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Vers une conception dynamique de la clôture

Gabriel Tillmans, o.c.d.

N°1967-3 Mai 1967

| P. 144-154 |

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L’accent propre que notre époque donne à sa vie de foi semble bien être l’attention au monde et à ce qui s’y passe. Le chrétien prend de plus en plus conscience que sa vie de foi personnelle est imbriquée dans l’histoire de l’Église et du monde. Reconnaître que la vie de foi se situe fondamentalement dans le développement de l’humanité et constitue de plus une contribution de première valeur au sens final de cette évolution, pose par le fait même la question de la signification authentique de la vie contemplative [1].

Le problème

On reproche à celle-ci, telle que la vivent les Ordres cloîtrés, d’être un retrait du monde, inspiré, ce semble, par une vue plus platonicienne que chrétienne. Bien que l’on reconnaisse la richesse positive de pareille vie à l’écart, on ressent toutefois un malaise croissant à propos de la forme concrète qu’elle revêt, surtout dans la législation canonique sur la clôture des moniales. On prend en effet une conscience plus nette que l’Église est avant tout une « communion », une communauté, dont la vie précède et inspire toute formulation juridique. C’est pourquoi l’on s’efforce actuellement de donner au retrait du monde des moniales une forme adaptée à la conscience nouvelle que la foi a prise de l’existence dans laquelle elle veut s’insérer. On ressent de plus en plus le besoin de mettre l’engagement personnel de foi visiblement en valeur au bénéfice de la vie ecclésiale actuelle. La portée apostolique de la prière, du recueillement et du témoignage monastique apparaît de plus comme dépendant de l’information et de l’engagement effectif.

Dans les discussions sur la clôture des moniales, on ne peut certes sous-estimer l’importance des motifs sociologiques, psychologiques et anthropologiques : ils éclairent en effet pour une bonne part les traits caractéristiques de l’image du monde que nous nous faisons aujourd’hui. Toutefois c’est la réflexion théologique, issue de l’expérience chrétienne et des problèmes qu’elle se pose, qui reste finalement le principe normatif du renouvellement effectif des formes juridiques.

Renouveau de la théologie de la contemplation

La source des difficultés actuelles, en matière de clôture, est moins le caractère rigide des prescriptions canoniques que le déplacement des valeurs sur lesquelles on fonde la vie contemplative.

Jadis, un certain idéal ascético-mystique était centré sur la « fuite du monde », sur le caractère « paradisiaque privilégié » de la vie religieuse, considérée comme une école de redressement du comportement humain normal dans l’histoire. La théologie moderne, elle, rattache la vie contemplative à l’expérience historique actuelle. Dans ce rattachement à l’expérience vécue, la vie monastique reçoit un sens et une fonction propres à l’intérieur du service d’ensemble que l’Église rend au monde. De cette modification du principe fondamental de la vie contemplative, considérée désormais comme l’épanouissement plénier de la vie de foi dans l’histoire, découle pour la clôture une signification fonctionnelle correspondante.

Les réflexions qui vont suivre concerneront moins l’orientation fondamentale rénovée de la spiritualité chrétienne que la signification nouvelle qu’en reçoit la clôture papale. Celle-ci ne peut plus être considérée comme étant d’abord et essentiellement une « protection » de la vie contemplative (féminine), mais bien comme une disposition nécessaire à ce genre de vie et, en même temps, comme une manifestation tout aussi nécessaire du témoignage que l’Église demande aux moniales.

La place de la vie religieuse dans l’Église et dans le monde

L’appel de tous à l’unique sainteté du Père

En intégrant la description de la vie religieuse comme sainteté avant tout ecclésiale dans celle de la sainteté chrétienne, la constitution Lumen gentium a délivré la vie monastique de l’isolement dans lequel certains voulaient l’enfermer. La sainteté doit être considérée d’abord comme un attribut de Dieu, rendu visible par la venue du Christ sur terre, et donné par lui dans l’Esprit à son Église comme une caractéristique impérissable. La sainteté de l’individu est sa participation par la grâce du baptême à cette sainteté de l’Église ; par là, elle est un témoignage révélateur de la sainteté ecclésiale dans le monde. La sainteté, qui prend sa source dans le Christ et est donc foncièrement gratuite et évangélique, présente certes de nombreux aspects, mais elle concerne tous les chrétiens en tant qu’ils sont tous appelés à l’unique sainteté du Père. Chacun est appelé à exprimer cette sainteté selon son propre don de grâce et à porter ainsi le témoignage de l’Église au monde.

La place de la vie religieuse dans cette vocation universelle

L’état religieux participe à cette sainteté générale de l’Église et donc aussi à ses caractéristiques fondamentales de don gratuit et de témoignage à rendre. La vie selon les conseils évangéliques signifie positivement une consécration plus grande à Dieu (fondement de l’ouverture à Dieu et au monde) et négativement une libération de tout ce qui peut entraver un plus grand amour (fondement du retrait du monde). Mais cette consécration ne s’effectue pas dans une relation purement individuelle à une divinité « absente » de ce monde : au contraire, elle est une façon originale de s’insérer dans la mission sanctificatrice de l’Église, à laquelle la vie religieuse est liée de façon toute spéciale.

Dans cette perspective de Vatican II, la vie religieuse perd le caractère que certains voulaient lui donner d’« aristocratie spirituelle », de vie « plus parfaite » dans un détachement radical du monde. Il apparaît maintenant qu’on ne peut pas séparer de la sorte l’aspect séculier et l’aspect spirituel : la tendance à la perfection est, au contraire, parfaitement conciliable avec les devoirs de la vie terrestre [2].

Pour tous les chrétiens, le monde, sous son aspect temporel, se présente comme un chantier où ils ont à œuvrer, car le salut n’est ni purement spirituel ni purement individuel. Il intéresse toute la création, qui doit atteindre son plein épanouissement en participant à l’élévation surnaturelle de l’humanité dans le Christ. C’est pourquoi les religieux, tout comme les laïcs, sont appelés à servir la mission de l’Église. Selon leur grâce propre, les religieux jouent en cela un rôle complémentaire de celui des laïcs : ils donnent une nuance originale à l’écoute de la Parole de Dieu et au témoignage chrétien d’ensemble de l’Église.

La vie contemplative et la clôture des moniales

La signification fonctionnelle de la clôture des moniales est étroitement liée à la sainteté particulière qui s’exprime dans la grâce propre de la contemplation. Celle-ci signifie concentration sur les valeurs fondamentales du christianisme, sur la dimension la plus profonde du salut chrétien, qui ne peut se perdre dans les fluctuations de l’histoire. La contemplation cherche à pénétrer le mystère de la Présence de Dieu dans l’Église du Christ. Elle est orientée vers le Transcendant, pour l’adorer et le glorifier selon le devoir qui incombe à toute créature. Le mystère de cette transcendance dépasse tous les intérêts « horizontaux » d’ici-bas et constitue le but eschatologique de l’univers tout entier.

Transcendance et Incarnation

Cependant la Transcendance ne signifie pas seulement un dépassement de toute réalité terrestre, le Mystère n’est pas purement un « vide » de toutes les valeurs humaines ; il est approché dans la foi comme une Plénitude, une réalité fascinante qui déborde infiniment notre capacité d’accueil. La contemplation s’oriente vers un Dieu « absent », mais dont l’absence même est expérimentée comme une présence qui surpasse tout désir humain.

Lorsqu’il est question de contemplation, on entend parfois parler de l’absence de Dieu comme si le Transcendant n’avait plus aucun lien avec l’histoire humaine, comme s’il ne pouvait être approché que dans la négativité de la souffrance et de la mort. La rencontre avec le Dieu-Mystère dans son indépendance et son infinité, qui ne peut être dignement adoré que dans le dépassement désintéressé de tous les désirs humains, ne se réalise certes qu’au sommet de la vie religieuse, lorsque la foi « nue » a, pour l’essentiel, dépassé les besoins psychiques. Mais tout ce processus de la foi s’insère dans la présence du Dieu vivant au cœur de l’histoire humaine. La révélation chrétienne est historique et, de ce fait, la réalité propre du Dieu transcendant est devenue une valeur de salut pour l’homme qui travaille à l’achèvement de son univers et bâtit ainsi l’histoire. Placer le Dieu Sauveur en dehors de l’histoire et couper ainsi la montée de l’homme vers ce salut du contact avec l’événement historique terrestre, c’est méconnaître la chaude action vivifiante de la Transcendance divine dans notre monde. Une Transcendance ainsi conçue ne s’intéresserait pas au monde ; elle serait refoulée dans le royaume platonique des idées et ne serait plus l’objet que d’une nostalgie « an-historique », dans laquelle l’homme deviendrait étranger à lui-même.

Au contraire, la révélation réalisée par l’Incarnation a rendu le Dieu transcendant présent parmi nous comme le Dieu vivant auquel l’homme vivant peut avoir recours, fût-ce dans le dépouillement de la foi « nue » et de l’amour désintéressé. Cette valeur salvifique de la Transcendance a été rendue présente par le Christ et sa présence est prolongée dans l’histoire par le témoignage de l’Église : tel est le noyau du message chrétien. Le Verbe, entré dans l’histoire par son incarnation, est désormais présent dans la prédication de son Église comme signe pour le cosmos tout entier.

La présence immanente à l’Église de la réalité salvifique transcendante constitue le « principe d’incarnation » du christianisme, principe par lequel l’union avec le « monde du divin » reçoit un fondement historique et grâce auquel toute aspiration eschatologique découle d’une expérience historique vitale : elle n’est pas la nostalgie d’un âge d’or illusoire, mais la conséquence d’une plénitude de sens découverte par la foi au cœur de l’expérience humaine.

Le rôle de la contemplation

À cause de cette valeur centrale dans le christianisme, la vie contemplative est à la recherche du courant caché qui donne aux fluctuations de l’histoire leur sens positif ; le contemplatif s’efforce de détecter la direction fondamentale du fleuve de la vie. Cette recherche, qui part du Mystère transcendant et y revient, requiert le retrait du monde et sous son aspect négatif de rejet de toute superficialité et sous son aspect positif d’effort d’approfondissement de l’existence humaine. La contemplation « éloigne » de la vie actuelle précisément pour se mettre au service de cette vie actuelle, individuelle et sociale, et se présenter à elle comme un témoignage qui la guide et lui révèle son sens. Elle constitue le signe de la dimension profonde du salut chrétien, le signe de la Présence divine comme pur don de grâce, source à laquelle l’Église vient puiser l’enthousiasme pour sa mission dans le monde.

La vie contemplative n’entraîne pas une « fuite du monde », mais elle est une manière originale et sélective d’« être-au-monde ». C’est un choix qui non seulement discerne l’instabilité et donc la valeur relative des réalisations terrestres, mais qui décante et approfondit, dans une approche positive des valeurs terrestres, leur valeur salvifique réelle. Vivre en contemplatif ne signifie pas « fermer les yeux » sur les événements actuels de l’Église et du monde, mais bien ramener ceux-ci à leur signification profonde. La vie contemplative est le message charismatique et prophétique dans l’Église : elle restaure et approfondit toute l’histoire humaine dans la perspective fondamentale du salut. Dans cette attitude vitale qui est la sienne, la contemplation sous toutes ses formes représente la moelle de la sainteté chrétienne.

La vie contemplative canonique

Une forme spéciale est donnée à la contemplation dans l’état canonique des moniales. Comme religieuses, c’est en groupe qu’elles tendent à la contemplation. La vie des moniales répond à l’appel de la vie religieuse en général et spécifie de plus cette vocation par l’orientation contemplative donnée à la vie communautaire. La dialectique de l’« éloignement » et de l’approfondissement positif, qui apparaît comme caractéristique de la vie contemplative, constitue, pour les moniales, un devoir non seulement pour leur vie personnelle, mais tout autant pour la vie du groupe comme tel. Le monastère est la manifestation visible, dans l’Église et dans le monde, de l’attitude contemplative et le témoignage collectif de la valeur de la contemplation pour le monde moderne. Pour réaliser vraiment cette vocation communautaire, la vie cloîtrée n’opère pas une rupture avec le monde actuel, elle n’y pousse même pas, mais elle invite à un dialogue sélectif avec l’événement actuel, pour en dégager le sens profond. Ce dialogue demande, négativement, un retrait du monde et, positivement, un contact avec l’événement historique : la tension décrite plus haut à propos de la vie contemplative en général s’applique ici à la vie du groupe comme tel. Dans la forme juridique actuelle de la clôture « active et passive [3] », seul l’aspect retrait du monde reçoit une forme institutionnelle. De ce fait, la tension féconde pour la vie contemplative entre retrait du monde et ouverture à celui-ci risque d’être unilatéralement neutralisée.

Le rôle de la clôture

Puisqu’elle concerne la communauté comme groupe vivant, la clôture doit elle aussi participer au dynamisme de cette vie. Comme attitude concrète, la clôture manifeste la fidélité de la communauté à sa vocation contemplative au sein de l’Église d’aujourd’hui. Elle ne sert pas de cloison étanche contre l’événement historique du salut dans l’Église et le monde, mais de lieu où la communauté puisse bâtir de façon sélective un dialogue réel avec la vie actuelle hors du cloître. Dans ce dialogue avec l’histoire et les valeurs authentiques qui y sont contenues, la communauté devra réaliser sa vocation authentique, qui est à la fois de relativiser l’événement à la lumière de l’eschatologie et de lui donner son orientation fondamentale. Ceci requiert et un approfondissement religieux (d’où la nécessité de la prière, du recueillement dans « le silence et la solitude ») et une relation authentique avec l’histoire (d’où la nécessité d’une ouverture vers le dehors) : l’un ne peut se passer de l’autre. Comme disposition à la contemplation, la clôture réagit, en s’ouvrant ou en se fermant, sur l’équilibre sans cesse en mouvement entre la contemplation et l’information : l’information est au service de la contemplation, mais celle-ci doit recevoir de l’information son contenu chrétien. L’approche contemplative sélectionne le donné de l’histoire ecclésiale de salut : le mouvement d’approche y est fondamental, la sélection est spécifique. Comme retrait du monde, la clôture ne peut pas intervenir de façon dictatoriale et par là réduire à néant la communication, indispensable pour la contemplation, avec l’événement actuel de l’Église. En effet, l’histoire salutaire du Verbe de Dieu vivant dans son Église constitue l’événement significatif avec lequel la contemplation est confrontée et au sein duquel lui est donnée l’occasion d’un témoignage réel. Comme ouverture au monde, par contre, la clôture [4] ne peut dépasser la capacité contemplative de la communauté. Ouverture au monde et communication ne peuvent concrètement être vécues de façon significative que dans la mesure où la capacité contemplative de la communauté est de taille à les admettre en les intégrant.

Dans cette approche du charisme contemplatif comme fonction « d’incarnation », la clôture prend un caractère réellement dynamique. Elle est toujours fonction du groupe concret qui approche la vie de l’Église dans l’alternance de l’ouverture au monde (information et témoignage) et du retrait du monde (séparation et approfondissement). La séparation ne peut dégénérer en isolement pas plus que l’ouverture en superficialité. L’ouverture de la communauté peut aller aussi loin qu’il est possible au groupe sans qu’il se perde dans la dissipation ; la séparation de la communauté peut aller aussi loin que le permet sa signification spécifique pour l’Église concrète. Un groupe à faible vie contemplative s’approfondira dans le retrait du monde ; un groupe moins engagé dans l’Église d’aujourd’hui devra briser son isolement et son repliement sur lui-même.

Formes concrètes de la clôture

Dès là que la théologie pose comme point de départ que la vie contemplative est un événement charismatique dans l’Église, il devient évident que la forme concrète que doit prendre la clôture, à un moment déterminé de l’histoire, ne peut être purement « déduite » d’un raisonnement théologique. Cette détermination relève de la prudence « pratique », qui incarne de façon créative la foi vécue dans la vie actuelle de l’Église. Mais ce que la théologie peut faire, c’est d’indiquer les normes de toute réalisation authentique de l’idéal contemplatif dans l’Église. La détermination concrète des formes que prendra la clôture dépend donc des points suivants.

L’idéal contemplatif dans l’Église universelle

La tension décrite ci-dessus entre l’ouverture au monde et le retrait du monde présuppose assurément une ouverture et une séparation « spirituelles », mais le problème d’une clôture dynamique concerne précisément la forme corporelle perceptible à lui donner pour qu’elle soit une médiation pour l’idéal contemplatif. Compte tenu de cette dynamique, une formulation absolue et immuable, du genre de celle qui est contenue dans la législation « protectrice » actuelle, n’apparaît plus comme nécessaire ni souhaitable. Certes, vu la diffusion universelle du témoignage que porte l’idéal contemplatif, l’Église est en droit d’exiger une marque distinctive « matérielle » [5]. Cette « séparation matérielle avec le monde » devra donc présenter un caractère de stabilité suffisante pour signifier, à chaque époque, devant la conscience de l’Église universelle, la pleine valeur de l’idéal contemplatif. En liaison avec la vie de foi du moment, cette stabilité peut être affirmée lorsque la partie la plus représentative de la communauté comme telle vit à l’intérieur du cloître et lorsque l’entrée des étrangers dans la clôture reste un fait exceptionnel dans la vie du groupe. La caractéristique propre de la clôture est sa valeur de signe, qui ne se perd que par la dissipation ou la destruction de l’intimité communautaire.

L’idéal contemplatif dans l’ensemble de l’Ordre

La forme concrète que prendra la clôture comme médiation envers la vie actuelle n’est pas seulement déterminée par les caractéristiques, décrites plus haut, de la vie religieuse dans son ensemble, de la vie contemplative en général et de sa forme monastique, elle l’est encore par la spiritualité propre dont témoigne chaque groupement dans l’Église.

Lorsqu’une spiritualité se rattache à l’idéal de la vie contemplative, elle reconnaît, dans la description de la clôture, les principes ci-dessus énoncés d’un « christianisme d’incarnation ». Toutefois, chaque spiritualité vise aussi à nuancer la contemplation elle-même et, en conséquence, la détermination de la clôture comme disposition à celle-ci. L’aspect que cette spiritualité souligne dans la vie de foi de la contemplation a aussi pour conséquence une manière propre d’assurer la sélection, un intérêt caractéristique dans le dialogue avec l’histoire du salut, une spécialisation originale dans l’orientation vers le Mystère transcendant et un type propre de témoignage charismatique dans la vie de l’Église. Chaque spiritualité choisit ses valeurs vitales, met l’accent sur certaines vérités de la foi et vit ses propres expériences de foi. Cette différenciation à l’intérieur de l’unique idéal contemplatif entraîne par le fait même une différence dans la structure concrète de la vie contemplative.

Dans son principe et ses options fondamentales, cette différence relève de l’Institut tout entier dont on fait partie ; et donc du fondateur ou de la fondatrice, qui a incarné dans son œuvre un don charismatique déterminé. C’est pourquoi s’impose la fidélité du groupe à la spiritualité propre qui lui est traditionnelle. A ce niveau, la décision revient de plein droit au chapitre général ou aux autres formes que prend le gouvernement universel de l’Ordre. C’est à lui de fixer les règles générales de la vie contemplative canonique, en accord avec l’autorité suprême de l’Église. Les déterminations, à ce stade, devront rester aussi ouvertes que possible et garantir seulement l’idéal spirituel propre dans ses lignes essentielles.

L’idéal contemplatif dans l’Église locale

Le contenu de la contemplation et son témoignage intra-ecclésial sont de plus déterminés par la communauté ecclésiale locale dans laquelle la communauté religieuse s’insère et où elle joue le rôle d’une représentante d’une spiritualité universelle. L’authenticité de la contemplation et du témoignage sera assurée par une clôture adaptée, qui corresponde à la vie de foi locale et puisse influer sur le climat de pensée de la région. L’unique spiritualité de l’Ordre participe par là au caractère multiforme de l’unique Église, qui est tout entière présente dans l’originalité de chaque communauté locale [6]. L’unité de l’Ordre comme tout ne peut pas, elle non plus, dégénérer en uniformité mortelle.

Les évêques accueillent les mouvements authentiquement religieux au service de leur Église locale, pour qu’ils contribuent à fixer le caractère propre et le témoignage original de cette Église locale. Les déterminations concrètes ultérieures de la clôture dépendent donc de la situation et des exigences concrètes de l’Église locale, qui sont exigences plus précises d’une expression authentique de l’idéal contemplatif dans un milieu déterminé. Ceci implique que, par analogie avec la diversité des multiples Églises au sein de l’unique Église catholique, une décentralisation doive et puisse intervenir dans la réalisation concrète d’un même idéal spirituel.

La structure et la formulation générales de l’idéal caractéristique d’un Ordre déterminé relèvent, nous l’avons noté, du gouvernement général de celui-ci ; sur ce point, le rôle des évêques, pasteurs des Églises locales, sera d’adopter une attitude bienveillante [7]. Quant aux adaptations locales de ce même idéal, ce sera au gouvernement régional de l’Ordre de les préciser, en dialogue avec les représentants régionaux de la Hiérarchie. Il serait souhaitable que les textes juridiques soient plus explicites sur ce point.

L’idéal contemplatif dans la communauté

Les normes décrites jusqu’ici se rapportent à la différenciation de fait de la vie contemplative des moniales dans l’Église. Toutefois le principe normatif le plus concret pour la détermination de la clôture est la disposition même de la communauté qui veut réaliser sa propre vocation spirituelle dans la vie actuelle de l’Église. Nous voici revenus à notre point de départ : la contemplation est orientée vers une réalité de salut, révélée par l’Incarnation, qui se présente dans l’histoire comme la plénitude dernière de sens, transcendante à l’histoire elle-même.

La contemplation, si elle veut être authentique et réelle, prend forme dans la dialectique de l’information historique et de l’orientation supra-historique. A partir de cette dialectique, le problème de la forme dynamique à donner à la clôture peut s’appeler une prise de position fondamentalement théologique à propos d’une condition de vie dont dépend en grande partie l’authenticité et la fécondité apostolique de la vie contemplative canonique. La réglementation juridique de la clôture devrait laisser une grande marge de jeu et garder, au profit du groupe et en relation avec lui, un caractère essentiellement dynamique. La supérieure de chaque communauté devrait donc, en accord avec le gouvernement régional de l’Église et de l’Ordre, disposer d’une grande marge de liberté pour découvrir, en dialogue avec sa communauté, la forme de clôture la plus adaptée pour elle.

Dans cette liberté, la vie de foi des religieuses pourra se rallier aux exigences et aux suggestions de l’expérience actuelle, telle qu’elle s’est approfondie dans les sciences psychologiques et anthropologiques. À tous points de vue, on doit éviter que la vie religieuse ne serve de dernier rempart à une vue dualiste du monde. Il faut que, au moins dans les structures, nous évitions le reproche, souvent formulé, de favoriser une manière de vivre dans laquelle l’homme s’aliénerait lui-même dans la satisfaction émotive d’une pseudo-religiosité. Savoir si chaque religieuse sera capable de dépasser sa propre satisfaction psychique dans un abandon désintéressé au Mystère transcendant est une autre question. Mais il ne faudrait certainement pas que la structure elle-même de la vie religieuse cloîtrée constitue une compensation « protectrice » pour les manques d’inspiration individuels.

Sint-Jozeflaan 56
Smakt-Venray (Nederland)

[1Cette étude est le texte remanié d’un article paru dans le Tijdschrift voor geestelijk Leven, 1967, p. 183-195.

[2Dans Mater et Magistra, Jean XXIII écrivait ceci : « Il ne faut pas créer d’opposition artificielle là où elle n’existe pas, entre la perfection personnelle et l’activité de chacun dans le monde... Il est au contraire parfaitement conforme au plan de la Providence que chacun se perfectionne par son travail quotidien » (A. A. S., 53, 1961, p. 460 ; La Doc. Cath., 1961, col. 988).

[3« Formellement, la clôture consiste dans la défense faite aux membres de l’Ordre de sortir de l’enceinte cloîtrée (clôture active) et aux étrangers d’y entrer (clôture passive). » Cf. M. Mayer, art. « Klausur », dans le Lexikon für Théologie und Kirche, Freiburg, 1961, VI, col. 321.

[4Il n’échappera à personne que la notion juridique reçoit ici une signification plus ample, pour laquelle il n’existe pas encore de terme approprié en français.

[5Cf. Perfectae caritatis, n. 16 (Vie consacrée, 1966, p. 27), et Ecclesiae sanctae, n. 31 (ibid., p. 263).

[6Cf. Lumen gentium, II, n. 13 (N. R. Th., 1965, p. 148-151).

[7Cf. Ecclesiae sanctae, n. 9 (Vie consacrée, 1966, p. 259).

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