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La clôture des moniales des origines au code de droit canonique

Michel Dortel-Claudot, s.j.

N°1967-3 Mai 1967

| P. 165-176 |

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Le terme clôture désigne d’abord les parties du monastère destinées à l’habitation des moniales, dont l’accès est interdit aux visiteurs et d’où elles ne peuvent sortir librement. La clôture signifie également l’ensemble des lois qui règlent cette prohibition. Mais ce n’est que tardivement et au bout d’une longue évolution que le terme clôture a pris ce double sens.

a. En latin classique, clausura désigne : en premier lieu, tout instrument servant à fermer (par exemple une serrure, un verrou, un cadenas, un fermoir de chaînette), et, par analogie, la conclusion d’un discours ou d’une argumentation ; en second lieu, certains endroits dont on ne sort que difficilement (par exemple, une cage, une prison, une forteresse, un camp retranché).
b. À l’époque patristique, clausura désigne également tout ce qui peut être fermé à clef : une armoire, un coffre, etc.
c. Dans le latin médiéval, clausura désigne : en premier lieu, tout ce qui empêche ou rend difficile le passage d’un lieu à un autre (par exemple, une haie, un mur, une frontière, un barrage en travers d’une rivière, une gorge en montagne) ; en second lieu, tout espace fermé par une enceinte (par exemple, un parc pour bétail, un clos de vigne, un champ clôturé).
C’est en raison de ce dernier sens que le terme clausura a été peu à peu employé, à partir du IXe siècle, pour désigner le monastère en tant que lieu où l’on se retire à l’écart du monde. Clôture et cloître ont alors un sens très voisin.

De nos jours, nous disons : entrer dans la clôture, rester dans la clôture, sortir de la clôture, violer la clôture, etc., parce que la clôture est devenue pour nous cet espace des maisons religieuses dont il ne faut point franchir les limites. Au Moyen Age, on ne dit pas « sortir de la clôture » mais « sortir du monastère », parce que la notion de clôture ne se distingue pas encore de celle de monastère. C’est dans la législation cistercienne du XIIIe siècle que l’on commence à faire une différence entre le monastère proprement dit et la clôture. Par décision du Chapitre Général de Cîteaux de 1213, les monastères féminins dépendants de l’Ordre durent être établis à plus de six lieues des abbayes masculines. Le chapelain et le confesseur habitèrent dès lors dans le monastère des moniales. À l’intérieur de ce dernier, on est donc amené à distinguer une partie placée sous clôture, réservée aux religieuses, et une partie hors-clôture destinée aux prêtres. Par ce biais, est apparue la notion de clôture distincte de celle de monastère : on peut sortir de la clôture sans sortir du monastère. Par extension, on en est venu plus tard à parler de la clôture en tant qu’institution canonique, c’est-à-dire l’ensemble des lois concernant la clôture au sens matériel.

Dans l’histoire de cette institution on peut distinguer deux grandes périodes : du IVe au XIIIe siècle, la permission de sortir du monastère ou d’y entrer ne fait l’objet d’aucune loi générale de l’Église ; elle est seulement régie par des législations et usages particuliers, variables d’un siècle à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un Ordre ou même d’un monastère à l’autre ; depuis la fin du XIIIe siècle, la clôture devient une institution d’Église, reconnue et organisée par elle, faisant partie du droit commun [1].

I. La clôture, loi particulière. IVe - XIIIe siècles

1. Orient et Église d’Afrique

En 323, Pakhôme fonde un monastère en Haute-Égypte. Vers 340, sa sœur Marie s’installe dans le voisinage et un grand nombre de femmes ne tarde pas à se joindre à elle. Tel fut le premier groupe de moniales. L’obéissance et la discrétion réglaient les rapports entre les deux communautés, mais il n’y avait encore rien qui ressemblât de près ou de loin à la clôture. Les frères entraient dans la maison des sœurs pour y exécuter des travaux matériels ; les sœurs pouvaient sortir, évitant seulement de pénétrer à l’intérieur de l’habitation des moines.

Le cénobitisme pakhômien se diffuse ensuite largement en Asie Mineure sous l’influence notamment de saint Basile (331-379). A côté des monastères d’hommes, se constituent des monastères de femmes. Ces dernières, juridiquement incapables de gérer leurs biens, font appel aux moines. Elles ont, en outre, besoin d’un guide spirituel : le Supérieur de la communauté masculine les prend en charge. Saint Basile se contente de fixer quelques normes : l’administration temporelle du monastère des sœurs est confiée à un homme d’âge mûr ; la Supérieure sera présente quand le Supérieur s’entretient avec l’une de ses filles. En Asie Mineure, pas plus qu’en Haute-Égypte, il n’était défendu aux moniales de sortir.

Nous retrouvons les mêmes traits en Afrique. Clercs et moines ne peuvent rendre visite à une moniale sans une permission de l’Évêque ou d’un prêtre, et sans être accompagnés par un confrère. Les sœurs peuvent sortir dans la rue ; saint Augustin se contente de leur recommander de bien rester groupées quand elles sont dehors.

Au Ve siècle, en Orient, les monastères d’hommes et de femmes prirent l’habitude d’admettre indifféremment des postulants des deux sexes. Chez les hommes, on trouvait souvent un petit groupe de moniales, et chez les femmes, quelques moines. Avec la grâce de Dieu, la vertu pouvait être sauve ; les mauvaises langues faisaient que la réputation de ces monastères doubles ne l’était pas. L’empereur Justinien intervint en 529, chargeant l’Évêque du lieu d’expulser les intrus. Mais la séparation complète était une utopie : la communauté féminine avait besoin d’un homme pour régler ses affaires temporelles, d’un prêtre et d’un diacre pour le soin des âmes. Justinien ordonna, en 539, de mettre à cet effet trois moines à la disposition des monastères de moniales : un procureur et deux chapelains. Ceux-ci ne pouvaient parler qu’à la Supérieure. Justinien prévoit des sœurs tourières qui se tiennent à la porte et vont avertir la Supérieure quand un visiteur se présente. Il complète cette législation en décrétant qu’aucune moniale n’a le droit de pénétrer dans un monastère masculin, ni aucun homme dans un monastère de femmes. Il n’est pas encore défendu à celles-ci de sortir de leur couvent.

Le Concile in Trullo de 692 assouplit légèrement les dispositions de Justinien. Les moniales, accompagnées d’une sœur ancienne, peuvent sortir avec la permission de la Supérieure. Il est interdit à un moine ou à une moniale de passer la nuit dans une communauté religieuse de l’autre sexe. Une moniale peut donc dormir en dehors de son monastère, du moment que ce n’est pas dans un monastère d’hommes. De même, un moine peut entrer dans un couvent de femmes pendant le jour, mais ne peut y coucher. Le Concile de Nicée de 787 ajoutera cette restriction : qu’un moine ne prenne jamais place à table avec une moniale.

C’est donc le souci de séparer les moniales des moines, bien plus que celui de les séparer du monde, qui est à l’origine de la clôture. Il n’y a pas à en être surpris. Les premières communautés féminines sont nées à l’ombre des communautés masculines. Le bien spirituel des âmes et les conditions économiques du temps exigeaient cette proximité, mais la prudence conseillait d’établir quelques barrières entre ces hommes et ces femmes qu’un même idéal spirituel rapprochait.

2. Époque mérovingienne

La Règle donnée par saint Césaire au monastère de Saint-Jean, fondé à Arles en 513, apporte un élément nouveau : défense est faite aux femmes non religieuses de pénétrer dans la demeure des moniales. Pour le reste, la Règle de saint Césaire est conforme aux habitudes de son temps. « Si une femme, – y est-il écrit, – après avoir quitté ses parents, veut renoncer et entrer dans le saint bercail, qu’elle ne sorte plus jusqu’à sa mort. » Faut-il voir dans ce texte une allusion à une véritable claustration ? Il ne semble pas et, pour s’en rendre compte, il n’est pas mutile de le rapprocher de ce passage d’une lettre adressée par des Évêques à sainte Radegonde, fondatrice du monastère de Sainte-Croix à Poitiers : « Si une de nos sujettes mérite d’être acceptée dans votre monastère de Poitiers, qu’elle n’ait plus la permission d’en sortir, comme le déclare la Règle établie par saint Césaire. » Ici, sortir s’oppose à « être acceptée dans le monastère » ; dans la Règle de saint Césaire, il s’oppose à « quitter ses parents ». Ce terme ne signifie donc pas : « franchir la porte du couvent », mais : « retrouver les siens, quitter la vie monastique ».

Dans les canons des Conciles des VIe et VIIe siècles, il n’est d’ailleurs nulle part interdit aux moniales de sortir de leur monastère. Le Concile d’Agde de 506 se contente de demander que les couvents féminins soient établis assez loin des communautés religieuses masculines. Le Concile d’Epaone de 517 interdit à un clerc ou à un moine de pénétrer à l’intérieur d’un monastère de moniales, sinon pour y voir sa sœur ou sa fille. Le Concile de Séville de 619 prévoit que les couvents de femmes seront administrés par des moines, en prenant les précautions nécessaires pour que ceux-ci ne fréquentent pas les moniales : on ne pourra converser qu’avec la Supérieure, en présence de deux sœurs.

En Orient, et en Occident jusqu’à la réforme carolingienne, il n’y a donc pas de clôture active (sortie du monastère), mais seulement une certaine clôture passive (entrée des étrangers et visites), variable selon les lieux. Un premier point a été acquis de très bonne heure : il est interdit à une moniale de pénétrer dans une communauté d’hommes. Il a été ensuite plus difficile de préciser dans quelle mesure un homme peut ou ne peut pas entrer dans un couvent de femmes. On se trouvait devant un fait : les moniales vivaient à proximité des moines et ne pouvaient se passer de leurs services. Certains contacts étaient inévitables et même nécessaires. Il fallait accepter cette situation, tout en évitant de prêter le flanc aux racontars qu’elle ne pouvait manquer de provoquer, sauvegarder tout à la fois le bien matériel et spirituel des moniales et leur réputation. Ceci explique les incertitudes et retours en arrière de la législation de ces sept premiers siècles.

3. La réforme carolingienne

En Occident, l’époque carolingienne est essentiellement marquée par l’introduction de la clôture active. Le premier texte interdisant aux moniales de sortir de leur monastère semble être le canon 6 du Concile national de Gaule, tenu à Ver (département de l’Oise) en 755 : « Aucune Abbesse n’a l’autorisation de sortir du monastère, sinon en temps de guerre, à moins que le Roi ne la convoque à son palais, une fois par an et avec le consentement de l’Évêque du lieu. De même les autres moniales n’ont pas le droit de sortir du monastère. » Pourquoi ce changement dans la discipline ? Il n’est point nécessaire d’imaginer de honteux abus à réprimer, comme on le fait trop souvent. L’explication est à chercher dans les mœurs du temps. Dans cet univers encore barbare, la femme consacrée à Dieu est un anachronisme : son entrée en religion l’a soustraite à l’autorité et à la protection du père de famille, sans la faire passer pour autant sous celles d’un mari. Aux yeux de tous, c’est donc une femme-sans-homme, c’est-à-dire une proie offerte. La seule façon de persuader les esprits qu’elle n’est point en quête d’aventure, est de la maintenir enfermée dans son monastère.

De nombreux textes reviennent sur cette nécessité avec plus ou moins d’insistance [2].

Cette interdiction devient plus souple ici ou là. Le Concile provincial de Bavière de 800, canon 27, admet que les Abbesses peuvent sortir du couvent avec la permission de l’Évêque, à condition de se faire accompagner par quelques moniales. Le Concile de Châlon-sur-Saône de 813, canon 62, va plus loin : les moniales ne sortent jamais en principe, mais l’Abbesse peut les envoyer dehors faire une course urgente.

4. La vague monastique et mendiante des XIe-XIIIe siècles

La législation carolingienne était trop neuve ; il lui manquait en outre le poids de l’autorité pontificale pour être universellement acceptée. Elle devint rapidement lettre morte. Il devait appartenir à l’an 1298 de voir la première loi générale sur la clôture des moniales, mais il fallait auparavant que cette institution fût mise au point au sein des grands Ordres monastiques et mendiants nés au cours des deux ou trois siècles précédents.

On a peine à imaginer de nos jours le développement prodigieux de la vie religieuse à cette époque du Moyen Age. En 1109, 200 monastères dépendent de Cluny ; en 1151, l’Ordre des Chanoines Réguliers de Saint-Ruf gouverne 1.100 maisons, et Prémontré 120 ; en 1352, 700 abbayes d’hommes se réclament de l’obédience cistercienne ; en 1370, il y avait 170 chartreuses ; sous le généralat de saint Bonaventure, il y eut 8.000 couvents abritant 200.000 frères mineurs ! Or, cette multiplication de communautés masculines fut accompagnée d’une floraison non moins extraordinaire de vocations féminines. Ici, de pieuses femmes s’installent à l’ombre d’un monastère d’hommes en qualité de converses : dans les dépendances de l’Abbaye de Prémontré, on comptait ainsi plus de 1.000 sœurs. Là, d’anciens couvents demandent à être incorporés aux grands Ordres. Un peu partout, de nouvelles communautés voient le jour dans le voisinage immédiat des moines et des frères mendiants. Entre 1200 et 1240, sur le territoire de la Belgique actuelle, furent érigés 45 monastères de moniales cisterciennes.

Quelle fut l’attitude des grands Ordres devant cette multiplication de couvents de femmes qui entendaient bien vivre dans leur dépendance ? Si ces couvents comptaient beaucoup de vocations douteuses, les Abbés s’inquiétaient du danger que la proximité des moniales faisait courir à la chasteté de leurs sujets. S’ils étaient peuplés de saintes filles, ils n’étaient pas moins effrayés de constater combien le soin de ces âmes ferventes risquait d’accaparer totalement leur activité. Aussi les grands Ordres firent l’impossible pour se débarrasser de la charge temporelle et spirituelle des moniales. Ces dernières, en femmes qu’elles étaient, défendirent âprement un lien qu’elles voulaient indissoluble, en appelèrent parfois au Saint-Siège, et obtinrent la reconnaissance de ce mariage de fait conclu entre elles et la vie religieuse masculine. Les moines s’inclinèrent mais exigèrent que, dans le contrat de mariage, la clôture figure en bonne place. « Si un commandement du Pape ou quelque autre nécessité, déclare le Chapitre Général de Cîteaux de 1228, nous obligeait à agréger à l’Ordre quelques monastères, ce ne serait qu’à deux conditions : des bâtiments propres à permettre la clôture et des biens suffisants pour dispenser de mendier. » Par clôture, il faut comprendre ici l’interdiction de sortir du monastère, imposée dès 1213 aux cisterciennes. Les Abbés de Prémontré décideront, en 1290, que, pour enlever de plus en plus aux Norbertines la tentation de sortir du couvent, on leur rasera complètement la tête trois fois par an, avec menace de sanctions canoniques contre les récalcitrantes. Que ne feraient pas les hommes pour sauvegarder leur liberté !

Ce qui était vrai aux premiers siècles du monachisme, le demeure au Moyen Age, alors que la vie religieuse repart sur des bases nouvelles : c’est la nécessité de dresser des barrières entre les moniales et les moines qui est à l’origine de la clôture.

II. La clôture, loi générale de l’Église. <XIVe - XXe siècles

Afin d’assurer à leurs moines et clercs un minimum d’indépendance, les grands Ordres avaient été amenés, tout au long du XIIIe siècle, à imposer la clôture à leur branche féminine. Il revenait à l’autorité suprême de reprendre ces essais à son compte et de faire de la clôture une loi universelle obligeant toutes les communautés. L’acte de naissance de cette clôture papale fut la Constitution de Boniface VIII, Periculoso, de 1298.

1. La Constitution de Boniface VIII sur la clôture des moniales

La Constitution Periculoso débute par ce sévère avertissement : « Nous désirons mettre un frein aux habitudes dangereuses et condamnables de certaines moniales : elles ont dépassé les bornes de la simple décence, rejetant de sang-froid tout à la fois la modestie religieuse et la pudeur propre à leur sexe. » Il était en effet urgent de réprimer certains abus. Si les moniales solidement prises en main par les grands Ordres masculins se comportaient le plus souvent en bonnes religieuses, il n’en était pas de même de celles restées indépendantes. En 1250, Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, note dans son journal qu’au prieuré de Villarceaux, situé sur son diocèse, près de la moitié des sœurs se méconduisent et la Supérieure est ivre morte tous les soirs. Dans le même couvent, on organisait chaque année des bals pour la fête de sainte Madeleine et des saints Innocents. Ceci n’était point une exception : dans tous les monastères de son grand diocèse, Eudes Rigaud constate que les moniales sortent quand elles veulent, quelquefois pour plusieurs jours, et reçoivent autant de visiteurs qu’elles le désirent.

Les raisons mises en avant par Boniface VIII pour l’établissement de la clôture papale seront donc les suivantes : enlever les occasions de dévergondage, servir Dieu avec un esprit dégagé des préoccupations mondaines. Toutes les moniales devront désormais demeurer dans leur monastère sous une clôture perpétuelle. Aucune n’aura la faculté d’en sortir, sous quelque prétexte que ce soit, sauf en cas de maladie grave et dangereuse. Aucune personne, si digne de confiance soit-elle, ne peut entrer à l’intérieur du couvent, à moins d’y avoir été autorisée par le Supérieur compétent à cause d’un motif raisonnable.

2. Le Concile de Trente

Le Concile de Trente, XXIVe session, De regularibus, chapitre 5, est assez sobre sur la question de la clôture des moniales. Il se contente de rappeler la Constitution Periculoso, y apportant les modifications et précisions suivantes : les moniales peuvent sortir avec permission de l’Ordinaire et pour un juste motif ; pour entrer dans la clôture, il faut une permission écrite du Supérieur compétent ; qui entrerait dans un monastère sans permission serait excommunié ipso facto.

Malgré les décrets de Trente, la coutume s’établit de confier aux moniales l’éducation de fillettes et d’adolescentes. Cet usage, qui eut pour lui tous les canonistes du temps, ne fut point condamné par Rome. Ces jeunes pensionnaires habitaient d’ailleurs dans des locaux à part et ne pouvaient être éduquées au couvent qu’à la condition de ne sortir et de ne rentrer en famille que pour des raisons très graves.

3. L’action du Siège Apostolique. XVIe-XVIIIe siècles

Toute une série d’importants documents romains complètent l’œuvre du Concile de Trente.

La Constitution de Pie V, Circa Pastoralis, du 29 mai 1566, pose deux principes absolus : toutes les religieuses qui font des vœux solennels sont tenues à la clôture ; toutes les femmes, vivant en communauté et appartenant à quelque Ordre ou Tiers-Ordre que ce soit, doivent faire des vœux solennels ; celles qui s’y refuseraient ne pourraient plus recevoir de novices. On sait l’influence qu’eut cette double décision sur l’évolution de la vie religieuse féminine ; ce n’est point ici le lieu d’en parler [3].

La Constitution de Pie V, Decori, du 1er février 1570, déclare excommuniées ipso facto les moniales sortant du monastère sans permission légitime et ceux qui les accueillent, fussent-ils leurs parents. Le même document précise les causes qui légitiment la sortie du monastère : un grand incendie, une maladie contagieuse, la lèpre. Et encore, dans ce dernier cas, est-il nécessaire de faire constater le mal par l’Ordinaire et d’avoir sa permission écrite.

La Constitution de Grégoire XIII, Ubi gratiae, du 13 juin 1575, supprime les privilèges, accordés par ses prédécesseurs ou par les Ordinaires aux membres de la noblesse, qui les autorisaient à entrer dans les couvents de moniales.

La Constitution de Grégoire XIII, Dubiis, du 23 décembre 1581, règle plus sévèrement l’entrée des Cardinaux, Évêques et Supérieurs Réguliers dans les monastères.

Au XVIIe siècle, le Saint-Siège fut amené à restreindre au maximum les visites au parloir. Un décret du II mai 1669, de la Sacrée Congrégation du Concile, déclare coupable d’une faute mortelle et excommunié le religieux qui, sans permission, parle avec une moniale à la grille d’un parloir, fût-ce quelques secondes. Un décret du 25 novembre 1678 de la même Congrégation précise qu’un religieux, envoyé pour prêcher à des moniales, n’a pas pour autant la permission de s’entretenir avec elles. Les abus justifiaient de telles mesures. Ils avaient pour origine un autre abus plus grave lié aux mœurs du temps : beaucoup de moniales, élevées au couvent dans leur jeunesse, entraient ensuite en religion sans véritable vocation, sous la pression du milieu ambiant et de leur famille. Comme il n’était alors pas admis que l’on puisse dispenser quelqu’un de ses vœux, on devait conserver dans les cloîtres des sujets qu’y maintenait la seule impossibilité morale et physique d’en sortir. Les conversations inutiles et les contacts avec l’extérieur étaient donc particulièrement dangereux pour ces moniales toujours prêtes à se dissiper. Benoît XIV n’écrira pas moins de quatre Constitutions pour lutter contre les violations de clôture [4] Il fallait une législation draconienne pour maintenir un semblant d’ordre dans des communautés si peu ferventes en raison de leur mode de recrutement.

4. Le Code de Droit Canonique

Le Code de Droit Canonique ne modifie pas substantiellement la législation mise en place avant lui. Il se contente de renforcer la discipline sur certains points, de l’élargir sur d’autres.

Renforcement de la discipline. Les canons 600 et 601, § 1, exigent une permission du Saint-Siège pour entrer dans la clôture ou en sortir. Le Concile de Trente se contentait d’une permission de l’Ordinaire. Celle-ci ne vaut plus que pour les médecins, les chirurgiens, et les ouvriers ayant des travaux à exécuter à l’intérieur du monastère. Le canon 602 demande que les moniales ne puissent être vues du dehors et qu’elles ne puissent voir à l’extérieur de la clôture. Le canon 600,1°, précise que l’Ordinaire du lieu ou le Supérieur Régulier ne peuvent pénétrer dans le monastère que pour en faire l’inspection, et doivent être accompagnés par un clerc ou un religieux d’âge mûr.

Élargissement de la discipline. Le Code ne dit rien des mesures prises au XVIIe siècle pour restreindre les visites au parloir. Elles étaient d’ailleurs tombées en désuétude, depuis longtemps. Le canon 600, 3°, permet aux chefs d’État, à leur femme et à leur suite, d’entrer dans la clôture. Ces élargissements de la discipline, comme on le voit, se réduisent à peu de choses, et sont plutôt symboliques. Ce n’est pas tous les jours qu’un couvent de pauvres clarisses accueille en ses murs un Souverain ou un Président de la République !

5. Instruction du 6 février 1924

Quelques années seulement après la parution du Code, la Sacrée Congrégation des Religieux publiait une Instruction sur la clôture des moniales à vœux solennels, long texte précis où rien n’est laissé au hasard, où tout est prévu, expliqué jusque dans les plus menus détails. Ce document est le point d’aboutissement logique de toute une évolution tendant à parfaire de plus en plus la législation canonique sur la clôture.

L’Instruction prévoit les dispositions suivantes afin de permettre une application aussi rigoureuse que possible des prescriptions du Code :

Si des fenêtres du monastère donnent sur la voie publique ou sur des maisons voisines ou permettent la communication avec les étrangers, elles devront être munies de vitres opaques ou de persiennes qui empêchent la vue d’un côté comme de l’autre. Si le chœur a des grilles permettant aux moniales de voir l’autel, ces grilles devront être disposées de manière que les fidèles ne puissent, de leur place, voir les moniales. L’endroit où les moniales reçoivent la Sainte Communion devra être fermé par urne porte ou un rideau, pour que les moniales ne puissent être vues des fidèles. S’il y a une terrasse sur le toit, les moniales pourront y aller à condition que cette terrasse soit suffisamment protégée par des grilles de tous côtés. Au parloir, il doit y avoir deux grilles, distantes entre elles de 20 centimètres environ et scellées dans le mur. Partout où cela paraîtra nécessaire, on placera dans la muraille un tour par lequel on pourra faire passer les objets nécessaires. Rien n’empêche qu’il y ait dans ce tour une petite ouverture laissant voir les objets qu’on y introduit (précaution à l’intention du visiteur facétieux tenté d’introduire par ce moyen-là dans la clôture un chat ou une armée de souris).

Les notes placées par le Cardinal Gasparri en bas des pages du Code nous révèlent ceci : les canons sur la clôture des moniales renvoient 120 fois à des documents romains des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, et 12 fois seulement à des documents des XIXe et XXe siècles. Force nous est donc de constater que le contexte historique auquel ils se réfèrent est le plus souvent antérieur à la révolution française. Ne faut-il pas en conclure que certains points de la législation canonique sur la clôture ont besoin d’être rajeunis ? Leur caractère désuet ne doit d’ailleurs pas nous surprendre. Comme toutes les institutions, la clôture a eu à répondre au cours des siècles à des problèmes précis, posés par suite des circonstances historiques. Les circonstances ont changé ; le droit n’a pas bougé, parce qu’il est dans la nature des lois de durer. Ayant oublié le pourquoi de telle ou telle prescription, puisque les circonstances ne sont plus là pour le rappeler, on en est venu à justifier par des raisons spirituelles ce qui n’était initialement que le fruit du bon sens [5]. Or, les motifs spirituels sont par définition inattaquables. Le sont donc également, concluent les partisans de l’immobilisme, les lois positives auxquelles ils servent de fondement.

Il faut beaucoup de prudence pour modifier une institution comme la clôture, aux résonances spirituelles aussi profondes, mais Vatican II invite les Ordres de moniales à s’engager hardiment dans la voie de la rénovation : « La clôture papale pour les moniales de vie uniquement contemplative sera maintenue, mais, une fois recueillis les avis des monastères eux-mêmes, on l’adaptera aux circonstances de temps et de lieu, supprimant les usages désuets » (Décret Perfectae Caritatis, n. 16).

4, Montée de Fourvière
69 – Lyon Ve

[1Sur l’histoire de la clôture des moniales, on peut consulter en langue française : en tout premier lieu, Mgr Gérard Huygue, La clôture des moniales des origines à la fin du XIIIe siècle, Roubaix, 1944. – Puis, L. Renoir, art. « Clôture monastique », dans le Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de Liturgie, III, 2024. – J. Creusen, « La clôture, évolution et adaptation », dans R. C. R., 1939, 11, 38, 84 ; art. « Clôture », dans le Dictionnaire de Droit Canonique, III, 890. – E. Jombart et M. Viller, art. « Clôture », dans le Dictionnaire de Spiritualité, II, 979.

[2Instructions données par Charlemagne en 789 à ses missi dominici, article 19 : « Aucune Abbesse ne doit sortir du monastère sans notre permission et ne doit donner à l’une de ses sujettes l’autorisation de le faire. » – Concile provincial de Frioul, réuni en 797 par Paulin, Évêque d’Aquilée, canon 12 : « En aucun cas, les Abbesses et les moniales ne pourront sortir de leur monastère, même pas pour aller à Rome ou en d’autres lieux saints sous des prétextes pieux. » – Capitulaire de Charlemagne de 802, canon 20 : « Les Abbesses et les moniales doivent rester ensemble à l’intérieur du cloître et il leur est strictement interdit d’en sortir. » – Concile de Tours de 813, canon 30 : « Les Abbesses ne pourront jamais sortir sans la permission de leur Évêque, sauf pour répondre à une convocation impériale. » – Concile d’Aix-la-Chapelle de 816, canon 7 : « Les Abbesses doivent rester dans leur monastère, de peur qu’en leur absence, les religieuses ne soient la proie du démon. » Charlemagne a rajouté de sa main le commentaire suivant à ce canon : « Nous voulons que les Abbesses résident dans les monastères, à moins que nous leur ayons ordonné expressément de venir à nous. Aucune ne donnera à ses religieuses l’autorisation de sortir ou d’habiter à l’occasion à la campagne. »

[3On peut consulter à ce sujet : J. Creusen, « Les Instituts Religieux à vœux simples. Esquisse historique », dans R. C. R., 1940, 52 et 1945, 34 ; art. « Congrégation Religieuse », dans Dictionnaire de Droit Canonique, IV, 185. – A. Van Biervliet, La Constitution « Sponsa Christi » et les moniales à vœux simples, Louvain, 1951. – Dom R. Lemoine, Le Droit des Religieux du Concile de Trente aux Instituts Séculiers, Paris, 1956, p. 273-294. – G. Lesage, L’accession des Congrégations à l’état religieux canonique, Ottawa, 1952, 95-97, 125-128, 150-167. – E. Jombart et M. Viller, art. « Clôture », dans le Dictionnaire de Spiritualité, II, 1002.

[4Cum sacrarum du 1er juin 1741, Salutare du 3 janvier 1742, Per binas alias du 24 janvier 1747, Gravissimo du 31 octobre 1749.

[5Ou serait en droit d’attendre ici de notre part, en guise de conclusion, quelques précisions sur ces grandes étapes que nous ne faisons qu’esquisser, des motivations prudentielles du début aux justifications spirituelles récentes, en passant par les raisons sociologiques qui ont certainement joué un grand rôle à l’époque du Concile de Trente et dans la suite. Tout autant que nos lecteurs, nous ressentons cette lacune de notre étude, qui n’est, hélas, que le reflet fidèle de la lacune que présentent les études historiques sur cet aspect de la clôture et ses rapports avec la condition faite à la femme dans la famille et la société aux mêmes époques (autre domaine resté lui aussi presque totalement en friche).

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