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Le charisme des fondateurs religieux

Michel Olphe-Galliard, s.j.

N°1967-6 Novembre 1967

| P. 338-352 |

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Le mot « charisme » figure dans plusieurs documents de Vatican II ; on le chercherait en vain dans ceux qui concernent la rénovation de la vie religieuse [1]. Il ne manque pas d’importance dans la théologie de saint Paul, où il désigne une opération de l’Esprit Saint relative à la vie de l’Église. Les Pères du récent Concile lui ont accordé l’attention dont témoigne en particulier la constitution Lumen gentium. La présence du Saint-Esprit dans le Peuple de Dieu y est décrite comme mission sanctificatrice accomplie soit par les sacrements et les ministères hiérarchiques, comme moyens habituels, soit par les « grâces spéciales » que sont les « charismes », secours spirituels « ajustés aux nécessités de l’Église et destinés à y répondre » [2]. A ce mot et à la réalité qu’il revêt le concile entend donner l’extension la plus souple : il l’applique à des grâces diverses « réparties aux fidèles de tous ordres », englobant « des plus éclatantes aux plus simples et plus largement diffusées » [3]. L’ensemble de ces interventions surnaturelles compose ce qu’on peut appeler « la structure charismatique » de l’Église pour la distinguer de l’organisation hiérarchique qui en structure la constitution sociale et visible [4].

La diversité des instituts religieux s’inscrit dans ce contexte général comme un signe permanent, une manifestation publique de l’assistance active que le Peuple de Dieu reçoit de l’Esprit Saint dans la marche vers sa destinée eschatologique. Le Décret Perfectae caritatis rappelle avec insistance la nécessité de conserver, en procédant au renouvellement qu’il préconise, le « caractère propre » de chaque famille religieuse. N’est-ce pas, selon ce décret, leur variété qui contribue beaucoup à l’édification du Corps du Christ et pour que l’Église « apparaisse embellie des dons variés de ses enfants comme une épouse parée pour son époux et que par elle soient manifestées les ressources multiples de la sagesse de Dieu » [5] ?

Cette variété, quel meilleur moyen de la sauvegarder que de respecter l’« inspiration originelle » dont chaque institut a reçu l’empreinte ? Aussi le décret prescrit-il un « retour aux sources » qui maintienne la fidélité à cette grâce initiale [6].

Qu’est, en effet, cette « inspiration » sinon le charisme des fondateurs auquel Lumen gentium fait implicitement allusion en signalant la présence de « grâces spéciales » qui rendent les bénéficiaires « aptes pour assumer diverses charges et offices utiles au renouvellement et développement de l’Église », suivant ce qu’il est dit par saint Paul : « C’est toujours pour le bien commun que le don de l’Esprit se manifeste dans un homme » (1 Co 12,7) [7]. Aussi le décret pour une « rénovation adaptée de la vie religieuse » en formule-t-il les « principes généraux » dans une perspective essentiellement ecclésiale :

Le bien même de l’Église demande que les instituts aient leur caractère et leur fonction propres. C’est pourquoi on mettra en pleine lumière et on maintiendra fidèlement l’esprit des fondateurs et leurs intentions spécifiques, de même que les saines traditions, l’ensemble constituant le patrimoine de chaque institut.

Ce « retour aux sources » s’inspire donc d’une théologie de l’état religieux conçue dans le cadre d’une ecclésiologie accordant au caractère charismatique du Peuple de Dieu sa pleine valeur.

On s’est demandé récemment si la grâce des fondateurs ne devait pas être considérée comme une simple « grâce d’état » [8] Nous voudrions chercher une réponse à ce problème dans les documents conciliaires qui jettent tant de précieuses lumières sur la théologie de la vie consacrée. Trois questions jalonnent notre recherche :

  1. Que faut-il entendre par « charismes » ?
  2. Comment spécifier le « charisme des fondateurs » ?
  3. Quel rôle assigner à ce charisme dans ce que nous avons appelé la « structure charismatique » de l’Église ?

I. Les charismes

« Charisme » est la transcription d’un mot grec typiquement paulinien. Ce mot ne se rencontre pas dans la langue classique et le grec biblique ne le connaît que par les Épîtres de Paul, et, une fois, par la Première de Pierre (4, 10) [9].

Paul ne lui a pas toujours donné le sens technique qui le rattache à une fonction d’Église, mais il l’unit le plus souvent à ce qu’il nomme les « ministères » qui visent le service de la communauté des fidèles.

L’Épître aux Romains lui attribue le sens général de « don gratuit » que Dieu accorde pour gage d’une élection collective : présageant la conversion d’Israël dont il dit découvrir l’annonce dans des textes prophétiques, l’Apôtre affirme que les « dons et l’appel de Dieu sont sans repentance » (Rm 11,29). Les « charismes » qu’il désigne ici sont les promesses divines qui ont précédé l’endurcissement d’une « partie d’Israël » et préludé à l’entrée de la « totalité des païens » dans la voie du salut.

Cette même épître appelle aussi « charisme » le « don de grâce » octroyé en vertu de la croix du Christ qui a aboli la prévarication d’Adam et lui a substitué l’abondance des faveurs gratuites prodiguées à ceux qui « vivent pour Dieu dans le seul Jésus-Christ » (Rm 5,17 et 6,11).

Ici encore, Paul envisage la communauté chrétienne d’après l’image du corps humain et il assigne à chacun des membres de cet organisme spirituel une grâce destinée à l’aider à concourir par son activité à la santé de tout le corps : « Pourvus de dons différents selon la grâce qui nous a été donnée... exerçons-le en proportion de notre foi... » (Rm 12,6).

Antérieure à l’épître aux Romains, la Première aux Corinthiens avait consacré le mot « charisme » dans son acception ecclésiale définitive. Paul y répond aux questions que soulève la vie de la communauté : il règle la discipline des assemblées liturgiques : puis, il aborde le problème des « dons spirituels » (charismes), qui légitime un certain ordre de préséance mais ne doit pas nuire à la dignité de l’assemblée ni à l’unité communautaire. L’action divine s’y manifeste de deux façons : et par la diversité de ses effets, et par l’identité de l’unique Esprit à qui Paul l’attribue. Aussi signale-t-il la multiplicité des « charismes » en même temps que celle des « ministères » et des « opérations » ; il précise que cette assistance est gratuite : « le seul et même Esprit de Dieu distribue ses dons à chacun comme il l’entend » (1 Co 12,11).

C’est ici pour la première fois que par comparaison avec le corps humain il affirme que l’Église est le « Corps du Christ » (12,27) et déjà il y discerne chaque membre à sa place, exerçant une fonction en vue du bien de tous ; il voit dans cette multiplicité une nécessité de la vie organique s’appliquant à l’Église comme à toute unité vivante.

Les « charismes », à l’intérieur de la communauté, diversifient les fonctions tandis que leur unique source en fait communier les bénéficiaires à une même vie de charité. Cette source jaillit du « seul Esprit » dans lequel « nous tous avons été baptisés pour ne former qu’un seul corps » (12,13).

Avec l’idée de multiplicité naît celle de la hiérarchie qui distingue les membres corporels sans les séparer. L’organisme biologique comporte des membres qui ne sont pas tous également « honorables », bien que tous doivent s’entraider « afin qu’il n’y ait pas de division dans le corps, mais qu’au contraire les membres se témoignent une mutuelle sollicitude » (12,25). Ainsi en est-il de l’Église : il y existe une hiérarchie de charismes qui se complètent et collaborent à la croissance du « Corps du Christ » (Ep 4,15 ; Col 2,19) :

« Il en est que Dieu a établis dans l’Église, premièrement comme apôtres, deuxièmement comme prophètes, troisièmement comme docteurs » (1 Co 12,28).

Ces charismes, qu’ils soient liés à des fonctions ou qu’ils interviennent par occasion, jouent un rôle important dans la vie de la communauté ; ils n’en restent pas moins subordonnés aux dons qui sont infus dans chaque individu avec la grâce justifiante et sanctifiante pour y animer la vie de foi et de charité. Aussi la hiérarchie des dons spirituels se termine-t-elle par « l’hymne à la charité » du chapitre 13 de la Première aux Corinthiens :

« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui résonne ou cymbale qui retentit... »

L’énumération des charismes, dont saint Paul donne plusieurs listes (1 Co 12,8-10 ; 12,28-30 ; Rm 12,6-9 ; Ep 4,11), n’est ni exhaustive ni systématique, mais l’important est que pour l’Apôtre les charismes ne sont pas nécessairement des « grâces extraordinaires », miraculeuses, accordées surtout à la ferveur de l’Église primitive : c’est une des données principales que Vatican II a retenue de l’enseignement de saint Paul.

Le récent concile, en effet, remet en honneur le rôle des charismes dans la communauté ecclésiale. Il insiste sur leur permanence, sur leur adaptation au développement du Peuple de Dieu. Loin d’y reconnaître une intervention miraculeuse et exceptionnelle de la toute-puissance divine, il constate que leur diversité se manifeste à tous les niveaux de l’activité pastorale.

Aux laïcs le Décret Apostolicam actuositatem rappelle les consignes de Paul aux Corinthiens et en tire l’application aux temps actuels :

De la réception de ces charismes, même les plus simples, résultent pour chacun des croyants le droit et le devoir d’exercer ces dons dans l’Église et dans le monde pour le bien des hommes et l’édification de l’Église....

Aux prêtres le Décret Presbyterorum ordinis demande d’être attentifs « aux charismes des laïcs sous toutes leurs formes, des plus modestes aux plus élevées ». « Ils les reconnaîtront avec joie et les développeront avec ardeur [10]. »

L’organisation hiérarchique de l’Église est elle-même charismatique par son origine, comme le montre Lumen gentium à propos de l’infaillibilité pontificale [11] et Dei Verbum en reconnaissant le « charisme de la vérité » à la transmission de la Parole de Dieu par la succession des évêques [12]. Presbyterorum ordinis fait allusion aux « charismes des prédicateurs » [13] et Ad gentes à ceux des missionnaires :

Bien qu’à tout disciple du Christ incombe pour sa part la charge de répandre la foi, le Christ Seigneur appelle toujours parmi ses disciples ceux qu’il veut pour qu’ils soient avec lui et pour les envoyer prêcher aux peuples païens (Mc 3,13). Aussi par l’Esprit Saint, qui partage comme il lui plaît les charismes pour le bien de l’Église (1 Co 12,11), inspire-t-il la vocation missionnaire dans le cœur d’individus et suscite-t-il en même temps dans l’Église des instituts qui se chargent, comme d’un office propre, de la mission d’évangélisation qui appartient à toute l’Église.

Le concile ne nomme pas explicitement le charisme des fondateurs d’instituts religieux, mais ce charisme n’est-il pas impliqué par l’allusion à ces instituts missionnaires suscités par l’Esprit Saint pour prendre en charge l’évangélisation du monde païen ? Voyons donc si les documents conciliaires ne permettent pas de préciser le caractère spécifique de ce charisme.

2. Le charisme des fondateurs religieux

Ces documents ne fournissent pas d’amples détails sur un charisme dont l’influence est pourtant considérable dans l’histoire du Peuple de Dieu. Ils disent l’essentiel et nous pouvons en dégager deux traits qui déterminent la spécificité de cette motion divine.

Nous y lisons tout d’abord que ce charisme a fait l’objet d’une sollicitude constante, exigeante, de la part de la hiérarchie ; puis nous y apprenons qu’il est, par sa finalité, une grâce prégnante d’effets durables, étant la source d’une animation spirituelle destinée à se perpétuer dans une postérité nombreuse, renouvelée de siècle en siècle. Il est à la naissance d’un « esprit » dont l’Église veille à conserver la richesse originale et à maintenir le dynamisme surnaturel.

L’importance que le concile attache à l’« inspiration originelle » des instituts religieux découle de la mission qui rend l’Église responsable du « dépôt de la foi » : les conseils évangéliques en constituent un élément d’autant plus précieux qu’ils représentent l’héritage doctrinal du Christ, l’écho de ses discours, mais aussi l’expression vivante de ses exemples. Lumen gentium en rappelle brièvement la valeur de témoignage et justifie la sollicitude de l’Église à leur endroit :

Les conseils évangéliques de chasteté vouée à Dieu, de pauvreté et d’obéissance étant fondés sur les paroles et les exemples du Seigneur, et ayant la recommandation des apôtres, des Pères, des pasteurs et docteurs de l’Église, constituent un don divin que l’Église a reçu de son Seigneur et que, par sa grâce, elle conserve toujours. L’autorité de l’Église, sous la conduite de l’Esprit Saint, a veillé elle-même à en fixer la doctrine et à en régler la pratique en instituant même des formes de vie stables sur la base de ces conseils.

L’Église revendique, en conséquence, la responsabilité du charisme des fondateurs religieux : elle en atteste officiellement l’authenticité après l’avoir soumise à un jugement rigoureux. Sa vigilance s’exerce par l’examen des circonstances historiques et psychologiques dans lesquelles l’événement charismatique s’est produit. C’est à cette occasion que la hiérarchie s’acquitte d’une fonction à elle dévolue, au dire de l’Apôtre, par l’Esprit Saint lui-même :

Dans le travail d’édification du Corps du Christ règne une diversité de membres et de fonctions. Unique est l’Esprit qui distribue ses dons variés pour le bien de l’Église à la mesure de ses richesses et des exigences des services (cf. 1 Co 12,1-11). Parmi ces dons la grâce accordée aux apôtres tient la première place : l’Esprit lui-même soumet à leur autorité jusqu’aux bénéficiaires des charismes (cf. 1 Co 14).

Cette fonction, le concile y voit un devoir de la charité pastorale qui doit inspirer l’autorité dans le double office de législateur et de protecteur :

La fonction de la hiérarchie dans l’Église étant celle de pasteurs du Peuple de Dieu qui conduisent aux riches pâtures (cf. Ez 34,14), c’est à elle qu’il revient d’instituer les lois qui régissent sagement la pratique des conseils évangéliques, instrument singulier au service de la charité parfaite envers Dieu et envers le prochain. Suivant avec docilité les impulsions de l’Esprit Saint, elle accueille les règles proposées par des hommes ou des femmes de premier ordre et, après leur mise au point plus parfaite, elle leur donne une approbation authentique ; enfin avec autorité elle est là pour veiller à étendre sa protection sur les instituts créés un peu partout en vue de l’édification du Corps du Christ, afin que dans la fidélité à l’esprit de leurs fondateurs ils croissent et fleurissent.

C’est dans ce cadre ecclésial que le charisme des fondateurs doit subir le jugement qui cautionnera sa valeur de témoignage et son aptitude à servir le bien commun dans des conjonctures temporelles en perpétuelle évolution :

C’est à ceux qui ont la charge de l’Église de porter un jugement sur l’authenticité de ces dons et sur leur usage bien entendu. C’est à eux qu’il convient spécialement, non pas d’éteindre l’Esprit, mais de tout éprouver pour retenir ce qui est bon (cf. 1 Thes 5,12.19-21)

L’histoire prouve par les faits combien l’accueil fait par l’Église à des initiatives individuelles valables lui a été bénéfique :

Dès les origines de l’Église, il y eut des hommes et des femmes qui voulurent, par la pratique des conseils évangéliques, suivre plus librement le Christ et l’imiter plus fidèlement et qui, chacun à sa manière, menèrent une vie consacrée à Dieu. Beaucoup parmi eux, sous l’impulsion de l’Esprit Saint, vécurent dans la solitude ou bien fondèrent des familles religieuses que l’Église accueillit volontiers et approuva de son autorité…

En ces quelques lignes, voici évoquée la longue suite d’interventions charismatiques qui ont illustré l’essor de la vie religieuse !

Le second caractère à relever réside dans la fécondité du charisme des fondateurs. Le principe vital qui en est le germe se concrétise dans l’« esprit » dont est née toute une descendance spirituelle vivant de la parole et de l’exemple d’initiateurs inspirés de Dieu. Le concile décrit non sans fierté la prolifération de ce germe surnaturel qui fait honneur à la vitalité du tronc dont les branches ne cessent de se multiplier :

Comme un arbre qui se ramifie de façons admirables et multiples dans le champ du Seigneur, à partir d’un germe semé par Dieu, naquirent et se développèrent ainsi des formes variées de vie solitaire ou commune, des familles diverses dont le capital spirituel profite à la fois aux membres de ces familles et au bien de tout le Corps du Christ.

Puis le document rappelle les avantages de l’état religieux pour ceux qui y sont appelés et, finalement, situe cette vocation hors du cadre hiérarchique de l’Église comme un « don spécial » intéressant les bénéficiaires et les accréditant pour « servir la mission salutaire de l’Église, chacun à sa manière [14] ».

Le charisme des fondateurs religieux ne se substitue pas aux charismes personnels octroyés par la munificence divine aux membres de la famille spirituelle dont ce charisme est le germe. Il n’en communique pas moins à chaque institut un « esprit » dont il détermine et oriente la forme de vie extérieure et auquel il infuse un dynamisme spirituel approprié.

C’est à l’« esprit et aux intentions des fondateurs » qu’il appartient, selon Vatican II, de déterminer la forme de vie qui sera celle de l’institut : contemplative ou active. Remarquons le respect que reflète cette directive envers l’« inspiration originelle » de chaque institut : malgré l’urgence des tâches apostoliques qui se multiplient aujourd’hui, le concile affirme son estime et sa confiance aux instituts de vie contemplative. Qui ne verrait dans cette attitude le signe d’une docilité constante à l’action du Saint-Esprit [15] ?

Les instituts voués à la vie active sont « très nombreux », remarque Perfectae caritatis [16] et cela « parce qu’ils sont pourvus de dons différents selon la grâce qui leur a été donnée » ; le décret conclut avec saint Paul : « il y a diversité de dons spirituels (en grec : charismata), mais c’est le même Esprit » (1 Co 12,4). La rénovation adaptée de ces instituts se fera donc en accordant la primauté à la vie spirituelle, mais en tenant compte des formes diverses que cette vie peut prendre pour soutenir les religieux au service du Christ en raison des « moyens qui leur sont propres et leur conviennent [17] ».

L’unité de l’Esprit n’empêche pas le principe vital de chaque institut, son « esprit », de porter un « caractère propre » ; ce caractère, qu’il doit à la parole et l’exemple du fondateur, est le principe de sainteté répondant au témoignage que celui-ci a laissé voir de l’action de Dieu en lui.

Au thème de la sainteté dans l’Église, le concile a consacré le chapitre V de Lumen gentium. Il y insiste sur le fait que tout baptisé est appelé à la sainteté : c’est un appel universel sans distinction des états de vie. La formule qui en définit les exigences est purement évangélique : suivre le Christ. Si l’imitation du Sauveur est la norme concrète de la perfection chrétienne, elle s’applique nécessairement à la vie religieuse, mais avec une nuance que les documents conciliaires expriment par des comparatifs, qui la différencient de l’obligation commune : « suivre plus librement le Christ et l’imiter plus fidèlement [18] ». Tel est le but d’une consécration dont les fondateurs religieux sont les promoteurs et les modèles. Les conseils évangéliques en sont la condition et l’approbation de la hiérarchie lui donne la fermeté d’une institution d’Église [19].

Aux sacrements de baptême et de confirmation le chrétien doit de participer au « sacerdoce royal » du Peuple de Dieu ; il est de ce fait habilité à exercer la fonction prophétique conforme à la mission du Verbe incarné. Ce « témoignage par la parole et par l’exemple », le consacré se met en devoir de le rendre spécialement par la pratique des conseils :

Les conseils volontairement acceptés selon la vocation personnelle de chacun contribuent considérablement à la purification du cœur et à la liberté spirituelle ; ils stimulent en permanence la ferveur de la charité, et surtout ils sont capables d’assurer aux chrétiens une conformité plus grande avec la condition de virginité et de pauvreté que le Christ et Seigneur a voulue pour lui-même et qu’a embrassée la Vierge sa Mère ; l’exemple de tant de saints fondateurs le montre.

Parmi les charismes, Paul a mis en évidence celui de prophétie. Il lui attribue une excellence proportionnée au bien apporté à la communauté : de la glossolalie, seul le bénéficiaire tire parti ; par contre, rien de miraculeux, aucune apparence extraordinaire ne caractérise le don de prophétie, mais, dit l’Apôtre, « celui qui prophétise édifie l’assemblée » et c’est pourquoi il l’emporte sur celui qui parle en langues (1 Co 14,5).

Vatican II se fait le fidèle écho de saint Paul, lorsqu’il rattache la fonction prophétique à la consécration baptismale. Il en explicite une donnée capitale lorsqu’il signale le lien qui noue la pratique des conseils évangéliques au mystère même de l’Église :

Comme les conseils évangéliques, grâce à la charité à laquelle ils conduisent, unissent d’une manière spéciale ceux qui les pratiquent à l’Église et à son mystère, leur vie spirituelle doit se vouer également au bien de toute l’Église. D’où le devoir de travailler, chacun selon ses forces, et selon la forme de sa propre vocation, soit par la prière, soit aussi par son activité effective pour enraciner et renforcer le règne du Christ dans les âmes et le répandre par tout l’univers. C’est pourquoi l’Église défend et soutient le caractère propre des divers instituts religieux.

Et ce que ces instituts ont de commun dans le concours qu’ils apportent à l’œuvre de l’Église n’est autre que le témoignage d’une vie qui présente en son sein l’exemple du Fils de Dieu :

(L’état religieux, en effet) s’efforce d’imiter de plus près et il représente continuellement dans l’Église cette forme de vie que le Fils de Dieu a prise en venant au monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivent.

Le charisme des fondateurs est, pour chaque institut, à l’origine de ce témoignage. De lui comme de tout don prophétique il est vrai de dire :

Ces grâces, des plus éclatantes aux plus simples et aux plus largement diffusées, doivent être reçues avec action de grâces et apporter consolation, étant avant tout ajustées aux nécessités de l’Église et destinées à y répondre....

Bien que notre charisme ne semble pas être de ces « dons extraordinaires » que vise le même document pour mettre en garde une vaine témérité, il n’en a pas moins la portée exceptionnelle que doit cautionner une authentique sainteté : l’approbation d’un institut pourrait-elle recevoir une meilleure confirmation que par la canonisation de son fondateur ?

Les documents conciliaires que nous venons d’interroger nous permettent donc d’assimiler un si précieux charisme au don de prophétie particulièrement estimé de saint Paul. Mais le « ministère » dont il relève est un service déterminé par des fonctions qu’on ne peut identifier avec la charge d’un simple supérieur de communauté : il implique une « grâce d’état » qui déborde largement celle destinée au responsable de l’application des règles dont le fondateur est l’auteur. Son rapport avec la mission sanctificatrice de l’Église justifie la sollicitude de la hiérarchie à son égard. La contribution qu’il apporte à l’édification du Corps mystique comporte un aspect de notoriété qu’une qualification charismatique doit distinguer des autres « grâces d’état » moins apparentes. Autant de nuances qui mettent en évidence la signification ecclésiale d’un véritable « charisme ». Montrons-le mieux encore en précisant en quoi consiste le « service » des fondateurs dans l’organisation charismatique de l’Église.

3. La structure charismatique de l’Église

L’édition vaticane des documents conciliaires renvoie à un sermon de saint Augustin qui résume sous une image devenue classique la théologie de saint Paul renouvelée par Vatican II :

Ce que l’Esprit Saint opère dans l’Église tout entière, c’est ce que l’âme opère dans tous les membres d’un seul corps (Sermon 267, cité p. 550 note 25, A. G. n. 4).

La même image rappelle dans Lumen gentium la doctrine du Corps mystique [20]. C’est toutefois sous le symbole du « temple » que le document évoque la présence sanctificatrice de l’Esprit Saint :

L’Esprit habite dans l’Église et dans le cœur des fidèles comme dans un temple (1 Co 3,16 ; 6,19) : en eux il prie et atteste leur condition de fils de Dieu par adoption (Ga 4,6 ; Rm 8,15-16 et 26). Cette Église qu’il introduit dans la vérité tout entière (Jn 16,14) et à laquelle il assure l’unité de la communion et du ministère, il la bâtit et la dirige grâce à la diversité des dons hiérarchiques et charismatiques ; il l’orne de ses fruits (Ep 4,11-12 ; 1 Co 12,4 ; Ga 5,22).

Dans ce contexte paulinien, le charisme des fondateurs religieux doit trouver sa vraie dimension ecclésiale. N’est-ce pas ce que suppose Perfectae caritatis là où le décret énonce, comme principe de rénovation, une communion parfaite à la vie de l’Église, tout en sauvegardant le « caractère propre » de chaque institut :

Tout institut doit communier à la vie de l’Église et, tenant compte de son caractère propre, faire sienne et favoriser de tout son pouvoir ses initiatives et ses intentions : ainsi dans le domaine biblique, dogmatique, pastoral, œcuménique, missionnaire et social.

Cette ouverture aux grands courants culturels de l’Église est une manière positive de s’insérer dans sa mission, de collaborer à son œuvre d’évangélisation. Aussi lit-on dans Lumen gentium une défense des religieux accusés injustement de se dérober aux tâches de la cité terrestre :

Nul ne doit penser que par leur consécration les religieux deviennent étrangers aux hommes ou inutiles dans la cité terrestre. Car s’ils ne sont pas toujours directement présents aux côtés de leurs contemporains, ils leur sont présents plus profondément dans le cœur du Christ, coopérant spirituellement avec eux pour que la construction de la cité terrestre ait toujours son fondement dans le Seigneur et soit orientée vers lui pour que ceux qui bâtissent ne risquent pas de peiner en vain.

Dans le décret Christus Dominus le concile insiste auprès des évêques sur la participation active des religieux aux œuvres d’apostolat soumises à la juridiction des Ordinaires. Il y est rappelé à toute occasion que cette coopération doit respecter le « caractère propre » de chaque institut. Retenons la consigne donnée aux religieux eux-mêmes :

Que les religieux envoyés pour exercer un apostolat extérieur soient pénétrés de l’esprit de leur propre institut et demeurent fidèles à l’observance régulière et à la dépendance envers leurs propres supérieurs ; les évêques eux-mêmes ne manqueront pas de recommander cette obligation.

Une recommandation semblable découle de ce que le décret Ad gentes demande aux instituts missionnaires :

Les instituts religieux qui travaillent à la plantation de l’Église, profondément imprégnés des richesses mystiques qui sont la gloire de la tradition religieuse de l’Église, doivent s’efforcer de les exprimer et de les transmettre selon le génie et le caractère de chaque nation. Ils doivent examiner comment les traditions ascétiques et contemplatives, dont les germes ont été quelquefois répandus par Dieu dans les civilisations antiques avant la prédication de l’Évangile, peuvent être assumés dans la vie religieuse chrétienne.

Ces textes et d’autres non moins significatifs apportent la preuve de la haute confiance que l’Église manifeste à ses fils consacrés ainsi que du travail apostolique qu’elle en attend. Cette confiance est acquise à l’état religieux, mais elle s’adresse aussi à chaque institut en tant qu’il est spécifié par son « caractère propre », par son « esprit ». C’est dire qu’un tel hommage concerne le témoignage collectif dont la valeur réside dans sa continuité : le « retour aux sources » n’a de sens que parce qu’il est la condition de la fidélité à l’« inspiration originelle » et qu’il assure la durée d’une tradition, lien par excellence de la solidarité communautaire. La fonction prophétique accomplie par l’Église dans sa tâche apostolique doit à ce témoignage collectif des ressources éprouvées par une longue expérience.

« C’est toujours pour le bien commun, affirme saint Paul, que le don de l’Esprit se manifeste dans un homme » (1 Co 12,7). A plus forte raison est-il vrai de dire que le don de l’Esprit fait à un groupe est toujours pour le bien commun, non de ce groupe seulement, mais de l’Église entière. Or cette manifestation de l’Esprit a lieu concrètement grâce au charisme du fondateur.

Serait-il téméraire d’appliquer à l’état religieux ce que l’Apôtre écrivait aux chrétiens de Corinthe : « Je ne cesse de rendre grâces à Dieu à votre sujet pour la grâce de Dieu qui vous a été donnée (en grec : charis) dans le Christ Jésus. En lui, en effet, vous avez été comblés de toutes les richesses, toutes celles de la parole et toutes celles de la science, en raison même de la fermeté qu’a pris en vous le témoignage du Christ. Aussi ne manquez-vous d’aucun don de la grâce (en grec : charisma) dans l’attente où vous êtes de la révélation de Notre-Seigneur Jésus-Christ » (1 Co 1,4). Reconnaissance de l’Église, oui, mais action de grâces spéciale des consacrés pour l’ensemble des richesses charismatiques (charis) dont ils se savent comblés, surtout pour ce charisme (charisma), germe de leur famille spirituelle, qui les soutient dans l’attestation de leur foi et de leur espérance eschatologique.

La vénération dont les instituts de vie consacrée entourent leurs fondateurs est vivement stimulée par les directives de Vatican II basées sur la théologie de saint Paul. Il ne faut pas, toutefois, qu’elle dégénère en un culte fermé, teinté de chauvinisme, peut-être superstitieux. Les suggestions du décret Perfectae caritatis concernant l’union entre les instituts [21] et les conférences des supérieurs majeurs [22] s’opposent à juste titre aux particularismes stériles. Vatican II a fait passer sur l’Église de notre temps un souffle de charité auquel tout consacré se doit d’être docile : le charisme dont il bénéficie par suite de sa vocation personnelle lui est accordé moins pour lui-même que pour le service d’un plus grand amour [23].

22, rue des Fleurs
31-Toulouse

[1Nous citons les documents de Vatican II d’après l’édition du Centurion. Le chiffre indique le paragraphe et la lettre, l’alinéa. Nous employons les sigles suivants : AA = Apostolicam actuositatem. Décret sur l’apostolat des laïcs.AG = Ad gentes. Décret sur l’activité missionnaire. CD = Christus Dominus. Décret sur la charge pastorale des évêques. LG = Lumen gentium. Constitution dogmatique sur l’Église. PC = Perfectae caritatis. Décret sur la rénovation adaptée de la vie religieuse. PO = Presbyterorum ordinis. Décret sur le ministère et la vie des prêtres. DV = Dei Verbum. Constitution dogmatique sur la Révélation divine. Autres références : DS = Dictionnaire de spiritualité. SDB = Supplément du Dictionnaire de la Bible. VC = Vie consacrée.

[2LG 12 b.

[3Ibid.

[4L’expression sert de titre à un article de Hans Küng dans Concilium (I965), 43-59.

[5PC 1 b.

[6PC 2 a.

[7LG I2 b.

[8DS 41, 756 (A. de Bovis).

[9Cf. SDB s. v. I233 sv. (A. Lemonnyer).

[10PO 9 b.

[11LG 25 c.

[12DV 9.

[13PO 4 b.

[14Ibid.

[15PC 7.

[16PC 8.

[17PC 8 c.

[18PC 1 b.

[20LG 7 b.

[21PC 22.

[22PC 23.

[23On peut se demander s’il existe un charisme spécifique collectif distinct du charisme du fondateur. La question ne se pose-t-elle pas, par exemple, pour l’Ordre bénédictin à la suite des thèses communément admises aujourd’hui concernant la personnalité de saint Benoît ? Les documents conciliaires ne nous permettent pas de répondre à ce problème, ni non plus de pousser plus loin l’analyse des éléments permanents impliqués par l’« inspiration originelle » d’un institut et que doit respecter l’adaptation préconisée par le concile. On se reportera avec profit à l’article de M. de Certeau dans « Christus » n. 51, juillet 1966 : L’Épreuve du temps.

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