Pour l’histoire du renouveau de la vie consacrée : Clorivière et l’événement (I)
André Rayez, s.j.
N°1968-3 • Mai 1968
| P. 165-182 |
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Clorivière et l’événement
En cette période post-conciliaire où l’Église souhaite et promeut la rénovation des Instituts religieux avec une hardiesse et une largeur de vues qui manifestent son sens du message évangélique et son souci de présence au monde, il convient et il est indispensable à chaque Société de revenir aux sources de sa fondation pour en réassumer tout l’esprit. « Il est de l’intérêt même de l’Église, déclare le décret Perfectae Caritatis, que les Instituts aient leur caractère et leur mission propres. On reconnaîtra donc et on maintiendra fidèlement l’esprit des fondateurs et leur dessein particulier, de même que les traditions vivantes, toutes choses qui constituent le patrimoine de chaque Institut » [1].
Le « charisme primitif des Instituts », selon une formule du même décret, que la Revue a récemment commentée[M. Olphe-Galliard, S. J. « Le charisme des Fondateurs religieux », Vie consacrée, 1967, 338-352.]], s’exprime dans le comportement humain des fondateurs et dans leur vie spirituelle, dans leur manière de lire l’Évangile pour leur temps, dans leurs méthodes d’apostolat et l’esprit qui les vivifie, dans leur sens ecclésial et leur prophétisme. « La Loi intérieure d’amour et de charité que l’Esprit Saint a coutume d’écrire et de graver dans les cœurs » dont parle saint Ignace [2], est ordinairement vécue en profondeur aux origines des nouvelles fondations : ces nouvelles fondations sont souvent emportées par un vent de Pentecôte. La « tradition vivante » en perpétue l’élan.
Aujourd’hui, l’Église presse les Instituts de retrouver – autant que faire se peut – les traits authentiques des fondateurs et leur véritable esprit. C’est une remise en question au regard des sources. Cette remise en question – au-delà de quantité d’observances, de règlements, de décrets et de lois, occasionnels mais qui ont duré, désuets mais toujours inscrits dans les textes, adventices mais que rien ne distingue souvent, en pratique, des obligations majeures, – permettra de dégager l’esprit primitif des instituts, né des charismes originels, et de découvrir avec joie à quel point un certain nombre de ces Instituts étaient et demeurent « actuels ».
En remontant aux sources des Sociétés fondées par le Père de Clorivière, je voudrais rendre plus éclatante l’actualité de l’inspiration première de ses fondations. Situons d’abord le fondateur et sa mission, avant de constater comment, en quête de la lumière providentielle que lui transmettent les événements, chemine sa pensée et comment se réalisent les desseins de Dieu.
La personne du fondateur
Pierre-Joseph de Clorivière, né à Saint-Malo en 1735, fit ses études au collège anglais de Douai et entra chez les jésuites en 1756. La Compagnie dissoute en France, il fut reçu dans la province des jésuites anglais, qui comptait plusieurs maisons transplantées en Belgique, alors sous la puissance autrichienne. Un bégaiement caractérisé faillit arrêter Clorivière au seuil du sacerdoce (1763). Socius du maître des novices à Gand, aumônier des bénédictines anglaises à Bruxelles, il rentre en France après le décret d’expulsion de Joseph II en 1775. Prédicateur dans les communautés religieuses de Paris et des environs, il est nommé recteur de la paroisse de Paramé, au diocèse de Saint-Malo, en 1779, puis appelé à diriger le collège ecclésiastique de Dinan (1786). Caché à Paris pendant la période révolutionnaire sans jamais prêter aucun serment, emprisonné au Temple de 1804 à 1809, restaurateur de la Compagnie de Jésus en France à partir de 1814, il meurt à Paris en 1820.
C’est aux « temps de calamité », selon l’expression de Clorivière, c’est à la Révolution qu’il nous faut revenir. L’ancien jésuite qu’il était allait être blessé dans ce qu’il avait de plus cher. Déjà il avait souffert profondément de la suppression de la Compagnie de Jésus en France d’abord, puis dans l’Église entière. Aujourd’hui c’était « le roi très chrétien » qui supprimait la consécration à Dieu et à l’Église. Mais de ces blessures jaillirait un sang nouveau.
L’Assemblée constituante, désireuse de réformer les institutions de la nation, s’en prit bientôt abusivement à l’Église et aux monastères. Le 28 octobre 1789, elle décrète que « l’émission des vœux religieux serait suspendue dans tous les monastères de l’un et l’autre sexe », ce que Louis XVI sanctionna, et le 2 novembre, elle met tous les biens de l’Église à la disposition de la nation, ce qui préludait à leur nationalisation et à leur vente. Enfin, le 13 février 1790, l’Assemblée se refusait à reconnaître désormais les vœux solennels monastiques, et déclarait « en conséquence que les ordres et congrégations régulières, où l’on fait de pareils vœux, sont et demeureront supprimés en France, sans qu’il puisse en être établis de semblables à l’avenir ». Une exception concernait les établissements de religieuses éducatrices et hospitalières. Mais, par décret du 18 août 1792, l’Assemblée législative les balaiera à leur tour.
Cette suppression radicale fut précédée de toute une série de tracasseries : questionnaires, visites domiciliaires, inventaires, procès-verbaux, déclarations, serments, élections imposées, etc.
Témoin de toutes ces vicissitudes et prévoyant le pire, Clorivière, réalisant, avec les yeux de la foi, que ces mesures atteignaient l’Église au cœur, trompaient les chrétiens et bafouaient la vraie vie religieuse, intervint avec toute son autorité de vicaire général de Saint-Malo, de supérieur des communautés de la ville de Dinan et de prédicateur. Il prêchait justement le carême à l’église Saint-Sauveur de Dinan en 1790. Il prit occasion de la fête de l’Annonciation, le jeudi 25 mars, pour exposer, avec sa maîtrise et sa tranquille audace, « la nature et l’excellence de l’état religieux, fondé dans l’Église par Jésus-Christ, approuvé par l’Église sous des formes diverses, ne relevant que d’elle et de Jésus-Christ, et par suite en ce qui concerne son droit d’exister, la nature et la limite de ses vœux, complètement indépendant de toute ingérence de l’État ».
On le pria de venir s’expliquer devant les officiers municipaux ; le maire, prêtre lui-même, le tança : « En d’autres circonstances, je ne condamnerais pas votre discours, mais il n’est pas sage par le temps où nous vivons, et vous vous ferez martyriser ». « Si telle était la volonté de Dieu, répliqua le prédicateur, je l’en bénirais de tout mon cœur » [3].
Évidemment, la place de Clorivière n’était plus à Dinan. Déjà, lorsqu’il avait appris que le pape Pie VI avait nommé premier évêque de Baltimore, la capitale du Maryland aux États-Unis, John Carroll, jésuite américain qui avait été son professeur de théologie à Liège en 1763, Clorivière avait vu surgir à nouveau ses rêves missionnaires d’antan. Il aurait aimé autrefois s’en aller évangéliser le Canada et il avait imaginé d’adresser une supplique au roi d’Angleterre pour qu’il lui permît l’entrée de ce territoire passé sous puissance anglaise ! Après les événements du carême à Dinan, Clorivière sollicita l’autorisation de partir. L’évêque de Saint-Malo accueillit favorablement la demande. Clorivière exposa alors la situation à John Carroll :
« Mon plus vit désir en ce moment est de faire partie de votre bercail et de m’associer aux travaux de vos missionnaires. Vous êtes au courant du triste état de la religion dans notre malheureux pays. Les vrais principes sont renversés, les ordres religieux des deux sexes sont supprimés, les prêtres et les évêques n’ont plus qu’une existence précaire, le clergé a été dépouillé de tous ses biens ; on demande un serment qu’à mon avis il est impossible de prêter sans une espèce d’apostasie. Tous ces motifs, joints à ce que j’entends dire des nombreuses conversions qui s’opèrent dans vos contrées et du petit nombre d’ouvriers..., me font penser que ce ne sera pas une chose déplaisante à Dieu... si je consacre ce qui me reste de vie à vos missions du Maryland et de la Pennsylvanie. Je vous demande cette grâce avec les plus vives instances, au nom même de Notre-Seigneur... »
Deux inspirations
C’est avec ces préoccupations que, le 19 juillet 1790, il se dispose à prêcher le panégyrique de saint Vincent de Paul chez les Filles de la Croix de Saint-Servan. Mais c’est de Clorivière lui-même qu’il nous faut entendre le récit des événements.
« Fortement résolu de se rendre lorsqu’il en serait temps dans les missions du Maryland, il s’occupa sérieusement devant Dieu de ce qu’il pourrait faire pour le bien de ces missions. Ce qui lui vint d’abord à l’esprit fut de tenter si, par le moyen de quelques personnes, on ne pourrait pas obtenir du Saint-Père que les missionnaires du Maryland, qui avaient tous été jésuites, pussent reprendre leur premier état.
Cette pensée lui revenait souvent à l’esprit. Elle le frappa plus fortement qu’à l’ordinaire, un matin, le jour de saint Vincent de Paul, le 19 juillet suivant ; mais en même temps il lui fut comme dit intérieurement, d’une manière très vive : « Pourquoi pas en France ? Pourquoi pas dans tout l’univers ? » comme pour lui faire entendre que ce qu’il méditait serait à souhaiter dans tout le monde chrétien et que Dieu voulait qu’il s’en occupât.
Il lui fut aussi montré, comme dans un clin d’œil, l’idée d’un plan qui devait être très utile à l’Église et contribuer au bien d’une infinité d’âmes. Cela lui fut montré d’une manière générale, mais si lumineuse qu’il s’imaginait que tout le monde devait avoir les mêmes idées, ou du moins ne manquerait pas de les adopter sitôt qu’elles lui seraient montrées. L’impression que fit sur lui cette lumière ne lui permit pas de douter dans l’instant même qu’il n’y eût en cela quelque chose de surnaturel et que cela ne vînt de Dieu »
Cette « inspiration », dans la pensée de Clorivière, a un double objet : d’une part, le rétablissement de la Compagnie de Jésus non seulement au Maryland, mais en France et dans l’Église entière ; d’autre part, l’institution d’une société ouverte aux âmes de bonne volonté qui contribuerait au bien de beaucoup et serait « adaptée aux circonstances dans lesquelles l’Église se trouvait ».
Si dans les premiers temps, Clorivière confond les deux objets en un seul, il les distinguera bientôt, et avec netteté. Dieu permettra qu’il travaille sans délai, à établir ces sociétés qu’appellent les besoins présents de l’Église, et aussi, plus tard, au rétablissement de la Compagnie.
Car il s’agit bien de deux Sociétés. À peine Clorivière eut-il, en effet, achevé la rédaction du Plan de la Société masculine, qu’il « se présente fortement à son esprit », « avec tous les caractères d’une véritable inspiration », qu’il devait faire pour les femmes « quelque chose d’analogue » à ce qu’il venait de faire pour les hommes, et « calqué sur les mêmes idées ».
C’est avec le concours d’Adélaïde de Cicé qu’il réalise ce nouveau plan.
Voilà trois ans qu’ils se connaissaient. Mademoiselle de Cicé, née en 1749 à Rennes, s’était confiée au supérieur du collège des clercs de Dinan en août 1787. Après des essais infructueux de vie religieuse ou séculière, elle cherchait à connaître la volonté de Dieu. Il lui semblait qu’elle était appelée à réaliser une société qui ne correspondait guère au genre traditionnel des congrégations religieuses. En 1785, elle avait consigné ses idées dans un « Projet de société pieuse », mais elle était en quête d’un directeur qui l’approuvât. Pendant deux ans, Clorivière avait tenté, avec elle, de discerner les intentions du Seigneur. Oui, il y avait bien là un appel de Dieu. Mais de quelle manière devait-il se réaliser, ils ne le savaient ni l’un ni l’autre, puisque, en juillet 1790, Adélaïde de Cicé avait décidé, elle aussi, de s’embarquer pour le Maryland. Comment le projet de 1785 pourrait-il là-bas voir le jour ? N’était-ce pas y renoncer ? Relisons-le en effet.
« Quelques personnes », expliquait le Projet, se réuniraient pour se « livrer à la prière et aux bonnes œuvres » : visite des malades, soulagement des pauvres, aide aux maisons de retraites féminines, assistance aux hôpitaux, service des églises. La vie de prière serait une vie de recueillement et d’oraison, une vie eucharistique, avec la psalmodie du petit office de la Vierge.
Ces personnes voueraient les conseils évangéliques, sous forme de vœux simples, renouvelables chaque année. Cette consécration revêtirait des caractères tout à fait particuliers. Chacune continuerait à user de son patrimoine, ce qui lui permettrait de subvenir aux frais communs et surtout de « soulager les membres souffrants » du Christ ; le revenu serait remis à la supérieure pour qu’elle le distribue à des « frères indigents », comme on le faisait aux premiers siècles de l’Église. La supérieure, élue par le groupe, contrôlerait l’usage du patrimoine et répartirait les tâches.
La petite société vivrait, à titre de « pensionnaires », à côté d’une communauté déjà existante pour bénéficier du climat communautaire et spirituel de la maison et y trouver peut-être plus de facilité pour le service des malades et des pauvres.
Si, trois ans plus tard, Melle de Cicé vivait, elle, en « épouse mystique » de la pauvreté, les circonstances rendaient son Projet de plus en plus irréalisable. Elle restait une fondatrice sans fondation [4] !
Une autre voie
Il nous importait de bien situer les circonstances personnelles, sociales et religieuses dans lesquelles allaient prendre naissance les nouvelles sociétés. Il importe maintenant de voir comment Dieu conduit les événements ; il importe enfin de montrer et d’admirer avec quel discernement et quel total abandon Clorivière et Adélaïde de Cicé – leurs destins sont désormais liés – répondent à la volonté de Dieu.
« Les circonstances providentielles », « les moments de la Providence », « les événements », « l’affaire » de Dieu, « la divine Providence », sont en effet, remarquons-le tout de suite, des mots-clés du langage de Clorivière ; ils jalonnent et accompagnent l’évolution des Sociétés. Car, explique souvent le fondateur, Dieu « se déclare par les événements » ; « la lumière s’augmente et les objets, d’abord confus, se développent peu à peu » ; « c’est à nous à nous laisser conduire en tout par Lui » [5].
Faisons le point au moment où Clorivière, pensant aboutir à un seuil dans le développement des Sociétés, en fait imprimer les Plans. Nous sommes en janvier 1792.
En quelques mois, une importante évolution s’est opérée et les événements ont marqué de façon irréversible l’œuvre commençante.
Si l’acte de naissance des deux Sociétés est signé le 2 février 1791 dans la chapelle de Saint-Ignace à Montmartre, nombre de projets, qui paraissaient sûrs encore il y a quelque temps, se sont évanouis.
Les anciens jésuites français avec lesquels pourtant Clorivière entretenait de bonnes relations boudent son projet de Société. Son évêque, interprétant les événements providentiels, l’invite à renoncer à la mission du Maryland. Il n’est plus question de rétablir là-bas les jésuites, pas plus qu’en France, du moins pour l’heure. Clorivière croit voir, dans le choix même des premiers compagnons que le Seigneur lui envoie – prêtres ou clercs diocésains, membres de la communauté de Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris – une réponse d’en haut. Il consacre officiellement cette orientation, cette « autre voie », comme il l’appelle lui-même, dans l’Acte d’association spirituelle du 2 février 1791, où chacun et tous s’engagent à « faire en sorte que, la dignité du chrétien et celle du sacerdoce étant jointes avec la pauvreté et l’humilité religieuses, elles (c’est-à-dire la vie chrétienne, la vie sacerdotale et la vie consacrée) refleurissent de plus en plus et dans nous-mêmes et par toute la terre... pour la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ et le salut du monde entier » [6].
À partir de juillet 1791, date du retour définitif de Clorivière à Paris, les premiers membres de la Société du Cœur de Jésus consacrent de longs échanges avec le fondateur, à étudier l’orientation de cette « autre voie ». Ils précisent ensemble l’esprit qui doit être le leur à la lumière de « l’inspiration » initiale et des événements de Providence dans lesquels Dieu s’est manifesté. Délibérément ils dissocient leur Société de la Compagnie de Jésus d’hier ou de demain.
Le fondateur ne remettra jamais en cause cette nouvelle orientation, qui dut sans doute l’affecter. Il accentuera au contraire, comme nous le verrons, la dépendance des prêtres de la Société à l’égard de leur presbyterium diocésain.
Une évolution analogue, mais plus rapide encore, se produit pour la Société des Filles de Marie. En rédigeant à la fin du mois d’août 1790 le Plan de la Société féminine, Clorivière a présent à l’esprit et tout le cheminement spirituel d’Adélaïde de Cicé, et les données essentielles de son projet de 1785. On sent, à confronter le Projet et le Plan, que des idées sont communes ; on constate que des textes ont passé de l’un à l’autre. Or, à la lumière de la double inspiration du 19 juillet et du 18 août, et sous la poussée de ces événements par lesquels « la divine Providence se déclare », le Projet initial d’Adélaïde de Cicé éclate : il est repris, mais amplifié, approfondi, adapté, universalisé au service de l’Église entière. Et c’est ensemble – à ce titre Adélaïde de Cicé est très légitimement co-fondatrice de la Société des Filles de Marie – c’est ensemble qu’ils admirent et définissent les structures nouvelles de la Société qu’a fait jaillir la dernière inspiration, et c’est ensemble qu’ils établissent et rédigent l’Idée d’une Société de filles et de veuves [7].
Il n’est plus question de quelques personnes pieuses vivant en commun, que réunit le même désir de se dévouer au service des malades ou de miséreux d’un quartier ou d’une ville, mais le « pourquoi pas en France et dans tout l’univers ? » concerne aussi la Société de Marie : elle sera universelle.
Il n’est plus question de s’adosser, si l’on peut dire, à une communauté existante, à titre de « pensionnaires », dans « une maison utile à la gloire de Dieu et au bien du prochain », en en « suivant le règlement pour les exercices spirituels » et en « s’employant aux bonnes œuvres qui s’y feront ». La situation est renversée : c’est la Société de Marie qui « supplée » et « accueille ». « Il faut que partout où elle sera établie, elle supplée, autant qu’il sera possible, à tous les autres ordres religieux » féminins supprimés par la législation révolutionnaire, dans leurs activités comme dans leur culte marial. Aussi est-ce à la Société nouvelle « d’accueillir avec toute sorte de considération » les religieuses qui seraient expulsées de leurs maisons.
Il n’est plus davantage question de « vivre en commun », de participer à des exercices spirituels faits en commun, de « s’employer au travail en commun » à l’intérieur d’une communauté, de « s’occuper ensemble dans la chambre commune ». Les membres de la Société ne s’isolent pas et ne vivent pas à part : elles restent avec tout le monde et vivent comme tout le monde. La Société vit d’une manière « indépendante », c’est-à-dire sans rien qui la fasse remarquer au dehors : « qu’elle ne possède rien en commun et qu’elle n’ait aussi rien à l’extérieur qui distingue celles qui seront de cette Société ». Qui plus est, et en conséquence, l’existence, l’esprit et l’activité de la Société « demandent qu’il ne soit pas nécessaire de changer son genre de vie et de quitter sa famille ».
En revanche, l’idée d’une Société de filles et de veuves rejoint le « Projet » en des points tout à fait essentiels : les deux textes insistent sur le Cor unum et anima una des premiers chrétiens, sur une conception neuve de la vie consacrée, sur une vie conjointe d’action et de contemplation en famille ou dans la profession, sur l’offrande totale de soi au Seigneur, à l’Église et aux autres, sur le bien universel à promouvoir. Le « Projet » de 1785 exprimait cela de très belle façon : « Elles pourront s’appeler les filles de la Présentation de la Très Sainte Vierge, parce qu’elles s’offriront par elle à Notre-Seigneur pour remplir toutes ses volontés sans se proposer rien de particulier que le bien spirituel et temporel du prochain ». Et le Plan de 1790 s’achève en faisant appel à l’exigence suprême : « La Société de Marie doit être une pépinière de vierges et de martyres qui préféreront de verser leur sang et de souffrir toutes sortes d’affronts et de tourments plutôt que de rien faire contre l’honneur de Jésus et de sa très sainte Mère ».
Quoi qu’il en soit, il s’agit bien de donner aux deux Sociétés une « autre forme » de vie, « adaptée au secours des misères de ce temps ». Leur but est de « promouvoir la vie chrétienne et d’aider au salut du prochain par tous les moyens et tous les genres de services apostoliques ». Deux conditions sont exigées : que dans les deux Sociétés les membres soient « unis entre eux par un lien dans le Christ » – ce sera le lien des conseils évangéliques – et qu’ils n’aient « aucun signe extérieur de leur association ». Ils vivront « isolément » comme « au temps de l’Église naissante » ou comme des chrétiens dispersés dans une masse non-chrétienne. Ils seront prêts ainsi à rendre toutes sortes de services que les besoins et les conditions de vie exigeront [8].
Ces caractéristiques sont et demeureront l’assise fondamentale et commune des deux Sociétés. Des adaptations et des précisions importantes, comme nous allons le voir, viendront les concrétiser. Elles seront toujours dans le prolongement des données de base. Ces quelques principes, originaux en leurs réalisations, se ramènent en définitive à des énoncés évangéliques fort simples, mais aux conséquences fécondes.
Vie « avec » le monde
Si l’on cherchait à définir de façon très simple en même temps que juste le but authentique des Sociétés – ce qui leur est spécifique – on ne pourrait sans doute mieux dire : c’est une vie consacrée « avec » le monde.
La formule est certes d’actualité, mais elle ne trahit ni l’esprit des fondateurs ni la pratique des Sociétés aux origines. Les communautés jusqu’alors vivaient ou retirées en des lieux solitaires, ou renfermées entre leurs murs au milieu ou aux alentours des agglomérations. Selon les besoins de la communauté, on sortait, à deux ou à plusieurs, ou bien on allait rendre quelque service de charité, et l’on rentrait au couvent. C’était la manière de vivre « au milieu » du monde.
Pour nos nouveaux fondateurs, cette manière de faire est révolue. L’événement fait loi, et l’événement est de Dieu. Désormais ce sera « avec » les autres chrétiens ou même « avec » les non-chrétiens que l’on vivra les conseils évangéliques. Voyons comment.
« ... d’une grande utilité au peuple chrétien »
Vivre « avec » les autres est alors – comme aujourd’hui – la manière la plus authentique de comprendre et d’aider le prochain. Dans le Plan de la Société masculine, en août 1790, Clorivière s’en explique ainsi :
« Le christianisme est en grand péril ; il faut donc (en raison des circonstances révolutionnaires) nécessairement venir en aide aux populations... Cela se fera si des hommes, respirant uniquement la gloire de Dieu, se réunissent en une Société dont le but unique serait de promouvoir la vie chrétienne et d’aider au salut du prochain par tous les moyens... à condition toutefois qu’ils vivent isolément, comme on croit que vécurent au temps de l’Église naissante les premiers prédicateurs de l’Évangile ou comme aujourd’hui vivent parmi les hérétiques les membres des diverses familles religieuses d’hommes qui sont envoyés pour travailler à leur conversion ».
Les fondateurs conçoivent deux manières de « promouvoir la vie chrétienne ».
La première, c’est de vivre une vie authentiquement évangélique, au niveau même de la vie des hommes de son temps : comme membre de sa famille, de sa profession, de son quartier, de son village, de sa ville, de sa paroisse. Partager les mêmes peines et les mêmes joies, être aux prises avec les mêmes problèmes et les mêmes difficultés : le salaire, l’inconfort, le chômage, la maladie, l’habitat, le ravitaillement, etc.
« Promouvoir la vie chrétienne », c’est donc être engagé dans la vie quotidienne, mais en chrétien qui cherche à être fidèle à la Parole du Seigneur. Dans les Sociétés, explique Clorivière, « on ne propose pas d’autre perfection que celle à laquelle Jésus-Christ même nous invite dans son saint Évangile » [9] Ces conseils évangéliques que le fondateur désigne ainsi synthétisent tout l’enseignement du Seigneur. Il s’agit bien de vivre une vie chrétienne et « consacrée » dans le concret de l’existence : gagnant son salaire, mais un salaire considéré comme appartenant au Seigneur et aux autres ; vouant son cœur au Seigneur pour mieux se dévouer au service universel et désintéressé des autres et de l’Église ; adhérant à la volonté du Seigneur, reconnu dans tous les intermédiaires et tous les événements par lesquels « il se déclare » ; la charité enfin étant à la fois le test et le sommet de cette vie authentiquement chrétienne. Les membres des Sociétés sont ainsi appelés à vivre la charité des premiers chrétiens avec leurs frères et leurs sœurs, chrétiens et non-chrétiens de leur entourage et de leur profession, car le Seigneur « ne les retire pas du monde », mais les « envoie dans le monde ». Fidèles à leur baptême dans ses exigences les plus vraies et les plus profondes, ils s’engagent à vivre « avec » les autres, « comme » les autres et « pour » les autres. Cet engagement est évangélique, parce que, dans l’esprit des conseils et des béatitudes, il invite les chrétiens à s’entraider dans le chemin de la vie chrétienne, et parce qu’il veut aussi, par là, « évangéliser » le milieu dans lequel on est « l’un d’eux ».
Faire désirer et partager la perfection de la vie évangélique, telle est la seconde manière de « promouvoir la vie chrétienne » que préconisent les fondateurs. Les Sociétés devaient être des ferments incomparables de rénovation de la vie chrétienne, « le levain dans la pâte », comme aimait à dire Clorivière.
Les documents nous montrent à l’évidence que telle était bien la pensée aux origines. Le texte le plus frappant demeure sans doute l’approbation donnée le 18 septembre 1790 aux deux Plans des Sociétés par l’évêque de Saint-Malo. Qu’a-t-il retenu de sa lecture des textes et des explications verbales du fondateur ? Le voici :
« Nous croyons fermement que cette Société serait très utile au peuple chrétien. Grâce à elle, en effet, il y aurait, dans l’Église et dans la vie civile elle-même, des personnes qui rempliraient fidèlement et généreusement les devoirs les plus difficiles et les devoirs les plus graves de leur condition..., personne ne pourrait plus se plaindre qu’on lui a fermé le chemin de la perfection évangélique. Nous pensons bien volontiers avec l’auteur que ce genre de vie est comme une image de l’Église naissante, de cet état où les fidèles, bien que séparés les uns des autres par les occupations et les devoirs de conditions diverses et vivant aussi dans des demeures différentes, ne formaient cependant qu’un cœur et qu’une âme ».
Au moment même où jaillissait l’inspiration initiale, l’évêque de Saint-Malo pouvait mieux que personne mettre en relief les caractéristiques des Sociétés – il approuvait en même temps l’une et l’autre – : elles s’adressent à tout chrétien, « dans l’Église et dans la vie civile » ; elles ont pour but de l’aider à vivre pleinement où il est, avec l’esprit et à l’exemple des premiers chrétiens.
Clorivière illustrera cette approbation dans le Plan de la Société masculine, imprimé en 1792, lorsqu’il tracera ce tableau évidemment idéalisé de l’Église de demain :
« Que si, par un effet de la bonté divine, des citoyens de tous les ordres sont admis dans cette Société, il en résultera pour la chose publique cet avantage précieux qu’elle pourra se glorifier d’avoir partout d’excellents citoyens, des hommes vraiment attachés à la patrie, des magistrats intègres, des médecins habiles, des marchands pleins de probité, des artisans sobres, des gens enfin de toute condition qui, se conduisant en tout suivant les lois de la plus stricte équité, pourront peut-être par leur exemple porter un grand nombre d’autres à faire la même chose ».
Le fondateur ne revendique pas seulement pour les siens le droit d’être ce que nous appellerions aujourd’hui des « citoyens à part entière », mais il leur demande de l’être, « en toute condition », autant et plus que les autres.
« ... Un chemin qui n’avait point été frayé »
Imaginer le bouleversement des mentalités et les difficultés soulevées par une pareille entreprise en pleine effervescence révolutionnaire ne nous est guère possible. Nous sommes trop familiarisés maintenant avec l’idée d’un aggiornamento nécessaire. Religieux et religieuses ne pouvaient alors envisager que la vie consacrée fût vécue de la sorte. Tout s’y opposait : la vie communautaire, la pratique des vœux soutenue par une casuistique minutieuse, les mille observances de la vie quotidienne, enfin le poids de la tradition.
Or, vivre « dans » et « avec » le monde impliquait qu’on eût affaire à des personnalités équilibrées, capables de discerner elles-mêmes ce qu’il convenait de faire pour que leur vie fût une authentique vie « consacrée » selon l’Évangile : vie personnelle et familiale, professionnelle et ecclésiale, emploi du temps prévoyant aussi bien les relations humaines que les exercices de la vie chrétienne, gérance des biens établissant et ce qui est nécessaire pour soi et ce qui doit être distribué à qui en a besoin, etc.
Oui, cela ressemblait fort à une utopie dans l’esprit du temps ! Les objections vinrent de tous côtés, des autorités ecclésiastiques comme de membres des Sociétés. Les malentendus ne manquèrent pas davantage. Le fondateur s’imposa de composer de nombreux et copieux mémoires pour vaincre les résistances. Ses explications et ses réponses sont d’une logique imperturbable et magnifique ; elles se déduisent toujours du principe qui est à la base de l’existence même des Sociétés : celles-ci sont faites, comme Clorivière le définit le 15 janvier 1802 au cardinal Caprara, légat du pape à Paris, elles sont faites pour que, dans « toutes les classes de la société » civile refleurisse « la perfection chrétienne propre à chaque état » [10] les membres des Sociétés y vivant leur vie « consacrée » avec la masse des fidèles et des infidèles.
Laissons ici de côté les graves difficultés canoniques qui furent soulevées et suivons l’argumentation du fondateur sur le terrain qui nous intéresse en ce moment : la vie « avec » le monde.
Sur ce point, l’objection majeure vint sans doute des Filles de Marie elles-mêmes, et leur réaction est tout à fait compréhensible : en femmes, elles appréhendent la nouveauté ; timides et timorées, elles redoutent l’initiative et les responsabilités. En plusieurs occasions, Clorivière aborde de front la question. Deux documents, entre autres, exposent clairement et vigoureusement sa pensée.
Le 15 août 1793, Adélaïde de Cicé prononçait ses vœux perpétuels. Le fondateur composa le discours de circonstance. Dans le domaine oratoire, il est resté très classique. Aussi présente-t-il d’abord, selon la loi du genre en ces discours d’apparat, les lignes essentielles de la vie religieuse, mais il développe aussi les caractéristiques propres de la Société, que dirige la co-fondatrice. À l’intention d’un auditoire qu’il connaît bien, le prédicateur se plaît à en souligner la nouveauté [11] « Le Seigneur, par sa pure miséricorde, vous a choisie pour être la première pierre du nouvel édifice qu’il élève à sa gloire et à la gloire de sa sainte Mère... Vous marchez la première dans un chemin qui, avant vous, n’avait point encore été frayé ».
En quoi consiste donc cette nouveauté ? C’est de réaliser les conseils évangéliques non plus « dans l’enceinte d’un cloître », mais au-dehors. « C’est au milieu du monde, précise-t-il, c’est sous les livrées même du monde, c’est au milieu des Égyptiens qu’il faut porter Jésus, pour le préserver de la fureur de ses ennemis ». L’allusion est claire. Comme autrefois les Hébreux vivaient au milieu même de leurs ennemis en Égypte en maintenant leur foi et leur espérance en Yahvé, ainsi vous-même devez-vous vivre au milieu des ennemis du Christ, ces ennemis du Christ qui sont en 1793 les massacreurs et les guillotineurs, les conventionnels et les régicides parisiens. Le Christ est présent, par vous, au milieu d’eux.
La nouveauté, c’est aussi de réaliser ces conseils évangéliques « sans avoir recours aux précautions dont tant d’autres se sont servis pour se mettre davantage à l’abri des dangers ». En effet, « les circonstances extérieures », une « inspiration secrète » et « une chaîne d’événements » vous ont conduites – la co-fondatrice et toutes ses filles – à choisir une forme nouvelle de vie consacrée. Il n’est plus question de « se mettre à l’abri », mais de vivre « au milieu des Égyptiens », au milieu même des « ennemis » du Seigneur. Votre union et votre force, vous les trouverez non plus derrière les murs d’une maison religieuse, mais dans le lien des cœurs : « Des sœurs que la charité la plus pure unira plus fortement entre elles que ne pourrait faire une même habitation, ne seront avec vous qu’un cœur et qu’une âme... Jésus-Christ sera le lien qui vous unira », lui qui est le lien de la charité.
La nouveauté enfin, c’est de « proposer l’exemple de la Vierge Marie elle-même », à qui « Dieu n’a pas permis que dans aucun temps de sa vie elle vécût séparée du monde ». En cette nouvelle forme de vie, « vous ne ferez que renouveler et la manière de vivre de la mère du Sauveur et ce qu’ont fait dans le premier âge les vierges les plus célèbres de l’Église de Jésus-Christ ».
Fidélité à l’événement
Ce thème de la vie « avec » le monde est repris ex professo trois ans plus tard.
Au cours d’un triduum donné aux Filles de Marie en 1796, le fondateur, après avoir rappelé la vie et les vœux communs à tous les religieux, présente une fois de plus l’esprit propre de la Société.
En tête du Plan de chacune des Sociétés, Clorivière avait intentionnellement apposé la parole du Seigneur que rapporte saint Jean (ch. 17, v. 15) et qu’il traduit ainsi : « Je ne vous demande pas que vous les sépariez du monde mais que vous les préserviez du mal. Ils ne sont pas du monde, comme moi-même je ne suis pas du monde ». C’est ce texte qu’il voudrait expliquer pour « dissiper les craintes » de ses auditrices, car cet état « qui ne les sépare point du monde » leur « paraît peu propre à la plus haute perfection » et même les « alarme ». L’objection révèle une mentalité qui n’a pas encore pleinement assumé les exigences de la forme nouvelle de leur vie consacrée.
Le conférencier reprend donc patiemment une explication qu’il a sans doute, on le devine, souvent répétée. Suivons-le dans la démonstration toute simple qu’il résume ainsi : « Votre état au milieu du monde n’a rien qui doive vous alarmer » ; vous devez au contraire « vous efforcer d’en atteindre la perfection » [12].
Clorivière fait bien remarquer tout d’abord qu’il ne parle pas de lui-même et qu’il fonde sa réponse sur les paroles mêmes du Seigneur. Ces paroles, déclare-t-il, « m’apprennent qu’il est un état qui, sans être séparé du monde, est saint » ; « elles me prouvent qu’il est un état où, sans être séparé du monde, on peut atteindre au comble de la perfection, et qu’on n’y atteindra point hors de cet état ». Certes, ces paroles sont directement adressées aux Apôtres, et ils auraient failli à leur vocation si, « effrayés des dangers du monde », ils s’étaient réfugiés dans la solitude. Mais la prière du Seigneur nous concerne.
Remarquons bien en effet, insiste Clorivière, que « cet état (la vie avec le monde) n’était pas seulement pour les Apôtres ». Dieu appelait, dans les premiers siècles, beaucoup de chrétiens « à la pratique constante des conseils évangéliques ». Ces chrétiens continuaient à vivre « au milieu du monde » et « dans toutes les conditions ». Aussi bien avant l’institution des ordres monastiques qu’ensuite, il y eut toujours des chrétiens « de tous les rangs et de toutes les conditions qui se sont sanctifiés au milieu du monde par la pratique des conseils ».
Certes, en ces temps où la Révolution ferme les couvents, continue Clorivière, c’est « une nécessité pour vous de suivre votre vocation dans le monde ». Mais les maisons religieuses seraient-elles demain rétablies, qu’« il y aura toujours un grand nombre de chrétiens à vivre la vie des conseils au milieu du monde ».
Faut-il pour autant « s’effrayer » de cette perspective ? Nullement. « Méditez la prière que Notre-Seigneur a faite pour vous, comme pour les Apôtres » : il a demandé au Père non pas de vous retirer du monde, mais de vous préserver du mal. Qu’est donc ce « mal » dont le Père des cieux nous préserve ? Audacieusement et judicieusement, Clorivière répond : il ne s’agit pas là des « maux du temps », c’est-à-dire, il n’est pas question de ces circonstances extérieures, telle la Révolution, dans lesquelles nous sommes amenés à vivre. Les événements sont des signes de Dieu et, dans les desseins rédempteurs, « un des moyens les plus puissants dont Dieu se sert pour nous purifier et nous sanctifier ». Le mal, c’est le péché et ses séquelles, c’est tout ce qui nous porte au péché, c’est nous-mêmes !
« N’être pas du monde », « être mort au monde », « faire une guerre continuelle au monde », signifie refuser de pactiser avec le péché où qu’il soit – et il est partout – et sous quelque forme qu’il apparaisse ou se cache. « Être comme Jésus-Christ dans le monde », « en conformité parfaite » avec la volonté de son Père, tendu exclusivement vers la gloire de son Père, au milieu des hommes et du monde, et jusqu’à la Croix.
C’est la fidélité à l’événement qui a conduit le fondateur à de telles conclusions : une fidélité indéfectible, une fidélité sans cesse en éveil, un souci d’adaptation constant, en dépit des incompréhensions et des avatars, malgré la loi de la pesanteur qui l’aurait entraîné vers des solutions classiques et traditionnelles, vers des chemins battus, sans problèmes ni contradictions, mais sans issue.
Cette fidélité exige un aggiornamento permanent, une révision de vie sans cesse renouvelée, de son attitude et de l’orientation de son œuvre. Cette fidélité – et l’on ne sait jamais où la fidélité à Dieu nous mène – le conduit ainsi à concevoir une forme de vie consacrée où des structures nouvelles seront adaptées à des circonstances imprévues : désormais, il s’agit de vivre la vie consacrée, en ne se séparant en rien des hommes et du monde, sinon du péché du monde, péché que le chrétien partage le premier. La fidélité du chrétien à Dieu, aux autres, et à soi-même est dans cette vie « avec » le monde.
Cette « découverte », née d’une « inspiration », constitue le charisme du fondateur que fut Clorivière, et qu’il reste. Y a-t-il, en effet, « découverte » plus nécessaire aujourd’hui ? « La profession des conseils évangéliques, déclare la constitution Lumen gentium, apparaît comme un signe qui peut et doit attirer efficacement tous les membres de l’Église à accomplir avec élan tous les devoirs de la vocation chrétienne » [13].
Clorivière répondait par avance à cet appel de l’Église actuelle. Il nous restera à préciser comment, d’après le fondateur, le chrétien peut et doit vivre sa vie « consacrée » « avec » et « au milieu du monde ».
« Les Fontaines »
60-Chantilly
[1] Décret Perfectae caritatis, n° 2.
[2] Prologue du Sommaire des Constitutions ignatiennes.
[3] J’ai raconté les événements historiques auxquels il est fait ici allusion au chapitre 12 des Formes modernes de vie consacrée. P.-J. de Clorivière et Ad. de Cicé, coll. « Bibliothèque de spiritualité », n° 5, Paris, Beauchesne, 1966.
[4] Le cheminement de la vocation d’Adélaïde de Cicé a été présenté en plusieurs chapitres de Formes modernes, cité ci-dessus. Le discernement de sa vocation fait l’objet d’une longue correspondance entre les deux futurs fondateurs. Cette correspondance et le « Projet d’une Société pieuse », rédigé en 1785, sont publiés dans ce même volume.
[5] Ces deux derniers textes se trouvent, le premier dans le Récit autographe de 1794 (publié dans D.C., p. 25), l’autre dans une lettre du 5 février 1791, adressée à Ad. de Cicé (éditée dans Formes modernes, p. 404-405).
[6] D’après l’Acte autographe, qui a été recopié dans D.C., p. 28-29. C’est dans le Récit autographe de 1794 que Clorivière parle d’une « autre voie » (ibidem, p. 25).
[7] Ce texte, qui forme le centre des Constitutions des Filles du Cœur de Marie, est reproduit dans D.C., p. 55-62.
[8] Extraits du Plan primitif de la Société masculine (1790), dans D.C., p. 41.
[9] Plan de la Société masculine (1792), dans D.C., p. 106.
[10] Ce Mémoire est dans D.C., p. 366.
[11] Les extraits qui suivent sont tirés de l’autographe, qui n’a pas été publié.
[12] Ces textes proviennent de la troisième conférence de ce triduum, qui n’a pas été publié.
[13] Constitution sur l’Église, Lumen gentium, ch. 6, n. 44.