Tribune libre : À propos de la clôture des moniales
Vies Consacrées
N°1968-1 • Janvier 1968
| P. 37-47 |
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En ouvrant dans Vie Consacrée cette nouvelle rubrique, nous voudrions préciser ce qui nous y a décidés et l’esprit dans lequel nous la concevons. En de nombreux passages, les documents conciliaires ont recommandé des échanges de vues francs et ouverts, où chacun puisse, dans le respect d’autrui, faire connaître ses opinions et expliciter ses motifs. C’est pour favoriser ce dialogue à propos des problèmes de la vie religieuse que nous avons décidé d’ouvrir ces pages à tous nos lecteurs et lectrices, pour leur offrir la possibilité de faire connaître leurs réactions constructives aux articles que publie la revue et aux questions qui y sont traitées.
Deux conditions, toutefois, nous semblent s’imposer d’elles-mêmes : les textes devront éviter toute polémique personnelle (nous nous efforçons de clarifier nos idées, non de combattre un adversaire) et ils devront être signés, car nous désirons rencontrer un « interlocuteur valable » et aussi éviter que ne soit attribué à tout un Institut ce qui n’est peut-être que la pensée personnelle de tel de ses membres, celle-ci fût-elle parfaitement défendable.
Le cas échéant, les textes publiés seront suivis des réflexions des auteurs intéressés. A eux aussi nous demanderons cette même bienveillante objectivité, qui sache mettre au point une ambiguïté ou signaler et justifier une légitime divergence d’opinions dans le respect le plus total des personnes en cause.
L. Renwart, S. J.
À propos de la clôture des moniales
I
Puisque l’heure est au dialogue, est-il permis
aux petits, aux sans grade
– dont je suis – d’y aller de leur grain de sel ?
Je lis les pertinents articles de Vie consacrée ayant trait à ce qui est si important pour nous : l’adaptation, le renouveau de notre vie monastique. Mon désir est de marcher au pas de l’Église, d’être de mon temps sans snobisme et sans outrance ; de prendre de ce temps ce qui enrichit et de laisser tomber ce qui n’est que « mode ». La mode passe.
J’écoute, lis, observe, pense. Je prie. Seule près du Seul, s’étalent tour à tour mon incertitude, ma perplexité, mon effarement, voire ma déception. Je flotte. Bien d’autres aussi probablement.
Car il arrive que, devant certaines aberrations, on soit tenté de soupirer :
– Bon Pape Jean, qu’avez-vous donc mis en branle ?
Par contre, en présence d’adaptations heureuses, qui « aèrent », on pousse un sincère :
– Quel bonheur, que ce grand nettoyage !
Il paraît que lors d’une récente et docte réunion il y a eu des accrochages au sujet de la clôture entre partisans du maintien des grilles et les autres. D’un côté, c’est l’admiration pour ces cloîtrées qui tiennent farouchement à préserver leur vie intense et la défendent avec un beau courage ; d’un autre, c’est la crainte de donner tête baissée dans l’obstination.
Flottement... Et flottement douloureux.
Faut-il encore des grilles ou est-ce désuet ?
Ces fameuses grilles, terreur des cœurs sensibles et surtout des pauvres parents, cela se comprend ! Que l’on veuille « humaniser » cela pour ces derniers, comment ne pas y souscrire des deux mains ? Le sacrifice, c’est l’élue qui doit l’embrasser, et non pas l’imposer à autrui.
Il reste que les grilles peuvent aider, tant intra qu’extra muros.
Les grilles sont un symbole, un rappel permanent du renoncement au monde, ce monde dont il faut haïr le vice, mais qu’il faut aimer aussi à cause des âmes qui le composent. Si, dans son sein, il en est qui critiquent le maintien des grilles, ou s’en gaussent, ou ne les comprennent pas, il en est également – et plus nombreux qu’on ne le pense – pour qui ces grilles représentent quelque chose de grand, de surhumain. Elles leur parlent de vie totalement vouée au surnaturel. Ces grilles font extérieurement la distinction entre la vie contemplative et la vie active.
Or, cette vie contemplative est à base de sacrifice, comme toute vocation religieuse d’ailleurs. Les hospitalières, les enseignantes, les missionnaires, trouvent leurs renoncements quotidiens dans l’exercice même de leur tâche. Notre sacrifice à nous, moniales, il s’étire au long de nos journées silencieuses, dans une attention perpétuelle aux choses de Dieu afin de nous remplir de Lui et d’ainsi servir de canal invisible. Ou le canal sera bon. Ou il sera mauvais, obstrué par notre égoïsme, nos demi-mesures.
Les grilles n’ont aucune raison d’être si nous, en clôture, nous ne réalisons pas leur symbole, si nous n’en extrayons pas l’esprit. La clôture doit rester pour nous matière à sacrifice. Vouloir tout voir, tout savoir, oublier la mortification du regard, satisfaire toutes les petites curiosités inutiles, non, alors nos grilles ne sont plus qu’un non-sens, un trompe-l’œil, et mieux vaudrait qu’elles disparaissent.
Dans notre Ordre, nous faisons vœu solennel de clôture. C’est sérieux cela. Que notre don soit donc sans repentance ! L’adaptation est-elle vraiment si difficile quand on veut rester dans le domaine solide de la générosité ? On parle tant de retour aux sources ; c’est bien le moment de se rendre compte combien, aux sources mêmes, il y eut de l’héroïsme. Ne mitigeons pas trop un sacrifice librement consenti.
Les temps ont changé, oui. Ce serait ridicule d’imposer des bougies à l’ère du néon. Mais ne bougeons pas trop à ce qui peut nous être pénitence ! Et d’autant moins que les sévères jeûnes de jadis ne sont plus guère à la portée des santés actuelles.
La rage de tout changer comporte le risque d’omettre l’essentiel : approfondissement, amélioration. On se paie si vite de mots ! Et le snobisme, qui n’est jamais sympathique, l’est encore moins en religion.
Chaque âme a la grâce de sa vocation, avec les lumières, les attraits y attachés. Les parents ont la leur pour élever leur famille, le prêtre pour guider, éclairer, instruire ; la moniale l’a pour vivre dans l’austère clôture, derrière ces grilles par certains tant honnies, et qui, bien comprises, sont un témoignage.
Les grilles n’entrent plus dans la mentalité de nos jeunes ? Voire ! Quand le Seigneur donne la vocation contemplative, Il octroie en même temps et avec magnificence la force d’en embrasser toutes les particularités. Les vocations sérieuses et généreuses sont aux antipodes de celles qui se posent en martyres d’incompréhension au contact d’un entourage si vite taxé de « vieux jeu » (encore que cela puisse être vrai, le tout est de ne point généraliser). Notre siècle n’innove rien en fait de conflit entre générations. Chacune d’elles entre tôt ou tard en conflit avec celle qui la précède jusqu’au moment où, ayant acquis son expérience, elle entre en conflit avec celle qui la suit.
Pénurie de vocations ?...
Qui sait si le Seigneur, devant des adaptations visant par trop aux facilités, aux aises, juge peut-être que les professionnelles de la pénitence sont en train de perdre leur vertu propre et, par là-même, deviennent inutiles ?
... Voilà mon petit grain de sel. Insipide ? Trop fort ? Inepte ?
Je pense à Sœur Geneviève, la chère « Céline » de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus qui, en présence de cas épineux, s’exclamait :
– Disons des bêtises... Du choc des idées jaillit la lumière I
Sœur M.- Béatrix, O.SS.R.
II
Avec grand intérêt, j’ai lu le numéro de Vie Consacrée (1967, n. 3) sur la clôture. Je trouve très enrichissant ces différents apports sur une question qui concerne de près nos vies contemplatives. Cependant, certains articles m’ont étonnée, ainsi que d’autres moniales. Et je me permets très simplement de vous en faire part. Il me semble que certaines nuances ne sont pas assez marquées.
1. Par exemple, au sujet de l’entrée de séculières en clôture, il me semble qu’il y aurait quelques distinctions à faire entre les Ordres contemplatifs. Tous n’ont pas la même fonction, la même orientation, tout en ayant le même appel à une vie purement contemplative. Les entrées de séculières en clôture pourraient peut-être s’admettre dans des Communautés nombreuses, comme sont celles des Abbayes de Bénédictines, de Clarisses ou de Cisterciennes. Cela ne s’opposerait sans doute pas à l’esprit de leurs Ordres, et présenterait moins d’inconvénient que dans des Communautés moins nombreuses, comme sont celles de nos Carmels thérésiens. Déjà, nos Assemblées Fédérales, en France, ont fortement affirmé la nécessité de maintenir la grille pour signe de la clôture carmélitaine. Par ailleurs, l’esprit de solitude, qui marque le Carmel, ne semble pas conciliable avec l’entrée de séculières, n’ayant pas la vocation de partager notre vie. – Notre Sainte Réformatrice n’a pas seulement lutté contre les abus du XVIe siècle ; comme le demande Vatican II (cf. Perf. Carit. 1, 2b), elle a ramené l’Ordre à ses sources primitives, elle a remis en vigueur, pour ses Filles cloîtrées, la grande solitude contemplative, cet « esprit du Désert » qui imprègne notre Règle.
Le Père Lucien M. de St Joseph, o.c.d., donne l’une des meilleures définitions de la clôture ; elle sera : « la recherche amoureuse de cette solitude, qui est présence et ouverture à Dieu, et, à travers Lui et en Lui, au monde entier. C’est à sa lumière qu’il faudra juger des nécessaires réformes de cette institution » (cf. p. 143). Ce ne sera donc pas en nous alignant sur le monde mais « en conservant jalousement, dans une rénovation adaptée, tout ce qui correspond à la finalité essentielle de la clôture, qui est de rendre visible la sainteté consacrée à louer le Dieu Transcendant, qui agit dans le monde. »
L’admirable allocution de S.S. Paul VI sur la vie monastique (cf. p. 131 sv.) nous encourage également à garder notre vie contemplative intégrale : « ... Vous vous êtes données à ce genre de vie pour être en colloque continuel avec le Seigneur, pour être aptes à mieux saisir sa Sainte Parole, à faire retentir notre pauvre voix humaine avec une plus grande pureté, avec une plus grande intensité ; vous avez fait de cette communication entre le ciel et la terre l’unique programme de votre vie... De même, parce que vous êtes appelées au colloque avec le Seigneur, vous sentez derrière vous la tension du monde profane tout entier... et aussi de tout le monde vertueux, de l’Église, qui a besoin qu’on lui accorde aide et réconfort : votre prière, votre sacrifice, votre exemple, votre colloque avec Dieu. » Tout le lumineux enseignement du Saint-Père nous confirme dans notre devoir d4être totalement et uniquement à notre vocation d’orantes solitaires devant Dieu, pour l’Église et le monde.
2. Aussi, ai-je été très étonnée de voir l’image péjorative et erronée qui était donnée de notre vie cloîtrée (cf. p. 180). Pourquoi souhaiter que « désormais les moniales puissent porter leurs regards au-delà de leur couvent, sur ce monde au salut duquel elles se sont consacrées avec le Christ, sans en être empêchées par des vitres opaques et de hauts murs, comme dans les vieux pénitenciers ». Ce n’est pas « pour porter nos regards sur le monde » que nous embrassons la vie cloîtrée, mais pour répondre à l’appel de Dieu. Dieu n’est-Il pas libre de se choisir des âmes pour Lui seul, comme l’assure St Jean de la Croix ? C’est librement aussi que nous embrassons cette vie solitaire, pour Dieu, cachée en Lui, avec la certitude que l’Église et le monde y gagneront beaucoup plus que si... « nous portions nos regards sur le monde ». Ce monde ne nous est pas inconnu ; nous sommes au courant de ses besoins et de ses détresses. Mais nous savons que nous ne lui apporterons un secours efficace que dans la mesure où nous serons pleinement fidèles à « porter nos regards et nos désirs vers Dieu ». Il ne s’agit pas tant de nous livrer à de nouvelles formes de vie contemplative (certaines adaptations sont nécessaires, bien sûr !), mais il s’agit surtout d’intensifier notre solitude, notre silence, notre prière. Il s’agit de rendre plus continu et plus profond notre dialogue avec Dieu, pour que le dialogue des chrétiens – prêtres et militants – avec le monde soit plus fructueux. Pour que le Peuple de Dieu tout entier remplisse sa mission d’évangélisation, il faut que chaque membre fasse, à sa place providentielle, la tâche que Dieu lui a départie. L’équilibre appelle la loi des compensations : plus l’apostolat doit se développer, plus aussi la prière silencieuse, contemplative, doit s’intensifier. Mais n’y a-t-il pas, actuellement, une certaine méconnaissance de cette vie contemplative, de la Communion des Saints et de l’interdiffusion de la charité ? Et cette méconnaissance est grave, car elle révèle, même chez des consacrés, une baisse de sens théologal, au profit de l’anthropomorphisme envahissant.
3. Le « Lien des Contemplatives » (août 1967) donne des extraits fort suggestifs du remarquable article de M. Jean Guitton. Ces pages mériteraient d’être largement diffusées. Avec un sens théologal, au profit de l’anthropomorphisme envahissant. l’auteur met le doigt sur certains dangers qui guettent les moines : « Le Moine, de nos jours, me paraît un homme tenté... par une fausse idée de l’adaptation à la vie du monde. Ce que nous, laïcs, nous lui demandons avec insistance, c’est de rester lui-même, de croître dans sa propre tradition... Il semble que le rôle essentiel des Moines, en notre temps, soit de maintenir des îlots de prière pour eux et pour ceux sur lesquels s’exerce, de près ou de loin, le rayonnement du monastère... Les hôtes laïcs qui viennent chercher la vie au monastère, ne demandent pas aux Moines de descendre à leurs préoccupations, de transposer sur un plan religieux leurs disputes... ils attendent le sens du sacré, le sens du divin, le sens du mystère... » Beau témoignage, et combien éclairant !
Et voici celui de jeunes étudiantes : elles viennent, chaque année, « enquêter » auprès des Carmélites pour comprendre leur genre de vie. Reçues fraternellement au parloir, elles déclarent ensuite qu’elles n’oublieront plus « la lumière et la joie qu’elles ont vues dans les yeux des moniales ». Ni les grilles, ni les hauts murs, ni notre vie cloîtrée, ne leur ont donné l’impression de se trouver comme... « dans un vieux pénitencier » ! Ces jeunes ont su comprendre que nos vies, totalement et uniquement données à Dieu, sont le plus haut témoignage de notre amour pour Lui et pour les âmes. Non, nos grilles ne leur sont pas un « contre-témoignage ».
Même des fillettes de 7 à 11 ans réalisent parfaitement l’utilité apostolique de nos vies. Après qu’on eût comparé devant elles la vie de la carmélite à celle de la racine cachée en terre, qui travaille, ignorée, pour que l’arbre donne fleurs et fruits, elles écrivaient : « on a bien compris ce que vous vouliez dire : nous, nous sommes les petites fleurs, et vous, vous êtes les petites racines ; et vous vous enfoncez dans le Bon Dieu pour nous faire pousser bonnes... »
Pour clore ces simples réflexions, je citerai le texte magnifique – et combien encourageant pour nous ! – de Dom Le Saux :
« Présents au monde, les solitaires ne le sont pas moins que ceux qui sont jetés dans le grand courant, mais ils le sont au lieu même où est issu ce courant. Témoins de l’Absolu, de l’immuable, ils le sont au nom du monde, de ce monde en marge duquel ils demeurent apparemment. Ils sont comme les pivots de ce monde, le fixant par leur immobilité même, dans l’immuable. Plus que jamais, le monde a besoin de ces Témoins, de ces Piliers immobiles, car, plus que jamais, le monde est emporté par le courant de ce qui passe. Et, plus que jamais aussi, l’Église en a besoin. En effet, plus la religion se laisse attirer et emporter, même sous la conduite de l’Esprit, dans le mystère de la manifestation de Dieu dans le monde – « la présence de l’Église au monde » – plus grande est l’urgence que quelques-uns au moins se laissent mener par ce même Esprit, loin de tout, au-delà de tout, jusqu’au mystère du NON-MANIFESTE, devant Dieu et devant les hommes » (Une Messe aux sources du Gange).
Sœur Marie de Jésus, O.C.D.
III
... Un problème (...) se pose actuellement à toute l’Église et (...) est sous-jacent à presque toutes les préoccupations du concile. Comment l’Église, comment les communautés chrétiennes peuvent-elles annoncer Jésus-Christ au monde en un langage qui lui soit perceptible ?
Ce problème se pose de façon spécifique à la vie religieuse actuellement : le plus grand drame de la plupart de nos communautés religieuses est qu’elles s’efforcent, avec une générosité incontestable, de vivre de vie évangélique, de dévouement, de détachement, de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, mais que, le plus souvent, la masse énorme des gens qui les côtoient n’ont pas rencontré en elles le visage de l’Amour du Christ pour eux et la révélation de Dieu charité.
… … …
Cela est-il possible ? Comment cela peut-il se faire ? Je voudrais prendre ici un exemple, qui est presque une parabole. Tous ceux qui ont rencontré de près la vie d’un Carmel savent qu’il est peu de lieux au monde où règne plus de joie profonde et d’amour universel pour tous les hommes. Au cœur de la ville, le Carmel ouvre les portes de sa chapelle à tous ceux qui ont soif d’un peu de silence et besoin d’un lieu de prière. Mais quel est le visage de la communauté qui leur est offert, quel est le langage qu’elle parle à l’homme de la rue ? Une grille de fer, un voile noir et opaque, et pour mieux assurer les distances et la rupture, sur la grille même des pointes tournées vers le visiteur qui lui signifient avec autorité : n’approche pas. Etrange visage de l’Amour universel. Les carmélites ne s’en rendaient pas compte, car elles voyaient la communauté du dedans. On leur a fait remarquer combien était dur le visage qu’elles montraient aux gens du dehors : elles ont fait couper les pointes.
Je dis que c’est une parabole des rapports de la vie religieuse avec le monde, car maintenant, les carmélites ont l’impression d’avoir fait un gros effort pour offrir au monde un visage plus souriant de leur communauté. Mais celui qui entre dans la chapelle voit encore des barreaux et un voile noir, et ne s’aperçoit même pas que les piques ont été enlevées.
Telle est, en effet, la difficulté foncière des recherches actuelles : les religieuses ont l’impression d’avoir fait un gros effort en améliorant quelques détails de costume ou de modes de vie ; le monde qui les regarde n’a pas encore perçu une transformation profonde de leur comportement à son égard [1].
Abbé L. Lochet
IV
Si nous avons tenu à reproduire le texte de l’Abbé Lochet, c’est que sa parabole nous semble n’avoir rien perdu de son actualité [2]. Ce qu’elle révèle en effet, c’est une incompréhension, qui pourrait devenir grave, entre la vie cloîtrée vue « du dedans » et cette même vie contemplée « du dehors ». Ceci se vérifie aussi lorsque les interlocuteurs (si l’on peut dire) habitent la même région [3].
D’où vient cette absence de dialogue ? L’une des causes (peut-être la principale) nous semble bien décelée par Miss Violet Wilkinson, dans une lettre ouverte écrite à propos du débat passionné que suscita, en Angleterre, la parution du livre de J. A. T. Robinson, Honest to God. Elle note ceci : « Il est important de se rendre compte que beaucoup de gens sont incapables de distinguer entre la vérité et les mots dans lesquels on l’a traditionnellement exprimée [4] ». Ceci vaut de toute « valeur » et des formes, verbales ou non, dans lesquelles elle s’est incarnée.
Le problème auquel le Concile, pour répondre à l’attente du monde, nous a tous affrontés, est bien celui de distinguer entre les valeurs chrétiennes authentiques (dont aucune ne doit se perdre) et les manières de dire et de faire qui en ont été jusqu’ici les traductions.
« Est-il possible de refuser longtemps d’accepter son temps ? Cette acceptation, si elle n’est pas faite délibérément avec la prudence et le discernement de l’Esprit, risque fort de l’être un jour souterrainement et dans l’inconscience, et c’est alors que le sens évangélique y perdra. Beaucoup de ceux qui protestent que les chrétiens n’ont pas à accepter ce monde moderne si inquiétant, sont aussi ceux qui ont accepté, sans se douter de la portée de pareille acceptation, les contingences de toute une société antérieure. Ainsi a été acceptée par toute une bourgeoisie chrétienne une économie libérale et capitaliste dont on ne voyait guère les faiblesses et les injustices ; ainsi a été accepté par la vie religieuse un style de vie, des comportements, que l’on s’habituait à considérer comme une expression de la perfection, mais qui reflétaient bien plutôt les habitudes et les conceptions de milieux sociologiques très caractérisés ».
En prendre conscience est un effort dont certains sont peut-être incapables (et sans qu’il y ait toujours faute de leur part) ; il est et reste pénible pour tous [5], car il requiert à la fois une attention constante aux valeurs à sauvegarder (ce qui suppose que l’on vive ces valeurs), un sens aigu d’autrui et de sa dignité personnelle, et le patient courage des essais et des mises au point. Et l’on y réussira rarement du premier coup, ce qui semblera donner raison aux adversaires des « nouveautés ». Cette épreuve-là aussi, il faudra la porter courageusement (et ne pas trop la faire porter aux autres). Pour le dire en d’autres termes, plus proches de ceux du Concile, ce renouveau suppose une grande ouverture aux appels de l’Esprit pour notre temps : Celui-ci nous invite tout ensemble à croître dans la charité et à en témoigner, à la mesure de notre vocation, à la face du monde entier.
Tel est, croyons-nous, le problème des formes concrètes de la clôture remis dans sa vraie perspective. Loin de nous de souhaiter que les instituts entièrement voués à la contemplation perdent, si peu que ce soit, cette caractéristique : l’Église vient solennellement de leur rappeler qu’elle n’attend pas autre chose de leur part que cette recherche amoureuse de Dieu seul dans la solitude. Par là, ces monastères remplissent dans l’Église leur apostolat essentiel (et il est irremplaçable). Toute la question, que le même Concile leur pose aussi, est de savoir si les grilles et les autres moyens d’assurer la séparation sont encore, dans une région donnée et compte tenu de l’évolution des mentalités à cet endroit [6], le moyen d’assurer au mieux cet essentiel et d’en donner au monde qui nous entoure un témoignage intelligible.
C’est ici que l’affrontement actuel, où chacun semble rester sur ses positions plus qu’il n’essaie de comprendre l’autre, devrait faire place à un dialogue constructif. Celui-ci suppose que chacun s’efforce de voir aussi clairement que possible ce que valent ses propres raisons et ce que le point de vue des autres peut lui apporter de lumière.
Pour n’en donner que l’un ou l’autre exemple, suffit-il, pour répondre à ceux qui reprochent au cadre extérieur des monastères de ne plus fournir au monde le témoignage parlant d’un amour librement voué au Seigneur, de signaler qu’il y a parfaitement moyen d’expliquer à de petits groupes [7] (qui constituent nécessairement une certaine élite) en quoi consiste l’essentiel de la vie contemplative ?
Quelles ambiguïtés ne recèle pas une formule comme « l’ouverture au monde » ? Pour les uns, qui la rejetteront à bon droit, elle voudra dire : « faire une brèche dans le jardin fermé que Dieu s’est réservé pour lui seul », s’ouvrir à l’esprit du monde et se laisser contaminer par lui. Pour les autres, qui s’en feront avec raison les défenseurs, cette même expression signifiera communier effectivement à l’amour de Dieu pour le monde et, dans ce but, veiller à traduire notre témoignage dans les signes qui sont compris à notre époque.
Et lorsque des moniales essaient de donner de cet essentiel une traduction qui parle davantage au monde d’aujourd’hui, suffit-il de brandir le spectre du relâchement pour leur avoir répondu ?
Pour conclure, il ne faut ni vouloir supprimer les grilles, ni s’efforcer de les garder à tout prix : elles ne sont qu’un moyen. Il convient donc, dans chaque cas, de peser loyalement, tous ensemble, le pour et le contre des raisons qui s’affrontent, s’efforcer de les connaître toutes (même celles des gens du dehors, y compris ce que pensent vraiment nos amis, et qu’ils taisent parfois pour ne pas nous peiner inutilement), s’efforcer de les comprendre toutes (même celles que nous ne pourrons finalement pas admettre telles quelles, car elles ont néanmoins leur part de vérité). Ceci supposera un effort constant d’écoute de l’Esprit qui nous parle par tous ces signes, et qui ne nous dispensera jamais (car il nous respecte trop) du travail de recherche dont, avec sa grâce, nous sommes capables. Et si l’Esprit nous pousse à tenter cette aventure (car c’en est toujours une) qu’est l’abandon de certaines formes traditionnelles, soyons assurés qu’il nous donnera lumière et force pour découvrir et mettre en place, à travers les inévitables tâtonnements, les signes qui traduiront mieux, face aux hommes d’aujourd’hui qui attendent de nous ce témoignage, notre don total et libre, dans l’amour, à Celui qui seul est digne de cet holocauste.
L. Renwart, S.J.
[1] Louis Lochet. Vie religieuse et mentalités contemporaines, p. 114-116 de l’ouvrage collectif Religieuse aujourd’hui ? Coll. Pour les appels de notre temps. Paris, Ed. du Centurion, 1967. Ce texte est reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditeurs.
[2] Même si, depuis lors, les Carmels ont introduit de nouveaux aménagements.
[3] L’Abbé Lochet est français, tout comme la Sœur Marie de Jésus ; la Mère Marie-Julienne (cf. Vie consacrée 1967, p. 189) est belge, de même que la Sœur M.-Béatrix ; le P. Tillmans (cf. ibid., p. 144-154) vient de passer une année entière à quelques kilomètres du monastère de cette même Sœur ; la Sœur Teresa Margaret et la Bénédictine de Stanbrooke qui s’oppose à elle (ibid., p. 190) habitent l’une et l’autre l’Angleterre.
[4] Ce texte est reproduit dans J. A. T. Robinson et D. L. Edwards, The Honest to God Debate, Londres 1963, p. 23.
[5] Ceux pour qui ces expressions et ces gestes traditionnels ont perdu leur sens sont prêts à rejeter de gaieté de cœur toutes ces formes « vides », sans toujours se rendre compte, comme disent les Anglais, qu’ils risquent de jeter le bébé avec l’eau du bain. À eux aussi se pose le problème de traduire en gestes et mots adaptés à notre temps les valeurs authentiques qu’incarnaient jadis ces observances « périmées ».
[6] Et l’énorme diversité qui règne en ce domaine entre pays et continents nous fait souhaiter que même les Ordres fortement unifiés n’imposent à tous qu’une norme souple, susceptible des légitimes adaptations locales ou régionales.
[7] Qu’il nous soit permis d’illustrer ceci par un exemple. Les sonneries de cloches par lesquelles nombre de monastères réveillent tout le quartier dès 6 h. 30 ou 7 heures du matin, sont-elles encore perçues comme un appel à la prière ou sont-elles, au contraire, maudites par ceux qui souhaiteraient, quand c’est possible, prolonger un repos que la vie moderne rend nécessaire ? Pour le savoir, il ne suffirait évidemment pas d’interroger les quelques pieuses personnes qui fréquentent la chapelle du couvent. Combien de monastères ont-ils remarqué que l’on a interrompu toutes les sonneries de cloches à Saint-Pierre durant la convalescence de Paul VI ? Et combien se sont demandé : « Et nous ? »