Vie contemplative et vie monastique de toujours à l’heure de Vatican II
François d’Assise De Munck, o.c.s.o.
N°1968-1 • Janvier 1968
| P. 24-34 |
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Une réelle fermentation travaille le monde monastique contemporain. Elle va jusqu’à remettre en question un ensemble impressionnant d’institutions et d’idées reçues. Ces remises en question sont le résultat d’une confrontation, avec un monde en rapide évolution, d’institutions homogènes très structurées, où bien des éléments ne sont que des incarnations passagères de valeurs par ailleurs permanentes. Pour découvrir ces valeurs permanentes et les dégager de leurs réalisations transitoires, il faudrait interroger la grande tradition monastique et la confronter avec les enseignements de Vatican II.
Cassien
Cassien [1] semble un témoin privilégié de la tradition monastique. Ayant une vaste information et une réelle expérience, il eut à adapter le monachisme d’Égypte et de Palestine aux monastères de la Provence. Ses écrits influencèrent largement le monachisme occidental [2]. Témoin d’une tradition, il se présente aussi comme une source. On comprend toute l’importance de sa doctrine.
Avec force, Cassien affirme les valeurs permanentes du monachisme, mais aussi le principe de la « discretio » [3] qui exige que l’on cherche la « rationalis possibilium mensura » [4] : une juste estimation du possible.
La première conférence de Cassien a pour thème Du but et de la fin du moine : « La fin de notre profession... consiste en le royaume de Dieu ou royaume des cieux... ; mais notre but est la pureté du cœur, sans laquelle il est impossible que personne atteigne à cette fin » [5]. Mais c’est surtout dans les deux conférences sur la prière, sommet de son œuvre, que nous devons chercher toute la pensée de Cassien sur la vie monastique : « Toute la fin du moine et la perfection du cœur consistent en une persévérance ininterrompue de prière » [6]. On le voit, la vie monastique tend vers l’intimité avec Dieu dans la pureté du cœur et la perpétuité de la prière. L’une et l’autre sont inséparables [7]. Au terme, la prière du moine devient « un regard sur Dieu seul, un grand feu d’amour. L’âme s’y fond et s’abîme en la sainte dilection, et s’entretient avec Dieu comme avec son propre Père, très familièrement, dans une tendresse de piété toute particulière » [8]. Telle est la fin de la vie monastique : un long regard d’amour sur Dieu.
On n’y accède pas d’emblée. La purification du cœur se fait progressivement. Cassien esquisse de plusieurs manières l’itinéraire spirituel du moine [9]. Relevons simplement un détail de sa doctrine sur les trois renoncements [10]. Ces trois renoncements correspondent pour Cassien aux trois livres de Salomon : les Proverbes, l’Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques [11]. Cette interprétation des trois livres dits de Salomon nous fait sourire. Elle contient cependant une affirmation capitale : au terme de son cheminement le moine est invité à faire du Cantique des Cantiques son chant d’amour pour le Verbe de Dieu. Déjà tout saint Bernard est contenu dans cette intuition que Cassien a reçue sans doute d’Évagre et, par Évagre, d’Origène. Les trois renoncements n’ont point d’autre fin. C’est pour atteindre cette fin que le moine consent aux trois renoncements : renoncement au monde pour vivre dans la solitude ; renoncement aux vices pour vivre dans la vertu et la perfection de la charité ; renoncement même à une certaine forme de vie engagée qui ne le laisserait pas disponible pour une réelle perpétuité dans la prière. On peut dire que nous trouvons là les valeurs permanentes du monachisme.
Que dit Vatican II ?
Vatican II est le concile de l’Église, des évêques, du laïcat et des rapports avec le monde. Il est aussi le concile des religieux et des contemplatifs. Au moment où les évêques invitent à l’engagement temporel et au dialogue avec le monde, la valeur d’une vie consacrée à la recherche de Dieu seul dans la solitude et le silence se trouve également soulignée d’une manière exceptionnelle. C’est l’approbation définitive d’une tradition spirituelle que l’on dépeint parfois comme une conséquence néfaste d’une vue platonicienne du monde et des choses. Des instituts purement contemplatifs le Concile affirme qu’ils sont « l’honneur de l’Église et une source de grâces célestes » [12].
Au premier abord, Vatican II ne semble avoir parlé de la vie monastique et contemplative qu’avec parcimonie : deux paragraphes dans le décret Perfectae Caritatis, deux allusions précises dans le décret Ad Gentes, quelques indications dans Lumen Gentium et Gaudium et Spes [13]. C’est tout. Pourtant moines et contemplatifs s’estiment comblés. Non seulement les quelques lignes qui leur sont consacrées répondent à leur attente, mais ils discernent dans l’ensemble des documents conciliaires une orientation foncièrement contemplative. Il ne nous est pas possibles de livrer ici les résultats de l’enquête que nous avons menée à ce sujet. Disons simplement qu’une méditation attentive de la Constitution sur la Liturgie, de Lumen Gentium et de Gaudium et Spes fait découvrir que la contemplation, loin d’être l’apanage des contemplatifs et des moines est, au contraire, une dimension essentielle, la dimension fondamentale du Royaume de Dieu et de l’Église. Tout homme y est appelé et clans l’Église tout part de la contemplation et tout y conduit. Cette contemplation on pourrait la définir comme présence, en Église, au Dieu, Père-Fils-Esprit, s’exprimant en prière, dialogue d’amour. Cette contemplation n’est toutefois pas évasion. Elle implique au contraire comme complément nécessaire la vie fraternelle et apostolique, l’engagement temporel et la construction de la cité terrestre. Toute fausse antinomie entre les valeurs d’action et de contemplation se voit définitivement exorcisée [14]. C’est dire qu’on ne pourra plus désormais arguer de son engagement apostolique ou temporel pour se dispenser de la vie contemplative et vice-versa. L’activité contemplative étant essentielle, la part à faire aux activités d’engagement dépendra de la vocation et de la fonction de chacun.
Les documents du Concile répètent souvent qu’il y a dans l’Église une grande variété d’œuvres extérieures et de formes de vie résultant des fonctions et vocations particulières. Parmi ces formes de vie, il faut noter l’état des conseils évangéliques et la vie consacrée. La dimension contemplative de toute vie consacrée et des conseils évangéliques se trouve affirmée avec bonheur.
Il est très important de replacer les valeurs contemplatives dans l’ensemble de la vie de l’Église et de la vie consacrée. De la sorte on ne risque pas d’accaparer pour les seuls moines et pour ceux qui sont engagés dans un état contemplatif des valeurs qui appartiennent à toute l’Église, à tout chrétien, voire à tout homme. Tous et chacun sont appelés à vivre les valeurs contemplatives. Aussi le temps est-il venu pour la contemplation de sortir des monastères, pas en ce sens que moines et moniales doivent commencer à parcourir routes et chemins du monde, mais en ce sens que les valeurs qu’ils s’efforcent de vivre sont à la portée de tous. Plus particulièrement, l’engagement temporel et la vie apostolique des consacrés doivent trouver leur source et leur finalité dans la contemplation, présence à Dieu en Église. Tel est aussi l’enseignement du Concile pour tout chrétien [15].
Dans ce vaste contexte ecclésial on peut sans danger d’équivoque aborder la question des formes de vie intégralement contemplatives et monastiques : simples moyens pour réaliser avec plus d’efficacité et de plénitude ce qui est la vocation de tous. La mise en œuvre effective de ces moyens résulte d’une fonction et d’une vocation particulières. Elle légitime une distance vis-à-vis d’une certaine forme de vie apostolique ou d’engagement temporel, non par désaffection mais par préférence. Cela afin de permettre à la dimension contemplative de devenir plus envahissante. Le simple désir d’une vie de prière ne justifie pas en soi l’entrée dans la vie monastique. Une vie de prière doit être possible partout. Ce qui le justifie par contre c’est le désir d’une réelle permanence dans la prière. Cette permanence suppose un style de vie qui la favorise au maximum par tout un ensemble de moyens. D’où résulte l’institutionalisation. Le jour où la permanence dans la prière n’est plus vécue, l’institution et les moyens mis en œuvre apparaissent dépourvus de sens. C’est alors que l’on vide le désert de sa vacuité et que l’on y réintroduit tout ce l’on avait quitté.
Dom Jean Leclercq a fait une exégèse pénétrante de deux paragraphes de Perfectae Caritatis dans laquelle il souligne toutes les exigences de la vie monastique et contemplative : trois observances : solitude, prière, austérité ; une activité : soli Deo vacent (Vaquer à Dieu seul) ! Et Dom Jean Leclercq commentant les paroles « Vacate et videte » du psaume 45 ajoute : « Il s’agit de mettre en vacance toutes les occupations qui ne sont pas ordonnées à la prière continuelle, de trouver ce loisir difficile à garder, ce repos intérieur si contraire à l’agitation vers laquelle l’homme est naturellement porté, pour jouir d’un sabbat spirituel. L’état de vie contemplative est fait de cette constante disponibilité, de cette ouverture à Dieu qu’il faut sans cesse renouveler et reconquérir. Cette attitude détendue de présence à Dieu seul ne s’obtient pas, normalement et pour une institution, à des conditions moins exigeantes que celles qui viennent d’être énoncées : solitude, prière et pénitence » [16].
Dans le n. 9 concernant la vie monastique, Perfectae Caritatis nous dit la légitimité d’une double forme de vie monastique : la première intégralement contemplative, la seconde admettant une certaine activité apostolique. Cette manière de voir les choses est parfaitement conforme à la vie et à l’histoire qui en est l’expression existentielle. L’histoire et la vie ne se laissent pas enfermer dans nos catégories facilement trop rigides. Leur richesse présente une gamme de réalisations variées presque à l’infini. Le monachisme tel que le conçoit la traditions bénédictine semble compatible avec une certaine forme d’engagement apostolique. L’interprétation que donnèrent les cisterciens de la Règle de saint Benoît se présente comme intégralement et exclusivement contemplative.
Dans la lumière apportée par Vatican II, comment juger la tradition monastique telle qu’elle fut vécue et exprimée dans le passé ? L’enjeu est important. Dans l’évolution actuelle des idées toute la tradition monastique ne risque-t-elle pas d’être remise en question ? La façon de voir des anciens moines est-elle encore légitime ? Ne sont-ils pas tributaires d’une anthropologie aujourd’hui dépassée ?
Continuité et discontinuité
En confrontant Cassien et Vatican II on peut discerner une continuité et une discontinuité. D’abord une continuité dans l’élan spirituel et dans l’option pour une forme de vie séparée du monde et consacrée à la recherche de Dieu seul. Il faut relever, par contre, une discontinuité sur le plan d’une certaine justification spéculative qu’on donne de cette démarche. Cassien, avec les spirituels de son époque, semble très pessimiste vis-à-vis des contacts avec le monde et de ce que nous appelons de nos jours l’engagement temporel. Comme le remarque Dom Jean Leclercq, le monde en dehors du monastère leur apparaît facilement comme un univers sans valeurs [17]. Vatican II, au contraire présente la vie apostolique et l’engagement temporel comme un complément nécessaire à la contemplation, presque comme une composante de celle-ci. Et pourtant Vatican II rejoint Cassien dans l’affirmation de la légitimité d’une forme de vie totalement séparée du monde. Il le fait, non plus en invoquant une vue pessimiste du monde et des choses, mais en soulignant les diverses fonctions et vocations qui peuvent demander que l’on renonce à certaines activités pour permettre aux activités supérieures de devenir plus envahissantes. Par ailleurs les anciens moines et plus particulièrement Cassien rejoignent Vatican II, non sur le plan de l’élaboration conceptuelle mais sur le plan de la vie. Par le biais de la sagesse de vie, de la discretio que saint Thomas appellera prudence et que nous nommons aujourd’hui bon jugement, les moines ont su adopter vis-à-vis du réel social et temporel une attitude juste qui a fait d’eux les promoteurs d’un authentique humanisme. Sur le plan de l’élaboration spéculative il y eut des insuffisances et des limites qui ont conduit à des attitudes discutables. Monsieur Bultot et bien d’autres s’efforcent de nos jours à clarifier ce problème notamment par des enquêtes sur la doctrine du mépris du monde. Remarquons cependant qu’il est difficile de juger le passé et que nous devons nous garder d’un triomphalisme facile au sujet de nos conceptions et formulations actuelles. Elles ont leurs limites et relèvent aussi d’une certaine anthropologie [18]. Ceci dit il semble incontestable que le progrès réalisé par Vatican II dans sa conception plus optimiste de l’homme et de l’univers permettra aux moines et contemplatifs d’asseoir leur vie monastique sur des conceptions anthropologiques plus saines. Là encore nous sommes en pleine continuité avec la tradition : moines et contemplatifs ont toujours eu le souci de fonder leur recherche de Dieu sur une pénétrante connaissance de soi : « Noverim me, noverim Te ».
Perspectives d’avenir
Quelles sont dès lors les perspectives ouvertes à la vie intégralement contemplative et à la vie monastique ? Deux mots nous le disent : rénovation adaptée. C’est du reste le leitmotiv du décret Perfectae Caritatis. Ce décret est sans doute un point de départ. En un sens aussi, il est l’aboutissement d’un vaste mouvement commencé il y a plusieurs années déjà et qui reçut une vigoureuse impulsion de Pie XII lors du premier congrès des États de Perfection en 1950. Le thème central en était : renovatio accommodata. Il ne faut pas s’étonner dès lors des efforts faits par le monachisme depuis une dizaine d’années pour renouveler et adapter les ordres anciens. Par ailleurs les nombreux articles de Dom Jean Leclercq ont attiré notre attention sur les tentatives de créations nouvelles faites un peu partout. D’une manière générale on peut relever un vaste mouvement pour une vie monastique « sine addito » « sans plus » et considérablement simplifiée dans ses structures juridiques, son économie, sa liturgie même. L’Afrique semble être un terrain privilégié pour un monachisme simplifié et renouvelé. L’Inde aussi compte déjà une belle réalisation à son actif.
Dans les années à venir nous assisterons à une accélération de la rénovation dans les instituts existants et à une multiplication des tentatives nouvelles. Ce sera le cas, et pour la vie purement contemplative et pour la vie monastique qui admet une certaine activité apostolique. Deux éléments me semblent importants. D’abord qu’il s’agisse d’une véritable rénovation spirituelle et pas seulement d’une facile mise au goût du jour. L’adaptation doit résulter à la fois d’une reprise en profondeur de l’essentiel et du discernement des signes du temps. Il faudra dès lors – c’est le second élément – que chaque institut déclare avec netteté sa nature et son but et prenne des options vigoureuses en conséquence. La réussite de Cîteaux au XIIe siècle est le résultat d’un puissant mouvement spirituel défini avec autant de précision que de générosité, mais canalisé dans des institutions géniales et adaptées. Les cisterciens auront à la fois à retrouver cet élan spirituel et à le canaliser dans des institutions adaptées à notre temps.
Tout laisse entrevoir que bien des initiatives seront pleinement contemplatives et monastiques sans être ni bénédictines, ni cisterciennes. On peut s’en réjouir. Il est grand temps que d’autres formes de vie se présentent aux vocations authentiquement contemplatives et monastiques. Il faudra aussi en accepter toutes les conséquences. La santé spirituelle et juridique peut demander qu’une fondation nouvelle se sépare de l’Abbaye-Mère si elle ne possède plus les éléments spécifiques de celle-ci. L’adaptation aussi pourra poser des problèmes personnels. A la limite on peut entrevoir comme possible qu’à la suite des changements un moine ne trouve plus dans son monastère ce qu’il était venu y chercher. Il semble légitime qu’il songe à chercher ailleurs ce que l’institution lui avait promis et qu’elle ne peut plus donner.
Pour tout dire, une vitalité exceptionnelle animera le monachisme occidental. Puisse cette activité être celle d’un nouveau printemps venant après tant d’autres et les prolongeant. Depuis la fin du IIIe siècle en effet la vie monastique ne cesse de se perpétuer et de se renouveler en s’approfondissant. Elle est un fleuve puissant qui réjouit la Cité de Dieu. Ce fleuve est intarissable car la vie monastique est un mouvement puissant qui ne cessera jamais. Pie XII l’a dit admirablement :
« Ce qu’on a pu appeler la spiritualité du désert, cette forme d’esprit contemplatif qui cherche Dieu dans le silence et le dénuement, est un mouvement profond de l’Esprit, qui ne cessera jamais, tant qu’il y aura des cœurs pour écouter sa voix. Ce n’est pas la peur, ni le repentir, ni la seule prudence, qui peuplent les solitudes des monastères. C’est l’amour de Dieu. Qu’il y ait au milieu des grandes cités modernes, dans les pays les plus riches, comme aussi dans les plaines du Gange ou les forêts d’Afrique, des hommes capables de se contenter toute leur vie de l’adoration et de la louange, qui se consacrent volontairement à l’action de grâces et à l’intercession, qui se constituent librement les garants de l’humanité près du Créateur, les protecteurs et les avocats de leurs frères près du Père des deux, quelle victoire du Tout-Puissant, quelle gloire pour le Sauveur ! Et le monachisme n’est pas autre chose, dans son essence ».
L’Église renouvelée par l’Esprit Saint et l’action de Vatican II sera une Église où s’épanouira la contemplation, le monachisme et la mystique authentique. Se pourrait-il que l’Esprit Saint qui travaille avec force et douceur le Peuple de Dieu comme un puissant ferment laisse pour compte ceux qui ont tout quitté pour s’unir au Verbe de Dieu dans la solitude, le silence et le dénuement, pour devenir les parfaits adorateurs du Père et même temps que des frères universels ? N’est-ce pas plutôt pour combler les pauvres, les cœurs purs, les assoiffés de justice qu’il a réuni autour de la chaire de Pierre les évêques du monde entier. « Ô Israël, dit Dieu, si tu pouvais m’écouter ! Qu’il n’y ait point chez toi un dieu d’emprunt, n’adore pas un dieu étranger ; c’est moi Yahvé, ton Dieu, qui t’ai fait monter de la terre d’Égypte, ouvre ta bouche et je la remplirai » [19]. Que moines et contemplatifs se réjouissent, que les institutions se préparent. Dieu s’apprête à déverser sur ceux qui le cherchent dans la simplicité du cœur l’abondance de ses charismes de joie dans la contemplation. Le renouveau de la vie monastique sera le résultat de cette nouvelle irruption de l’Esprit d’amour qui attire l’épouse vers l’Epoux et l’enfant vers le Père. Tout viendra de l’Esprit d’amour. Un parfait connaisseur du monachisme a fort bien dit les choses dans un texte que cite Dom Jean Leclercq [20] :
« C’est du Aemulamini charimata meliora, du desiderium caritatis, que sont nés et que naissent encore les essais de rénovation monastique. Pour la bonne raison que c’est là l’essence même du christianisme, et que le monachisme, au moins dans ses fondateurs et ses réanimateurs, n’a jamais prétendu autre chose que de mener ses adeptes à la perfection de la vie chrétienne. Les moines et les chrétiens, conscients des exigences de leur vocation, veulent évidemment les quatre dimensions du royaume de Dieu ou de la charité ; mais ils s’attachent à la profondeur et à la hauteur plus qu’à la largeur et à la longueur ; ils ont souci d’authenticité plus que d’extension et de multiplicité, parce qu’ils savent bien que la charité est universelle dès là qu’elle existe, tandis que nulle dispersion dans les œuvres extérieures n’en garantit le bon aloi ».
Demain comme aujourd’hui, comme hier et comme toujours, la vie intégralement contemplative et la vie monastique seront cette épouse fidèle qui dans la solitude et la plénitude du silence chante au Verbe le Cantique des Cantiques dont les accents réjouissent le cœur du Père et la Cité de Dieu, car ils sont ceux de fils aimants et de frères universels : Eructavit cor meum verbum bonum, dico opera mea Regi [21].
Abbaye N. D. d’Orval
N.D.L.R. – Le 10 octobre dernier, au cours du Synode des évêques à Rome, lecture a été donnée d’une message de moines contemplatifs, soucieux d’apporter leur témoignage sur la possibilité pour l’homme d’un dialogue avec le Dieu transcendant (La Doc. cath., 1967, col. 1907-1910).
Ce document fournit une singulière confirmation aux pages que l’on vient de lire. SS. Paul VI a fait envoyer ce message à tous les monastères – masculins ou féminins – de vie contemplative.
[1] Né vers 365 et décédé vers 435. Cf. Dom E. Pichery, Jean Cassien. Conférences I-VII, « Sources Chrétiennes » 42, Ed. Cerf, 1955, Introduction, p. 9 et 22. Les Conférences VIII-XVII et XVIII-XXIV et les Institutions Cénobitiques ont fait la matière de trois autres volumes des « Sources chrétiennes », 54, 64, en 1958, 1959 et 1965.
[2] La Règle de saint Benoît n’est intelligible qu’à la lumière des écrits de Cassien. Au chapitre 73 de la Règle, les Institutions Cénobitiques et les Conférences sont citées comme normes de vie pour les moines. Au chapitre 42, la Règle prévoit la lecture des Conférences avant les Complies.
[3] Toute la deuxième conférence traite De la discrétion.
[4] Jean Cassien, Institutions Cénobitiques (Sources Chrétiennes 109). Ed. Cerf, 1965, Préface, page 32.
[5] Jean Cassien, Conférence I. (Sources Chrétiennes 42, p. 81).
[6] « Omnis monachi finis confisque perfectio ad jugem atque indisruptam orationis perseverantiam tendit, et quantam humanae fragilitati conceditur, ad immobilem tranquillitatem mentis ac perpetuam nititur puritatem »... (Conférence IX, trad. Pichery, « Sources Chrétiennes » 54, Ed. Cerf, 1958, p. 40).
[7] « Et telle est la raison qui nous fait affronter le labeur corporel, et rechercher de toute manière la contrition du cœur, avec une constance que rien ne lasse. Aussi bien, sont-ce là deux choses unies d’un lien réciproque et indissoluble... Sans les vertus, en effet, ni ne s’acquiert ni ne se consomme la constante tranquillité de prière dont nous parlons ; mais en revanche, les vertus, qui lui servent d’assise, n’arriveront pas sans elle à leur perfection ». Jean Cassien, ibid.
[8] Jean Cassien, Conférence IX, p. 55. Le texte latin parle d’une état de prière « qui contemplatione Dei solius et caritatis ardore formatur per quem mens in illius dilectionem resoluta atque rejecta familiarissime deo velut patri proprio peculiari pietate conloquitur ».
[9] Dans les Institutions Cénobitiques (Livre IV, chap. 33 à 43 et Livre XII, chap. 31 à 33) il décrit le cheminement de la crainte à l’amour par le renoncement, la mortification et l’humilité. Ce schéma servira de toile de fond à saint Benoît quand il décrira les degrés d’humilité. Dans la Conférence XI, Cassien s’appuie sur les trois vertus théologales : de la foi et la crainte à l’amour par l’espérance. Les étapes sont celles de l’esclave, du mercenaire et du fils.
[10] Toute la Conférence III traite des trois renoncements : « Le premier est corporel : c’est celui qui nous fait mépriser toutes les richesses et les biens de ce monde. Par le deuxième, nous renions notre vie passée, nos vices, nos passions de l’esprit et de la chair. Le troisième consiste à retirer notre esprit des choses présentes et visibles, pour contempler uniquement les choses à venir et ne désirer plus que les invisibles ». (Sources chrétiennes, 42, p. 145). Les deux premiers renoncements correspondent plutôt à la vie cénobitique où l’on s’exerce à l’actualis vita (Jean Cassien, Préface et Conférence I et Conférence XIV) ; le troisième renoncement correspond plutôt à la vie érémitique et à la « Théorie » ou vie contemplative (Conférence I, 8 et Conférence XIV).
[11] « À ces trois renoncements correspondent exactement les trois livres de Salomon. Au premier conviennent les Proverbes, qui s’appliquent à retrancher les biens terrestres et les vices charnels ; au deuxième, l’Ecclésiaste, où il est proclamé que tout est vanité de ce qui se fait sous le soleil ; au troisième, le Cantique des Cantiques, dans lequel l’âme, dépassant tout le visible, s’unit déjà, par la contemplation des célestes mystères, au Verbe de Dieu » (Conférence III, chap. VI, « Sources Chrétiennes » 42, p. 146).
[13] Dom Jean Leclercq en a fait l’inventaire dans un article publié dans Gregorianum, 47 (1966), 495-516, sous le titre « La Vie contemplative et le monachisme d’après Vatican II »
[14] Quelques textes suffiront : « ... mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller ». Gaudium et Spes, n. 39 § 3. Ed. Centurion.« Ils s’éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n’avons point ici-bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future, croient pouvoir pour cela négliger leurs tâches humaines, sans s’apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant. Ibid., n. 43, § 1.« Les chrétiens, en marche vers la cité céleste, doivent rechercher et goûter les choses d’en-haut, mais cela pourtant, loin de la diminuer, accroît plutôt la gravité de l’obligation qui est la leur de travailler avec tous les hommes à la construction d’un monde plus humain ». Ibid., n. 57, § 1.
[15] Voir la Constitution conciliaire sur la liturgie Sacrosanctum Concilium, Préambule, n. 2 et chap. I, n. 10.
[16] J. Leclercq, « La vie contemplative et le monachisme d’après Vatican II », Gregorianum, 47 (1966), 503.
[17] Dans une conférence donnée à l’Université Grégorienne le 16 mars 1967, et dont des extraits ont été publiés sous le titre « L’Avenir des Moines » dans Irénikon, XL (1967) 333-353.
[18] On peut lire à ce propos la note de L. Lochet intitulée « Exigence évangélique et vocabulaire philosophique » publiée à la fin de son article « Aux sources du renouvellement adapté de la vie religieuse », Vie Spir., 117 (1967), 45-70. Voir aussi J. Leclercq, Le monachisme contesté, N. R. Th., 89 (1967), 607-618.
[19] Ps 80 (vg), trad. Bible de Jérusalem.
[20] « Problèmes et orientations du monachisme », Études, t. 320, 1964, 684.
[21] « Mon cœur a frémi de paroles belles : j’ai à faire entendre mon œuvre au roi » Ps 44. Trad. Bible de Jérusalem.