Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vocation d’ermite

Vies Consacrées

N°1967-2 Mars 1967

| P. 75-80 |

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Les façons concrètes dont la vie monastique a été vécue au cours de son histoire sont multiples [1], bien que comportant toutes les caractères essentiels de recherche de la perfection évangélique et séparation du monde : vie dans une solitude plus ou moins intégrale, vie complètement retranchée du monde mais vécue en commun, vie de renoncement n’excluant pas un certain service de la communauté chrétienne, vie menée en communauté mais ouverte à certaines formes d’érémitisme. La vie érémitique, qui fut loin d’être inconnue en Occident, naquit et se développa d’une manière prodigieuse en Orient, si bien que jusqu’à nos jours les moines ermites n’ont jamais fait défaut dans les Églises orientales. Dans l’Église latine, par contre, c’est le système de vie cénobitique qui, depuis plusieurs siècles, a tendu peu à peu à se présenter comme le type officiel de vie monastique, au point de faire oublier pratiquement la forme proprement érémitique.

Aujourd’hui, cependant, un véritable attrait pour l’érémitisme se fait sentir en différents points dans l’Église latine. Certains pourraient se demander : y a-t-il encore place dans l’Église du XXe siècle pour un genre de vie qui a certes donné naissance aux Ordres monastiques mais dont le rôle, providentiel aux IVe et Ve siècles, semble à jamais révolu ? Quel sens, quelle utilité peut avoir pour l’Église, pour les chrétiens d’aujourd’hui, la vie d’un solitaire perdu on ne sait où, à l’écart du monde et de la société ?

Des auteurs, ayant étudié les origines et le développement considérable de la vie érémitique aux IVe et Ve siècles, pensent avoir trouvé à la base de ce mouvement les raisons fondamentales suivantes : la conviction que l’ascète doit se séparer le plus possible du monde s’il veut parvenir à la perfection ; la conviction aussi qu’il a à lutter contre le démon d’une manière particulière, car, dans les combats que mène l’Église contre les puissances de l’enfer, l’ascète appartient à la catégorie des éléments spécialisés ; l’idée enfin que le Paradis, patrie véritable, ayant été perdu par le péché, il faut aller à sa recherche dans le désert où l’ascète vivra dans un état moins exposé aux dangers de confort et d’installation propres à émousser son désir de rejoindre la patrie.

Quoi qu’il en soit, parmi les ermites orientaux d’aujourd’hui ou d’hier, pour la plupart peu versés en science, un bien petit nombre seraient capables d’exposer une théologie de la vie érémitique, chose dont d’ailleurs ils ne sentent nullement le besoin. Est-ce à dire que les raisons qui motivent le choix de leur état et leur aventure spirituelle manquent de base doctrinale ou découlent de principes théologiques d’une solidité douteuse ? Au contraire, mais ces principes doctrinaux, les ermites, au lieu d’en faire des thèmes de réflexion systématique, en vivent profondément et intensément, sans chercher à les formuler en langage d’école. Ces solitaires d’Orient sont simplement conscients d’être dépositaires d’une tradition spirituelle éminemment agréable à Dieu et utile pour eux-mêmes et pour les autres. Les motifs qui généralement déterminent leur choix de la vie solitaire sont simples : le désir de vivre le plus possible pour Dieu, et, pour cela, de se détacher le plus possible de tout ce qui pourrait y faire obstacle.

L’ermite a un sens aigu de la primauté de l’attente eschatologique. Il sait que le Royaume de Dieu est au-dessus de toutes les choses créées. Seule compte la cité céleste à laquelle il appartient déjà par son baptême et vers laquelle nous sommes en marche. Comme Abraham il quitte tout, pays, parenté, communauté, et renonce à tout enracinement dans le monde ; tendu vers la patrie céleste, il se sent « étranger et pèlerin sur la terre » (cf. He 11,13), sans cesse en état de passage, d’exode, vers la terre promise véritable.

Mais le désert où l’ascète se retire n’est pas, loin de là, un lieu de repos. L’entrée dans le Paradis perdu par le péché s’achète au prix d’un rude combat de tous les jours et de tous les instants, contre le démon et contre soi-même. La solitude est le terrain d’élection où se déploie la ruse du tentateur et où le moine expérimente au mieux sa faiblesse et sa radicale impuissance devant Dieu. Le péché radical de l’homme, n’est-ce pas de refuser de dépendre d’un plus grand que lui, de se faire lui-même son propre dieu ? Or, dans la solitude le moine découvre facilement le peu, le rien dont il est capable et le tout de Dieu. Il découvre qu’il « n’a, dit un auteur syrien du Ve siècle, ni force ni pouvoir pour résister au diable, extirper de lui-même les pensées du péché, accomplir la volonté de Dieu, garder ses commandements, combattre les passions. La seule chose en son pouvoir, c’est la résolution de se donner à Dieu, c’est de le prier et de l’invoquer afin qu’il le purifie lui-même de Satan et de ses opérations, et qu’il daigne venir dans son âme par sa grâce et y régner, qu’il accomplisse lui-même en lui ses propres commandements et sa propre volonté, qu’il lui confie toutes les vertus qui font le juste [2] » En effet, la solitude, en libérant le moine des occasions extérieures de pécher, le livre à un combat des plus âpres ; car alors il se rend plus attentif et découvre facilement les tendances déréglées qu’il portait en lui-même sans en avoir conscience. Aussi, dit Martyrios, un autre auteur syrien du VIIe siècle, en s’adressant à des moines : « le nom même de solitude enseigne tout par lui-même à celui qui s’en approche : à s’attacher uniquement au Dieu unique et suprême ; à n’être plus, pour ainsi dire, qu’un avec lui, loin de la dissipation profane et de la nombreuse compagnie ; à aimer la tranquillité, la paix et la sérénité des pensées, par lesquelles l’âme du solitaire s’apaise et se décante, et l’œil de son savoir s’éclaire, pour qu’il puisse alors garder son esprit, grâce à la science et la sagesse spirituelles reçues de la grâce, et s’entretenir avec Dieu dans la prière assidue de chaque instant. » [3]

Par les renoncements extérieurs et le combat intérieur, le solitaire revit le combat du Christ contre Satan. S’il meurt à tout ce qui est du monde c’est pour exprimer sa préférence absolue pour le Royaume du Père. S’il renonce à s’enraciner, à s’installer ici-bas, c’est pour témoigner, aux yeux du monde, de son appartenance au monde nouveau inauguré par la résurrection du Christ ; aussi n’a-t-il plus un « chez-soi » terrestre, il est sans cesse en état d’exode, à la suite du Seigneur Jésus, vers la maison du Père.

La vocation érémitique ne saurait être, comme on serait tenté de le penser, recherche d’un salut individualiste ni désolidarisation de la mission du Corps du Christ en ce monde. Elle se situe, au contraire, au cœur même de l’Église. « Car il appartient en propre à celle-ci d’être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles, fervente dans l’action et occupée à la contemplation, présente dans le monde et pourtant étrangère. Mais de telle sorte qu’en elle ce qui est humain est ordonné et soumis au divin ; ce qui est visible, à l’invisible ; ce qui relève de l’action, à la contemplation ; et ce qui est présent, à la cité future que nous recherchons [4]. » Aussi le charisme qu’est la vie du solitaire a-t-il pour fonction de traduire, d’une manière manifeste, cet aspect intérieur du mystère de l’Église qu’est l’intimité personnelle avec le Christ, la participation à sa passion et à sa gloire [5]. Au cœur de l’Église parce qu’elle se situe dans l’ordre des réalités de grâce que signifient les sacrements (Ordre, mariage...), la vie de l’ermite tend à permettre à l’Esprit de faire fructifier en lui les germes de grâce. Dans la mesure où il laisse l’Esprit agir en lui et produire des fruits de vie, l’ascète obtient un très puissant pouvoir d’intercession en faveur de ses frères humains auxquels il manifeste la présence déjà sur terre du Royaume de Dieu [6].

Situé au cœur de l’Église, l’ascète participe d’une manière intense au combat que livre celle-ci contre Satan ; il y est à l’avant-garde, sans autres armes que la prière et la pénitence. Bien que solitaire il reste présent à tous ses frères humains qui, à leur manière, peinent pour hâter la venue du Règne ; il est, selon l’expression d’Évagre, séparé de tous et uni à tous. S’il est docile à l’Esprit, l’expérience quotidienne de sa faiblesse et de son impuissance radicale lui procure l’esprit de pauvreté évangélique indispensable pour accueillir le salut de Dieu, à l’exemple de la Vierge (Lc 1,48) ; et il acquiert cet amour, ce cœur miséricordieux pour tous les êtres, qui est la pierre de touche de l’authenticité de son expérience de Dieu, « un cœur, dit saint Isaac le Syrien, embrasé pour toute la création, les hommes, les oiseaux, les animaux, les démons et tout ce qui existe ». « Car, ajoute un autre auteur syrien, l’Esprit produit une telle allégresse et un tel élan de charité en eux (les ascètes), qu’ils voudraient, si c’était possible, enfermer dans leur cœur tous les hommes, sans distinction des bons et des mauvais [7]. »

Pour les chrétiens et les autres hommes, l’ascète joue un rôle de prophète et de témoin. Bien que silencieux, et par le seul fait qu’il existe, il est une protestation vivante contre la médiocrité, une réaction contre les dangers de légalisme des uns et d’activisme des autres. L’Église n’est-elle pas, en effet, appelée à la louange éternelle dans la liberté de l’Esprit ? Par sa rupture avec des valeurs créées qu’il sait pourtant bonnes, l’ascète solitaire témoigne que Dieu seul est valeur suprême, toutes les autres valeurs sont subordonnées à la possession de celle-là. Témoin pour les hommes que l’Église vit déjà pour le ciel ; par delà ce monde où nous vivons, il y en a un autre vers lequel nous nous acheminons ; après les peines de cette vie, il y a le Royaume à venir promis à ceux qui auront vécu de foi, d’espérance, de charité ; les hommes n’ont à chercher ni à attendre leur bonheur ultime ici-bas ; tout est en fonction d’une rencontre personnelle avec Dieu. Aux apôtres de l’Évangile la vie des solitaires rappelle la condition préalable et indispensable pour convertir le monde : se convertir soi-même en vivant le plus pleinement possible dans le Christ ; la prédication par l’exemple est plus fructueuse que celle de la parole.

Pour l’incroyant, la vie de l’ermite est signe de Dieu, prédication silencieuse de la Vérité dont vit l’ermite et que beaucoup d’athées cherchent plus ou moins consciemment. Il est vrai que ce témoignage peut ne pas porter pour beaucoup. Cela n’enlève rien au rôle irremplaçable d’un tel témoignage. Car, écrit le P. Loew, « pour être témoin de Dieu aux yeux des hommes, il nous faut être les témoins de Dieu aux yeux de Dieu même [8] » ; et encore : « le témoin est d’abord celui qui a vu, qui voit, avant d’être celui qui est vu ». « Le signe de l’absolu de Dieu a à « être » plus qu’à « être signe ». Ce n’est pas pour que les hommes comprennent la transcendance de Dieu, mais d’abord parce que cette transcendance est... La foi a à être, avant même d’être témoignée. Le « témoin » dans l’Évangile est essentiellement celui qui a vu (Ac 1,21) [9]. »

Si la vocation à la vie érémitique est d’un grand prix aux yeux de Dieu et de la tradition monastique, il serait on ne peut plus présomptueux de s’y engager à la légère sans un appel spécial de la grâce. Les auteurs monastiques n’ont jamais manqué de mettre en garde leurs disciples contre les illusions en ce domaine. « Qu’aucun de nous ne s’établisse en solitude préalablement à l’exercice et à l’entraînement mutuels », écrit Martyrios à ses confrères moines ; car les tentations venant de Satan contre l’ermite sont terribles ; le tentateur encombre ce dernier « d’imaginations mauvaises, le remplit de tristesse, de chagrin, de dégoût, d’impatience, l’accable de lassitude, de tiédeur et du découragement de son travail, déverse en lui orgueil, vanité et arrogances blasphématoires, lui communique cruauté et insensibilité bestiales ; il lui insinue qu’il ne pourra tirer aucun profit de la solitude, lui fait aimer la vie qu’il menait autrefois dans le siècle [10] ».

Si les vocations à la vie érémitique sont relativement rares, faut-il dire qu’elles ne se justifient plus ? Multiples sont en effet les façons concrètes dont la vie monastique a été vécue au cours des siècles. Si l’on veut que l’expérience ancienne reste toujours une force agissante, ne convient-il pas de respecter les appels particuliers que Dieu adresse à chacun ? Si, en outre, le rôle de la vie érémitique à l’égard du monde est d’être le témoignage de l’absolu de Dieu, de la primauté du spirituel, peut-on dire que le monde d’aujourd’hui, indemne du danger d’oublier Dieu, a moins besoin que par le passé de ce témoignage ?

L. W.

[1L’auteur de cette note est un moine catholique du Proche-Orient (N.D.L.R.).

[2Texte cité dans Pl. Deseille, L’Évangile au désert, Paris, 1964, p. 141-142.

[3Martyrios, Le livre de la perfection, trad. A. De Halleux, Louvain, 1960, p. 75.

[4Vatican II, Constitution sur la liturgie, n° 2.

[5Cf. Pl. Deseille, L’Évangile au désert, p. 13.

[6Ibid., p. 18-19.

[7Textes dans Pl. Deseille, L’Évangile au désert, p. 152, 157.

[8J. Loew, O. P., Comme s’il voyait l’invisible, Paris, 1965, p. 237.

[9J. Loew, O. P. dans Collectanea Cisterciensia, « Le Monastère. Signe et témoignage », 1965, p. 166.

[10Livre de la perfection, trad. cit., p. 141-142.

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