Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Foi et vie consacrée (I)

Jean Galot, s.j.

N°1968-1 Janvier 1968

| P. 3-23 |

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I. La foi au Dieu vivant

La « mort de Dieu » et le cri de la foi

On n’a jamais parlé de la mort de Dieu comme à notre époque. Depuis peu d’années, cette « mort de Dieu » est devenue le titre de livres et d’articles, un thème que l’on se plaît à aborder. L’expression fait choc ; le scandale qu’elle provoque contribue sans doute à son succès. En réalité, elle recouvre une grande variété de significations et est donc susceptible d’emplois équivoques. Elle a au moins le mérite de montrer que le problème de Dieu est posé plus ouvertement encore que dans le passé, que c’est un problème capital pour l’homme, problème devant lequel on ne peut se dérober.

Certains ne veulent parler que de la mort d’un Dieu mal compris et mal présenté : ils s’en détournent pour admettre un Dieu plus authentique et plus réellement Dieu ; à leurs yeux un certain athéisme, malgré le risque que comportent le mot et l’attitude, est nécessaire comme purification de la foi. D’autres n’hésitent pas à prétendre que Dieu est réellement mort dans notre société humaine : le Dieu transcendant disparaît, et c’est l’humanité elle-même qui prend un caractère divin. L’athéisme deviendrait ainsi l’expression actuelle et définitive de la vérité.

Face à une telle affirmation de la « mort de Dieu », se fait entendre le cri de la foi. Foi dans le Christ ressuscité, c’est-à-dire dans un Dieu plein de vie, qui est inaccessible à la mort car il a vaincu cette mort dans la chair humaine. Foi en celui qui a dit, avant sa condamnation au supplice : « Je suis », pour garantir qu’il ne cesserait jamais d’être, et pour assurer la pérennité de sa présence à ses amis les hommes. Foi dans le Sauveur qui libère l’humanité du poids du péché et qui la soulève dans un renouveau d’amour en la rassemblant en communauté. Foi ancienne, qui remonte aux apôtres et à la Vierge Marie, et qui a prouvé au cours des siècles sa vigueur et sa fécondité en même temps que sa vérité ; foi toujours actuelle, qui se renouvelle en chaque génération, en chaque chrétien, en chaque communauté chrétienne, pour être vécue d’une manière neuve.

Ce cri de la foi vient de l’Église entière. C’est tout le peuple de Dieu qui professe sa foi par la parole et par l’action, et qui témoigne que loin d’être mort Dieu est le plus vivant de tous les êtres, qu’il est le vivant par excellence. L’exceptionnelle vitalité manifestée par l’Église à l’occasion du Concile n’est-elle pas l’attestation la plus impressionnante d’un Dieu qui loin d’être mourant ou mort suscite une nouvelle jeunesse là où il agit ?

Dans le témoignage ecclésial, la vie religieuse est appelée à remplir un rôle. En effet, c’est dans un cri de foi qu’elle surgit. « Suivre le Christ », n’est-ce pas d’abord croire en lui, et croire si profondément qu’on veut tout abandonner pour lui ? C’est le reconnaître comme l’unique nécessaire, c’est-à-dire le tenir pour Dieu et démontrer par tout son comportement qu’on a trouvé en lui l’absolu. Miser sa vie sur Jésus en laissant tout le reste, c’est le proclamer comme Dieu de vie.

Dans ce cri de la foi s’exprime tout l’être humain. La valeur d’un cri ne consiste pas dans le volume de la voix mais dans la profondeur d’âme qui s’y révèle. Ici le cri c’est une attitude de toute la personne, qui engage toute sa destinée. La foi au Christ se fait tellement convaincante, tellement pressante qu’elle entraîne le don de l’être total. Faut-il rappeler l’expérience de Charles de Foucauld : « Ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi » ? Dès le moment où il s’était mis à croire qu’il y avait un Dieu, il comprit qu’il ne pouvait faire autrement que de ne vivre que pour lui. Le don complet de soi à Dieu, c’était pour lui l’aboutissement logique d’une foi qui voulait tirer toutes les conséquences de la réalité de vie qu’elle découvrait.

Signe de la transcendance

Ceux qui affirment la mort réelle de Dieu dans notre monde et envisagent dès lors une sécularisation complète de la vie humaine visent avant tout le Dieu transcendant. On comprend cette réaction contre la transcendance : l’homme accepte difficilement ce qui le dépasse, il craint une aliénation de lui-même.

Or c’est justement cette transcendance de Dieu qui se révèle dans la consécration religieuse. Au lieu d’un Dieu qui se dissout dans l’humanité en cessant d’être lui-même, le Christ qui appelle et consacre le religieux affirme l’emprise qu’il veut exercer, en tant que Dieu souverain, sur toute une existence humaine. En contraste avec une sécularisation qui ferait perdre à la religion et au culte leurs caractères spécifiques et les absorberait purement et simplement dans les activités humaines, la consécration religieuse établit pleinement une vie dans le royaume de Dieu, épanouissant à l’extrême ce royaume que le baptême et la confirmation ont instauré dans l’âme.

Suivre le Christ, c’est accepter d’être dépassé, d’être saisi par lui. C’est croire à sa transcendance et se livrer à elle. Et c’est attester l’authentique visage de la transcendance divine, car le Dieu transcendant qui se manifeste ici n’est ni un Dieu abstrait ou lointain ni un Dieu sévère ou redoutable. Le Christ qui entraîne les hommes à sa suite montre le sens véritable de la transcendance de Dieu, celui d’un amour infini. Invisible, il attire plus puissamment que les plus attrayantes personnalités humaines ; maître suprême, il fait accéder à une liberté supérieure la personne qui se met à son service ; tout-puissant, il élève la nature humaine au-dessus d’elle-même, par une charité qui tend à franchir toutes les limites et par une chasteté qui annonce déjà l’état céleste. La transcendance de Dieu, loin d’écraser l’homme ou de le diminuer, se communique à lui et le hausse à un niveau plus élevé. Le Dieu qui dépasse l’homme est celui qui rend l’homme capable de se dépasser lui-même.

C’est en ce sens que, selon le mot du Concile, l’état religieux « fait connaître plus particulièrement l’élévation du royaume de Dieu au-dessus de toutes les choses terrestres ainsi que ses souveraines exigences ; il montre à tous les hommes la suréminente grandeur de la force du Christ en son règne et la puissance infinie de l’Esprit Saint, admirablement à l’œuvre dans l’Église » (Lumen gentium, 44, 3).

Démonstration vivante de l’absolu de Dieu, la vie religieuse ne peut se développer que par une foi qui ne perde jamais la verticalité de son élan. Dans le Christ tout proche, parfaitement incarné, elle reconnaît l’infini de Dieu. « Vous croyez en Dieu, avait dit Jésus à ses disciples ; croyez aussi en moi » (Jn 14,1). Au moment où il allait se séparer d’eux par la mort, leur devenir invisible, il leur demandait avec plus d’insistance de s’attacher à lui par la foi. Il les invitait à discerner en lui l’incomparable hauteur de Dieu, venu à eux sous le voile d’un visage d’homme.

L’exploration la plus grandiose

Découvrir Dieu dans le Christ, c’est la mission d’exploration confiée à toute l’Église. Ceux qui par la voie des conseils évangéliques ont mis leurs pas dans ceux du Maître de l’Évangile sont appelés à contribuer plus spécialement à cette découverte. Suivre le Christ, c’est vouloir le connaître de la manière la plus intime et progresser sans cesse dans cette connaissance. « Où demeures-tu ? » ont demandé à Jésus les premiers disciples qui l’avaient suivi. « Venez et voyez », leur fut-il répondu (Jn 1,38.39). Le Christ les invitait à une connaissance expérimentale, faite du contact quotidien, la connaissance de deux vies qui se compénètrent et s’éclairent ainsi l’une l’autre.

Aussi la vie religieuse implique-t-elle un contact continu avec le Christ, notamment une grande familiarité avec l’Évangile, de sorte que le visage concret de Jésus domine et illumine l’existence. Le mouvement biblique contemporain met les religieux en mesure d’approfondir leur connaissance des textes évangéliques, ainsi que leur compréhension de ce reflet de l’Évangile que nous possédons dans les épîtres du Nouveau Testament. Un effort considérable est encore nécessaire en ce domaine : dans bien des vies consacrées, le Maître auquel on a tout donné reste trop un inconnu.

Qu’on note le but de cette connaissance : il ne s’agit pas simplement de vouloir découvrir les paroles et les gestes humains de Jésus, mais par eux de rejoindre Dieu en lui. C’est ce qui rend si grandiose l’exploration de la foi : elle cherche l’infini. Ce qu’elle s’efforce de dégager de l’Évangile, c’est le visage de Dieu. « Dieu, personne ne l’a jamais vu. Le Fils unique, lui qui est tourné vers le sein du Père, l’a raconté » (Jn 1,18). Jésus nous a fait voir celui qu’il est impossible de voir : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9). Dans ces conditions, l’exploration va au-delà des limites de toutes les autres explorations humaines, et découvre ce qu’aucun explorateur humain ne peut atteindre.

Telle est la découverte passionnante que saint Paul recommandait aux chrétiens : il leur souhaitait de « pouvoir saisir quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur, et reconnaître l’amour du Christ, qui dépasse toute connaissance... » (Ep 3,18-19). La largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur étaient les dimensions de l’univers : les saisir, c’était accéder au secret suprême et parvenir à la connaissance du tout. En réalité, ce secret qui éclaire toutes choses, c’est l’amour du Christ, amour divin qui excède toujours la connaissance que nous pouvons en avoir. A l’heure actuelle, on dirait, pour traduire le langage de saint Paul, que la vraie exploration spatiale et la vraie découverte cosmique résident dans la connaissance de l’amour du Sauveur du monde.

Nous sommes en effet à 1’ère de la conquête du cosmos, et nous constatons l’enthousiasme que suscitent dans l’humanité les progrès de l’exploration des planètes et des espaces interplanétaires. Il y a là une expérience exaltante, celle de l’homme qui réussit à sortir des frontières terrestres où il avait été enfermé jusqu’à présent et qui voit s’ouvrir devant lui les immensités de l’univers sidéral. La découverte de l’infini divin, si essentielle pour la destinée humaine, serait-elle moins attrayante ? Ceux qui ont consacré leur vie au Seigneur sont appelés à porter le témoignage qu’un autre espace est à explorer, celui d’un Dieu qui se livre à nous dans son mystère. La vie de Dieu est plus riche, plus substantielle que n’importe quelle réalité du monde ; elle offre les découvertes les plus profondes, les plus significatives pour l’existence humaine. La connaissance de l’amour du Christ ne cesse jamais d’être un dépassement pour l’intelligence de l’homme, ni de lui apporter une lumière supérieure sur son destin.

Si selon le mot de l’Évangile il importe avant tout de chercher le royaume de Dieu, le reste étant donné par surcroît (Mt 6,33 ; Lc 12,31), l’intelligence du croyant doit d’abord s’appliquer à scruter Dieu et son action dans le monde, car c’est là le fondement de toutes les autres connaissances. Tel est le royaume à explorer. L’ardeur avec laquelle des consacrés se livrent à cette exploration doit attester que Dieu demeure le sommet des découvertes humaines, et que la plus grande entreprise intellectuelle de l’humanité réside dans l’effort pour rejoindre l’infini divin, le percevoir toujours mieux dans le Christ, et l’exprimer d’une manière de plus en plus adéquate. Dieu révèle qu’il est vivant en se faisant le grand stimulant de la vie de l’esprit, son centre d’attraction le plus puissant.

Ceux qui professent les conseils évangéliques sont invités à manifester cette emprise de Dieu sur l’intelligence. Loin d’accepter une sécularisation de la culture, des recherches intellectuelles et scientifiques, ils ont pour mission de mettre en lumière la valeur d’une culture et d’une science qui portent leur effort sur Dieu et sa révélation au monde. Ils témoignent de l’ambition la plus haute de l’esprit humain, qui ne se laisse pas enfermer dans le fini, dans les limites terrestres, et qui veut pénétrer aussi loin que possible dans le mystère de l’infini. À l’opposé d’une sécularisation, il y a là une sacralisation de l’intelligence : en se laissant prendre par le sacré, l’intelligence humaine ne se rétrécit ni ne s’obscurcit ; elle se dilate en franchissant toutes les frontières de l’univers.

Chez le religieux, la consécration de l’activité intellectuelle au Seigneur, qui n’est qu’un épanouissement de la vie de foi, n’aboutit à rien de figé ni de hiératique, selon ce que pourrait évoquer le mot de « sacré ». Elle est élargissement incessant de l’horizon, et dans la conscience de ne pouvoir étreindre un Dieu qui déborde de toute part les facultés humaines, elle suscite une ouverture de plus en plus profonde au mystère et un désir de progresser toujours au-delà de ce qui a été perçu et exprimé.

Dans nul domaine l’intelligence n’est aussi vivante ; rien ne lui donne autant d’élan que le contact avec l’infini. L’avenir intellectuel et culturel de l’humanité ne réside pas dans une mort progressive de Dieu au bénéfice d’un progrès vital de l’homme ; il se trouve dans une emprise de plus en plus large de la vie de Dieu qui se communique à l’intelligence humaine pour la faire vivre plus intensément et plus largement.

L’attraction divine vers le Christ

L’effort de saisir Dieu est une entreprise divine ; l’exploration qui cherche à atteindre le fond dernier de l’Être suprême serait impossible aux forces humaines laissées à elles-mêmes. Jésus l’a déclaré nettement : « Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire » (Jn 6,44). Le Père ne se borne pas à envoyer son Fils dans le monde ; il attire les hommes à lui. Le mot français « attirer » rend imparfaitement le terme évangélique : il s’agit en effet de « tirer » avec vigueur. C’est une attraction qui emporte l’être. Le Père l’exerce d’ailleurs sur tous les hommes, car après avoir souligné la nécessité de cette « traction » du Père, Jésus ajoute : « Il est écrit dans les prophètes : Et tous seront instruits par Dieu » (Jn 6,45).

Ceux qui ont suivi le Christ ont donc été attirés à lui par le Père, et ils sont éclairés par le Père sur la personne du Sauveur. C’est le Père qui a rendu à leurs yeux cette personne si séduisante qu’ils ont été entraînés à lier leur vie à la sienne. C’est encore le Père qui ne cesse de renforcer cet attrait en leur faisant découvrir davantage la grandeur et la séduction du Christ, son amour qui dépasse toute mesure. Il ne leur montre pas le visage sévère d’une loi destinée à les enchaîner par de nouvelles obligations ; il leur révèle une personne pleine de charme surnaturel et les appelle à la perfection de la charité par un attachement de plus en plus profond à son égard.

On se souvient du célèbre commentaire de saint Augustin, qui trouve ici son application :

« Comment croire par la volonté, si je suis attiré ? Je te réponds : c’est trop peu d’être attiré par la volonté, tu l’es par la volupté. Qu’est-ce qu’être attiré par la volupté ? « Délecte-toi dans le Seigneur, et il te donnera ce que demande ton cœur » (Ps 37,4). Il y a une certaine volupté du cœur... Or si le poète a pu dire : « Chacun est attiré par sa volupté » (Virgile, Egl. II, 65), non la nécessité mais la volupté, non l’obligation mais la délectation, à combien plus forte raison ne devons-nous pas dire que l’homme est attiré au Christ lorsqu’il est charmé par la vérité, charmé par le bonheur, charmé par la justice, charmé par la vie éternelle, par tout cela qu’est le Christ ? ».

Le Père fait donc découvrir dans le Christ la vérité, la béatitude, la sainteté, la vie éternelle ; l’homme qui a soif de tout cela est amené à s’attacher au Sauveur. Le charme ou la volupté dont parle saint Augustin ne se réduisent pas à un effleurement de la sensibilité : ils émanent d’une densité ontologique et constituent le rayonnement d’une personne qui contient en perfection l’objet de tous les désirs humains.

Dans la vie consacrée, le Christ conquiert de plus en plus celui qui s’est mis à le suivre. Il le charme toujours davantage en se faisant reconnaître davantage pour ce qu’il est, avec toute la beauté de son être divin.

Nous savons d’ailleurs que l’attrait qui meut vers lui est l’œuvre de l’Esprit Saint. C’est le Père qui attire, mais il imprime cet attrait à l’intérieur de l’homme par l’Esprit d’amour qui l’unit au Fils. L’Évangile nous présente l’exemple saisissant d’une vie orientée tout entière vers le Sauveur sous l’action de l’Esprit : celle de Siméon. Selon le mot de saint Luc (2,25) « l’Esprit Saint était sur lui », lui inspirant d’attendre la venue du Messie, et c’est poussé par l’Esprit qu’il se porta à la rencontre de Jésus. Toute la vie de cet homme était commandée par le désir de la rencontre. De même, l’Esprit Saint anime une vie consacrée par l’attrait vers le Christ, et creuse de plus en plus cet attrait au fond de l’âme.

L’attraction qui suscite et approfondit la foi est donc de niveau divin ; elle fait participer l’être humain à l’attrait que le Père éprouve pour le Fils dans l’Esprit.

La connaissance du Christ, œuvre divine dans l’homme

Non seulement l’attrait, mais la connaissance du Christ est œuvre de Dieu en nous. Jésus lui-même a dit, de ceux qui croyaient en lui, qu’ils recevaient du Père cette connaissance : « Personne ne reconnaît le Fils si ce n’est le Père... » (Mt 11,27). Il admire d’autant plus cette intervention du Père qu’elle se produit non pas chez des « sages » et des gens d’intelligence remarquable, mais chez des « tout petits », des gens fort simples de la part desquels on n’attendrait pas une telle lucidité. Le Père n’ouvre pas cette connaissance de son Fils aux hommes en proportion de leurs capacités intellectuelles ; il se plaît à l’accorder aux plus humbles. Après sa profession de foi sur la route de Césarée, Simon est déclaré heureux parce que la vérité qu’il vient de proclamer ne lui a pas été révélée par ses facultés humaines – « la chair et le sang » – mais par le Père céleste (Mt 16,17).

Toute connaissance de foi ne peut donc venir que du Père : elle est une participation de la connaissance souveraine que le Père a de son Fils. Comme l’attrait dont nous avons parlé, elle est un partage de la vie intime de Dieu.

Comme cet attrait également, elle est l’œuvre de l’Esprit Saint. C’est par l’Esprit, affirme saint Paul, que Dieu nous révèle ce que nos yeux n’ont pu voir ni nos oreilles entendre, et ce qui n’est pas parvenu jusqu’au cœur de l’homme.

« Car l’Esprit scrute tout, même les profondeurs de Dieu. Qui, en effet, d’entre les hommes sait ce qu’il y a dans l’homme si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui ? Ainsi personne ne connaît les choses de Dieu si ce n’est l’Esprit de Dieu. Pour nous, nous n’avons pas reçu l’esprit du monde, mais l’esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits » (1 Co 2,10-12).

L’Esprit Saint, qui est à l’intérieur de la divinité, nous rend capables de parvenir jusqu’aux profondeurs de Dieu, de toucher le fond dernier de l’être divin. Ces profondeurs divines, saint Paul considère qu’elles se trouvent dans le Christ, car il explique aux Corinthiens qu’il est venu leur annoncer « le mystère de Dieu » et qu’il n’a voulu savoir parmi eux que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié (2,1-2). Seul l’Esprit peut dévoiler dans le Christ l’être de Dieu.

Lorsqu’il s’agit du Christ tel qu’il est présenté dans l’Écriture, nous comprenons plus spécialement que nous avons besoin de la lumière de l’Esprit Saint pour le connaître. C’est le Saint-Esprit qui a inspiré les auteurs sacrés et qui a fait passer dans leur texte une profondeur cachée de révélation que seul il peut nous faire apparaître. C’est lui qui, nous faisait rejoindre la signification qu’il a donnée à un écrit humain, nous permet de retrouver dans l’homme Jésus décrit par l’Évangile le mystère de Dieu.

On comprend mieux dès lors les véritables dimensions de l’exploration des « profondeurs » ou « abîmes » de Dieu (1 Co 2,10). Cette exploration n’est pas seulement transcendante par son objet, le Christ et son amour auquel aucune connaissance humaine ne peut s’égaler ; elle est divine par le sujet qui la conduit. L’Esprit Saint est l’explorateur par excellence, auquel rien n’échappe ; c’est lui qui dirige toute la recherche de Dieu dans l’humanité et la fait aboutir. Il est le Dieu vivant qui connaît à l’intérieur de l’homme, en faisant connaître l’intérieur de Dieu.

L’effort humain dans la découverte du Christ

Attrait vers le Christ, connaissance du Christ, tout cela est donné d’en haut. Et cependant l’effort humain est requis pour que cet attrait et cette connaissance puissent se développer. Don divin, la foi est en même temps une démarche de l’homme, démarche libre dont la personne porte la responsabilité. Cette démarche n’est jamais faite une fois pour toutes ; elle doit s’affermir, s’éclairer, imprégner toujours davantage la manière de penser et d’agir. La foi ne signifie pas une possession de la vérité dans laquelle on pourrait s’octroyer le repos : elle doit sans cesse approfondir ce qu’elle perçoit. Elle est toujours en exploration.

Ceux qui suivent le Christ ont été attirés par lui, et ils l’ont déjà rencontré, déjà découvert. Mais ils sont poussés toujours plus intensément vers lui et ils sont appelés à un effort constant pour adhérer plus intimement à lui et pour croire plus lucidement en lui. Cet effort doit notamment se traduire par une étude de la Révélation.

Lorsque le Concile affirme que « les membres de tout institut, ne cherchant avant tout que Dieu seul », doivent s’adonner à « la contemplation par laquelle ils adhèrent à lui de cœur et d’esprit » (Perf. car., 5), il énonce la nécessité non seulement de la prière, mais aussi de l’étude des livres où est consignée la Révélation. Par leur vocation, les religieux sont appelés à creuser la Bible pour y chercher dans une lumière toujours plus vive la face du Seigneur. C’est leur premier domaine d’exploration, infiniment vaste.

Grâce à la meilleure formation doctrinale prévue pour la vie religieuse, une connaissance plus sérieuse et plus scientifique du message biblique sera assurée. Sans doute toutes les intelligences ne sont-elles pas aptes à saisir les données scientifiques de l’interprétation des textes, mais actuellement la vulgarisation, à divers niveaux, des résultats obtenus dans les recherches, les rend accessibles au plus grand nombre.

En parlant de la caractéristique essentielle de la vie des conseils évangéliques, qui consiste à chercher Dieu et à l’aimer avant toutes choses, le Concile recommande à tous les membres des instituts cette exploration scripturaire : « Que chaque jour la Sainte Écriture soit en leurs mains, pour qu’ils retirent de sa lecture et de sa méditation « la sublime connaissance de Jésus-Christ » (Ph 3, 8) (Perf. car., 6, 2). Chaque journée devrait apporter une meilleure compréhension du texte sacré où apparaît le visage humain de Dieu.

Le but de l’étude et de la méditation de l’Écriture n’est pas simplement individuel. Il y a là une mission d’Église. Lorsque, première dans la foi au Christ, la Vierge Marie conservait et méditait dans son cœur les mystères dont elle était le témoin (Lc 2,19 et 51), c’était au nom de l’Église à venir qu’elle faisait cet effort de pénétration. En elle commençait le « pèlerinage de foi » de l’Église (cf. Lumen gent., 58), pèlerinage qui n’a cessé de se poursuivre dans la communauté chrétienne. En union avec tous les chrétiens, les religieux avancent dans ce pèlerinage de la foi, et chaque fois qu’ils font effort pour mieux connaître le Christ de l’Évangile, c’est la foi de l’Église qui prend plus d’ampleur et plus d’assurance.

Ceux qui en ont la possibilité contribuent au progrès de la science exégétique. L’application la plus rigoureuse des méthodes scientifiques constitue un élément important d’une meilleure connaissance de Dieu et du Christ dans l’Église. Elle est nécessaire à la perception du message contenu dans le texte. Elle ne suffit certes pas, mais elle constitue un apport indispensable, et donne un appui solide à l’interprétation. Nous savons combien la science exégétique, dans le grand développement qu’elle a connu récemment, nous a permis de mieux comprendre et de mieux apprécier le donné scripturaire et évangélique, de nous faire un portrait plus exact de Jésus, une image plus juste de sa vie terrestre et de son enseignement.

Une foi animée par l’amour

Répondant à un attrait divin, le développement de la connaissance du Christ ne s’opère pas seulement dans l’ordre intellectuel. La foi est animée par la charité, elle se nourrit des intuitions de l’amour. Saint Paul ne parle-t-il pas de la foi qui déploie son énergie par l’amour (Ga 5, 6) ? L’Évangile, et plus spécialement le Christ de l’Évangile, ne se laisse pénétrer que par une connaissance du cœur, qui prend pour base une étude scientifique mais dépasse ce que la seule science d’un texte peut apporter. Celui qui, professant les conseils évangéliques, vit dans l’intimité du Christ, est d’autant plus à même de progresser dans une connaissance savoureuse de l’Évangile, de goûter le Seigneur en portant sur les textes qui le racontent une attention aimante. La pénétration de sympathie dans le mystère accompagne ainsi l’effort de discernement accompli par l’intelligence. La foi est en même temps lumière et chaleur, et dans son développement il y a interaction continuelle de la pensée et de l’amour.

Cet amour qui anime la foi porte un nom : la confiance. Dans le langage de l’Évangile, le même terme peut se traduire par « foi » ou « confiance » ; croire au Christ, c’est lui faire confiance.

En appelant les douze à « être avec lui » (Mc 3, 14), le Maître les a formés non seulement à la démarche de la foi qui reconnaît son identité de Messie et de Fils de Dieu, mais aussi à la confiance en lui. Ceux qu’il veut attacher plus spécialement à sa personne doivent grandir dans cette confiance. Caractéristique est le progrès effectué par Pierre en ce domaine. Au début de la vie publique, lors de la première pêche miraculeuse, Simon a manifesté la crainte que lui inspirait la toute-puissance de Jésus : « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur » (Lc 5,8). Lorsque le Christ ressuscité lui apparaît sur les bords du lac de Tibériade et lui demande, après la deuxième pêche miraculeuse : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? » (Jn 21,15), le disciple qui a renié son Maître aurait plus de raisons encore, semble-t-il, d’avoir un mouvement de recul. Mais au cours de la vie publique, il a appris à connaître l’amour du Sauveur, par l’expérience de l’intimité avec lui, et c’est ainsi que, mû par la confiance en cet amour bienveillant, il ose répondre : « Seigneur, tu sais tout ; tu sais bien que je t’aime » (Jn 21,17). Alors que sa triple faute au moment du procès de Jésus lui aurait normalement donné l’impression qu’il avait diminué en générosité, la confiance en la bonté inépuisable du Christ lui permettait une déclaration d’amour qui signifiait un plus profond détachement de soi et un plus complet abandon au Maître.

Toute vie en compagnie du Seigneur comporte un apprentissage de la confiance. Elle implique une prise de conscience de plus en plus vive de l’indignité personnelle, de l’impuissance foncière à aimer le Christ comme il devrait être aimé. Si elle se refermait sur elle-même, cette prise de conscience conduirait à la nostalgie, au découragement, au désespoir. Mais selon le plan divin, elle est destinée à susciter une plus large ouverture à la grâce, à promouvoir une confiance par laquelle on s’appuie de moins en moins sur soi-même pour placer tout son espoir dans le Christ. Confiance en l’action divine qui se déploie au sein de la faiblesse humaine. Suivre le Christ, c’est accepter de ne compter que sur lui dans la marche vers le Père, et, dans les déceptions qui naissent de la constatation des déficiences personnelles, s’abandonner plus résolument à son amour tout-puissant.

Qu’on observe, ici encore, la dimension ecclésiale de la foi. Le progrès de la confiance concerne le Christ dans son Église. Ceux qui suivent le Christ ne sont pas attachés à sa seule personne, indépendamment de ses liens avec l’humanité ; ils adhèrent à la personne du Sauveur en sa qualité de centre de la communauté humaine. Lui faire confiance, c’est donc faire confiance à l’Église qu’il entraîne avec lui. Peut-être cette seconde forme de la confiance dans le Christ est-elle plus difficile à réaliser, car elle doit dépasser toutes les critiques adressées à l’Église. Les imperfections de l’Église, société de pécheurs, sont évidentes, et il est tentant de s’y arrêter en cessant de voir le Christ à l’œuvre à travers les faiblesses humaines. Epris de perfection, les religieux constatent peut-être plus vivement encore ces déficiences. Au lieu de se laisser désaffectionner de l’Église, ils sont appelés à réagir, à fortifier leur confiance dans la puissance divine d’amour et de sainteté qui s’exprime en elle. Toute vue des faiblesses de l’Église, comme toute prise de conscience des faiblesses personnelles de chaque chrétien, devrait susciter un acte de foi plus résolu en la force inépuisable de l’amour divin, et par conséquent en l’Église elle-même, où se concrétise cet amour.

La pensée des auteurs qui parlent de « mort de Dieu » est souvent caractérisée par la défiance à l’égard de l’Église. L’Église ne serait pas ou ne serait plus porteuse du Dieu véritable ; c’est elle qui aurait fait mourir Dieu dans la pensée et dans le comportement des hommes, ou qui du moins aurait failli à sa mission de transmettre l’authentique visage du Seigneur. Or la foi au Christ est inséparable de la foi en son Église ; le mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu se continue dans le peuple de Dieu. Malgré ses imperfections, qu’il ne faut certes pas nier ni minimiser, l’Église communique et révèle au monde le Dieu de lumière et de vie. Le Christ qui l’anime et la conduit la rend digne de confiance.

Par leur consécration à Dieu, les religieux sont intégrés plus à fond dans le mystère de l’Église (Lumen Gent., 44, 2). Cette intégration réclame avant tout de leur part une foi plus solide en ce mystère. Ils ne pourraient accepter de dissocier la cause du vrai Dieu et celle de l’Église. Le même amour qui les attire au Christ les attache à la communauté chrétienne ; le Christ qu’ils se sont mis à suivre n’est pas un personnage exclusivement céleste, mais le Christ présent dans l’Église, et le témoignage qu’ils sont appelés à lui rendre est destiné à édifier son Corps mystique. Engagés dans le monde pour montrer et donner le Dieu vivant dans l’Église, ils ne peuvent s’acquitter de leur mission que dans la mesure où leur foi développe sa valeur essentiellement ecclésiale.

II. La profession religieuse

Risque et aventure

L’engagement de la profession religieuse comporte un risque. Risque de s’obliger à la « recherche de la charité parfaite par les conseils évangéliques » (Perf. car., 1), alors que les imperfections de toute vie humaine sont si manifestes. Risque de se livrer entièrement à Dieu, en « l’aimant au plus haut point » (Lumen gent., 44), sans savoir d’avance quelles seront les exigences concrètes de cet amour. Risque de vouer toute sa vie au service de l’Église, tout en étant souvent dans l’impossibilité de prévoir quelle forme précise prendra ce service, en quel domaine de l’Église universelle il s’exercera et dans quelles conditions, faciles ou difficiles, de succès ou d’insuccès, il devra persévérer. Risque de s’engager à perpétuité, jusqu’à la mort, sans connaître les obstacles qui se dresseront sur la route, les épreuves qu’il faudra traverser.

Il est vrai qu’un grand risque existe également dans l’engagement du mariage : là aussi, il y a incertitude concernant l’avenir et les difficultés qu’il peut réserver ; mais la présence visible d’une personne aimante et le sentiment d’un amour qui semble fait pour durer cachent souvent cette incertitude. Dans la vie consacrée, le risque apparaît davantage, en raison de la hauteur de l’idéal poursuivi, de la plénitude du don de soi à un être invisible.

Véritable aventure que cette consécration dont on ne peut apprécier, lorsqu’on y consent, toutes les requêtes. Certes, la vie religieuse a fréquemment montré un visage différent, celui d’une existence gouvernée par une règle et engagée sur un chemin bien connu, dans la monotonie de journées identiques les unes aux autres, enfermées dans un même ordre du jour. Mais un cadre, si bien réglé qu’il soit, demeure extérieur et il n’empêche pas que l’itinéraire de l’âme puisse être mouvementé. On ne règle pas d’avance le cheminement intérieur d’une destinée. De plus, à l’avenir, ce cadre deviendra beaucoup plus large et plus souple ; il respectera davantage la liberté souveraine avec laquelle l’Esprit Saint souffle où il veut. La vie consacrée deviendra de plus en plus une aventure, aventure vécue pour le Seigneur, mais aventure quand même, avec bien des imprévus, des incidents, des secousses et des tempêtes.

Le risque peut être assumé aisément et joyeusement grâce à la foi. La foi apporte en effet une certitude : la consécration est adhésion à quelqu’un qui embrasse l’avenir d’un seul regard. Le Dieu auquel on se donne est maître absolu de tous les événements. S’il appelle une personne humaine à se livrer à lui pour toujours, c’est qu’il estime que l’engagement pourra être tenu et qu’il assurera lui-même les conditions de possibilité de cette fidélité. Ce qui sera difficulté imprévue aux yeux de l’homme fera partie du dessein qu’il a lui-même établi et, à travers bien des détours et des sinuosités, se manifestera la continuité d’une route magistralement tracée en la succession de ses étapes. Le Seigneur fera converger beaucoup d’événements disparates vers la réalisation d’une plénitude d’amour, et il fera même contribuer les faiblesses humaines à la montée vers le Père.

La foi en cette action souveraine de Dieu pousse le religieux à accepter sans hésitation les risques de sa profession. Non pas évidemment qu’il ne doive réfléchir, avant de prendre l’engagement, car il ne peut s’avancer que s’il a été effectivement appelé par le Seigneur et s’il est décidé à y répondre de toute son âme. Mais s’il est persuadé de cet appel et s’il veut le suivre, il doit se croire capable d’affronter toutes les situations où devra s’accomplir sa consécration, car la foi lui montre un Dieu tout-puissant, qui le mènera au terme de la route.

L’alliance et l’engagement divin

Le risque inhérent à la profession des conseils évangéliques nous amène à concentrer notre attention sur le contexte d’alliance dans lequel cette profession a lieu. Apparemment, dans l’ordre des choses visibles, la profession est formée par un engagement de l’homme envers le Seigneur. Le mystère, c’est qu’il y a en réalité engagement réciproque ; l’engagement humain est précédé et fondé sur un engagement divin. Dieu est le premier à s’engager à l’égard de l’homme, et donne ainsi toute sécurité à l’engagement que prend l’homme envers lui. Pour pouvoir s’engager à fond dans une consécration destinée à saisir tout son être, le religieux doit donc croire à l’engagement divin, trouver dans cette foi son assurance et son élan.

La foi en l’alliance caractérise déjà toute vie chrétienne, comme elle avait été un trait distinctif de la religion juive. En effet, c’est à la manière d’une alliance que le salut a été offert par Dieu à l’humanité. Avant de demander aux hommes leur amour, Dieu s’est mis à les aimer ; avant de leur réclamer des prestations à son service, il s’est engagé à mettre sa toute-puissance à leur service. Dès lors, chez l’homme l’amour qui se porte vers Dieu est premièrement foi en l’amour divin lui-même. Ainsi s’explique la parole de saint Jean qui définit par cette foi en l’amour l’attitude chrétienne la plus fondamentale : « Nous, nous avons reconnu l’amour que Dieu a en nous et nous y avons cru » (1 Jn 4,16).

L’engagement divin est tellement irrévocable que l’amour de Dieu se trouve « en nous » ; il s’est incorporé à l’humanité par l’Incarnation et il ne peut plus en être détaché. Il ne s’agit pas d’une obligation juridique mais plutôt d’un engagement vital, où un être se lie à un autre par sa réalité profonde, où il mêle sa vie à la sienne. Saint Paul affirme que notre confiance ne peut être déçue, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5,5). Cet amour est devenu inséparable de nous. « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? » interroge saint Paul (Rm 8,35). Et il répond aussitôt qu’il en a l’assurance : rien « ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu, amour qui se trouve dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8,39).

Dans la vie consacrée, cet engagement de Dieu joue un rôle essentiel. En invitant un être humain à « l’aimer au plus haut point » (Lumen gent., 44), le Seigneur lui témoigne d’abord un amour plus particulier. L’amour, dans la consécration religieuse, est primordialement une foi dans l’amour divin. Il consiste à se laisser prendre par lui. Aussi le Concile a-t-il mis en lumière l’action divine : le religieux « est livré entièrement à Dieu », il est « plus intimement consacré » à son service (Lumen gent., 44). Cette action consacrante de Dieu a besoin de l’accueil humain, et l’accueil se traduit par la foi.

Le religieux doit croire non seulement à l’emprise actuelle du Seigneur qui veut s’emparer de lui, mais à l’engagement définitif assumé par le Christ. Sans la garantie suprême de cet engagement divin, comment un homme pourrait-il s’engager à fond et sans réticence ? Le religieux ne se donne au Maître que parce qu’il a la certitude, par la foi, d’une présence qui ne lui sera jamais retirée et d’une assistance qui le soutiendra aux heures dures. Il fonde sur la fidélité inébranlable du Seigneur sa propre fidélité, si vacillante par elle-même.

Une alliance implique des relations mutuelles de confiance. Le Seigneur est le premier à faire confiance, car l’appel à la vie consacrée signifie une grande espérance placée en celui qui est appelé : Dieu estime celui-ci capable de répondre, avec l’aide de la grâce, et apte à persévérer dans la réponse donnée. Il compte sur le religieux pour l’accomplissement d’une mission importante au service de son Église. Cette confiance manifestée par le Seigneur tend à susciter par réciprocité la confiance du consacré. Personne ne mérite cet hommage autant que Dieu. À son égard, la confiance ne peut se limiter, puisqu’elle s’ouvre à un amour infini. La profession religieuse, qui doit se vivre comme une alliance, implique donc une confiance illimitée dans l’engagement assumé par Dieu.

L’alliance et la présence divine

En considérant l’engagement divin dans le pacte mystérieux de la profession religieuse, on se le représente nécessairement à la manière d’un engagement humain ; c’est d’ailleurs dans un langage humain que Dieu a révélé son alliance et qu’il a exprimé sa promesse de secours bienveillant. Cependant, on ne pourrait en rester à une perspective juridique, celle d’obligations mutuelles. Non pas que la souveraineté divine répugne à s’obliger, car la promesse faite par Yahwé à son peuple est une authentique promesse, sur laquelle son auteur s’est interdit de revenir et qu’il tient avec une fidélité indéfectible. Mais il y a bien plus qu’une promesse d’assistance : le Seigneur ne s’oblige pas seulement à agir en faveur de son peuple, il lui assure sa présence. Son engagement est un don de tout lui-même.

Significative est la révélation du nom divin qui accompagne l’engagement d’alliance au Sinaï. Au moment où il charge Moïse de la mission de délivrer le peuple, Yahwé lui fait une promesse qui garantit l’accomplissement de cette mission : « Je serai avec toi » (Ex 3,12). Et aussitôt après il lui dévoile son nom : « Je suis » (Ex 3,14). Révéler son nom, c’est pour Dieu se faire connaître dans sa réalité intime, puisque selon la mentalité hébraïque le nom n’est pas un simple titre extérieur, mais la réalité qui se manifeste, et la connaissance du nom donne une emprise sur l’être dont on possède désormais le secret. Par l’indication de son nom, Yahwé montre à Moïse qu’il lui livre le fond de son être. « Je suis » confère une plénitude de sens à « Je serai avec toi ». Dieu sera avec son allié non pas comme celui qui se contente de protéger et d’assister, mais comme celui qui est toujours là, avec la totalité de son être. C’est l’être divin qui vient demeurer dans le devenir humain, l’éternité qui entre dans le temps, la transcendance absolue qui se met à la portée de l’homme.

La révélation du « Je suis » est un appel à la foi. Elle fait bien apparaître le sens de cette foi : croire à l’existence de Dieu, ce n’est pas croire à une existence abstraite mais à un « Je suis » concret, qui est une présence. C’est croire à un Dieu qui vit avec nous. Sur la foi au « Je suis » doit s’édifier la mission reçue par Moïse.

Le Christ a rendu plus concret encore ce « Je suis » de l’alliance. Car c’est en homme qu’il a prononcé le nom divin pour se l’appliquer à lui-même : « Avant qu’Abraham vînt à l’existence, je suis » (Jn 8,58). Il a attesté solennellement ce nom pour affirmer sa filiation divine en réponse à la question du grand prêtre, et il en a garanti la vérité par le témoignage de sa mort et par son triomphe glorieux. Le « Je suis » qui vient sur ses lèvres à ce moment suprême (Mc 14,62 ; Lc 22,70) met en lumière une existence que la mort ne peut vaincre, et une présence qui ne fera jamais défaut à l’humanité. Plus spécialement, le Sauveur glorieux déclare que son « Je suis » est définitivement engagé dans l’alliance : « Voici que je suis avec vous à tout instant jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20).

Ainsi s’éclaire la forme particulière que prend l’alliance dans la profession religieuse. L’engagement divin y est don de présence divine, un « Je suis avec toi » où le « Je suis » a toute sa force. La vocation n’est pas un appel où le Seigneur se bornerait à attirer une personne à lui ; elle est un don où il livre son être divin comme présence indéfectible.

Dès lors, la foi en cette présence est fondamentale dans une vie consacrée. Elle trouve plusieurs voies d’expression, selon les divers modes de présence. Ces modes sont communs à toute vie chrétienne ; ils sont appelés à marquer davantage la vie des conseils évangéliques. Il y a la foi en la présence du Seigneur dans l’Eucharistie, foi qui doit s’affermir sans cesse dans une existence où l’Eucharistie occupe une place centrale ; cette foi stimule la participation vivante à la célébration eucharistique et l’attention à la présence permanente du Christ comme centre d’unité et de ralliement de la communauté. Il y a la foi en la présence du Seigneur dans la charité communautaire, présence dans l’autre comme terme de tout acte d’amour et présence au milieu du rassemblement comme tel pour le fonder et le maintenir. Il y a la foi en la présence du Christ à l’intérieur de l’âme, en cette secrète habitation des personnes divines promise dans l’Évangile par Jésus à ceux qui vivent dans son amitié. Cette foi est une invitation au dialogue intime. Enfin, il y a la foi dans les multiples manifestations de la présence divine qui peuplent une vie humaine : parole de Dieu dans l’Écriture, voix de l’Église, événements qui sont un signe ou un appel, occasions où la grâce de rencontre est plus vivement perçue.

La vie consacrée est une découverte, par la foi, de la présence de l’Autre, une pénétration progressive dans le mystère du « Je suis ».

Foi et événement dans l’alliance

Reportons-nous à la conclusion de la nouvelle alliance, dans le mystère de l’Incarnation. C’est par la foi que Marie, lors de l’Annonciation, accueille la proposition divine qui sollicite son concours. Sans doute l’alliance se noue-t-elle dans le consentement proprement dit de Marie, dans l’acceptation du dessein divin. Mais l’âme de ce consentement est la foi, qui permet à la volonté de Marie de s’accorder parfaitement avec la volonté divine : du fait qu’elle croit au message de l’ange, à la puissance et à l’amour de Dieu qui s’y expriment, Marie peut se livrer au Seigneur comme une servante qui entre pleinement dans les vues de son maître. La foi est la disposition primordiale par laquelle l’alliance s’établit dans la vie humaine.

À ce titre, la foi entraîne l’accomplissement du projet divin, du mystère, dans l’humanité. Le lien entre la foi et l’événement est mis en lumière par l’exclamation d’Elisabeth : « Heureuse celle qui a cru, parce que s’accomplira ce qui lui a été dit de la part du Seigneur » (Lc 1, 45). La béatitude de la foi ne résulte pas seulement du sentiment d’un accord profond avec la volonté divine, mais plus essentiellement de la réalisation des merveilles annoncées par Dieu. La foi est béatifiante parce qu’elle permet à ces merveilles de remplir une vie humaine, de la dilater.

Soulignons la perspective dans laquelle l’Évangile nous invite à comprendre l’efficacité de la foi. Car on pourrait la concevoir de diverses manières. Au simple niveau de la psychologie humaine, des sentiments de foi et de confiance peuvent manifester leur efficacité comme stimulants de l’activité ou comme développant une force d’autosuggestion. Par ces sentiments, l’individu se transforme lui-même, accroît son pouvoir d’initiative et d’endurance, et se rend ainsi plus efficient. La foi dans le Seigneur opère d’une autre façon : elle tient son efficacité non de celui qui croit mais de Dieu. Ce n’est pas l’énergie psychologique de la foi de Marie qui a provoqué la réalisation du message qui lui avait été adressé ; cette réalisation ne pouvait être assurée que par le Seigneur lui-même.

La foi agit spécifiquement comme force d’alliance et non comme puissance subjective de l’individu humain. Elle ouvre l’homme à l’action divine. C’est en ce sens que Jésus dit à plusieurs reprises, au cours de sa vie publique : « Ta foi t’a sauvé » [1]. Il attire l’attention sur l’importance de la foi, sur l’effet de salut qu’elle produit, pour le corps ou pour l’âme. Mais en même temps il montre que ce salut vient de lui, par la guérison miraculeuse qu’il opère ou par la rémission des péchés qu’il accorde. La foi de l’intéressé permet au Christ de déployer sa puissance salvatrice, et c’est à ce titre qu’elle sauve.

Non pas d’ailleurs qu’elle soit simple acceptation passive ; elle est un acte positif et elle dispose activement l’homme à accueillir l’opération de Dieu. Mais c’est toujours de Dieu, d’en haut, que lui vient son efficacité. Non moins significative est la déclaration de Jésus au centurion : « Qu’il te soit fait comme tu as cru ! » (Mt 8,13). La foi donne sa dimension au miracle : celui qui a cru au pouvoir du Sauveur d’agir à distance obtient la guérison à distance. Il y a là un aspect saisissant de l’alliance : le Tout-Puissant se plaît à agir en proportion de la foi qu’on lui témoigne.

Cette proportion entre foi et événement s’applique à l’ensemble de la vie chrétienne ; elle se retrouve dans la vie consacrée, si profondément engagée dans l’alliance. Ce qui a été promis dans la profession religieuse a besoin de la foi pour devenir réalité ; la consécration s’accomplit dans la mesure où on y croit et où par la foi on se prête à l’action souveraine du Seigneur.

Toute vocation comporte un programme de vie élaboré par Dieu ; ce programme n’est connu que bien imparfaitement par celui qui est appelé. Même Marie n’aurait pu soupçonner, au moment de l’Annonciation, la grandeur du plan divin sur son existence. Mais l’adhésion de foi permet au dessein divin de s’inscrire selon toutes ses dimensions dans la vie concrète ; le programme caché devient événement, discret ou manifeste. Les limites que le religieux impose à « l’événement » de sa vie consacrée sont d’abord celles d’une foi trop faible ; sa contribution à « l’événement » de l’Église dépend également de la vigueur et de l’étendue de sa foi.

(à suivre) : Vie consacrée 1968-2, p. 76-92

St.-Jansbergsteenweg, 95
Leuven

[1Mc 5,34 ; 10,52 ; Mt 9,22 ; Lc 7,50 ; 8,48 ; 17,19 ; 18,42.

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