Les communautés religieuses, signe de l’Église
Peter Meinhold
N°1968-4 • Juillet 1968
| P. 227-241 |
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N.D.L.R. Nous sommes heureux de donner le texte d’une conférence faite au Cercle Œcuménique de Louvain, le 14 mars dernier, par M. le Professeur P. Meinhold, membre de l’Église luthérienne. Il enseigne l’histoire de l’Église et des dogmes à la Faculté de Théologie de l’Université de Kiel. Nous lui exprimons notre vive gratitude pour nous avoir permis de publier son exposé. Nous en avons quelque peu abrégé la partie historique.
Dans les Églises de la Réforme, les ordres monastiques et les communautés religieuses ne furent pas maintenus parce que les réformateurs les regardaient comme incompatibles avec leur foi évangélique.
Au début, cependant, ils n’étaient pas opposés à la vie religieuse étant donné qu’un grand nombre d’entre eux en étaient issus. Il est impossible de comprendre l’œuvre réformatrice de Luther sans tenir compte de l’éducation monastique qu’il avait reçue. Certains traits de son comportement envers le monde – en particulier sa critique de la forme séculière de l’Église – ne s’expliquent que par sa première formation. Luther n’a nullement nié la valeur de la vie religieuse selon les conseils évangéliques, fondement de l’idéal monastique, mais il a fait de ces conseils évangéliques le but de toute vie chrétienne. Il a voulu transposer dans le monde une vie morale vécue jusqu’alors dans un cadre étroitement fermé de telle sorte que le témoignage incontestable de la foi chrétienne puisse se vérifier au milieu de toutes les contestations.
Il est d’autant plus surprenant que dans la Réforme les ordres monastiques et la vie religieuse vécue en communauté aient complètement sombré. Cela ne s’explique que par le fait que la vie monastique telle qu’elle était vécue du temps de la Réforme paraissait grandement relâchée et déformée. Il s’avérait donc nécessaire de mettre à nouveau l’accent sur l’engagement du baptême à une vie sainte et sans péché ; ainsi les réformateurs pensaient redonner à ce sacrement la valeur qu’il avait perdue dans l’opinion des chrétiens à la suite d’une surestimation des vœux religieux. En même temps, ils voulaient lutter contre une fausse conception de la vie monastique qui attribuait à celle-ci plus de valeur pour acquérir la vie éternelle qu’à la vie chrétienne commune. Cette fausse conception de l’idéal de la virginité avait entraîné une sous-estimation du mariage. En voulant réhabiliter l’état du mariage, il fallait donc corriger la conception de l’état de virginité.
Ce changement de mentalité ne pouvait être obtenu qu’à la condition de faire apparaître à nouveau le caractère de signe de la vie chrétienne vécue dans le cadre d’une communauté monastique et de le mettre en lumière face à la vie chrétienne telle qu’elle est menée dans le monde. Ainsi la vie dans le monde et la vie monastique retrouveraient leur juste rapport. Avant tout, les ordres monastiques devaient assumer certaines tâches pour le bien de toute la chrétienté. Il revenait aux monastères de s’adonner, comme ils l’avaient fait à l’époque primitive de l’Église, à des tâches telles que l’éducation, l’enseignement, l’instruction, les travaux théologiques, etc... Toutefois ces travaux ne devaient pas se présenter comme un but propre de la vie religieuse, mais constituer un service pour l’ensemble de la chrétienté en assurant aux hommes et aux femmes vivant dans le monde une formation chrétienne solide. Il était indispensable que les ordres religieux renoncent à leur bienêtre matériel pour s’adonner à des travaux profitables à tous.
Il faut reconnaître que jamais la protestantisme n’a perdu la conscience qu’il existe de grandes figures de la foi chrétienne qui, en s’adonnant jusqu’au bout à une vie de prière et de charité active, ont honoré l’idéal monastique. De même que jadis les pères du monachisme oriental se sont retirés dans le désert pour y vivre la vie spirituelle, ainsi se sont trouvés, parmi les adeptes de la Réforme, des êtres qui ont quitté le monde pour vivre une vie de solitude et de dévouement complet à Dieu dans la prière et dans la méditation.
Mais, dans la mentalité des réformateurs, cette forme particulière de vie chrétienne ne devait pas avoir comme caractère propre le mérite, elle devait se présenter plutôt comme un signe ; elle devait rappeler aux chrétiens de ne pas se conformer à ce monde mais de se libérer de lui ; de se renouveler sans cesse intellectuellement et spirituellement pour s’adonner au milieu de leurs tâches humaines à une vie de prière et de dévouement à Dieu.
Il est significatif que dans la sphère du protestantisme, dans les églises luthériennes et réformées, quelques îlots d’ermitages ont survécu partiellement jusqu’au XVIIIe siècle.
D’une manière toute nouvelle, le sens de la vie religieuse communautaire s’est réveillé au XVIIIe siècle. Il faut attribuer ce fait à la découverte de l’évolution de la société moderne, dont la caractéristique est la collectivisation. Grâce à cette découverte, deux hommes ont eu l’intuition de nouvelles formes de vie chrétienne : ce furent Johann Hinrich Wichern (1808-1881) et Theodor Fliedner (1800-1864).
Johann Hinrich Wichern, devant l’état de complet abandon d’une partie de la jeunesse moderne et la nécessité de la prendre en charge dans des maisons de rééducation, prit conscience qu’il fallait que l’Église forme des ouvriers spécialisés qui assumeraient ce travail comme la tâche propre de leur vie. Ainsi le diaconat ecclésiastique s’est vu revivre. Mais il est à remarquer que ce n’est pas l’idée de créer une institution nouvelle officielle qui guidait Wichern, mais plutôt le but d’avoir un cadre régulier et des fonctions appropriées pour faire apparaître le témoignage d’une fraternité chrétienne qui vit solidairement avec les détresses du monde et se sent appelée à les assumer par son service.
Grâce à l’initiative de Wichern, prit naissance la « Fraternité de l’Entraide et de Salut », à laquelle on doit deux réalisations :
- la construction du « Rauhen Hause » à Hambourg et
- la fondation évangélique de St-Jean à Berlin.
Les frères de ce groupement n’adoptaient pas les vœux des religieux catholiques, car ils ne voulaient pas être une imitation de ceux-ci. Mais ils tenaient à être prêts à servir à tout moment selon les besoins ; quant à la façon de vivre des frères, elle devait répondre en tous points aux exigences de l’évangile : les services à rendre par eux devaient aller en premier lieu à ceux qui sont rejetés par la société. Wichern fut convaincu que l’Église de l’époque de la socialisation – dont il ne connut pourtant que les débuts – de même que l’athéisme moderne, avaient besoin de tel dévouement actif. Ces éléments de service représenteraient tous les membres de l’Église, dont l’obligation est de servir et seraient ainsi un signe parmi les hommes.
Le champ d’action où les frères étaient appelés à intervenir était immense : éducation et enseignement, travail dans les prisons, direction des homes, service diaconal dans les hôpitaux et à l’armée, assistance aux émigrés dans les pays d’outre-mer, participation dans le travail des missions. C’est une œuvre immense à laquelle Wichern donna naissance en fondant sa fraternité. Cette réalisation est devenue un signe ineffaçable dans l’Église évangélique du XIXe siècle. Les caractéristiques de cette œuvre furent : les privations, la pauvreté, une vie simple, un don de soi complet devant les exigences du service à rendre, renoncement aux jouissances et aux plaisirs de la vie civile.
Wichern lui-même fut si intransigeant dans l’application de ces principes qu’il alla jusqu’à exclure de la communauté un diacre qui, de service dans une prison, avait, en état de légitime défense, fait usage de l’arme à feu contre un malfaiteur ayant tenté de l’attaquer. Il ne s’était même pas servi de l’arme lui-même, mais il avait exhorté les gardiens à le faire. Le tribunal reconnut que le diacre était en état de légitime défense et, de ce fait, l’acquitta. Aux yeux de Wichern, néanmoins, l’intéressé avait failli et s’était exclu lui-même d’une communauté de frères qui avaient engagé inconditionnellement leur vie pour la cause de l’évangile.
Cet exemple montre bien la haute idée que l’on se faisait déjà de la notion de fraternité et de la grandeur des sacrifices demandés à ceux qui en font le but de leur vie.
Ce qui a été dit de Wichern vaut également pour Theodor Fliedner. Celui-ci instaura une nouvelle organisation du diaconat des femmes au sein de l’Église. Fliedner a créé les communautés des sœurs, qui sont également appelées à remplir une mission spéciale ayant valeur de signe pour le monde séculier. Les sœurs se distinguent par un vêtement spécial qui doit manifester leur consécration totale au service du diaconat et leur renoncement définitif au monde. Elles témoignent par là que seule la liberté à l’égard du monde est la position la meilleure pour lui rendre service. Leur vie est un don total. Elles ne font pas vœu de pauvreté, mais ne vivent pas moins dépouillées de tous biens matériels. Leur champ d’activité est grand : soin des malades et des vieux, dépannage immédiat dans toute commune où leur aide s’avère urgente et nécessaire.
Ainsi a repris naissance à des endroits divers de l’Église évangélique du XIXe siècle – et indépendamment l’un de l’autre – l’idée de communautés de frères et de sœurs. Nous sommes ici en présence d’une appréciation nouvelle de la valeur que le service diaconal représente pour L’Église.
Ce jugement nouveau repose en fait sur deux conditions préalables :
- Premièrement, une nouvelle conception de l’Église. Celle-ci n’est pas comprise en premier lieu comme une institution mais bien comme une véritable communauté toujours engagée au service du monde dont elle perçoit la misère, toujours consciente de l’insuffisance de son travail pour la soulager.
- Deuxièmement, une prise de conscience de l’Église qu’une aide occasionnelle et isolée exercée par tel ou tel chrétien est incapable de remédier aux malheurs dont souffre le monde d’aujourd’hui. L’Église comprend qu’il faut plutôt l’intervention d’ouvriers spécialisés totalement donnés à son service et prêts à assumer en leur propre vie l’engagement de tous et devenant, pour ainsi dire, la communauté tout entière.
Ce furent justement Wichern et Fliedner qui ont souligné que les communautés chrétiennes de frères et de sœurs sont un signe de l’accomplissement de la loi de charité à laquelle tout chrétien est tenu par sa foi. L’existence de ces communauté rappelle à tout chrétien son propre devoir de charité et ce que cette charité comporte.
La rénovation moderne des communautés religieuses au sein du protestantisme n’aurait pas été possible sans l’existence, au XIXe siècle, de ces communautés de frères et de soeurs ainsi que des diacres et des diaconesses. Il revenait à l’époque contemporaine de redécouvrir le caractère particulier de ce service qui, dans l’église évangélique du XIXe siècle, avait été accompli par des associations libres de diacres et de diaconesses. On n’a pas oublié pour autant le caractère pneumatique et les traits charismatiques inhérent à l’œuvre des frères et des sœurs. Mais c’est à notre époque que s’est manifesté, avec la renaissance des communautés religieuses dans les églises protestantes, le caractère de signe qui est attaché à ces communautés ainsi qu’à toutes leurs activités. Quant à la nature du signe, c’est précisément dans la vie de l’Église qu’elle trouve sa pleine expression. C’est Jésus-Christ lui-même qui a conféré au mot « signe » son nouveau sens. Grâce à lui le mot a perdu la signification abstraite qu’il avait eue à l’origine. C’est grâce à Jésus-Christ qu’on a vu dans le signe l’expression d’une puissance divine, cachée, mais réelle, qui s’est manifestée en lui. Les miracles accomplis par le Christ apparaissent comme les « signes » qui révèlent sa divine puissance. Dans son Évangile, S. Jean emploie le mot « signe » pour désigner les « miracles » opérés par le Christ, alors que les Synoptiques – dans le même but – emploient l’expression « forces » ou « puissance ». Ainsi les « signes » accomplis par le Christ constituent la preuve que la divinité habite en lui. Ils sont la garantie de la légitimité de sa prétention. C’est par des « signes » que le Christ s’est lui-même justifié. C’est dans ce sens que les Pharisiens et les docteurs de la loi ont réclamé un signe qui serait la justification de ses affirmations.
Dans un sens analogue, le christianisme employa le mot de « signe » mais en lui donnant un sens plus large que celui des écrits du Nouveau Testament. Le mot de « signe » exprime la manifestation de la force et de l’esprit divins qui régissent celui qui en est porteur. Les actions de l’Église telles que le baptême, l’eucharistie, l’imposition des mains, et l’envoi des apôtres en mission, sont aussi des signes qui, au-delà d’eux-mêmes, se réfèrent à l’autorité de celui au nom duquel elles sont accomplies. Le mandat donné par Jésus-Christ est le signe que ces actions ne sont pas accomplies par autorité propre mais par la puissance de Jésus-Christ.
C’est de cet emploi biblique du mot « signe » et de son usage dans la chrétienté primitive qu’il faut partir pour saisir ses diverses significations dans le christianisme contemporain.
- Dans une première signification, le signe nous montre une réalité qui renvoie au-delà d’elle-même. Parmi ces signes, nous comptons celui de la croix qui renvoie à la mort de Jésus, à la rédemption obtenue par celle-ci et à l’exercice de sa Seigneurerie sur nous. Le chrétien fait le signe de la croix pour montrer qu’il confesse Jésus-Christ crucifié et se soumet de tout son être à son règne divin. Il serait faux de donner au signe, utilisé dans ce sens, un caractère magique – comme si, par son emploi, la réalité ainsi exprimée avait un effet immédiat (quasi-automatique) sur celui qui l’emploie ; comme si, par son emploi, celui-ci pouvait disposer de cette réalité.
- Dans un sens particulier, la signification du signe est exprimée par le sacrement. Dans la théologie du Moyen Age, à l’époque de la Réforme et dans la théologie catholique et protestante des temps modernes, le signe est conçu comme l’œuvre divine liée au sacrement et contenue en lui. Des réponses diverses ont été apportées à la question de savoir quel est le rapport entre l’emploi du signe et l’œuvre accomplie. Pour les uns, le signe a un caractère purement symbolique parce qu’il est conçu comme une référence à l’action divine qui se fait indépendamment du sacrement. Pour les autres, l’œuvre divine est si étroitement liée au signe que c’est à travers l’action sacramentelle que s’accomplit l’action sanctifiante dont le signe est l’expression visible.
- Cependant, quel que soit le rapport entre signe et accomplissement sacramentel, le signe acquiert ici une signification nouvelle plus large. Il est conçu dans le sens de représentation, dans le sens de « rendre présente » une action divine. Les prophètes de l’Ancienne Alliance l’ont déjà employé dans ce sens : par des actes prophétiques. Ainsi le signe renvoie par-delà lui-même à un sens caché aux hommes, sens qui ne peut leur être rendu perceptible que par une action « symbolique ». Des théologiens protestants contemporains disent que Jésus-Christ est, dans sa personne humaine et dans ses actes, un « signe » du commencement du Règne de Dieu et d’une irruption d’une ère nouvelle dans ce monde. La constitution « Lumen Gentium » dit que la Vierge Marie fut, en toutes choses, un « signe » de la perfection vers laquelle le chrétien s’achemine, une « image » de foi et d’espérance, vertus qui devraient entièrement conditionner la vie de chaque chrétien.
Nous avons ici, dans une même synthèse, la réalité et le sens « signifié ». L’emploi du mot « signe » dans la théologie contemporaine expose la synthèse de l’événement et du symbole, la synthèse de l’événement historique et de sa signification, oui, l’interprétation de l’événement pour moi homme qui vit « hic et nunc », c’est-à-dire ici et aujourd’hui. C’est ce sens du mot que nous devons tous entendre si nous voulons dire pourquoi et dans quelle mesure les communautés religieuses sont aujourd’hui un signe dans l’Église et pour l’Église. Tout ce que nous faisons est toujours un « signe », c’est-à-dire manifestation et référence à une réalité beaucoup plus grande de la vie et de l’action de Dieu, qui, dans et par le signe, nous devient proche et doit être rendue manifeste au monde.
Si tous nous entendons cette signification du signe, les communautés religieuses prennent dans l’Église d’aujourd’hui valeur de signe sous les aspects suivants :
1. Tout d’abord elles sont un signe de la solidarité du chrétien avec le monde. Dans cette première perspective on comprend que les communautés religieuses ne peuvent prétendre avoir une valeur pour elles-mêmes. Elles ne sont pas une forme de vie choisie pour elle-même et à laquelle on s’adapte dans le but de la perfection et de la sanctification personnelle et pour son propre salut. Elles sont bien plutôt l’expression d’une solidarité directe avec le monde dans son éloignement de Dieu qui lui est devenu complètement étranger. Les communautés religieuses sont un signe du jugement réaliste que le chrétien porte sur le monde : pour lui, en effet, le monde est le lieu où triomphent les puissances anti-chrétiennes qui cherchent à faire échec aux commandements de Dieu. C’est pourquoi le chrétien se sent solidaire de tous ses frères les hommes dans une même faute parce qu’il a le sens du caractère social du péché. Pour lui, en aucun cas, le péché ne peut se réduire purement et simplement à une possibilité personnelle. Bien sûr, il est cela aussi, mais les conséquences sociales qui en émanent lui confèrent un caractère suprapersonnel. Personne n’est capable de se soustraire à l’interdépendance avec le monde ni à l’emprise que celui-ci a sur lui. Dans ses pensées et dans ses actes il est pour ainsi dire conditionné par cette emprise. C’est pourquoi il ne peut prétendre à une libération purement individuelle. Cette libération exige en même temps un service en faveur de la société et la manifestation du caractère fraternel de la chrétienté. C’est pourquoi les ordres religieux, dans la mesure où ils orientent leur activité vers le monde, sont le signe de la solidarité des chrétiens avec le monde en même temps que de leur engagement à vouloir le servir et le sauver.
2. Les communautés religieuses sont précisément pour l’homme d’aujourd’hui, en particulier pour le chrétien, le signe du don total exigé par l’Évangile.
L’homme d’aujourd’hui vit dans une société de masse. On peut dire qu’il est littéralement enchaîné par cette masse. Par son travail, il contribue à l’entretien de tous, de même que, pour subvenir à son propre bien-être, il a besoin du travail des autres. C’est la collectivité qui garantit à l’individu un certain standing de vie, même un certain confort, sans lequel il ne peut décemment vivre en tant que membre de la collectivité. Il crée entre lui et la collectivité des liens d’une dépendance étroite, telle que l’individu finit par se regarder lui-même comme un produit de la société ; ce qu’il est, il l’est par la société qui l’entoure et qui détermine pour ainsi dire son être.
Vu cette situation d’enchaînement de l’homme d’aujourd’hui, les communautés religieuses ont comme tâche d’être un signe de la liberté foncière de l’homme, du recouvrement d’une dimension perdue, de la restitution de sa qualité d’homme. Celui qui se propose aujourd’hui de répondre pleinement à l’appel de Christ doit être prêt à secouer l’esclavage dans lequel la société le maintient. Il ne peut recouvrer la liberté qui lui a été enlevée qu’en renonçant au confort que la société lui assure, en acceptant de vivre une vie de pauvreté, de simplicité, de renoncement et de service pour le monde.
Personne ne peut retrouver la liberté de sa vie d’homme s’il n’est pas prêt à vivre une vie de sacrifice et de service. Mais cela exige le renoncement à tout genre de bien-être que la collectivité assure à l’individu. C’est pourquoi c’est précisément la société d’aujourd’hui qui a besoin de l’existence des ordres religieux, parce que c’est par eux seuls que l’homme retrouvera la liberté que le phénomène de la collectivisation lui a fait perdre. Ici disparaît le conformisme de comportement qui détermine aujourd’hui les humains, pour faire place à une manière de vivre libre et personnelle qu’exige le service à rendre à nos frères.
3. Ainsi donc, les ordres religieux sont un signe d’inquiétude et de remise en question du chrétien d’aujourd’hui.
Ils sont non seulement un signe pour le monde qui verra en eux l’Évangile authentiquement vécu à travers le service et le don total, mais aussi un signe pour le chrétien qui doit vivre sa vie quotidienne en tant que membre d’une collectivité et qui, de ce fait, est une chaînon de pénétration de la masse dans la vie de l’Église. S’il est incontestable que l’essence de la mission apostolique de l’Église doit tendre vers l’évangélisation non seulement des individus, mais aussi de la masse afin de gagner tous les peuples et d’en faire des disciples du Christ, il en résulte forcément une perspective d’évangélisation des masses. Cependant, l’Église ne doit jamais se contenter d’avoir gagné la grande masse. Elle ne doit avoir de cesse d’inquiéter et d’exiger une continuelle remise en question du chrétien d’aujourd’hui. Le chrétien est appelé à se soustraire à la dépersonnalisation, à accepter une vie d’engagement personnel et de don de soi. Un chrétien ne doit jamais se contenter des structures et des conditions de vie existantes mais désirer de les transformer.
C’est pour toutes ces raisons que les ordres monastiques dans la chrétienté d’aujourd’hui sont un signe d’inquiétude et de remise en question des chrétiens. Ils sont les lieux où chaque chrétien peut à nouveau pleinement vivre selon sa vocation personnelle telle qu’il l’a reçue du Seigneur.
4. Vues sous cet angle, les communautés religieuses sont le signe d’un accomplissement vers lequel chemine l’Église, le signe du Règne de Dieu à venir et qui n’est pas encore apparu dans toute sa plénitude. Puisque les églises modernes sont celles d’une société collectiviste, il est d’autant plus nécessaire de faire apparaître le signe de leur accomplissement futur et du retour du Seigneur pour leur jugement. C’est dans cette optique que les Communautés monastiques de l’Église d’aujourd’hui remplissent leur rôle qui présidait déjà aux communautés monastiques du passé, à savoir : rappeler à l’Église le retour du Christ et la nécessité d’une révision permanente – ce que, dans un certain langage moderne on nomme autocritique. Si les communautés religieuses témoignent d’une telle attitude critique, elles le font par amour pour l’Église et par attachement à cette même Église à laquelle les membres des communautés ont sacrifié tout ce qui peut revêtir une importance dans l’ordre temporel des hommes : les amitiés séculières de jadis, le mariage, la famille, le confort, une belle situation et les honneurs de ce monde.
Ainsi, nous comprenons pourquoi c’est justement dans les communautés évangéliques d’aujourd’hui que s’est révélée une redécouverte du sens des anciens vœux religieux. Plus que l’homme des derniers siècles, l’homme d’aujourd’hui, pris malgré lui dans un mouvement de collectivisation dont il est le prisonnier, ressent une estime pour ce signe que constituent les ordres religieux en tant que moyen d’expression particulier du monde moderne.
Nous arrivons ainsi à la fin de nos réflexions sur les communautés religieuses en tant que signe d’Église. Toutefois, un tel aperçu ne saurait être complet sans citer des communautés qui incarnent dans l’Église d’aujourd’hui la nouvelle vie monastique et qui sont autant de points lumineux pour le monde et pour l’Église.
Dans le cadre des églises luthériennes, le mouvement des fraternités a pris un nouvel essor et constitue une contribution propre au phénomène œcuménique.
Pour commencer, le mouvement inspiré par Friedrich Heiler et qui poursuit le but d’une « catholicité évangélique » a amené un certain nombre de regroupements monastiques. Citons la « Fraternité franciscaine évangélique de l’Imitation du Christ », fondée en 1927 par Friedrich Heiler. Deux ans plus tard, en 1929, il a également fondé la « Fraternité de St-Jean », une « communauté évangélique catholique eucharistique ». Ces deux communautés se consacrent au renouveau de l’Église en liant les principes luthériens aux richesses de la vie ecclésiale telle qu’elle se manifeste dans la liturgie, dans la charge épiscopale et dans les formes de vie ecclésiastique de la fraternité.
D’une plus grande signification est la fraternité de St-Michel, fondée à Marbourg en 1931. Ses efforts tendent aussi vers le renouveau de l’Église non seulement dans l’office et la liturgie, mais surtout dans l’exercice de la vie communautaire.
De fait, le rayonnement propre de cette communauté est plus du domaine liturgique que d’une certaine forme de vie commune.
Dans la « Fraternité œcuménique des Sœurs de Marie », fondée en 1947 par B. Schlink à Darmstadt, les buts d’une fraternité monacale et du service ont trouvé à s’exprimer avec grande vigueur. Dans cette communauté aux règles monacales, l’impératif franciscain de la pauvreté voisine avec l’idéal du service diaconal. Sa fondation a été motivée par une volonté de réparation pour les méfaits commis aux juifs durant le nazisme par des ressortissants allemands. Dans cette fraternité de Marie, les règles monastiques sont liées à la pratique d’une forte vie liturgique dans laquelle les sœurs puisent leurs forces pour le service dans le monde. La fraternité monacale remplit sa fonction diaconale dans une vie de prière perpétuelle et de piété mariale évangélique.
La « Fraternité du Christ » à Selbitz en Franconie repose sur des principes analogues. Cette communauté monastique, créée en 1949 au sein de l’Église évangélique luthérienne de Bavière, se compose d’hommes et de femmes célibataires qui ont accepté la vie en communauté, le célibat, le renoncement au droit de disposer d’eux-mêmes pour l’épanouissement du Royaume de Dieu.
Il est significatif qu’autour de ces communautés monastiques, un cercle de tiers-ordres s’est constitué qui acceptent les principes du travail et du service de la congrégation sans cependant se lier à ses vœux.
Un certain nombre de fraternités se sont constituées aussi dans d’autres églises luthériennes, en particulier dans les pays Scandinaves. Au Danemark, la fraternité la plus connue porte le nom d’« Ausgar ». Une communauté féminine s’y est jointe en 1950, ayant pour but la vie en commun et le travail pour l’Église. Ici, également, la fraternité met l’accent sur la pratique de la vie liturgique, en particulier l’office des heures et la confession.
Les fraternités suédoises ont un caractère « épiscopal ». C’est l’archevêque Nathan Söderblom qui a fondé en 1919 la société de « Brigitte », qui est encore de nos jours un centre de vie liturgique de l’Église suédoise. A côté de cette communauté, il existe de nombreuses fraternités paroissiales qui se sont créées à l’intérieur des diocèses pour s’adonner à une vie en commun, dans le respect des traditions épiscopales liturgiques, à l’exemple des fraternités allemandes de St.-Michel.
Parallèlement à ces fraternités existe l’association laïque de l’Église suédoise, créée en 1908 et rénovée en 1917. Elle a pour but d’éveiller parmi les laïcs l’idée de la fraternité et d’amener les membres des paroisses au service de l’Église.
Dans l’église norvégienne, nous trouvons « l’Ordre de la croix » (Ordo crucis), qui s’efforce également de réaliser une communauté consacrée à la pratique de la vie liturgique et à la vie en fraternité, conformément aux traditions de l’église norvégienne.
Une nouvelle forme de la vie en commun a trouvé son expression dans les « Bruderhöfe » (béguinages de frères) qui essayent de mettre en pratique le partage fraternel des biens comme au temps des premiers chrétiens, tout en gardant des relations plus ou moins étroites avec l’Église. Ici, la fraternité ecclésiastique basée sur l’appartenance commune de tous les membres au même corps du Christ s’étend à une fraternité élargie et une solidarité entre tous les hommes à évangéliser grâce au témoignage vécu d’une communauté chrétienne de foi et de vie. Ce mouvement a été fondé en Allemagne déjà avant la deuxième guerre mondiale. Sous la pression du régime hitlérien, les adeptes de ce mouvement ont émigré en Amérique et ont fusionné avec les frères « Hutter ». Actuellement nous avons en Allemagne le béguinage de Sinntal près de Bad Brückenau, où plusieurs familles vivent ensemble en une totale communauté de biens.
Cet aperçu des mouvements de fraternité au sein des églises luthériennes montre que l’idée de la vie monastique a trouvé une nouvelle incarnation pour témoigner librement, sans la moindre contrainte institutionnelle, que l’Évangile peut être vécu selon ses exigences en tout temps dans le monde.
Au même moment où le mouvement des fraternités s’est fait jour dans les églises luthériennes, il a surgi dans les églises réformées de France et de Suisse. Il s’est concrétisé dans la fondation de communautés évangéliques du type monastique qui sont devenues une démonstration lumineuse de la pénétration authentique de l’Évangile dans l’existence du chrétien qui en témoigne par sa parole et par ses actes.
La communauté la plus connue et la plus importante est celle de Taizé. Elle doit son origine aux expériences de l’isolement et de l’anonymat de la vie du chrétien moderne. C’est en 1939 que le futur prieur de la communauté, Roger Schütz, alors étudiant en théologie à Lausanne, rassembla autour de lui un groupe d’amis pour former une communauté qui serait portée par la prière en commun. Il trouva une maison appropriée à Taizé, un village presque abandonné en Bourgogne. En 1942, Roger Schütz rencontra à Genève 3 étudiants qui se joignirent à lui : Max Thurian, Peter Souverain et Daniel de Montmollin. Bientôt, les quatre amis prirent conscience que leur vocation était peut-être de consacrer leur vie à un service commun pour le Christ dans l’Église et dans le monde. Cette conviction s’imposant à eux comme une vocation certaine, ils firent profession en 1949 en assumant les engagements du célibat, de la communauté des biens et de l’obéissance. Cette petite fraternité s’agrandit très vite.
De 1952 à 1953, Roger Schütz rédigea une règle qui, bientôt dépassera les limites de la communauté de Taizé. Elle ne devait pas être une loi nouvelle qui s’opposerait à la liberté évangélique, mais elle voulait être simplement l’expression de ce qui est nécessaire pour une vie commune et attester ainsi que l’individu n’était dorénavant plus seul, mais qu’il menait une vie en commun avec des frères. Nous lisons dans la règle :
« Ne reste jamais sur place, marche avec tes frères ; cours au but sur les traces du Christ ».
Dans cette règle de Taizé, tout est axé sur la soumission à la Parole de Dieu qui exige de notre part, pour être entendu, le calme intérieur.
La moitié des frères reste à Taizé, les autres travaillent à Marseille, Alger, en Amérique et en Allemagne. Dès le début, l’activité des frères est liée à une orientation œcuménique qui, elle aussi, est entièrement portée par la prière pour l’unité. Ils vivent dans le monde du produit de leur travail et sont ainsi, par la prière et la célébration eucharistique, un signe dans le monde et dans l’Église d’une existence chrétienne qui répond pleinement aux exigences de l’Évangile.
Ce mouvement issu de Taizé a trouvé ses adeptes en France et en Suisse. Ainsi la communauté de Grandchamp, en Suisse, qui a eu comme point de départ une réunion de femmes dont le but était l’approfondissement de leur vie spirituelle en vue du témoignage qu’elles étaient appelées à donner dans la vie quotidienne et dans l’Église. Elles formaient en 1936 et 1944 une petite communauté dont les membres s’engageaient à vivre une vie pauvre et simple. Le centre de la communauté était la localité de Grandchamp aux environs de Neuchâtel en Suisse. On vivait en rapport étroit avec l’église et on entretint, dès 1936, une maison de retraite. La communauté des sœurs connut très vite un accroissement. Elle adopta en 1953 la règle de Taizé. Actuellement, trente sœurs sont au travail, réparties en trois groupes ; les unes vivent à Grandchamp, les autres tiennent une maison de retraite au Sonnenhof près de Gelterkinden, et les autres vivent dans des fraternités par groupes de deux ou trois, dans différentes villes où la détresse des hommes demande tout particulièrement un signe de la présence du Christ. Dans leur maison de retraite, les exercices spirituels sont très souvent donnés par un ecclésiastique ou par un frère de Taizé.
En union avec les communautés de Taizé et de Grandchamp, il s’est formé le « Tiers-Ordre de l’Unité ». Il comprend des hommes et des femmes qui vivent selon la Règle de Taizé sans assumer les engagements liés à une vie de communauté. Ils mènent une vie spirituelle, une vie de prière pour l’Unité de l’Église, tout en acceptant de faire un travail dans le monde ; grâce à cette entraide, ils veulent faire retrouver aux hommes la présence du Christ là où elle n’est plus perceptible.
Une autre communauté, à Pomeyrol, poursuit un but analogue : elle a fondé, elle aussi, en 1946, une maison de retraite. Pour l’organisation de leur vie communautaire, les soeurs de Pomeyrol se sont ralliées à des formes plus anciennes tout en poursuivant les mêmes objectifs que les soeurs de Grandchamp, c’est-à-dire : le silence, la prière et la vie spirituelle. La prière s’accomplit dans un cadre liturgique, fondé sur l’héritage des Églises réformées de France, et celui des frères moraves et des Quakers sans exclure un apport des Églises romaine et orthodoxe. La communauté de Pomeyrol a fini par opter pour la règle de Taizé avec tous ses engagements, tout en gardant, comme caractéristique propre, la prière liturgique.
La fraternité d’Iona en Écosse a un caractère très particulier. Elle est issue de l’Église d’Écosse sous forme d’une communauté de pasteurs et d’artisans qui se sont engagés à chercher à suivre les traces du Christ par une vie fraternelle commune, et par leur travail, afin de remplir et de manifester la mission de l’Église dans le monde d’aujourd’hui. La fraternité est convaincue que la vie et le témoignage de l’Église doivent s’étendre aux domaines les plus divers de l’ordre temporel, à la Mission aussi bien qu’à la responsabilité politique, à la pastorale comme à la liturgie. Elle entretient une maison à Glasgow qui est le centre de formation et sert aussi de lieu de recueillement pour les hommes de cette contrée industrialisée. Les rencontres régulières dédiées à la reconstruction de l’ancienne abbaye d’Iona sont pour les membres un lien d’unité et de ressourcement. Grâce à cette tâche accomplie en commun, ils puisent de nouvelles forces, et c’est à partir de ce sanctuaire qu’ils reprennent vaillamment leur route vers le monde.
Dorfstede, 15
23 Kiel-Schülensee
Allemagne