chacun reste dans son emploi... » [23].

Vivre en chrétien consacré, avec le monde, dans sa famille, dans son milieu professionnel, en citoyen à part entière, pour christianiser par sa présence et son rayonnement tous les états de vie, tel est le but des Sociétés fondées en 1790 par le P. de Clorivière avec la collaboration d’Adélaïde de Cicé.

Que ces Sociétés soient aujourd’hui fidèles à l’événement, comme elles le furent hier, c’est le vœu de l’Église : « Pour le bien même de l’Église, les Instituts s’appliqueront à connaître véritablement l’esprit de leur origine, afin de le conserver fidèlement dans les adaptations à décider, de purifier leur vie religieuse des éléments étrangers et de la libérer de ce qui est désuet » [24]. Que la fidélité de leur fondateur soit un garant de leur fidélité de toujours, car, poursuit le titre de l’Exposé que nous citions à l’instant, les Sociétés sont une « œuvre que nous avons entreprise pour la gloire de Dieu et le bien de son Église, et à laquelle nous invitons tous ceux qui sont animés du zèle de la Maison du Seigneur ».

« Les Fontaines 
60 - Chantilly (France)

[1Triduum par le P. de Clorivière aux Filles de Marie en 1796, cité Vie consacrée, 1968, p. 181.

[2Les questions canoniques soulevées par cette conception nouvelle du vœu de pauvreté ont été longuement discutées par le P. de Clorivière lui-même, deux ans après le triduum auquel nous nous référons ici, dans un Mémoire adressé aux évêques français émigrés. Ce Mémoire, composé à la fin de 1798, fut remis aux évêques réunis en Angleterre, en février 1799, par un envoyé personnel du fondateur ; les évêques l’examinèrent et l’approuvèrent. Ce Mémoire est publié dans les Documents constitutifs (= D.C.), Paris, 1935 ; voir spécialement les pages 141-154.

[3Sauf indication contraire, la substance de ce qui a trait ci-dessous à la pauvreté est tirée de cette conférence ; les textes entre guillemets en sont extraits littéralement.

[4Dans le Mémoire aux évêques, le P. de Clorivière, parlant au nom des deux Sociétés, distingue « deux sortes de pauvreté » qui correspondraient aux deux états de vie : il y a l’état de « ceux qui fournissent à leur subsistance journalière par le travail de leurs mains ou quelque médiocre trafic », et l’état de ceux qui ont quelque revenu assuré ou un négoce plus considérable qui les met à l’abri de tout besoin urgent » (D.C., p. 152). Dans la 9e lettre circulaire, il définit « les pauvres : j’appelle ainsi ceux qui manquent du nécessaire ou qui en manqueraient sans un travail continuel » (Lettres circulaires, Paris, 1935, p. 320 = L.C.). Le P. de Clorivière estime que la vie de travail est « plus favorable à la pratique de la pauvreté » (Triduum de 1796) et « plus semblable à la pauvreté de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère » (Mémoire aux évêques, D.C., p. 153).

[5La 9e lettre circulaire, datée du 26 septembre 1808, a pour thème et pour titre : « L’édification que nous devons au prochain » ; elle porte en exergue le texte de Romains, 12,17 : « Ayez soin de faire le bien non seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes ». Le Père donne au mot « édification » son sens biblique et paulinien de « construction ». Cette lettre est publiée dans D.C., p. 295-330. Dans le texte précédent, la « chose publique » traduit le latin res publica du Specimen Societatis Cordis Jesu ou Plan de la Société masculine (1792), D.C., p. 97-98.

[6L.C., p. 315. P.-J. de Clorivière adresse sa lettre aux membres des deux Sociétés. À cette époque, les professions qu’il énumère ici convenaient davantage aux hommes. Le fondateur y admettrait les femmes aujourd’hui.

[7L.C., p. 320. Les textes suivants mis entre guillemets sont extraits des pages 318-322.

[8L.C., p. 304.

[9L.C., p. 321-322. Un peu plus loin, p. 323, nous lisons encore : « Que ne doit-on pas espérer d’hommes qui, dans tous les états, dans toutes les professions, par les motifs sublimes que la religion suggère, se consacrent d’un commun accord à l’utilité publique ? »

[10L.C., p. 329-330.

[11Mémoire aux évêques (1798), D.C., p. 130 ; cf. 9e lettre circulaire L.C., p. 303.

[12L.C., p. 304. Adélaïde de Cicé, dans sa première lettre circulaire, non datée, recommandait : « Il faut qu’une supérieure de la Société soit bien attentive à discerner ce qui est de son ressort et ce qui n’en est pas pour la conduite d’un sujet ; elle doit toujours se rappeler que chacune pouvant et devant rester dans son état, elle ne peut rien prescrire de contraire aux devoirs qu’il exige. Les engagements que l’on contracte dans la Société doivent non seulement sanctifier les devoirs qu’impose à chacune son état particulier, mais encore en faciliter la pratique » (extrait publié dans Marie-Adélaïde de Cicé, Paris, 1961, p. 249).

[13L.C., p. 320.

[14L.C., p. 312. Déjà, dans la même lettre, nous lisons : « Nous ne sommes pas extérieurement séparés du monde, nous en faisons partie ; mêlés avec les autres classes des citoyens, nous en subissons les charges, nous avons les mêmes devoirs » (p. 302). Des expressions analogues reviennent fréquemment dans les documents du fondateur.

[15D.C., p. 59.

[16Plan (1790), D.C., p. 41 ; Plan (1792), D.C., p. 72 et 96 ; Règle de conduite des Filles de Marie (1791), ch. 3, § 10.

[17Dans le vocabulaire du P. de Clorivière, « vie commune » ne désigne pas la vie en communauté dans des maisons communes, mais la vie commune et ordinaire vécue par tout le monde au milieu du monde. Ce même usage de l’expression se retrouve en d’autres documents (par exemple, dans une lettre, inédite, à Mr Moysant, novice de la Société et précepteur à Rouen ; lettre du 30 janvier 1797). Le P. de Clorivière distingue également « maison » et « maison commune ». La « maison » ou « couvent », ou « communauté » ou même « collège » désigne la portion de territoire soumis à un supérieur ou encore « un certain nombre d’individus renfermés dans une étendue de pays qui puisse être commodément gouvernée par le même supérieur » (D.C., p. 460 ; cf. p. 57-58, 75-77, 506, etc. ; Règle de conduite des Filles de Marie, ch. 3, n° 1). Cette définition, – conséquence de la non-existence de maisons communes – n’envisage plus le cas de personnes qui vivent sous un même toit et en un même lieu, mais les personnes qui vivent sur un territoire déterminé.

[18D.C., p. 128 et 129.

[19D.C., p. 257.

[20Plan (1792), D.C., p. 82 et 77 ; Mémoire au pape (1800), D.C., p. 261 ; voir aussi la 6e lettre circulaire du 11 mai 1803, L.C., p. 177-178. Les conseils donnés reflètent leur époque.

[21D.C., p. 366-367.

[22Lettre reproduite dans L.C. ; textes cités, p. 340.

[23L’Exposé est reproduit dans D.C. ; texte cité, p. 452. Un peu plus loin (p. 460), il est prévu des « maisons communes » pour les réunions, les retraites, l’habitation des supérieurs, etc., mais une fois de plus le fondateur distingue « maison commune » et « vie commune ».

[24Motu proprio Ecclesiae sanctae, du 6 août 1966, II, n. 16, § 3.

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