Prière perdue, prière retrouvée
Édouard Pousset, s.j.
N°1968-3 • Mai 1968
| P. 148-164 |
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Pour un bon nombre de consacrés, prêtres, religieux, religieuses, la prière prolongée devient assez vite, après le séminaire ou le noviciat, un devoir onéreux qui les lasse et les décourage, ou même une pratique dont ils contestent le bien-fondé dans une vie apostolique. La prière est délaissée [1], en ce sens du moins que sont abandonnées de façon habituelle méditation, oraison...
Dans la vie spirituelle, comme dans la vie en général, nous sommes parfois les uns pour les autres de difficiles questions, quand une même fidélité s’exprime dans des comportements très divergents, voire appuyés à des principes tout opposés. Nous n’entrons pas ici dans le débat auquel ces divergences peuvent donner lieu : ces pages décrivent seulement un des principaux cheminements qui aboutissent à la vie d’union à Dieu, et elles s’adressent principalement à ceux qui délaissent les formes de la prière prolongée, pour des motifs divers, mais sans avoir contre elle d’objection de principe.
Un tel abandon crée une situation précaire pour ceux qui, encore jeunes le plus souvent, se trouvent au même moment confrontés avec eux-mêmes et avec la vie. Ils restent, certes, engagés dans une recherche de Dieu, mais sur des sentiers hasardeux. Quelques-uns d’entre eux disent simplement ici ce qu’ils ont vécu sur ces sentiers et finalement trouvé. Celui qui signe ces pages a seulement cherché à dégager la portée plus générale d’itinéraires particuliers.
La prière délaissée
Pour quelles raisons la prière est-elle délaissée ?
Ces raisons, le plus souvent, ne sont pas claires. On se trouve mis peu à peu dans une impossibilité de fait de prier. Certes on ne passe pas en un jour de la prière souvent facile du noviciat ou du séminaire à l’inanité d’exercices spirituels que l’on finit par abandonner. Mais le passage peut être assez rapide. Nous ne cherchons pas à le décrire : chacun fait ses expériences propres. Il paraît plus utile de discerner quelques-unes des raisons qui motivent ces transformations.
L’un de ceux qui inspirent ces lignes avance d’abord celle-ci – qui a du moins joué dans son cas – : les études auxquelles il fut appliqué après son noviciat et surtout le genre de vie auquel ces études ont donné lieu. Il fit sa médecine et s’y donna à fond, par amour du métier et par ardeur de vivre. Le temps de l’abandon le plus complet de la vie de prière coïncida avec les premières années d’exercice de sa profession. Être chargé d’un service dans un grand hôpital, vivre intensément pour soulager, aider et guérir, se dépenser et goûter la joie de se dépenser, et aussi connaître la fatigue et les fins de journées harassantes avait établi en lui un état non pas surexcité mais ardent, tel que le simple arrêt pour se recueillir et prier était devenu une impossibilité psychologique. La vie est mouvement, initiative, responsabilité ; la prière est repos et même immobilité, attente et soumission : elle est une sorte de mort pour qui vit intensément, et elle était devenue impossible.
Pendant ce temps, sa conscience religieuse restait inquiète, et l’avertissait sans nuance qu’un religieux doit prier et que, s’il ne prie pas, il est tout simplement un mauvais religieux. Alors le « mauvais religieux » avait parfois un sursaut, il ouvrait un livre pour s’aider et se mettait à prier. Mais cet effort de la bonne volonté ne durait pas. On ne prie pas sur la seule base du bon vouloir. Il faut que la prière soutienne, il faut que le silence nourrisse et que l’ennui y soit le « bon ennui » devant Dieu. La résolution prise durait quinze jours, et c’était à nouveau la même situation de fait, la même impossibilité de prier [2], le même entraînement dans une ardeur de vivre et de faire vivre.
Il semble que cette expérience soit celle de beaucoup, jeunes prêtres, jeunes religieux et religieuses, qui, au sortir d’une probation même sérieuse, sont pris par la vie. La découverte de l’existence humaine, par le moyen des diverses sciences de l’homme ou par les premiers contacts apostoliques, éveille dans un cœur jeune une ardeur de vivre, d’œuvrer et de se donner qui n’est pas nécessairement euphorie ou griserie, mais plutôt comme l’éclatement de bourgeons gonflés de sève au printemps. Un grand nombre de séminaristes et de jeunes religieux partent outre-mer aider des pays neufs qui attendent, cherchent et désirent. Il faut inventer, entreprendre, créer, et dans cet effort rien ne tient qui aura été seulement planté dans la vie d’un novice ou d’un séminariste comme une barrière ou fixé comme un cadre. Rencontrer des hommes, écouter des hommes, instruire des hommes, partager leur vie, toute leur vie, travailler avec eux, se divertir avec eux, même si en fait, et sans préméditation, la partie de tennis ou le ski ont pris la place de la lecture spirituelle et de l’oraison... Comment discerner dans cet élan de vie ce qui est zèle et ce qui est erreur ?
De leur côté, les jeunes religieuses ne sont plus autant que leurs aînées ces filles corvéables à merci qui, au sortir du noviciat, étaient happées par les hôpitaux, les dispensaires et les écoles et ne se libéraient que pour se retrouver en communauté à écouter la lecture spirituelle ou à réciter l’office et le chapelet, Les jeunes religieuses fréquentent les universités, les instituts catéchétiques, participent à toutes sortes de sessions et découvrent, elles aussi, l’ardeur de vivre. Les horaires de la vie en communauté sont bousculés et elles doivent vouloir et trouver par elles-mêmes les moyens de prier, si tant est qu’elles ne connaissent pas également parfois l’impossibilité psychologique de se recueillir et de se tenir dans un silence qui les soutienne.
Bref, la vie des hommes entre à flots par les sens, l’intelligence et le cœur et comment une existence ardente comme la flamme s’accommoderait-elle d’un silence, d’un recueillement, d’une prière prolongée qui seraient plutôt comme de la cendre ? Par cette question nous ne sous-entendons pas qu’il faille chercher autre chose qui remplace le recueillement et la prière pro longée, nous constatons seulement qu’ils sont devenus plus difficiles.
Il n’y a pas que cette ardeur de vivre qui rende la prière plus difficile. Il arrive qu’elle devienne non seulement plus difficile mais presque impossible par pur et simple manque de temps, quand un prêtre ou une religieuse acceptent d’aider les autres dans leurs besoins, leurs embarras et leurs détresses, bref dans leur vie comme elle est. Plus qu’autrefois sans doute, l’apostolat passe par des relations humaines qui prennent tout l’homme : visites, accueil, démarches pour résoudre toutes sortes de problèmes compliqués. On n’a jamais fini de dire « oui » à des hommes [3].
Ainsi « l’amour de la vie » rend la prière plus difficile, et le service des autres ne lui laisse plus guère de place. Sur ces motifs s’en greffe un autre : les formes de prière apprises au séminaire ou au noviciat ne conviennent souvent plus quand la vie spirituelle s’est quelque peu développée. Or les jeunes prêtres, les jeunes religieux et religieuses ne sont pas toujours et même le plus souvent ne sont pas du tout au fait des nouvelles manières de prier qui conviendraient mieux à leur grâce, à leur condition de vie et à leurs besoins, une fois passées les années de probation. Les séminaires et les noviciats initient principalement à la méditation discursive qui consiste à réfléchir sur une vérité de la foi, un thème évangélique ou un problème de vie, et à tirer de ces réflexions quelque conclusion que la volonté recueille en résolution pratique. Même si directeurs spirituels, maîtres et maîtresses de novices parlent d’autres manières de prier, plus simples, plus affectives, plus contemplatives, il est à peu près inévitable que les débutants ne réalisent pas clairement de quoi il s’agit là et n’entrent pas en fait dans ces formes de prière qui supposent un certain progrès dans la vie spirituelle, un certain entraînement à se faire souple et docile au souffle de l’Esprit Saint, et surtout une grâce qui n’est généralement pas celle des commencements. Si bien que dans la nécessité où ils sont d’être un peu actifs dans leur prière – sans quoi ils auraient l’impression de perdre leur temps et de fait ils le perdraient assez souvent –, novices et séminaristes ne retiennent pratiquement de leur formation première que la méditation discursive. Or cette forme de prière devient assez vite fatigante et artificielle, pour ceux qui ont quitté le milieu de vie lui-même un peu conventionnel du séminaire ou du noviciat et se trouvent engagés dans des études et une expérience de l’existence, qui donnent de l’élan à leurs forces vives, ou dans un apostolat qui les dévore.
Dans leur prière, il leur faudrait se tenir en présence du Dieu Vivant plutôt que réfléchir sur quelque idée de Dieu ; plutôt que d’analyser un thème il conviendrait qu’ils s’arrêtent aux mystères de l’Évangile, comme on fait halte auprès d’une source en montagne. On s’asseoit, on reste là à souffler un peu, on boit quelques gorgées, on trempe ses mains dans l’eau froide et l’on rafraîchit son visage. On ne fait rien, on ne dit rien ; on est là. On laisse pénétrer une parole jusqu’au fond de l’âme, on la redit sans se lasser jusqu’à ce qu’elle devienne l’expression de tout l’être en la présence du Seigneur.
Cette prière est un repos, un progressif dépouillement des idées que l’intelligence forme en elle-même et des sentiments trop sentis ; elle tend vers le silence intérieur et c’est pourquoi celui qui n’est pas familiarisé avec elle peut s’imaginer qu’il ne fait rien, ne prie pas et perd son temps. Il peut ainsi par scrupule se détourner de cette forme de prière plus simple et meilleure pour lui, et s’en tenir à une méditation discursive plus active et qui pourtant le laisse dans le sentiment de l’artificiel et finit par le lasser. Car il est assez expérimenté maintenant pour se rendre compte que les pensées qu’il forme dans une telle méditation viennent de lui plutôt que de Dieu, et que, dans le dialogue intérieur qui s’y instaure souvent, lui-même formule les questions et les réponses.
C’est le signe que la méditation discursive ne peut plus guère lui rendre service. Il a besoin d’autre chose. Il serait temps qu’il écoute, avec le minimum de réflexion active, la Parole de Dieu telle qu’elle lui vient par les Écritures, et qu’il se laisse entraîner vers un dépouillement de ses états de conscience, qui l’affine dans la foi, le rende plus accueillant à un sentiment discret de la présence divine, et lui apporte l’attestation intérieure qu’il est dans l’authentique.
La connaissance directe de Dieu par la foi suppose en effet un dépouillement des états de conscience psychologiques, non pas une extinction de la conscience, mais un dénuement intérieur. Cela ne s’apprend pas du dehors ; mais quand la grâce a commencé d’œuvrer dans ce sens, il est presque toujours nécessaire qu’un guide spirituel averti donne à l’intéressé l’assurance qu’il ne se trompe pas en délaissant la méditation discursive pour une forme plus simple d’oraison, et lui rappelle un enseignement qui avait probablement été donné mais qui n’avait pu être compris de façon intuitive et expérimentale. C’est parce qu’un tel secours lui avait manqué que celui dont nous rapportons l’expérience avait piétiné des années au seuil de cette oraison et que, l’amour de vivre l’entraînant par ailleurs, il s’était lassé d’une pratique de la méditation qui ne lui convenait plus.
Parfois, et de nos jours cela devient fréquent, la nécessité de passer de la méditation et du dialogue intérieur, par lequel elle se prolonge, à une autre forme d’oraison plus simple et plus sobre est d’autant plus urgente qu’à cette activité psychologique dans la méditation discursive s’attache un sentiment pénible d’inauthentique. La prière n’est pas activité psychologique de réflexion, elle n’est pas non plus introspection. A l’époque de la psychanalyse, tout le monde se trouve en garde contre les formes parasitaires de la rumination intérieure, et il arrive que des jeunes gens peu avancés dans la vie d’oraison et auxquels la méditation discursive rendrait encore service soient déjà prévenus contre elle et même lui opposent des objections de principe. Il arrive ainsi qu’ils abandonnent la prière sans avoir la moindre expérience de cette oraison simple et dépouillée qui est un très authentique exercice de la foi et qui ne tomberait pas sous le coup de leur critique. Nous avons connu un jeune religieux qui s’était trouvé, au cours de ses études universitaires, très isolé dans sa communauté. Il avait par ailleurs des difficultés personnelles à communiquer avec les autres ; il s’était « réfugié » dans la prière et cette prière n’avait pas été sans favoriser la construction d’une sorte de monde intérieur sans grand rapport avec le monde réel ni avec la foi. C’est du moins ce qu’il pensait quand, ultérieurement, il avait fait retour sur cette période avec une « lucidité » d’ailleurs discutable. De cette expérience partiellement inauthentique il avait gardé une défiance contre toute forme d’oraison – y compris celles dont il n’avait guère l’expérience – et n’y voyait qu’une sorte d’activité fabricatrice d’un objet intérieur servant d’alibi aux réalités de l’existence.
C’est là un cas extrême, mais il en est beaucoup sans doute aujourd’hui qui se détournent de la prière par une sorte de sentiment qu’elle a été, dans leurs années de probation, une activité inauthentique. En quoi ils déprécient probablement une expérience première qui a eu sa valeur, mais ils ne sont pas sans poser une question vraie. La réponse à cette question est à chercher, selon nous, dans une forme d’oraison plus simple, plus dépouillée que la méditation discursive, et où l’esprit se met, dans la foi, à l’écoute de Dieu dont la Parole, comme langage articulé, est dans les Écritures et là seulement. A partir de cette écoute de la Parole de Dieu se développe un certain sentiment de la présence du Seigneur, tandis que se simplifient les états de conscience psychologiques jusqu’à devenir très pauvres [4].
Cette pauvreté, cette sobriété dans la vie de foi est la pierre de touche de l’authentique. Elle reproduit, au niveau de l’expérience individuelle, quelque chose du dépouillement qui, de la grotte de la Nativité à la croix où il meurt, rend le Christ, Image visible du Dieu invisible, de plus en plus conforme à sa « vocation » de nous révéler Dieu, ou mieux à son être de Fils rayonnement de la Gloire du Père. Et si le Christ en croix, au terme de son existence parmi les hommes, est pour un homme de foi la plus haute révélation de Dieu, cette pauvreté, cette sobriété de la conscience en prière dans la foi pourra être pour chacun le signe le plus certain de l’authenticité de son union à Dieu [5]. Et c’est ainsi, nous semble-t-il, que l’oraison très simple, très dépouillée, soutenue par quelques paroles de l’Écriture, et qui devient présence silencieuse à Dieu se rendant présent, est la voie où devraient être aidés à s’engager les jeunes prêtres, les jeunes religieux et religieuses qui sont menacés de « délaisser la prière » ou qui l’ont en fait délaissée, dans leur ardeur de vivre, par lassitude pour la méditation, ou par un sentiment diffus que leurs « exercices de piété » n’étaient au fond qu’une activité artificielle, inauthentique.
La prière retrouvée
La prière délaissée, un malaise s’était développé dans l’âme de celui « qui ne priait plus » ; cet abandon était ressenti comme une négligence grave et un état de recherche inquiète s’était établi à la place de la paix d’autrefois. À l’approche de chaque retraite annuelle il se disposait avec résolution à profiter de ce temps de grâce. La retraite était souhaitée d’autant plus ardemment qu’il y avait moins de recueillement au cours de l’année. Il arrive que la disparition des temps prolongés de prière entraîne une sorte d’atonie qui rend l’esprit peu sensible à la très réelle négligence qui s’ajoute, il faut bien le dire, à l’impossibilité psychologique de faire oraison. On se traîne alors, on se livre à des considérations d’un illogisme incroyable, ou bien on se jette dans des activités qui fournissent des alibis. Mais dans le cas auquel nous pensons, le marasme spirituel était douloureusement éprouvé, il était recherche inquiète et parfois des cris d’appel montaient de l’âme. Celui « qui ne priait plus » se sentait enlisé dans une situation qu’il était hors d’état de transformer, mais il ne tentait pas de la justifier et désirait un changement, encore qu’il ne pût rien faire d’efficace pour le produire. C’est que la bonne volonté ne suffit pas pour rétablir les choses en état ; on ne prie pas seulement parce que l’on veut prier, et les résolutions prises ne durent pas, ne peuvent pas durer. La prière est œuvre de Dieu en nous. La présence agissante de Dieu s’y signale en ce que le silence intérieur n’est pas l’absence de bruit ennuyeuse et vide, mais soutien et repos pour l’esprit, et que l’ennui – le bon ennui – n’agace pas, mais est éprouvé comme allant de soi quand il s’agit d’entrer dans l’intimité de l’Amour dont la créature qui a péché ne connaît guère le langage. Ce silence et ce « bon ennui » ne sont pas à la portée du bon vouloir. Quand, par ardeur de vivre, ou pour une autre raison il est devenu pratiquement impossible de faire oraison, l’âme ne connaît rien de ce silence et de cet ennui. Si elle s’engage à prier quand même, elle se trouve seulement dans une sorte de vide insignifiant et ne parvient qu’à former des pensées artificielles et lassantes. Tenir malgré tout est impossible, c’est là un fait dont l’homme de bonne volonté fait l’expérience, sans d’ailleurs que ce fait ne constitue la moindre justification. Il le savait bien celui qui restait ainsi dans une recherche inquiète de Dieu et lançait parfois des appels presque désespérés. D’ailleurs cette recherche et ces appels qui sont des cris du cœur valent sans doute mieux que la violence qu’on se ferait en voulant pratiquer l’oraison malgré tout. Car, encore une fois, la clé qui ouvre à nouveau la porte de la chambre secrète où il serait possible de se recueillir longuement devant Dieu n’est pas dans la main de la créature. C’est Dieu qui sauve du marasme, c’est Dieu qui invite à s’approcher de Lui et qui fait en sorte que l’on puisse s’en approcher. Et pour celui auquel il fait la grâce de cette recherche inquiète, de ces appels pressants, c’est une rude leçon que d’être dans la situation de fait de ne pouvoir faire oraison.
Est-ce que, dans une telle situation d’impuissance, la prière liturgique n’est pas d’un grand secours [6] ? Il est probable en effet qu’avec le présent renouveau et sensibilisés comme nous le sommes maintenant à la liturgie communautaire l’aide que celle-ci apporte puisse être très importante et que la prière de l’Église soutienne de manière même sentie la prière de « celui qui ne prie plus ». Mais il peut arriver aussi que les offices religieux pèsent autant que la prière personnelle, car ils risquent d’être comme elle vides de sens, le sens qu’on y trouve dépendant en bonne part des dispositions que chacun apporte. C’est en tout cas ce qui arrive parfois : voici un témoignage qui correspond tout à fait, nous semble-t-il, aux lassitudes que la messe quotidienne fait éprouver à quelques-uns, même en notre temps de renouveau liturgique.
Si la liturgie ne m’aidait pas, je dois toutefois souligner que la messe, elle, faisait exception.
En effet, même aux pires moments, je n’ai jamais manqué la messe de chaque jour. Pauvre messe ! à laquelle je me traînais m’obligeant à y assister, par je ne sais quel motif : je pense plutôt que c’était là sentiment confus mais profondément ancré en moi que si je lâchais la messe, c’était fini, c’était faire le dernier pas, le pas irrémédiable. Un peu comme le noyé qui sent très bien que s’il lâche la bouée de sauvetage il sera emporté par les flots définitivement : il vaut mieux pour lui s’épuiser à tenir que lâcher... Dans ces cas-là on ne raisonne pas, on ne demande pas si on a des motifs de tenir bon ou de lâcher, on tient ! on tient aveuglément, bêtement, si j’ose dire.
Je tenais aveuglément à la messe, comme je tenais aveuglément, douloureusement à la communion ! Ces communions ! Comme j’ai souffert de recevoir le Seigneur, pris alors entre le désir d’être loyal avec moi-même, et cependant de ne pas m’éloigner trop de lui !
Une seule fois, cependant, je n’ai pas communié ; j’ai ressenti ce geste comme une lâcheté, un refus, et j’ai passé une journée insupportable.
Quelle était la valeur de ces messes et de ces communions ? Qui pourrait le dire ? Je pense que le Seigneur aura du moins accueilli le désir que j’avais de ne pas les laisser de côté, quelles qu’aient été les raisons qui me poussaient alors.
Mais je tiens à dire et à affirmer que ce geste religieux que je posais chaque matin était le dernier rempart. Si je l’avais abandonné, lui aussi, je m’en suis rendu compte après, je n’aurais jamais pu remonter la pente. Même imparfait, un geste comme celui-ci est un acte posé ; et peut-être qu’à certains moments ce sont ces actes-là qui pèsent dans la balance (il ne faut pas trop facilement amener les gens à s’en dispenser sous le prétexte – parfois fallacieux – de plus de loyauté intérieure).
Malgré cette laborieuse fidélité, le marasme dure... Les années passent ainsi, sans paix véritable, et dans une lourdeur psychologique et spirituelle qui accable parfois, décourage ou favorise les pensées extravagantes, comme de s’imaginer que l’on n’est pas dans sa vocation et qu’il faudrait peut-être chercher ailleurs. Heureux celui qui ne se dégage pas de cet état par quelque solution fausse de sa fabrication. Pour qui est plongé dans ce marasme l’exercice le plus authentique de la foi consiste à lancer des appels vers Dieu – c’est sa forme de prière à lui – et d’espérer contre toute espérance qu’un jour quelque chose se produira qui le remettra dans la paix et l’introduira à une familiarité avec Dieu comme il n’en avait jamais connu sans doute.
Dans le cas évoqué plus haut, ce quelque chose est arrivé : une des retraites annuelles toujours désirées et bien faites a été le passage de Dieu qui bouleverse et recrée tout. Ce sont des expériences qui laminent, qui retournent la terre en profondeur : une conversion radicale à Dieu seul, qui simplifie tous les « problèmes ». Dieu opère avec une vigueur inaccoutumée, et celui en qui il opère ainsi ne comprend pas ce qui se passe, mais comprend fort bien que tout est changé, que quelque chose vient d’être créé en lui. Nous nous rappelons les confidences émouvantes d’un ancien alcoolique qui nous disait combien d’essais velléitaires suivis d’échecs avaient précédé la crise – grave entre toutes – où un déclic s’était produit dans la volonté et où tout d’un coup le seuil avait été franchi : « Je ne boirai plus ». C’est ainsi : l’impossible était chose faite ; la volonté n’avait subi nulle violence, elle avait été recréée et pouvait désormais vouloir efficacement. Ainsi, cette retraite avait produit un changement décisif. Celui en qui il s’était accompli en avait été épuisé, épuisé par ce laminage sous la main de Dieu. Rien n’était encore fait et cette opération du Seigneur ne dispensait pas de vouloir et de reprendre les humbles fidélités de l’oraison quotidienne, mais l’impossible était devenu possible.
Le passage de Dieu qui recrée ne se signale pas toujours par ce laminage spirituel. Dieu passe aussi, selon ses desseins impénétrables, comme une brise légère qui pénètre l’âme et la recrée sans fatiguer le corps. Sous cette forme moins perceptible l’action divine n’est pas moins décisive, pourvu toutefois que la créature soit assez attentive pour la percevoir et s’y prêter. Cette attention est indispensable ; Dieu qui fait tout ne peut rien faire s’il ne trouve l’âme attentive, c’est-à-dire aimante. Or l’attention à Dieu ne s’improvise pas. C’est pourquoi il importe tant que la période de marasme, où la prière est délaissée, soit un temps de souffrance, de recherche, traversé par des cris d’appel. Celui qui se laisserait glisser vers l’atonie spirituelle et une sorte d’insensibilité, ou qui se serait donné à lui-même la solution de son mal, risquerait de ne jamais connaître le passage de Dieu dans sa vie, parce qu’il ne percevrait pas le souffle recréateur de l’Esprit qui passe où il veut et quand il veut. Ainsi celui qui se trouve dans l’impossibilité pratique de faire oraison et dans la pesanteur qui l’accompagne devrait se garder de toute accoutumance et laisser son cœur crier parfois vers Dieu, par désir de retrouver la paix, par lassitude ou même peut-être par agacement contre le Seigneur. Car Dieu préfère celui qui proteste contre ses incompréhensibles desseins, qui regimbe ou même profère quelques blasphèmes à la manière de Job, à celui qui « se fait une raison » et justifie par des considérations de son cru un état spirituel qui n’est pas, au fond, selon Dieu.
Les interventions de Dieu dans une vie ne suppléent pas aux fidélités quotidiennes sur les humbles sentiers battus qui sont ceux de tout le monde. Celui qui a été remué et recréé par une telle intervention comprend aussitôt qu’il doit se remettre à faire oraison selon que sa vocation le lui en fait un devoir [7]. Il serait d’autant plus impardonnable de ne pas en reprendre l’humble pratique, que Dieu lui a ouvert à nouveau une porte qui lui était fermée. Mais il va sans dire, il ne s’agit pas de revenir à la méditation discursive qui ne convient guère à qui désormais ne connaît plus seulement Dieu par ouï-dire mais parce que ses yeux l’ont vu (Job 42,5). Sa prière désormais sera essentiellement une présence à Dieu qui est passé et qui s’est fait connaître. Toutefois cette présence silencieuse et aimante est un fruit de l’Esprit, que ne peut pas cueillir aussitôt celui qui a connu cette intervention décisive de Dieu dans sa vie. Le recueillement simple en la présence de Dieu peut parfois s’établir dans l’âme et même dans le corps, sans qu’on l’ait cherché ni qu’on sache comment il vient, mais l’expérience apprend bientôt qu’il n’est pas une disposition habituelle que l’on retrouve à volonté. Il faut se mettre à prier, il faut « faire quelque chose ». Mais ce qu’il faut faire sera désormais très simple [8].
L’oraison consistera d’abord à se mettre en présence de Dieu par un effort souple et léger mais intentionnel, et le corps entier de l’oraison ne sera rien d’autre que le prolongement de cet effort entretenu non pas tant par des actes volontaires d’attention que par une sorte de repos de l’esprit ou quelque parole de l’Écriture ou quelque mystère évangélique. Il y en a qui sont plus « visuels », ils ont besoin de « voir » et d’ailleurs peuvent « voir » avec un effort minime de l’imagination ou même sans effort aucun. Les mystères évangéliques leur seront d’un grand secours. Ou bien ils regarderont leur crucifix ou une image particulièrement aimée. D’autres ont plus de facilité pour « entendre » : ceux-là laisseront pénétrer en eux une parole de l’Écriture, ou quelques versets. Il n’y a pas de règle. Parfois une parole ou un verset inlassablement, doucement redits, soutiendront l’esprit dans le recueillement en présence de Dieu ; parfois il faudra s’aider d’une lecture plus continue, avec des moments de silence, et sans s’inquiéter des distractions qui pourront le troubler en surface.
Les distractions ne doivent pas inquiéter. Car celui qui s’exerce à cette forme d’oraison très simple doit savoir que l’esprit peut être en prière alors même que l’imagination est distraite. Il n’y a pas à faire un effort particulier pour chasser les distractions ; elles vont, elles viennent comme les nuages qui passent dans le ciel et qu’il serait bien vain de chercher à dissiper. Le flux des distractions est comme un courant marin qui déporte le voilier, il ne faut pas corriger cette dérive par un vigoureux coup de barre ; il vaut mieux reprendre le cap par de très légères impulsions données au gouvernail. Ainsi quand l’esprit en prière aura perçu la dérive où l’entraînent les distractions, un très calme retour vers la parole d’Écriture ou le mystère évangélique qui l’avaient recueilli vaudra mieux qu’un acte violent d’attention. On peut ne pas savoir bien distinguer le fond du cœur qui prie et la surface de l’imagination qui divague dans la distraction. Et en dépit de ce qu’on vient de dire des scrupules peuvent naître au sujet de la valeur d’une prière si « distraite ». Que l’on fasse fond alors sur la position du corps dans la prière. Le corps, si surprenant que cela paraisse, peut être le garant très sûr d’une prière par ailleurs distraite. Celui qui est agenouillé ou même assis, mais dans un maintien un peu ferme, prie déjà avec son corps : la position du corps soutient le recueillement et le protège contre les distractions de l’imagination. Non pas qu’il fasse disparaître la distraction, mais il l’empêche de mordre sur le fond du cœur. Ainsi c’est seulement celui qui s’adonnerait à l’oraison en se laissant aller à une posture négligée, qui devrait s’inquiéter du trouble que ne manquerait pas de répandre en lui la distraction. Mais si le corps est en prière, le cœur l’est certainement aussi et peu importe ce qui se passe dans l’imagination.
La forme d’oraison que l’on vient de décrire tend de soi vers un silence intérieur qu’il n’y a pas à chercher spécialement mais qui vient par un effet de la grâce. Le progrès vers ce silence n’est d’ailleurs pas linéaire. Des périodes même prolongées de recueillement facile et d’oraison très silencieuse, sans presque aucun acte de l’intelligence, peuvent être suivies de périodes plus ingrates où la lecture lente et presque continue sera le soutien redevenu nécessaire pour un esprit qui n’arrive plus à se recueillir.
Ces périodes plus difficiles sont d’ailleurs très utiles, car elles aident beaucoup à entrer dans une union à Dieu de plus en plus indépendante des états de conscience psychologiques. Car l’état de silence intérieur, dans un repos à peu près complet de l’intelligence et de la volonté, est encore, à sa manière, un état de conscience psychologique se substituant aux états de conscience de la vie courante. Or il faut se détacher même de cet état simplifié qu’est le silence intérieur répandu dans la conscience psychologique. C’est l’alternance de cet état avec d’autres états de conscience plus encombrés par des pensées ou des impressions profanes, qui rend progressivement l’esprit capable de se tenir en présence de Dieu par un « sentiment non senti » de Sa Présence. Le silence intérieur goûté dans le repos de l’intelligence et de la volonté fait encore nombre avec les autres états de conscience. Tandis que le sentiment non senti de la Présence divine émerge aussi bien dans un état de silence et de repos intérieur que dans un état de conscience plus ou moins rempli des idées et des impressions de la vie courante. Aussi ne faut-il pas se décourager dans les phases plus ingrates de cette vie d’oraison, surtout quand elles viennent après des périodes où il était plus facile de se tenir en silence devant Dieu. Du moment que cette alternance d’états intérieurs plus simples et d’autres plus ingrats intervient dans le cours d’une pratique persévérante de l’oraison, elle conduit sûrement à cette union à Dieu, qui s’atteste par le sentiment non senti de Sa Présence [9].
Celui qui est dans cette forme d’oraison ne doit pas en chercher une autre : au gré des variations et des alternances qui s’y présentent, qu’il se laisse former par l’Esprit Saint. Désormais le Maître Intérieur le mène, il agit en lui et l’illumine avec une égale puissance, soit qu’il le maintienne dans des états de conscience communs, soit qu’il le favorise parfois de grâces qui créent momentanément en lui un recueillement extraordinaire. Le fruit le plus précieux de la pratique assidue de cette oraison, c’est l’union à Dieu, qui tend à s’établir comme un état permanent. Cet état d’union rend finalement très libre, très libre même par rapport à la pratique de l’oraison à temps marqués. Jamais celui qui est gratifié de cette liberté ne délaissera tout à fait l’oraison prolongée, comme si elle était devenue un exercice « dépassé » : elle est et reste un besoin dans sa vie, ou mieux, un désir permanent (Psaume 42-2/3) et il y reviendra toujours, dès qu’il le pourra. Mais si sa vie est très active, très accaparée par l’urgence du devoir d’état, il recevra de l’Esprit Saint l’attestation intime que son union à Dieu ne subit aucun dommage, même s’il lui faut renoncer par nécessité à une pratique régulière de l’oraison prolongée.
C’est là un nouveau développement de la vie de prière, une grâce qu’il ne faut pas présumer mais qu’il convient de discerner et d’accueillir avec simplicité et dans la paix. Quelqu’un qui nous entretenait de son cheminement avouait qu’il n’avait pas accepté sans hésitation ni inquiétude cette nécessité de ne plus faire oraison régulièrement. Et il avait eu besoin de la confirmation de son confesseur pour y reconnaître une nouvelle forme de la grâce. C’est que la pratique régulière de l’oraison donne une sécurité. Elle est le sentier de montagne qui s’étire parmi les escarpements et ménage toujours des passages sur les pentes les plus raides. Même avec une certaine attestation intérieure qui fortifiait la paix profonde, la nécessité de renoncer à l’oraison, en la sacrifiant à un temps de sommeil éprouvé comme indispensable, avait été comme la disparition du sentier parmi des éboulis pierreux et des pentes sans repère. En un moment tout devient précaire et périlleux. On ne sait plus bien où le sentier a disparu ; on ne peut plus retourner en arrière. Mais on ne sait pas davantage de quel côté se diriger. Le regard inquiet parcourt le relief chaotique ; on fait un pas après l’autre mais on ne sait pas au juste si on avance. Devant soi la muraille se dresse : par où l’aborder ? Le soir descend et l’on se sent égaré : on va au juger sans aucune certitude. Mais voilà soudain que le regard accroche sur un étroit replat qui s’étire à mi-pente. Quelques rapides enjambées dans cette direction... Le sentier ! La montée peut reprendre. On respire.
Quand on a gardé ou retrouvé la pratique de l’oraison quotidienne et que l’on en a recueilli les fruits pendant quelques années, on ne se résout pas facilement à la lâcher ou plutôt à la maintenir mais selon des rythmes plus espacés. Le travail est là cependant ; il est devenu plus accaparant et par ailleurs il faut compter avec la nature : on ne prendrait pas impunément sur le sommeil, de façon habituelle. En fait il faut choisir entre l’heure d’oraison et le temps de sommeil. On sacrifie par nécessité l’oraison et c’est alors qu’on se trouve dans la situation du montagnard peu expérimenté qui a perdu son sentier parmi les éboulis. Retrouver le sentier ne sera pas nécessairement le retour à l’oraison quotidienne, ce sera l’affermissement de la paix de l’âme fortifiée par l’attestation intérieure que le choix est selon Dieu, et que l’on continue de vivre dans la présence habituelle du Seigneur, même avec des temps brefs donnés à la prière. Il faut un certain temps pour éprouver les esprits et se retrouver soi-même dans ces espaces sans repère ; mais au total, avec l’aide extérieure venant de l’Église par le Père Spirituel, on découvre que le Seigneur fait bien toute chose.
Vécue dans ces conditions, la nécessité de renoncer, pour un temps qui peut durer, à une oraison quotidienne prolongée n’est pas une perte ou un recul ; c’est au contraire le moyen d’un nouveau progrès dans l’union à Dieu. C’est la marche vers l’union à Dieu en toutes circonstances et libre par rapport à tous les conditionnements. Nous n’hésitons pas à dire que, dans la vie d’un disciple du Seigneur très accaparé par le travail, c’est un couronnement de sa fidélité. Il faut reconnaître toutefois que cette nécessité de donner à l’oraison prolongée moins de temps et surtout moins régulièrement est une sorte d’épreuve permanente. C’est pour aider à la porter dans la paix que nous terminerons en soulignant combien il serait heureux et d’ailleurs relativement facile que le prêtre, le religieux, la religieuse très chargés de tâches ne soient pas seuls à porter le poids de ce sacrifice. Quoi de plus conforme à l’esprit d’amour qui doit exister entre frères, quoi de plus dans le vent de notre temps qui voit se développer les relations humaines, que de porter à deux ou trois le sacrifice qui est imposé à l’un par son devoir d’état ?
Celui qui ne pourrait plus faire son oraison quotidienne prendrait appui sur le frère que son état de vie laisse plus libre de prier longuement. L’un donne à l’autre son temps de prière contemplative et ce dernier lui ouvre en retour le trésor des mille et une contrariétés de sa vie surchargée. Ce ne serait pas un mince profit spirituel pour l’Église de Dieu qu’une vie d’activités très prenantes puisse s’appuyer sur une vie plus libre de s’adonner à l’oraison contemplative. Ces compagnonnages, ces amitiés spirituelles, non pas seulement en général et sans se connaître, mais constitués par des liens précis de connaissance, sont peut-être une grâce pour notre temps. Elles ne contribueraient pas peu à maintenir dans un suffisant équilibre humain et spirituel la vie de tant de prêtres, religieux et religieuses, menacée par un travail excessif auquel il est en fait impossible de se soustraire. Ceux qui ont du temps pour prier recevraient par les autres la grâce de ne pas s’installer dans leur tranquillité, et ceux qui manquent de temps pour prier recevraient des premiers la grâce de ne pas perdre leur recueillement et leur union à Dieu. Il est bien vrai que les deux états de vie ont toujours existé dans l’Église, mais peut-être qu’il ne suffit plus aujourd’hui qu’ils existent comme deux spécialisations juxtaposées. Il faudrait que se nouent entre les personnes de part et d’autre, des liens d’amitié qui favorisent cet échange.
Et les moins libres de prier à loisir garderaient une aptitude au recueillement ou mieux accéderaient à un don d’oraison continuelle qui les fortifierait en tout temps et les comblerait.
À la première occasion favorable, ils se retrouvaient de plain pied avec l’oraison la plus simple et la plus contemplative. Il faut en croire ceux qui l’ont expérimenté et qui le disent avec simplicité :
« Ma prière est simple, à peine formulée, s’appuyant sur quelques mots glanés dans les instructions du Prédicateur, quelque chose de très ténu, qui n’embarrasse pas l’esprit, lequel d’ail d’ailleurs est plus paisible à rester dans un certain vide, qu’à vouloir creuser des idées : s’il pouvait se dépouiller d’ailleurs plus encore de toute pensée consciente, je serais, je crois, dans une très grande paix et union au Seigneur. Mais cela dépend de Lui, n’est-ce pas, et je crois que je n’ai rien à faire si ce n’est à rester ouverte et confiante ».
« Les Fontaines »
60-Chantilly
[1] « Délaisser la prière » doit bien s’entendre. La prière est mouvement de la foi. Qui garde la foi prie, d’une façon ou d’une autre. Pas plus qu’on ne perd la foi comme on perd un mouchoir, on n’abandonne tout à fait la prière, même quand on cesse de pratiquer les exercices de la prière prolongée. Aussi bien entendons-nous seulement parler ici de l’abandon de ces derniers. Par rapport à la tradition spirituelle de l’Église, un tel abandon crée pour un prêtre, un religieux, une religieuse, une situation anormale, et le jugement constant des maîtres spirituels la déclare préjudiciable à la vie d’union à Dieu.
[2] Nous disons « impossibilité de prier » : il ne s’agit pas sans doute de l’impossibilité physique de rester une demi-heure à ne rien faire dans une église ou à son prie-Dieu, mais de l’impossibilité de trouver un sens quelconque à ce « rien faire ». On s’énerve alors, on se lasse et l’on ne persévère pas.
[3] Et ce peut être là, notons-le, la source d’une abnégation permanente qui est une des composantes de l’union à Dieu.
[4] Tout au contraire de la culture littéraire, qui vise à enrichir la conscience jusqu’au raffinement parfois, le progrès dans la foi dépouille la conscience de ses richesses de sensations, de sentiments, etc., pour l’ouvrir à l’essentiel. Que l’on compare par exemple l’œuvre de Proust et le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix. Et pourtant celui-ci ne fut pas moins homme que celui-là.
[5] Nous avons reproduit ici un passage d’un texte déjà paru dans « Prière et vie », février 1968, p. 92.
[6] Cette manière d’introduire la liturgie semble supposer qu’elle est seulement un moyen d’appoint dans la vie spirituelle. N’est-elle pas plutôt, surtout dans la célébration eucharistique, l’expression la plus haute de la prière et même, en un sens, de la vie spirituelle ? On doit le penser, dans la mesure où la liturgie est l’actualisation du mystère chrétien. Aussi bien d’ailleurs la messe et la communion apparaissent-elles justement, dans le témoignage que nous allons reproduire, comme ce qui n’est pas de l’ordre des moyens particuliers dont on peut user ou ne pas user. C’est à cette condition qu’elles ont été d’un grand secours : et cette dernière façon de parler n’est pas déplacée dès lors que nous ne traitons pas tant de la liturgie que des cheminements d’une conscience qui cherche Dieu.
[7] Et il perçoit que le « manque de temps » ne saurait être un motif valable de façon continuelle.
[8] Nous utilisons ici une page de l’article déjà cité, « Prière et Vie », février 1968, p. 93-94.
[9] Certains pourront regretter que ces pages ne mentionnent pas l’expérience de ceux pour qui la relation aux autres, par le service apostolique et l’amitié, est le chemin d’une rencontre de Dieu non moins décisive que celle dont nous avons parlé. Qu’il suffise de souligner que la valeur d’une telle expérience n’est absolument pas contestée ici. Mais nous pressentons qu’en son originalité elle présente, elle aussi, l’inévitable exigence de conversion radicale au Seigneur qui est « avant toutes choses et en qui tout subsiste ». Et nous croyons qu’une telle conversion ne peut se maintenir dans la vie qu’en renouvelant sa force par une forme ou une autre d’oraison.