Foi et vie consacrée (II)
Jean Galot, s.j.
N°1968-2 • Mars 1968
| P. 76-92 |
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Lire la première partie de l’article : Vie Consacrée 1968-1, p. 3-23
Vivre la profession comme un don
La prise de conscience de l’alliance encourage le religieux à vivre sa profession comme un don. Un effort constant lui est nécessaire pour maintenir son regard à ce niveau surnaturel. Sans doute sait-il théoriquement que tout est grâce, que sa vocation vient du Seigneur, que sa vie est l’œuvre de la toute-puissance divine. Mais autre chose est de vivre intensément cette vérité dans l’existence quotidienne. Il risque de se laisser préoccuper trop exclusivement par les difficultés et les obstacles qui mettent en cause sa propre capacité de tenir sa promesse ; il serait alors tenté de ne plus considérer que son propre engagement et la manière dont il l’exécute. Pratiquement, il en viendrait à agir comme si tout dépendait de lui. Sans nier d’ailleurs l’aide divine, il concentrerait toute son attention sur son comportement personnel, pour constater ses tentatives d’amélioration, ses démarches de générosité ou ses relâchements. Par là, il n’appuierait pas suffisamment sa vie sur l’alliance.
Si nous reportons nos regards sur le pacte conclu avec Moïse, nous nous rendons compte de ce qu’il réclame comme attitude de foi. Celui qui va devoir se dépenser avec beaucoup d’énergie pour l’accomplissement de sa mission doit accepter de recevoir tout ce qu’il entreprend, renoncer à se prévaloir de ses efforts et de ses qualités. Le désert où il va conduire le peuple est par excellence le champ où se découvre la nudité humaine, un besoin plus criant du secours divin. Dieu y répondra à la foi de Moïse par des interventions extraordinaires.
Si dans son origine historique la vie religieuse s’est formée par le départ au désert, et si un certain désert humain est inséparable de la « recherche de Dieu seul », on comprend d’autant mieux combien la foi est nécessaire pour que ce désert puisse être rempli de la présence et de l’action divines. Encore faut-il accepter le désert, comme terrain d’élection de la puissance de Dieu.
Le même principe apparaît sous une autre forme dans l’épisode de l’Annonciation. La foi de Marie avait été préparée en elle par la résolution de demeurer vierge, résolution qui implique un dépouillement, une pauvreté volontaire. Chez Zacharie, la stérilité du mariage avait été une épreuve imposée ; chez lui, l’ouverture de la foi fut bien plus difficile. Marie au contraire avait délibérément renoncé à acquérir par le mariage la maternité qui était tenue pour la grande richesse d’une vie féminine ; aussi était-elle davantage disposée à recevoir, dans la foi, une maternité d’origine divine. Désirant vivre l’alliance avec Dieu lui-même, elle s’en était remise à lui de la fécondité de sa vie. C’est ainsi qu’elle a pu vivre sa maternité comme un don divin.
Les dépouillements que comporte la profession religieuse sont de nature à favoriser une attitude analogue. Us invitent à reconnaître en tout le don de Dieu. La richesse que possède le religieux n’est pas de celles qu’on acquiert, mais de celles qu’on accueille gratuitement, la richesse de Dieu. La volonté de laquelle il vit, par l’obéissance, n’est pas la sienne propre mais la volonté divine. L’amour qui se développe en lui est celui que l’Esprit Saint répand dans les cœurs. Le travail auquel il s’adonne est certes la mise en œuvre de ses propres facultés et ressources, mais il est animé par une inspiration supérieure, qui lui donne sa valeur. Le don divin est présent partout et demande à être consciemment reçu.
Notons une conséquence bien actuelle de l’attitude qui consiste à vivre la profession comme un don. Cette attitude permet de discerner plus aisément, dans les mutations qui caractérisent aujourd’hui la vie religieuse, un dessein divin qui s’accomplit. Accueillir le don de Dieu, c’est accepter les changements voulus par l’Esprit Saint dans le mode et le régime de la vie consacrée. On ne pourrait se référer purement et simplement aux termes de l’engagement que l’on a pris au moment de la profession, et prétendre qu’on avait accepté le régime ancien mais pas le nouveau. Car on ne pouvait s’engager que sur le fondement de l’engagement divin, et en recevant le don de Dieu tel que Dieu lui-même voulait le déterminer dans toutes ses applications concrètes. On s’ouvrait à un charisme, en acceptant le développement ultérieur de ce charisme selon l’orientation librement imprimée par l’Esprit Saint. Le renouveau demande à être reçu dans la foi comme une traduction plus généreuse du don du Seigneur.
Un climat de sérénité
À une époque où s’opèrent de bouleversantes transformations aussi bien dans les mentalités que dans les conditions extérieures, sociales et économiques, de l’existence, un climat de sérénité est particulièrement nécessaire. Or c’est ce climat que tend à assurer la foi, dans un contexte d’alliance. La fidélité et la stabilité du « Je suis », du « Je serai avec toi », constituent le fondement inébranlable d’une paix intime. La certitude de cette présence aimante permet de regarder avec calme les événements les plus déconcertants. Sans doute peut-il se produire des moments plus pénibles de trouble ou de désarroi dans toute existence humaine ; on ne peut éviter certaines heures de crise ou de violente lutte intime. Mais le climat général dans lequel doit s’épanouir la vie consacrée, comme la vie chrétienne elle-même, est fait de paix et de joie ; normalement, il ne comporte pas de longues périodes d’angoisse, ni des inquiétudes multiples ou continuelles.
Puisque par l’alliance Dieu veut se rapprocher au maximum de l’humanité, il témoigne de son intention de bannir la crainte dans les rapports avec lui. « Ne crains rien » est une recommandation caractéristique du régime d’alliance (Gn 26,24). Le message de l’Annonciation est précédé par les mots : « Ne crains pas, Marie, car tu as trouvé grâce devant Dieu » (Lc 1,30). On pourrait observer que toute vocation implique une assurance du même ordre : celui qui est appelé a plus spécialement trouvé grâce devant Dieu et ne peut donc s’abandonner à la crainte. La crainte l’empêcherait de vivre intégralement l’alliance.
Dans l’Évangile, nous constatons l’atmosphère de sérénité qui se dégage de la vie de Jésus. Le Christ n’a pas seulement voulu diffuser cette sérénité, mais encore montrer à ses disciples la voie à suivre pour la garder à travers toutes les tempêtes de l’existence. Le calme de son regard et de son attitude s’expliquent par la profondeur de son abandon intime. En effet, c’est du Père que Jésus reçoit tout, et qu’il est heureux de le recevoir. Ayant une confiance absolue en la maîtrise avec laquelle le Père dirige tous les événements, il aborde avec sérénité toutes les situations. Même le trouble si violent de Gethsémani fait place, à partir de l’arrestation, à une admirable sérénité dans la suprême confrontation avec ses adversaires. Au moment d’expirer, Jésus révèle le secret de cette sérénité qu’il conserve devant la mort : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Lc 23,46).
En suivant le Christ et en s’efforçant de vivre l’Évangile, le religieux participera à ce climat de sérénité. L’abandon plein de foi au Père céleste le maintiendra dans la paix et lui permettra d’entrer sans réserve dans l’amour de l’alliance. N’y a-t-il pas une mission qui consiste à diffuser la paix et la confiance, au milieu des profondes mutations qui se font jour dans l’Église ? Ébranlés par ce qui « bouge », bien des chrétiens ont besoin de percevoir chez ceux qui sont plus spécialement consacrés à Dieu l’assurance que tout est conduit par le Seigneur et que l’Église, sous l’impulsion divine, poursuit sans relâche une marche en avant.
III. L’engagement dans le monde
Consécration et mission dans le monde
Grâce au Concile, l’Église a mieux aperçu et mieux défini sa mission dans le monde d’aujourd’hui. Elle a mieux compris à quel point elle est solidaire de ce monde : non seulement elle en subit l’influence, mais elle veut s’ouvrir à lui pour recevoir tout ce qu’il possède de bon. C’est à cette condition qu’elle pourra agir sur lui, lui communiquer sa richesse spirituelle, le rendre meilleur, l’aider pleinement à accomplir sa destinée.
Entraînées par ce mouvement de toute l’Église, les communautés religieuses prennent plus vivement conscience de leur nécessaire engagement dans le monde, et des conditions de cet engagement. Au lieu de concevoir la consécration religieuse comme un éloignement ou un retrait du monde, elles la saisissent, avec plus de clarté, comme impliquant une mission dans l’humanité et dès lors comme exigeant un rapprochement avec les hommes et les milieux humains. Même les communautés cloîtrées sont appelées, à leur façon, à une présence au monde, présence de nature plus spirituelle mais qui requiert, selon des conditions spéciales, engagement véritable, souci de témoignage et d’adaptation. Être consacré plus intimement au Seigneur, c’est être appelé à vivre plus profondément au cœur du monde pour y faire pénétrer la vie du Christ. Comme le Verbe incarné a vécu sa consécration totale au Père dans une existence mêlée à celle de ses contemporains, ceux qui le suivent dans la voie des conseils évangéliques sont appelés à vivre leur consécration dans la proximité du monde qui les entoure.
Or l’engagement de la vie consacrée dans le monde requiert une foi particulièrement vigoureuse ; il ne va pas sans une vraie audace apostolique. On est loin de cette mentalité de repli qui voudrait assurer avant tout une protection pour la fidélité aux vœux et aux règles. On se rend mieux compte de l’imperfection d’une attitude qui rechercherait principalement un abri ou une sécurité. Il s’agit au contraire de prendre les risques d’une vie pleinement insérée dans le monde.
À propos de la profession religieuse, nous avions parlé de risque et d’aventure, en raison de l’engagement dans un avenir dont on ne peut prévoir toutes les circonstances ni toutes les difficultés, ni même les lignes les plus essentielles. L’aventure est vécue plus spécialement dans la rencontre de la consécration avec le monde. Comment l’emprise de Dieu sur l’âme consacrée va-t-elle devenir une emprise plus large sur un milieu humain ? C’est une aventure qui est menée secrètement par le Seigneur, et dans laquelle le religieux ne peut que se laisser conduire, en croyant à celui qui veut agir par lui.
Seule la foi peut le maintenir dans la ligne droite. Si le religieux prétendait agir simplement selon ses propres vues, avec ses ressources humaines, et selon les données visibles, immédiates, des problèmes que lui pose son action dans le monde, il n’agirait plus en consacré ; il ferait son œuvre personnelle et non celle du Seigneur. Mais s’il s’appuie au contraire sur le Christ et s’il croit à la direction que le Maître imprime à son engagement dans le monde, il voudra suivre sans cesse cette direction, y être fidèle dans une ouverture constante au surnaturel. L’aventure d’une consécration lancée au milieu du monde comme un ferment de vie supérieure aboutira ainsi à l’objectif visé par le Seigneur lui-même.
En recherche
La foi en l’action divine entraîne une recherche active des meilleures formes d’engagement et des méthodes d’apostolat les plus efficaces. Appuyer son activité propre sur le Seigneur, ce n’est pas se reposer ni se relâcher de ses efforts. La foi véritable stimule l’ardeur et l’ingéniosité qui permettront l’emploi le plus adéquat de tous les moyens humains, car elle compte sur une énergie divine qui se déploie non pas au-dessus de nous mais à travers nous, et dans la mesure où nous lui prêtons notre concours.
La sécurité qu’apporte la foi n’est pas celle des habitudes acquises dans l’action apostolique ni celle des résultats obtenus auparavant par des méthodes qui avaient fait leurs preuves. C’est la sécurité de la présence et de l’aide du Seigneur, qui sont offertes à une marche en avant : loin de dispenser de la recherche avec ses tâtonnements, la foi la stimule par la garantie du secours divin. Il s’agit d’une foi qui, dans une aventure acceptée et assumée pour le Seigneur, cherche le meilleur itinéraire, la meilleure voie de pénétration dans le milieu humain à transformer.
Animées par cette foi, les communautés religieuses sont donc appelées à participer au mouvement de recherche de l’Église contemporaine. L’Église s’efforce aujourd’hui d’adapter son apostolat à la mentalité actuelle, à la nature réelle des milieux où elle devrait pénétrer, à un nouveau style de vie et à de nouvelles exigences de la culture humaine en progrès. Les Congrégations se sentent poussées à faire leur cet effort, à s’aventurer sur de nouveaux terrains et dans de nouvelles formes d’apostolat.
On voit se constituer par exemple des communautés pilotes, qui mettent à l’essai une nouvelle orientation apostolique, souvent caractérisée par une présence plus intense, plus immédiate, au monde. Il est difficile de juger, dans les débuts, de l’efficacité de ces équipes. Mais un effet mérite d’être relevé en leur faveur : c’est l’action tonifiante qu’elles exercent sur toute la Congrégation. Elles sont l’expression d’un dynamisme qui s’étend à tous les membres de l’institut. Elles aident ces membres à prendre conscience de leur rôle apostolique dans l’universalité de l’Église et à dépasser l’horizon de l’œuvre à laquelle ils se consacrent. Elles les sensibilisent aux problèmes contemporains et contribuent à donner à tous un regard neuf, une nouvelle jeunesse dans l’affrontement au monde. On peut dire qu’elles tendent à renouveler la foi de toute la Congrégation dans sa vitalité et dans sa mission, la confiance en une vocation collective qui garde sa valeur en notre temps. Ainsi, la foi qui a suscité ces communautés pilotes s’affermit dans toute la famille religieuse grâce à elles ; elle s’élargit et se multiplie.
Pour illustrer ce fait, on peut rappeler l’effet général produit dans l’Église par l’expérience des prêtres-ouvriers. Quels que soient les résultats immédiats de cette expérience, elle a fait prendre conscience à la communauté chrétienne d’une attitude essentielle de l’Église à l’égard du monde des travailleurs ; elle a montré à tous la mission à remplir dans ce domaine, et elle a réveillé la foi en la puissance d’adaptation et de pénétration du christianisme dans un milieu qui en était profondément séparé.
Il arrive que dans des Congrégations religieuses la fondation d’un poste de mission dans un pays en voie de développement ravive le zèle apostolique de tous les membres et lui donne une nouvelle ouverture. Toute la Congrégation devient missionnaire avec ceux ou celles qui partent en pays lointain. Il peut en aller de même pour les œuvres de mission intérieure, dans le pays propre : toute la Congrégation prend part à l’effort tenté par quelques-uns et par eux renouvelle son esprit, retrouve un dynamisme plus inventif.
Observons que des communautés pilotes peuvent se former dans tous les genres d’apostolat : une nouvelle manière de conduire une institution scolaire ou hospitalière, par exemple. Il n’est pas souhaitable que l’inventivité se limite à un type de présence au monde : la diversité des charismes, des inspirations de l’Esprit Saint, ne peut manquer de se manifester en ce domaine.
Que des expériences puissent se solder finalement par des résultats négatifs, il n’y a pas à s’en étonner. Dans une recherche, tous les essais ne sont pas concluants. Des échecs peuvent susciter une nouvelle expérience entreprise sur d’autres bases ou par d’autres méthodes. L’essentiel est de ne pas abandonner la recherche. Ici encore, c’est la foi qui soutiendra et renouvellera l’élan. Il vaut mieux tenter des essais dont certains s’avéreront malheureux que de demeurer dans un immobilisme stérilisant. Lorsque l’échec provoque un rebondissement de la foi, la mission apostolique peut se poursuivre sans rien perdre de son dynamisme et de sa créativité.
Foi dans le monde
À première vue, l’expression « foi dans le monde » pourrait heurter. Le souvenir de l’opposition si souvent soulignée entre l’Église et le monde ne disparaît pas si vite de nos esprits. Dans les communautés religieuses l’accent avait été mis autrefois sur la séparation du monde, de telle sorte que toute une réadaptation du vocabulaire et des perspectives est nécessaire.
L’engagement des communautés dans le monde contemporain réclame une foi dans ce monde. La foi est toujours adhésion à Dieu, mais elle n’adhère pas simplement à un Dieu transcendant distant du monde. En vertu de l’Incarnation, le Dieu de la foi est celui qui s’est plongé dans notre monde et s’est mêlé à l’humanité. La foi se porte vers le Verbe fait chair, c’est-à-dire vers un Dieu immanent au monde. C’est à ce titre qu’elle est foi dans le monde : le chrétien croit à un monde sauvé, un monde où l’action sanctificatrice et divinisatrice de l’Esprit Saint s’impose de plus en plus et l’emporte sur les tendances contraires. Croire dans le monde, c’est croire dans le salut de Dieu qui guérit, transforme, élève le monde.
Pour bien appuyer la rectitude de cette façon de concevoir la foi, il n’est pas inutile de se référer à la phrase de saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique... » (3,16). Le monde ne peut être refusé ni détesté, puisque Dieu l’a aimé. En vertu de son amour, Dieu est entré à fond dans la réalité du monde, au point qu’un jour, selon le mot de saint Paul, il sera « tout en toutes choses » (1 Co 15,18). C’est en ce monde, où progressivement tout passe en Dieu, qu’il s’agit de croire.
On ne pourrait assigner au religieux une vision du monde différente de celle qui se trouve impliquée dans la foi de toute l’Église ; on ne pourrait réclamer de sa part une attitude pratique qui soit à l’opposé de celle qui caractérise le comportement de toute la communauté chrétienne. Bien au contraire, le religieux est appelé à posséder en lui et à exprimer dans sa conduite une foi plus intense dans le monde. Il doit être un champion de cette foi ; pourquoi un non-chrétien croirait-il davantage dans le monde ? Celui qui a une foi plus profonde en Dieu ne peut manquer de croire plus profondément à la destinée d’un monde progressivement envahi par Dieu. Il doit croire au monde bien plus énergiquement, bien plus passionnément que l’athée ou l’incroyant. Toute consécration au Seigneur doit se traduire par une foi plus ferme, plus manifeste, dans le monde.
Il importe que cette foi garde toujours son orientation foncière, surnaturelle, et qu’elle ne dégénère pas en une confiance placée simplement dans la créature, qui rejetterait dans l’ombre l’œuvre de rédemption accomplie par le Christ, la divinisation opérée par la grâce. Si elle cédait à cette tentation, la foi se retournerait contre elle-même, car son terme ne peut être que Dieu, et sans lui elle perd sa raison d’être. Une foi dans le monde qui ne serait plus la foi au Dieu présent et agissant dans le monde, au Christ qui remplit l’être du monde et l’élève à un niveau supérieur, ne serait plus une foi dans le monde véritable. La vérité du monde est la vérité de sa destinée surnaturelle.
C’est d’ailleurs le rapport avec Dieu qui communique une si grande force, une si ferme assurance à la foi chrétienne dans le monde. Bien souvent, on serait amené à juger le monde décevant, et si l’on se confinait à des vues purement humaines, on cesserait vite de croire en lui. Mais la présence et l’action de Dieu rendent le monde digne de mériter une foi plus inébranlable. Quelles que soient les défaillances de la créature, la toute-puissance du Rédempteur qui n’est jamais en défaut fonde une foi à toute épreuve dans le destin du monde.
La foi dans le monde aimé et de plus en plus divinisé par Dieu entraîne des dispositions qui valorisent l’engagement apostolique. Le religieux doit avoir conscience de ne pouvoir dissocier sa foi au Christ, si profondément déterminante de sa vie consacrée, de sa foi dans un monde délivré et restauré par le Sauveur. L’authentique vision chrétienne du monde doit apparaître dans sa manière de penser et d’agir.
Optimisme
Celui qui s’est consacré à Dieu porte un regard essentiellement optimiste sur le monde, et il est porté à découvrir en lui tout ce qu’il renferme de positif. Par cet optimisme, il témoigne du véritable regard de Dieu sur l’humanité. L’Incarnation a révélé la bienveillance fondamentale du Seigneur à l’égard du monde pécheur. Après les menaces proférées dans l’Ancien Testament et après les tableaux impressionnants de la colère de Dieu, il y a un émerveillement à contempler le visage de bonté et de douceur du Christ, l’estime qu’il témoigne aux pécheurs et aux pécheresses. La révélation de l’amour divin y atteint son point culminant. Saint Paul l’a mis en lumière dans l’épître aux Romains : « Dieu nous donne la démonstration de son amour pour nous : alors que nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous » (5, 8). Il y a là un fait surprenant, auquel on ne s’habitue pas. Celui qui est la sainteté absolue a démontré de façon décisive son amour en aimant des pécheurs et en offrant pour eux le sacrifice suprême de sa vie.
C’est cet émerveillement de l’amour divin qui doit transparaître dans l’optimisme du religieux en face du monde. En tant que consacré, le religieux doit éviter jusqu’à l’apparence d’un jugement défavorable porté sur le monde. Ce serait donner une idée inexacte de la sainteté divine qui, étant amour, s’exprime dans une appréciation favorable du monde. La bienveillance du Christ doit se retrouver dans la manière de penser, dans la façon de considérer l’humanité et d’estimer chaque personne humaine. Seul l’optimisme est témoignage authentique de l’amour du Seigneur.
Cet optimisme engagera le religieux à vouer toutes ses forces à l’action apostolique. Il sera en quelque sorte le premier bénéficiaire de son regard optimiste sur autrui. Alors que des vues pessimistes alourdissent l’action et vont même jusqu’à la paralyser, l’optimisme nourrit l’élan et fait rebondir le courage. C’est le défaitisme qui est source de défaite. Nous avons souligné plus haut le rapport entre la foi et l’événement : celui qui croit se met en mesure, par sa foi, de réaliser ce à quoi il croit, ou plutôt il permet à Dieu de le réaliser en lui, par lui.
L’optimisme favorise sous un autre aspect la fécondité apostolique. Il exerce une attraction sur les personnes avec lesquelles on entre en contact. Dans le passé, il a pu arriver que le visage souvent trop sombre de la vie religieuse, avec la conception pessimiste du monde qui y était impliquée, rebutât des hommes et les éloignât de l’Église. Les convictions optimistes et la bienveillance du regard ont au contraire un effet de séduction. Chez ceux qui sont attirés, il y a cette sourde conscience que la vérité se trouve là, dans cette attitude sympathique et positive qui reflète la pensée d’amour de Dieu sur le monde.
On désire aujourd’hui que l’optimisme s’exprime davantage, extérieurement et collectivement, dans la vie religieuse. Le décor de la vie de communauté ne peut plus, comme parfois dans le passé, suggérer avant tout la pénitence. C’est un visage souriant que les communautés doivent s’efforcer de présenter au monde, si elles veulent lui faire parvenir l’authentique sourire de Dieu.
Même les communautés monastiques, qui forment des îlots de prière et de contemplation, sont appelées à témoigner de la foi dans le monde, à faire comprendre que leur isolement ne signifie pas une condamnation du monde, mais une prise en charge plus invisible d’un monde où s’opère le salut de Dieu. Là également, il est impossible de dissocier la foi en Dieu et la foi dans un monde soulevé et envahi par la grâce divine. La vie monastique n’a de sens que comme foyer de rayonnement de cette grâce dans le monde, comme centre plus intense de divinisation de l’univers.
Confiance
La foi dans le monde comporte la confiance dans la force victorieuse de la grâce. En s’engageant dans l’accomplissement de sa mission apostolique, le religieux sait que le champ dans lequel il travaille est lui-même travaillé primordialement par Dieu. Le terrain sur lequel il lui arrive de piétiner est celui où le Christ a déjà remporté la victoire essentielle. Dans les luttes qu’il doit soutenir, il ne peut jamais perdre de vue que le triomphe a déjà été acquis en principe par le Sauveur. Le monde est propriété du Christ, même si cette propriété n’est pas encore possession effective, concrètement réalisée par l’emprise de l’Église.
C’est dans le domaine de l’apostolat que l’alliance conclue par la profession religieuse produit tous ses fruits. Cette alliance a d’ailleurs été établie en vue d’un but apostolique. Dans l’Ancien Testament l’alliance était nouée par Dieu avec un individu pour le peuple, et de telle sorte que le peuple y soit lui-même engagé. La nouvelle alliance est établie pour le peuple de Dieu et avec lui, et de façon plus universelle encore, pour l’humanité. Lorsqu’un individu est engagé plus profondément dans l’alliance par le Seigneur, c’est au nom de l’Église et afin que l’humanité en soit transformée. La garantie offerte par l’ange à la Vierge Marie : « Le Seigneur est avec toi » s’est traduite par la naissance de l’Emmanuel « Dieu avec nous ». La promesse divine du « Je serai avec toi », qui rend possible l’engagement du religieux, vise une présence plus active de Dieu au monde entier.
On reconnaît ainsi le fondement ontologique de la confiance du religieux dans son activité apostolique. C’est le « Je suis » divin, première et totale réalité ontologique, qui est engagé dans l’alliance et qui veut opérer à travers les efforts bien imparfaits d’un homme. L’apostolat acquiert ainsi la solidité inébranlable de l’être de Dieu. Nous ne faisons ici qu’appliquer à l’apostolat du religieux la déclaration décisive du Christ : celui qui s’est présenté sous le nom de « Je suis » a fait entendre à ses apôtres comment ce « Je suis » les accompagnerait dans leur mission d’évangélisation de l’univers, jusqu’à ce que cette mission soit achevée : « Voici que je suis avec vous à tout instant jusqu’à la fin de monde » (Mt 28,20).
Il faudrait dès lors parler d’une confiance ontologique chez le religieux, c’est-à-dire d’une confiance qui ne s’appuie pas sur des appréciations et des sentiments humains, mais sur l’être même de Dieu présent dans son action. Celui qui a voulu risquer toute sa vie sur le « Je suis » invisible et impalpable de Dieu doit faire reposer tout son effort apostolique sur la puissance inébranlable de ce « Je suis ». Sa confiance s’enracine dans l’être de Dieu.
Puisque l’être de Dieu est jeunesse et nouveauté, cette confiance se portera sur les formes jeunes et neuves d’apostolat. Le « Je suis » exprime certes une fidélité que rien ne pourrait mettre en cause ; mais il indique aussi un jaillissement d’être qui est toujours d’aujourd’hui, une fraîcheur que rien ne pourrait faire vieillir. Il est donc une source de perpétuel renouveau. Il n’est pas immobilité au sens appauvrissant de ce mot. Il est le mouvement, l’activité suprême, et il pousse les hommes dans la voie de l’inventivité, de l’initiative.
Plus on est lié au « Je suis » divin, plus on est orienté par lui vers un apostolat créateur. En faisant confiance à ce « Je suis », le religieux est donc amené davantage à « inventer » son apostolat, à le concevoir de manière plus hardie, plus nouvelle. Il appuie son audace sur la toute-puissance divine, et il est convaincu que cette audace est dans la ligne même de la volonté de Dieu. Bien souvent on a été porté à taxer de témérité l’audace de jeunes qui cherchent une nouvelle manière de faire pénétrer le Christ dans le monde. On n’a pas suffisamment compris que cette audace est manifestation de la jeunesse même de Dieu. Sans doute peut-elle aboutir parfois à des déviations et des excès, mais il serait injuste de la juger simplement par ses déformations.
Dans l’apostolat, confiance ontologique et effort d’invention vont de pair.
L’espérance
L’apostolat est la mise en œuvre de l’espérance. Toute activité qui cherche à rendre le monde meilleur s’insère dans la vaste entreprise de salut par laquelle l’histoire humaine s’efforce de réaliser progressivement la divinisation de l’univers, obtenue en principe par le Christ dans son sacrifice rédempteur. Elle se fonde sur la marche en avant de l’Église, qui fait pénétrer de plus en plus dans l’humanité le rayonnement du Sauveur. Elle implique l’espérance dans un progrès spirituel, qui doit conduire l’humanité à un stade final de plénitude où elle sera complètement envahie par la vie divine.
Un engagement dans le monde n’a de sens que comme essai de transformation et d’amélioration de ce monde ; à l’image de l’Incarnation du Verbe. Il ne peut se produire dans tout son dynamisme que s’il est animé par l’espérance.
Les religieux participent à l’espérance de l’Église entière et doivent porter toute la force de cette espérance dans leur engagement. Ils ont en outre un motif plus spécial de développer en eux cette espérance. C’est que par leur consécration, notamment par leur vie de chasteté et de pauvreté, ils commencent à réaliser de manière plus complète l’état final de la destinée humaine. C’est une manière de faire entrer l’espérance dans l’existence humaine en atteignant déjà, de façon certes bien imparfaite, mais réelle, l’objet de l’espérance. Il y a une anticipation plus saisissante de l’état céleste chez ceux qui renoncent au mariage, puisque lors de la résurrection on ne prendra ni femme ni mari, selon le mot de l’Évangile (Mt 22,30) ; la pauvreté volontaire signifie l’acquisition d’un trésor dans le ciel (cf. Mt 19,21) ; la vie de communauté basée non sur des liens naturels mais uniquement sur la charité surnaturelle se révèle comme un avant-goût de la communauté céleste.
La valeur eschatologique de la vie religieuse est de nature à affermir l’espérance dans tous les domaines ; elle signifie une force d’espérer qui est inscrite dans l’existence elle-même et qui par un don d’en haut détient déjà ce à quoi elle aspire, un amour qui adhère plus immédiatement au Seigneur, la possession d’un trésor qui n’est autre que Dieu, une fraternité réunie par la pure adhésion de tous au Christ. Cette espérance encourage plus particulièrement l’action apostolique. Comme tout chrétien, mais à un titre plus spécial, le religieux porte en lui le monde de l’avenir, un monde spirituellement métamorphosé.
Cette espérance ne donne pas au religieux une situation plus confortable. Réaliser quelque chose de céleste dans sa vie terrestre, c’est s’exposer à ressentir un déchirement intime. Les chrétiens qui vivent profondément leur foi éprouvent ce déchirement ; le religieux qui vit sa consécration et ses vœux l’éprouve plus profondément encore. Il peut d’autant mieux comprendre, dans ses contacts avec le monde, les luttes qui se livrent à l’intérieur de l’être humain. Il comprend aussi à quel point la grâce divine est là pour assurer la victoire dans ces luttes, mais justement c’est en se rendant compte plus vivement de la grandeur du combat qu’il apprécie mieux l’énergie souveraine du Christ. Dans son espérance, il ne manquera donc pas de sympathiser avec ceux qui rencontrent des difficultés et des obstacles dans leur montée vers Dieu, avec ceux qui connaissent des arrêts et des reculs. C’est uniquement à l’intérieur de cette sympathie qu’il pourra faire valoir l’espérance chrétienne.
On ne peut oublier que l’espérance soutient la vie humaine, car l’homme est poussé en avant par l’espoir d’un avenir meilleur. Celui qui cesse d’espérer renonce à la vie. Les espoirs purement humains peuvent soutenir les efforts de l’homme, mais ils sont foncièrement insuffisants. Seule l’espérance apportée par le Christ « ne déçoit pas » (Rm 5,5). Dans son apostolat, le religieux doit donc prendre conscience de sa mission de communiquer davantage au monde l’espérance du Christ. C’est donner aux hommes leur raison de vivre fondamentale, le motif par excellence de déployer leurs activités, de faire fructifier leurs ressources et leurs talents.
Les communautés elles-mêmes sont appelées à porter le témoignage de l’espérance, notamment par une attitude franche et manifeste d’ouverture à l’avenir. Elles y sont aidées par le renouveau de la vie consacrée. Auparavant, le régime de la vie religieuse, trop souvent étroitement gouverné par la règle, donnait trop aisément l’impression du « tout fait d’avance ». La mise en lumière du dynamisme charismatique favorise dans l’apostolat le déploiement de l’espérance, avec la conviction que l’avenir doit être inventé et accueilli dans sa nouveauté.
Foi dans la mission de la consécration
À une heure où les communautés religieuses s’interrogent sur elles-mêmes et cherchent à se resituer dans l’Église, il importe de bien apercevoir non seulement la valeur en soi de la consécration, mais sa valeur pour tout le peuple de Dieu. Il ne s’agit pas seulement de considérer la mission – ou les diverses missions – que les consacrés exercent effectivement dans la vie de l’Église, mais plus fondamentalement la mission de la consécration elle-même. C’est en déterminant cette mission qu’on pourra mieux apprécier à quel titre, selon la déclaration du Concile, la vie des conseils évangéliques appartient de façon inséparable à la vie et à la sainteté de l’Église (Lumen Gent., 44).
L’Incarnation du Verbe constitue l’exemple primordial de la consécration qui est en même temps mission. C’est comme envoyé par le Père en ce monde que le Verbe s’est fait chair, et que sa nature humaine a été totalement consacrée, placée sous une totale emprise divine. La consécration accomplie dans le mystère de l’Incarnation se justifie par une mission. Le Fils de Dieu a rempli cette mission par tous ses gestes et toutes ses paroles d’homme : dans son existence humaine, rien n’a été soustrait à cette mission, comme dans sa nature humaine rien n’avait échappé à la consécration initiale.
Toute consécration fondée sur celle du Christ reçoit nécessairement la même orientation fondamentale ; elle se justifie aussi par une mission. Ainsi en va-t-il de la consécration chrétienne, réalisée par le baptême et la confirmation ; de la consécration sacerdotale, essentiellement dirigée vers le ministère ; de la consécration religieuse. Pour cette dernière, on avait parfois moins bien aperçu la mission qui s’y attachait, lorsqu’on la concevait comme une « fuite du monde ». La mission de la consécration religieuse n’est pas spécifiquement déterminée par un ministère hiérarchique, comme le sacerdoce ; elle est plus difficile à définir. Un champ très large d’inspirations charismatiques s’y révèle.
En réalité, elle peut comporter toutes les formes d’apostolat sans limitation. Mais la consécration religieuse assume ces formes variées d’activité apostolique selon sa réalité propre. Elle veut livrer au Seigneur, dans cette activité, tout ce qu’un être humain est capable de donner, selon l’orientation évangélique exprimée par la vie du Christ. Elle donne ainsi à l’apostolat une valeur qui ne se limite pas à l’activité déployée en lui ; la valeur du don foncier de l’être engagé dans cette activité. Le religieux ne se borne pas à agir ; dans son action il engage sa chasteté, sa pauvreté, son obéissance, sa charité communautaire.
La consécration religieuse est dès lors le signe que, même indépendamment de tout ministère d’ordre hiérarchique, l’activité apostolique requiert un dévouement où l’homme fait le don le plus complet de lui-même. Le service de l’Église est digne de mobiliser toutes les forces humaines, au point qu’on ne lui consacre pas seulement une partie de son temps ou des activités de surcroît, mais qu’on abandonne tout le reste pour s’y adonner sans réserve et pour organiser toute sa vie en fonction de ce service.
La consécration éclaire par ailleurs le sens véritable du dévouement apostolique : elle est don de soi à Dieu et pas simplement don de soi aux hommes. Du fait que le don est fait à Dieu, il peut s’adresser plus totalement aux hommes où Dieu est présent. La consécration religieuse porte le témoignage, toujours utile et urgent, de la primauté de Dieu dans le don apostolique.
Dans l’Église, cette consécration n’a donc pas perdu son rôle, et ne peut le perdre. Elle est irremplaçable. Le religieux, qui constate avec joie l’éveil du laïcat chrétien à sa mission apostolique, ne doit pas en conclure que sa présence dans l’Église commence à devenir inutile, ou qu’elle le deviendra de plus en plus, au fur et à mesure que les laïcs rempliront un plus grand nombre d’activités. S’il avait auparavant assumé des activités qui reviennent plutôt à des laïcs, il se réjouira de mettre fin à cette suppléance. Mais il restera convaincu que sa mission spécifique demeure : sa consécration plus particulière au Seigneur confère à son apostolat une valeur spéciale, et le Christ a besoin actuellement, comme aux jours de sa vie terrestre, d’hommes et de femmes qui, abandonnant tout pour le suivre, vouent entièrement leur personne à son œuvre de salut.
St.-Jansbergsteenweg, 95
Leuven