Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Présence au monde dans une vie religieuse

Joseph Bonnefoy, a.a.

N°1967-6 Novembre 1967

| P. 353-367 |

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Vie religieuse et présence au monde de ce temps ; vie religieuse et développement de la personne. Ce sont là, semble-t-il, deux questions fondamentales qui demandent à être sérieusement prises en considération par tous ceux qui entendent entreprendre la rénovation adaptée de la vie religieuse demandée par le Concile. Ces questions demeurent encore largement ouvertes ; en un sens elles sont encore à peine posées ; la réflexion qu’elles appellent est à peine amorcée. La vie religieuse est en effet, elle aussi, fortement conditionnée par la mutation du monde moderne et de l’homme dans ce monde dont parle Gaudium et Spes, et par la mutation conciliaire de l’Église elle-même qui est loin d’avoir déjà produit toutes ses conséquences. On ne peut ignorer non plus que ce sont là les questions essentielles que se posent les jeunes religieux au sujet du genre de vie qu’ils ont choisi. Les quelques réflexions que nous livrons ici ont précisément été rédigées pour répondre à de telles questions de jeunes religieux. Ces questions obligent évidemment à envisager la vie religieuse selon des perspectives assez nouvelles. Au lieu de parler d’abord et presque exclusivement de renoncement et de mort au monde à propos du religieux (ce qu’on ne pourra cependant jamais éliminer de sa condition de vie) voici en effet que l’on se met à parler d’abord de « présence au monde » et de « développement de la personne ».

Mais c’est le Concile lui-même qui nous propose ces perspectives renouvelées sur la vie religieuse. « Que tous, nous dit-il, considèrent que la profession des conseils évangéliques, tout en comportant renonciation à des biens qui méritent indiscutablement l’estime, ne fait cependant nullement obstacle au progrès de la personne humaine, mais au contraire, de par sa nature, lui est du plus grand profit », et un peu plus loin « nul ne doit penser que par leur consécration les religieux deviennent étrangers aux hommes ou inutiles dans la cité terrestre » (Lumen Gentium, n. 46).

Quelle forme de présence au monde la vie religieuse apostolique permet-elle ou mieux encore constitue-t-elle en elle-même, en fonction de ce qui fait son originalité même de vie « religieuse » ? Telle est la question à propos de laquelle nous voudrions essayer ici d’apporter quelques éléments de réflexion. Il est à peine besoin de dire qu’il ne s’agit là que d’un point de vue particulier et relatif sur la vie religieuse.

I. Vie religieuse et présence au monde

La vie religieuse peut-elle se concevoir comme un îlot de résistance dans l’Église à la présence de l’Église au monde de ce temps, clairement décidée en concile ?

L’Église, en effet, se veut tout entière aujourd’hui en acte de présence effective et dynamique au monde de son temps. Cela n’engage pas que les laïcs. Cela engage les religieux même les plus contemplatifs, croyons-nous. Si la vie religieuse veut coller à l’Église de ce temps, elle ne peut pas ne pas se définir comme une vie de présence au monde. La vie religieuse n’est certes pas toute la vie de l’Église. Mais elle est un mode et un état de vie « ecclésial » et donc un mode et un état de présence au monde, si l’Église est dans ce monde comme la « dimension spirituelle » de ce monde, sa conscience même éclairée de la lumière du Christ dans la foi.

La vie religieuse ne peut se définir comme une sorte de fuite par rapport à la mission de présence au monde qui est celle de toute l’Église, Peuple de Dieu en construction, en croissance et en cheminement dans ce monde. Mais, ceci dit, il faut aussitôt affirmer que la vie religieuse est une autre manière d’être (chrétienne et ecclésiale) au monde que la vie « laïque ». Elle ne se définit pas pour autant cependant en « opposition » à celle-ci. Une théologie de la vie religieuse qui nie ou minimise la valeur de la vie laïque est d’abord une mauvaise théologie de la vie religieuse. Inversement, une théologie de la vie laïque qui conduit à nier ou minimiser la valeur de la vie religieuse est une mauvaise théologie du laïcat. L’une et l’autre auraient en commun de reposer sur une ecclésiologie réduite et unilatérale. La distinction entre vie religieuse et vie laïque est d’abord d’ordre « charismatique » (d’où la difficulté de « codifier » cette distinction !). La vie religieuse est la manifestation d’un ordre charismatique dans l’Église.

Le charisme propre de toute vie religieuse comme « manière d’être au monde », c’est que cette manière d’être au monde est engendrée par la profession des « conseils évangéliques » manifestée publiquement dans une communauté de « vie apostolique ». Dans la ligne de la Règle de saint Augustin, en tout cas, faire profession de vie religieuse, c’est s’agréger à une communauté de « vie apostolique » structurée par la profession des conseils évangéliques, dans un acte de libre consentement, et c’est être accueilli dans cette communauté.

Ce lien communautaire librement consenti conditionne la forme de présence au monde dans la vie religieuse. Mais cela veut dire aussi que l’exigence « ecclésiale » de présence au monde va nécessairement conditionner la forme et le style de vie communautaire, dans ce monde concret. Toujours cependant dans la fidélité de la communauté religieuse à son charisme propre. Il y a là un vaste champ de recherches, et sans doute toute une gamme de réponses concrètes possibles. Le problème est soulevé ; il est loin d’avoir déjà trouvé les solutions qui s’imposent.

Le sens de la vie commune religieuse dans ce monde n’est-il pas, pour une part au moins, de signifier que la profession des conseils évangéliques est en elle-même commandée par la visée de la communauté pleinement fraternelle dans le Christ, à laquelle tous les hommes sont appelés, la communauté du Royaume ? La vie commune religieuse ne s’oppose pas pour autant nécessairement à une présence effective au monde. Mais elle oblige le religieux à vivre sa « tension » entre sa « présence au monde » (par son « activité ») et sa présence à sa communauté, comme une expression de sa marche vers cette communauté du Royaume, et de son espérance eschatologique.

Chasteté religieuse et présence au monde

Le vœu de chasteté est le consentement à une vie de célibat entendant se signifier comme un accueil du Christ dans le don virginal de lui-même à son Église (à l’image de la Vierge consentant à accueillir en elle le Christ, comme don du Père à l’humanité).

La présence au monde du religieux n’est pas détruite par ce consentement de la chasteté ; déterminée dans sa forme par ce consentement même, c’est aussi en lui qu’elle trouve sa source de fécondité. Par son vœu de chasteté, qui signifie aussi pour lui une stérilité humaine librement voulue, le religieux s’attache à trouver dans l’union au Christ l’unique source de sa fécondité (spirituelle et apostolique) dans le monde. Ce n’est pas le refus de la présence au monde. C’est le consentement et l’engagement à une présence au monde « pleine » de l’accueil du Christ.

Plus concrètement, le vœu de chasteté crée pour le religieux une forme d’existence ou de présence au monde déconditionnée, et dé-particularisée (si l’on peut parler ainsi) de la relation conjugale et familiale ; c’est-à-dire radicalement ouverte à l’universalité de la charité du Christ pour les hommes. Il manifeste ainsi dans la conscience évangélique de l’Église (instruite par la parole expresse de son Seigneur à ce sujet) la relativité de la vie conjugale et familiale comme mode ou forme de présence au monde. Il est par le fait même appel pour celle-ci à rester ouverte sur le « monde » ; appel à une vie conjugale et familiale qui ne se referme pas trop exclusivement ou absolument sur elle-même, qui ne se constitue pas en « monde absolu ». Le célibat en vue du Royaume est aussi au dedans de ce monde, l’annonce de la venue du Royaume de la résurrection, qui relativise toutes les « figures de ce monde », en étant en lui un ferment de « transfiguration ». Mais de son côté, la vie conjugale et familiale, en tant qu’elle est, dans la conscience de l’Église, fondée sacramentellement à être « vie dans le Christ », est un signe et un appel pour le religieux.

Le religieux peut y entendre l’appel à ne pas vivre lui-même, sous le prétexte de sa chasteté, la charité du Christ, dans l’abstraction d’un splendide isolement du monde. Il s’agit aussi pour le religieux d’incarner l’amour qui le fait vivre, dans le concret d’une vie accueillante aux autres et donnée, dans la maîtrise de son affectivité, mais non dans la neutralité affective.

La vie célibataire du religieux va-t-elle l’enfermer dans un tout petit monde mesquin, ou le faire se perdre dans le vaste monde de l’imaginaire, pour y trouver de secrètes compensations ? Ou va-t-elle le garder ouvert au partage authentique, simple et cordial, de la peine et de la joie des hommes ?

Il s’agit pour le religieux d’être un homme de cœur en étant un homme chaste, et de ne pas faire de sa « chasteté » un chemin d’évasion dans l’abstraction et dans l’imaginaire. Il a besoin pour cela d’entendre humblement le message de réalisme inscrit dans une vie conjugale et familiale.

Ainsi le mariage chrétien et le célibat ne se contredisent pas dans la conscience de l’Église. Ils s’entre-disent plutôt, dans cette conscience de l’Église, l’exigence fondamentale d’une présence au monde informée par la charité du Christ.

Il ne serait pas suffisant cependant de s’en tenir à cela. Faire vœu de chasteté, c’est en effet aussi pour le religieux se vouer à porter en son cœur la solitude affective inhérente à sa condition humaine de célibat consenti (en fonction de l’histoire personnelle de chacun aussi !). C’est dire que la présence au monde du religieux, dans la mesure même où elle sera vécue par lui en fidélité à son consentement de chasteté, comportera en elle-même un espace et un temps de solitude du cœur, toujours cruciale et crucifiante. La question est de savoir si le religieux va « s’aigrir » ou « mûrir » dans cet espace et ce temps de solitude intérieure à sa vie, à son cœur, à tout son être corporel. La qualité de la présence au monde du religieux est en relation directe avec la manière dont il vit cette solitude du cœur inhérente à la condition d’existence à laquelle il s’est vouée. Le religieux trouve là sans doute l’épreuve la plus fondamentale de sa chasteté, comme consentement à chercher, dans l’union au Christ, la réalité qui « remplit » sa vie et la rend féconde en ce monde, dans la puissance de l’Esprit Saint.

Mais on peut entrevoir aussi à partir de là le lien très étroit entre chasteté et prière personnelle du religieux. La fuite de la prière personnelle, c’est à peu près toujours la fuite de notre solitude ; c’est alors l’évasion dans le monde, dans cette fuite de notre solitude ; ce devient alors une présence au monde douteuse.

La solitude est d’ailleurs sans doute la réalité que le monde de ce temps, et l’homme dans ce monde, a le plus de mal à valoriser.

La prière en tout cas, qui nous fait nous trouver dans notre solitude devant Dieu, nous permet seule une présence au monde qui demeure « chaste ». La prière est cet espace de solitude devant Dieu qui régénère notre vie dans la chasteté, c’est-à-dire dans le consentement à une vie remplie de la présence de Dieu. Ou encore, c’est l’espace dans lequel notre cœur se remet devant Dieu, dans la foi, en état de consentement virginal et nuptial, à la venue de son Verbe incarné et de son Esprit dans notre vie et dans le monde.

Pauvreté religieuse et présence au monde

La pauvreté ne s’oppose pas à la présence au monde. Le monde moderne reproche vivement à l’Église ses trop grandes richesses. Il pose presque à l’Église comme condition de dialogue avec lui, qu’elle soit une manifestation évangélique de la béatitude de pauvreté.

C’est pourquoi aussi aujourd’hui, on ne peut ignorer les questions concernant les manifestations collectives de la pauvreté des religieux. Au plan collectif, la « pauvreté religieuse » ce devrait être une présence au monde des communautés religieuses le plus possible dans les conditions d’existence de ce monde, compatibles avec le charisme et la mission propres de ces communautés. De toute façon, les conditions luxueuses se trouvent au moins directement exclues, d’après ce critère. Mais à partir de là, toute une recherche et toute une série de réformes sont encore à faire, sans nul doute.

Les revendications de pauvreté collective se détruiraient cependant elles-mêmes si elles s’accompagnaient chez les religieux de relâchement en ce qui concerne la pauvreté personnelle. Or, à ce niveau, c’est une tout autre série de questions qui semblent se poser aujourd’hui. La présence au monde qui semblerait exiger une plus manifeste pauvreté collective semblerait aussi pour beaucoup commander une atténuation ou une transformation de l’ancienne et traditionnelle pauvreté personnelle.

Le vœu de pauvreté ce n’est pas pour le religieux le renoncement à une activité laborieuse, professionnelle, culturelle (ministérielle si on est prêtre) pas plus qu’à tout loisir.

Au plan personnel, c’est le consentement du religieux à l’expropriation par sa communauté du produit économique de son travail, dans la mise en commun des biens. Ce n’est sans doute pas là une définition exhaustive du vœu de pauvreté, mais il comporte au moins cet élément essentiel.

Ce vœu signifie, en conséquence, dans la conscience évangélique de l’Église, et de celui qui s’y attache, la relativité de la « propriété privée » des biens économiques. Il n’en est pas une condamnation, mais bien une relativisation. La pauvreté religieuse devrait en ce sens faciliter la présence des religieux à l’effort actuel de l’Église pour obtenir une économie mondiale au service du « développement intégral de l’homme », et du « développement solidaire de l’humanité », pour reprendre les deux grands titres de Populorum progressio. (Le P. Lebret, à qui cette encyclique doit beaucoup, n’était-il pas précisément un exemple de religieux présent au monde, d’une présence inspirée par son sens évangélique de la pauvreté, qui va de pair avec le souci évangélique des pauvres ; mais tout cela vécu par lui à l’échelle de l’humanité ?)

Mais ici encore, la vie laïque (pour laquelle vaut aussi la béatitude de pauvreté) comporte en elle-même des appels pour le religieux. Le religieux se voit interpellé par le laïc au réalisme dans la pratique de son vœu de pauvreté personnelle (et collective).

C’est l’appel au religieux à vivre sa pauvreté en ne s’abstrayant pas de la nécessité de gagner sa vie. Ce qui suppose de sa part une conscience informée du prix de la vie, de la nourriture, des instruments de travail, de l’habillement... Faire vœu de pauvreté, dans le monde d’aujourd’hui, est-ce que cela ne va pas devenir de plus en plus faire vœu d’avoir toujours besoin de gagner sa vie par son travail, à la mesure de ses forces, parce que ne possédant jamais, à titre personnel, un acquis personnel, et dans la mesure où les religieux pourront de moins en moins vivre de « mendicité » ?

Ceci pourrait bien aussi appeler en réciproque une attitude de chaque communauté à l’égard de ses éventuels excédents de fortune collective, étant sauvegardé le souci légitime de cette communauté de prise en charge de ses malades et vieillards (compte tenu des législations sociales). Le vœu de pauvreté apparaîtrait ainsi comme une volonté de présence au monde dans la nécessité du travail, selon les conditions de vie de ce monde.

Obéissance religieuse et présence au monde

La présence au monde du religieux est indissociable de son vœu d’obéissance ; celui-ci lui sert en effet de norme fondamentale et permanente. Il est indéniable que cela encore pose toutes sortes de problèmes à la conscience d’un homme de ce temps.

Le vœu d’obéissance signifie cependant ainsi que la présence au monde du religieux est indissociable aussi de son appartenance à une communauté de vie et de mission.

Mais plus profondément encore, il signifie que cette présence au monde, par le moyen d’une activité reçue comme une tâche à accomplir, et non directement choisie pour elle-même, n’est pas commandée par la satisfaction d’un intérêt personnel, si légitime fût-il.

L’obéissance religieuse fonde ainsi une forme de présence au monde, dépouillée à sa racine de toute volonté de domination, ou de recherche de gloire et réussite personnelle, j’allais dire « radicalement désintéressée » ; mais cette formule serait beaucoup trop ambiguë.

L’obéissance marque ainsi du signe et de l’esprit évangélique du « service » la présence du religieux au monde. Le religieux est dans sa présence au monde en « service commandé » à la suite du Christ. Le Concile nous donne en ce sens un très beau texte : « À l’exemple du Christ, qui est venu pour faire la volonté de son Père, et prenant la forme d’esclave a appris en souffrant l’obéissance, les religieux, sous la motion de l’Esprit Saint, se soumettent dans la foi aux supérieurs, représentants de Dieu, et sont guidés par eux au service de tous leurs frères dans le Christ, comme le Christ lui-même qui, à cause de sa soumission au Père, s’est fait serviteur de ses frères et a donné sa vie pour la rédemption de la multitude. Ils sont liés ainsi plus étroitement au service de l’Église et tendent à parvenir à la mesure de l’âge de la plénitude du Christ » (Perfectae caritatis, n. 14).

Mais ici encore, le dialogue entre vie religieuse et vie laïque ne peut être que fructueux pour la vie religieuse elle-même. Du dedans de la vie laïque surgit en effet une question posée aux religieux à ce sujet de l’obéissance. L’obéissance ne peut dispenser de la compétence dans la tâche à accomplir. Et elle ne la donne pas « ex opere operato ». Il y a là une question posée qui pose elle-même la question du dialogue entre supérieurs et religieux dans l’obéissance religieuse.

L’obéissance religieuse en effet ne peut se réduire à la sainte disponibilité à tout faire. Elle devrait être aujourd’hui, bien plutôt, semble-t-il, la disponibilité fondamentale à vouloir acquérir, dans l’accomplissement du service demandé et commandé, la compétence requise par ce service.

On peut encore dire aussi que l’obéissance ne dispense pas de l’exigence de la « conscience professionnelle » dans son travail, elle radicalise au contraire cette exigence en l’enracinant dans l’esprit évangélique de « service » rappelé plus haut.

Cependant, l’obéissance religieuse est aussi soumission d’une vie à une Règle de vie. Elle est en ce sens le libre consentement à ne pas régler sa vie fondamentalement sur son désir d’autonomie personnelle, mais selon les valeurs et les exigences évangéliques dont cette Règle est l’expression objective, concrète et particulière.

À première vue, il semble que nous posions là une « barrière », une « clôture » à la présence au monde du religieux ; et c’est bien vrai pour une part sans doute. Mais plus que comme une barrière, la Règle ne doit-elle pas être conçue comme une digue qui canalise la vie religieuse dans sa présence au monde ?

Cette régulation de la présence au monde dans le cadre d’une vie religieuse, par une Règle de Vie, a pour but, en définitive, de la rappeler quotidiennement (car la Règle c’est du quotidien !) à son véritable sens évangélique.

La Règle d’un Institut n’est donc pas un absolu en elle-même ; mais sa valeur est relative à l’Évangile d’une part, et d’autre part à son adaptation réelle aux possibilités spirituelles concrètes des hommes, dans leur condition historique d’existence. C’est encore le Concile qui le déclare : « L’organisation de la vie, de la prière et de l’activité doit être convenablement adaptée aux conditions physiques et psychiques actuelles des religieux, et aussi dans la mesure où le requiert le caractère de chaque Institut, aux besoins de l’apostolat, aux exigences de la culture, aux circonstances sociales et économiques » (Perfectae caritatis, n. 3). Mais ce souci d’adaptation de la Règle doit viser à la rendre plus apte à remplir sa fonction d’actualisation concrète des exigences évangéliques propres à la vie religieuse. Et c’est bien ce souci que chaque religieux doit faire sien. Ce n’est pas une réglementation légaliste ou une application légaliste de la Règle qui peut sauver la vie religieuse. Ce n’est pas non plus le « dérèglement » d’une vie religieuse qui peut rendre celle-ci plus évangéliquement présente au monde. Il faut pour cela une Règle conçue et vécue dans l’obéissance qu’elle appelle, comme le stimulant, la sauvegarde et le soutien d’une authentique profession de vie évangélique.

II. Vie religieuse et sens de l’homme

« Quiconque suit le Christ, homme parfait, devient lui-même plus homme. » (Gaudium et Spes, ch. 4, n. 41.) Le Concile énonce cette formule en envisageant la condition de tout disciple du Christ. Mais s’il est quelqu’un qui, dans la pensée du Concile, se caractérise par la « sequela Christi » c’est bien le « religieux ». Et nous rappelions, au début de cet article, cette autre assertion de Lumen Gentium : La profession des conseils évangéliques non seulement n’est pas un obstacle pour le développement de la personne, mais, de par sa nature, lui est du plus grand profit.

Ces affirmations ne sont-elles pas outrancièrement para-paradoxales ? Elles appellent en tout cas réflexion ; elles posent problème et donnent à penser. Il ne suffit pas en effet de dire que la profession des conseils évangéliques est en elle-même un facteur d’humanisation, il faut encore dire comment, à partir du contenu concret de cette profession des conseils évangéliques. Autrement dit, comment pouvons-nous dire qu’un homme devient plus homme, en vivant son vœu de chasteté, son vœu de pauvreté, et son vœu d’obéissance ? En vérité, nous ne répondrons pas nous-mêmes ici directement à cette question. Mais nous nous demanderons d’abord : quel sens de l’homme la profession des conseils évangéliques implique-t-elle et manifeste-t-elle ?

Pour répondre à cette question, il nous semble nécessaire d’éviter de nous enfermer dès le départ dans une perspective trop individualiste. L’individualisme en effet est une restriction de l’humain, en lui-même.

Être homme, c’est être de et dans la communauté humaine, et selon une certaine manière. Le lieu de manifestation de l’humain, ce n’est pas notre seule individualité ou subjectivité, c’est d’abord la communauté humaine tout entière. Si, dans la perspective de la foi chrétienne, le Christ est l’Homme parfait, c’est précisément aussi en tant qu’il porte en lui toute la communauté humaine, et qu’il en récapitule en lui toutes les richesses ; mais cela vaut du Christ en raison de sa transcendance de Fils de Dieu fait homme, et du réalisme de son Incarnation de Fils de Dieu.

Au niveau qui est le nôtre, en tout cas, notre valeur et mesure d’humanité est relative à la valeur et mesure d’humanité de la communauté humaine tout entière.

Aussi, pour comprendre en quel sens la vie religieuse est (ou peut être) un facteur d’humanisation, en quel sens elle ouvre à l’homme la voie d’une humanisation croissante, d’un « devenir plus homme », il faut la regarder d’abord de ce point de vue de la communauté humaine tout entière, à laquelle elle est intérieure ; et du point de vue de la condition humaine dont elle est comme une modulation originale.

La communauté humaine porte, en elle-même, l’exigence interne de développer et de manifester les richesses et potentialités multiples de l’être humain. « Une communauté est humaine en effet dans la mesure, où, en elle, les richesses multiples de l’être humain sont rendues visibles en quelque façon » (J. Y. Jolif). La question est de savoir si la vie religieuse trouve dans cette exigence un enracinement. Sinon, il faudrait dire qu’elle ne peut pas avoir de sens pour l’homme.

Il ne saurait pourtant être question à partir de là de chercher à trouver dans la vie religieuse le seul mode, ni même le mode « parfait » d’humanisation « intégrale » de l’homme. Il faut d’abord la prendre pour ce qu’elle est, humblement et modestement, dans sa « relativité humaine » ; elle est une manière d’exister humainement dans l’Humanité.

La vraie question est de savoir en définitive à quelle « dimension de l’homme » elle se réfère fondamentalement, de manière particulière et privilégiée, étant donné le mode de vie humaine qu’elle constitue en elle-même, et étant donné aussi par ailleurs sa complémentarité avec la vie « laïque », dans la conscience de l’Église.

Nous partirons pour cela des valeurs humaines par rapport auxquelles la vie religieuse se pose dans son originalité, à travers ses trois vœux.

La relation amoureuse, appelée à trouver dans le mariage sa pleine consistance, est un chemin d’accomplissement de l’être humain, dans la dimension fondamentale de son « altérité » sexuelle.

Devenir, par son travail, propriétaire de biens économiques qui lui permettent de mener une existence humaine digne et féconde, c’est aussi, pour l’être humain, se « valoriser » personnellement, dans la ligne de sa propre créativité.

S’engager enfin dans la vie de la Cité, dans un acte de décision politique (au grand sens de ce terme), et chercher à grandir dans l’espace de son autonomie personnelle, n’est-ce pas là encore pour l’être humain une voie de développement de son être humain, dans la ligne de sa liberté responsable ?

Le caractère commun à ces voies d’humanisation de l’homme dans la communauté humaine, et qui leur est fondamental, c’est leur « temporalité ». Elles sont les voies de l’accomplissement de l’homme en effet, dans la ligne de la temporalité intérieure à son être corporel, et sous le signe permanent de cette temporalité constitutive de son être corporel.

Mais cela veut dire alors, par le fait même aussi, sous le signe de sa caducité temporelle, ouverte sur l’horizon de la mort. « Plus l’homme s’installe au cœur du monde, plus il avance dans la possession de la nature, plus fortement aussi il est pressé par la finitude, plus il s’approche de sa propre mort. » Ce n’est pas un moine détaché du monde, c’est Foucault qui profère ce jugement sur « l’homo œconomicus » (Les mots et les choses, p. 271).

Le développement temporel de l’homme se viderait donc en définitive de son sens immanent dans la mort si l’homme n’était que temporel.

Mais, par contre, si l’homme n’est pas que temporel, s’il ne se réduit pas à la seule manifestation temporelle et corporelle (fût-elle la plus « cultivée ») de son être, c’est alors qu’il est appelé à découvrir et développer en lui une dimension de transcendance, et à relativiser par rapport à celle-ci tout le développement temporel de son être humain.

N’est-ce pas là que nous pouvons trouver le vrai fondement « humaniste » de la vie religieuse, comme profession des conseils évangéliques, comme aussi sa fonction « humaniste » la plus fondamentale et la plus originale ?

Le projet de la vie religieuse, tel qu’il se formule dans les trois vœux, n’est-ce pas en effet de faire vivre à un être humain sa temporalité, en se posant, si l’on nous permet cette image, comme un religieux « silence » au milieu des expressions et manifestations culturelles fondamentales de cette temporalité, que sont la relation amoureuse, conjugale et familiale, l’acquisition et possession de biens temporels, le déploiement de son autonomie personnelle ? Par ce projet de la vie religieuse, l’être humain anticipe pour ainsi dire, dans le temps, son propre temps, sa propre mort ; cette mort qui met fin au langage et développement temporel de la vie sexuelle, économique et politique des hommes. Le religieux est celui qui consent en ce sens à « perdre sa vie », pour reprendre une formule de l’Évangile. Nous retrouvons là l’idée ancienne et traditionnelle de la vie religieuse comme mort à soi-même, et au monde temporel. Ou en termes plus positifs, l’idée de la vie religieuse comme attestation eschatologique que « passe la figure de ce monde ». Le projet de la vie religieuse se relie à une expérience de la condition humaine qui n’en élimine ni la poésie ni le tragique.

Cependant, le projet de la vie religieuse n’a de consistance en lui-même que dans la mesure où il se pose en même temps, dans la communauté humaine, comme la manifestation d’une richesse et d’une dimension fondamentale de l’être humain : celle de sa transcendance, c’est-à-dire de sa radicale et constitutionnelle ouverture à l’Absolu et à l’Infini (de Dieu). La vie religieuse est en ce sens en elle-même un facteur culturel dans l’Humanité ; dans la mesure même où elle est cette manifestation du sens de la transcendance de l’homme, et par le fait même de sa fondamentale dignité, qui ne tient pas d’abord à ce qu’il paraît ni même à ce qu’il fait, mais à ce qu’il « est » en vérité. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la vie religieuse contemplative est tout particulièrement signifiante, même si sa signification a bien du mal à être perçue de beaucoup.

Mais la vie religieuse ne parle pas seulement ce langage « naturel » de la transcendance de l’homme. Elle le parle, mais en le « concrétisant » à l’intérieur du langage de la Révélation de l’Évangile du Christ. Elle annonce ainsi la transcendance de l’homme, mais en lui annonçant la vie de la Résurrection, comme horizon de sa vocation divine, constitutive, dans la pensée et le cœur de son Créateur, de son être façonné pour revêtir en lui l’image filiale et fraternelle de l’Homme Nouveau, Jésus-Christ, dans la puissance de son Esprit Saint.

Le « silence » de la « mort au monde » et à soi-même, constitutif de la vie religieuse est ainsi rempli de cet évangile de la Résurrection pour la Vie éternelle.

« Les enfants de ce monde-ci, dit Jésus, prennent femme ou mari ; mais ceux qui auront été jugés dignes d’avoir part à l’autre monde et à la résurrection d’entre les morts ne prennent ni femme ni mari ; aussi bien ne peuvent-ils non plus mourir, car ils sont pareils aux anges, et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection » (Luc 20,34-37).

Encore faut-il que le « silence de mort » de la vie religieuse soit un silence qui « parle » (à tout le moins au religieux lui-même) et non un silence « muet » ou vide. Ceci suppose qu’il soit un silence rempli d’écoute, par rapport au monde et par rapport à l’Évangile simultanément.

Par rapport au monde et à ses valeurs temporelles auxquelles le religieux « renonce » librement pour sa part, ce ne peut être un « silence » de dédain ou de mépris à l’égard de ces valeurs. Ce ne peut être non plus le silence de celui à qui ces valeurs ne « disent rien », pour qui elles ne comportent en elles-mêmes aucun appel, aucune signification, aucune séduction.

Le silence existentiel du religieux qui consent à faire taire son désir naturel de ces valeurs, est en fait, on le voit, un silence qui suppose maturité, et réflexion, en même temps que maîtrise de soi, décision et prière. Ce sont toutes les implications humaines d’une profession religieuse sérieuse. Mais en même temps ce silence et ce dépouillement culturels, constitutifs de la vie religieuse, ouvrent au religieux un chemin de développement de son être humain, dans cette ligne même de la maîtrise de soi, de la maturité affective, du consentement, de la décision, dans l’écoute attentive du langage de la vie des hommes « engagés dans le temporel », comme l’on dit.

Le sens de la transcendance perdrait le religieux dans l’abstraction et l’idéalisme s’il se coupait chez lui de l’exigence d’incarnation qu’il ne peut pas ne pas comporter. C’est en effet dans sa temporalité d’être corporel, au sein de la communauté humaine, en solidarité de destin avec elle, que le religieux doit manifester son sens de la transcendance et son espérance de la résurrection, s’il veut les manifester « humainement ».

Ceci dit, il faut bien cependant encore rappeler que la vie religieuse n’a de sens et n’est « vivable » que dans la mesure où elle renouvelle constamment en elle ce sens de la transcendance de l’homme et de sa vocation intégrale à la Résurrection, en se nourrissant de la Parole de Dieu qui se livre aux hommes dans le Christ pour les introduire en lui dans la Totalité de l’Homme Nouveau et parfait.

L’Évangile ne stérilise pas le cœur de l’homme, il ne le vide pas de tout sentiment et de toute valeur humaine. Il lui ouvre au contraire la perspective de l’humanité la plus richement et la plus tendrement humaine qui soit, celle du « Fils de l’Homme » lui-même. C’est à « suivre » le Fils de l’Homme, c’est-à-dire à partager le plus intimement possible sa manière de vivre, que le religieux se voue en définitive. C’est en lui qu’il veut trouver son unique chemin vers Dieu son Père et vers les hommes ses frères.

124, rue Marietton
69-Écully

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