Le vêtement religieux hier et aujourd’hui
Jean-Claude Guy, s.j.
N°1967-2 • Mars 1967
| P. 81-93 |
Chaque institut est prié de réviser son propre vêtement en fonction des orientations générales édictées par le concile Vatican II, et dans la fidélité à l’esprit de son fondateur. Mais plus profonde que celle de la révision du vêtement dans chaque institut particulier, et la commandant en quelque sorte, doit être posée la question du sens universel du vêtement religieux, sens que devront toujours exprimer les divers costumes particuliers des divers instituts.
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Le Concile Vatican II a invité les instituts religieux à une rénovation dans laquelle, cependant, il n’a pas voulu intervenir par voie d’autorité. Les Pères conciliaires ont préféré ouvrir quelques perspectives générales, demandant que cette rénovation se fasse par un « retour continu aux sources de toute vie chrétienne ainsi qu’à l’inspiration originelle des instituts », dans la fidélité à « l’esprit des fondateurs » et à leurs « intentions spécifiques » [1].
Cette absence délibérée de « dirigisme » se constate en particulier à l’occasion du vêtement religieux, auquel nous consacrons le présent article. Le Décret se contente, en effet, de la recommandation suivante :
« L’habit religieux, signe de la consécration à Dieu, doit être simple et modeste, à la fois pauvre et décent, conforme aux exigences de la santé et adapté aux circonstances de temps et de lieux ainsi qu’aux besoins de l’apostolat. L’habit des religieux ou des religieuses qui ne correspond pas à ces normes doit être modifié [2]. »
Chaque institut est donc prié de réviser son propre vêtement en fonction de ces orientations générales, et dans la fidélité à l’esprit de son fondateur. Mais plus profonde que celle de la révision du vêtement dans chaque institut particulier, et la commandant en quelque sorte, doit être posée la question du sens universel du vêtement religieux, sens que devront toujours exprimer les divers costumes particuliers des divers instituts. Le sérieux de la rénovation en dépend.
Pour mieux éclairer cette question, il nous paraît nécessaire de revenir aux origines mêmes de la vie religieuse pour y redécouvrir, intérieure à ses applications concrètes aujourd’hui périmées, la raison pour laquelle les premiers moines ont voulu porter un habit qui leur soit propre, et la valeur qu’ils lui accordaient.
Nous ne nous arrêterons pas à la question la plus extérieure, celle du « trousseau » mis à la disposition du moine dans l’antiquité : les différentes pièces de sa « garde-robe » étaient trop commandées par le contexte géographique et social dans lequel il vivait pour qu’il soit possible de s’en aider efficacement pour notre rénovation actuelle. Nous nous limiterons à deux développements d’inégale importance : 1) l’existence d’un vêtement propre, signe de la consécration à Dieu ; 2) les caractères généraux du vêtement monastique dans l’antiquité chrétienne.
I. L’existence d’un vêtement propre
Beaucoup plus que de nos jours, le vêtement était, dans l’antiquité, le signe distinctif des différentes catégories sociales ou professionnelles. Les premiers chrétiens, montrant qu’ils ne constituaient pas une catégorie sociale faisant nombre avec d’autres, ne voulurent se distinguer que par la seule intensité de leur foi et par la charité qui les animait. Ils ne se firent donc remarquer, à l’origine, par aucun vêtement distinctif. On connaît la célèbre déclaration de l’auteur de l’À Diognète :
« Car les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par le vêtement. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier [3]. »
Et ce témoignage, bien loin d’être exceptionnel, reflète la pratique universelle. Même les ascètes et les vierges, tout d’abord, n’utilisèrent aucun artifice vestimentaire pour signifier leur consécration à Dieu. Comme le dit R. Metz à propos de la consécration des vierges, antérieurement au Ve siècle :
« Les vierges ne portaient pas d’habits spéciaux. Le voile était le seul signe officiel de leur appartenance à Dieu. (...) Nous ne disposons d’aucun document qui permette d’affirmer qu’à cette époque les vierges portaient un costume particulier, identique pour toutes. Elles avaient, tout au plus, l’habitude – et on le leur conseillait – de revêtir des habits plus modestes et plus sérieux, de choisir de préférence des couleurs sombres [4]. »
Au début du IVe siècle, le monachisme, qui jusqu’alors n’avait revêtu qu’une forme sporadique, commença à devenir un phénomène social. De plus en plus nombreux, des hommes se retirèrent au désert pour y vivre dans le « renoncement ». Ils y constituèrent des groupements, soit librement autour d’un ancien dont l’autorité les avait attirés, soit pour vivre, de façon plus institutionnelle, sous une loi commune.
On est assez peu renseigné sur les toutes premières formes de ce monachisme ainsi constitué. Il est cependant possible de relever suffisamment d’indices qui attestent, dès les origines, l’existence d’un habit spécial, et dont le port symbolisait le changement de vie.
Ainsi, lorsque Pachôme, qui deviendra le père des cénobites, renonce au monde pour se mettre à l’école de l’ascète Palamon, ce dernier, après quelques épreuves, « lui ouvrit la porte, le fit entrer et le revêtit de l’habit des moines [5] ». Et à son tour, Pachôme fit de même, quelques années plus tard, avec ses premiers disciples : « Il les éprouva ; et, ayant constaté que leurs dispositions étaient bonnes, il les revêtit de l’habit monacal, et les reçut auprès de lui avec joie et amour de Dieu. [6] »
Au dire de S. Jérôme, Hilarion se rendit auprès d’Antoine, sans doute vers 306, pour être initié par lui à la vie monastique : « Aussitôt qu’il le vit, il changea son habit ancien, demeura presque deux mois auprès de lui, examinant sa façon de vivre… [7]. » Et, ce stage achevé, il retourna en Palestine pour y mener la vie monastique, revêtu des habits qu’Antoine lui avait donnés à son départ [8].
Même s’il n’est pas possible de dire quel était précisément cet habit monastique primitif, et moins encore s’il s’agissait, dès l’origine, d’un habit commun à tous, il ne fait cependant aucun doute que les moines attribuèrent une grande importance au vêtement, dans le changement duquel ils voyaient un signe du changement de vie [9].
Et c’est bien ainsi que l’entendirent ceux qui furent les premiers grands instituteurs de la vie monastique. Nous en possédons deux témoignages particulièrement importants dans les écrits pachômiens et dans les Institutions cénobitiques de Jean Cassien. Pour l’un comme pour l’autre, l’admission au monastère se réalise dans la cérémonie du changement de vêtement. Si Pachôme se contente de décrire le rite [10], Cassien en souligne aussi la signification spirituelle dans un texte qui mérite d’être cité intégralement :
« C’est pourquoi, chacun, lorsqu’il est reçu, est tellement dépouillé de toutes ses richesses antérieures qu’il ne lui est même pas permis de conserver le vêtement dont il était couvert. Mais, présenté à l’assemblée des frères, il est, de la main de l’abba, dépouillé de ses vêtements personnels et revêtu de ceux du monastère, afin qu’il sache ainsi que non seulement il est dépossédé de tous ses biens d’autrefois, mais que, ayant abandonné tout faste mondain, il est même descendu jusqu’à la pauvreté et à l’indigence du Christ et que, désormais, il n’a plus à chercher sa subsistance dans les biens acquis selon la méthode du siècle ou mis de côté du temps de son ancienne infidélité, mais à recevoir des saintes et pieuses aumônes du monastère le salaire de son combat. Sachant que dorénavant il y trouvera le vêtement et la nourriture, il apprendra à ne rien posséder sans pourtant s’inquiéter du lendemain, selon la sentence de l’Évangile, et à ne pas rougir de devenir l’égal des pauvres– c’est-à-dire, du corps de la fraternité – puisque le Christ n’a pas rougi de se compter parmi eux et de se dire leur frère ; mais il se glorifiera plutôt de partager l’héritage de ses serviteurs »
Et ce vêtement nouveau devient tellement le signe de la nouvelle orientation prise par le candidat que, si celui-ci n’est pas capable de poursuivre dans la vie monastique, un autre rituel, de la « dévêture », est prévu : en présence de tous les frères, on le dépouille du vêtement du monastère, et on le chasse, revêtu des anciens vêtements qui avaient été mis de côté [11].
Si telle est l’importance accordée à la « prise d’habit », il n’y a pas à s’étonner que les auteurs monastiques anciens aient attribué une valeur symbolique à chacune des pièces de cet habit. C’est ainsi que, pour Cassien, qui reprend Évagre le Pontique [12] et que suivra plus tard Dorothée de Gaza [13], le capuchon symbolise l’innocence et la simplicité [14], la tunique de lin le renoncement aux œuvres de ce monde et la mortification [15], les « brassières » la disponibilité au travail [16] ; le « mafort » l’humilité et la pauvreté [17], la « mélote » la persévérance dans les plus hautes vertus [18], la ceinture la pureté [19].
Mais ne nous y trompons pas ; même si ce thème de la symbolique des pièces du vêtement est volontiers développé par les auteurs, le « trousseau » du moine n’est pas du tout considéré comme ayant valeur en soi. Tous ceux qui en traitent soulignent, au contraire, qu’il faut le faire varier pour l’adapter aux temps et aux lieux [20]. Il n’y a, dans leur enseignement sur ce point, aucun fixisme. Ce qui compte pour eux, c’est que quiconque entre dans la vie monastique signifie son changement de vie par un changement de vêtement, qu’il revête un vêtement nouveau dont la « qualité » contribuera à exprimer la vie nouvelle dans laquelle il s’engage.
II. Les caractères généraux du vêtement monastique
Quel doit être le vêtement du moine, pour signifier efficacement son changement de vie ?
L’accord des divers instituteurs de la vie monastique est, de ce point de vue, assez remarquable. Comme le dit très clairement S. Basile : « Que l’on prenne ce qu’il y a de plus simple, de plus facile à se procurer, et de mieux adapté au but que l’on se propose [21]. »
Répondant à la question de savoir quel vêtement convient au moine, le même S. Basile s’exprime ainsi :
« L’Apôtre a établi en quelques mots une règle suffisante, lorsqu’il dit : Ayant la nourriture et le vêtement, soyons-en satisfaits (1 Tm 6,8). Il montre que nous n’avons besoin d’un vêtement que pour nous couvrir, et non pour chercher à nous faire valoir par la variété des habits et leur ornementation ; (...) Le premier usage du vêtement est indiqué dans ce texte où Dieu est dit avoir fait aux premiers hommes des tuniques de peau (Gn 3,21). Ce vêtement suffisait, en effet, à cacher la confusion. Mais comme nous devons veiller aussi à nous réchauffer et à nous protéger par nos vêtements, il semble nécessaire qu’ils soient adaptés à ce double but : couvrir notre nudité, et nous protéger du froid et de tout ce qui peut, autour de nous, nous nuire »
Ces principes généraux une fois rappelés, il est aisé à S. Basile d’en déduire quel genre de vêtement devra être porté par les moines. Il le caractérise en trois grands traits [22] :
- « Pour que la règle de la pauvreté volontaire ne soit en rien lésée » il faut choisir les vêtements qui permettront le plus large usage
- Il en résultera que notre habit sera commun, uniforme et le même pour tous »,
- et que son apparence, à elle seule, désignera le moine ».
Avant de reprendre chacun de ces points, nous voudrions rapporter les indications données par Cassien sur le même sujet, afin qu’apparaisse mieux l’unité de vue entre ces deux instituteurs de la vie monastique, en Orient et en Occident :
« Quant au vêtement du moine, il suffit qu’il couvre le corps, supprime la honte de la nudité et empêche de souffrir du froid. Mais il ne faut pas qu’il alimente les germes de la vanité et de la suffisance, comme l’enseigne le même Apôtre : Ayant de quoi nous nourrir et nous couvrir, contentons-nous-en (1 Tm 6,8). Il dit « operimenta » (de quoi couvrir) et non « vestimenta » (comme le portent à tort certains exemplaires latins) pour signifier un vêtement qui couvre seulement le corps sans le flatter par la parure de la mise, qui soit si vil qu’aucune innovation dans la couleur ou la forme ne le distingue de celui des autres qui font la même profession, si exempt de toute recherche excessive qu’il ne soit pas non plus couvert de taches par une insouciance affectée, enfin qui soit tellement dépouillé de l’élégance de ce monde qu’il puisse demeurer en toutes circonstances le vêtement commun des serviteurs de Dieu »
L’accord entre ces deux auteurs est très significatif. Pour l’un comme pour l’autre, le vêtement monastique doit : 1) être pauvre et « fonctionnel » ; 2) marquer la communauté de profession entre tous ceux qui le portent ; 3) constituer un signe extérieur et visible de la consécration à Dieu.
Nous allons maintenant reprendre ces différents caractères du vêtement monastique ancien, en nous efforçant de laisser le plus possible parler les textes eux-mêmes.
1. Un habit pauvre et adapté
Nous avons déjà vu les principaux textes où Basile et Cassien soulignaient l’importance de cette première caractéristique. On pourrait en ajouter bien d’autres où le même souci apparaît.
Basile, par exemple, prescrit que le novice, recevant un vêtement qui ne serait pas bien adapté à sa taille, devrait le faire savoir avec modération, mais qu’il ne devrait faire nulle remarque si on lui en remettait un de qualité plus vulgaire [23].
C’est ce même principe d’adaptation aux besoins personnels et de pauvreté que souligne S. Augustin : « Que soit donné à chacun, par votre préposé, la nourriture et le vêtement, non de façon uniforme, mais plutôt à chacun selon son besoin [24]… »
Plus tard, la règle de S. Benoît prescrira de même :
« Pour les habits à donner aux frères, on aura égard aux conditions et au climat des lieux qu’ils habitent... C’est à l’abbé d’apprécier cette différence... Les moines ne se mettront pas en peine de la couleur ou de la grossièreté de ces divers objets. Ils se contenteront de ce qu’on pourra trouver au pays qu’ils habitent ou se procurer à meilleur marché.
Quant à la mesure des habits, l’abbé veillera à ce qu’ils ne soient pas trop courts, mais à la taille de chacun... Et pour couper jusqu’à la racine ce vice de la propriété, l’abbé donnera tout ce qui est nécessaire... De cette façon, on ôtera toute excuse tirée de la nécessité. L’abbé cependant doit toujours tenir compte de cette parole des Actes des Apôtres : On donnait à chacun selon ses besoins. Il aura donc égard aux besoins des faibles, et non à la mauvaise volonté des envieux. Mais qu’en toutes ses décisions, il se souvienne que Dieu lui rendra selon ses œuvres. »
2. Un habit simple et sans affectation
Prescrire un vêtement qui « ne porte en rien atteinte à la règle de la pauvreté volontaire », selon l’expression de S. Basile que nous avons déjà citée, c’est également prescrire un vêtement simple, qui exclut tout souci d’ornementation ou d’élégance. Et de fait, les mises en garde des auteurs monastiques anciens sont nombreuses et, encore une fois, convergentes.
« Que votre habit ne vous fasse pas remarquer, dit S. Augustin, cherchez à plaire non par vos vêtements, mais par vos mœurs [25]. » Et Cassien écrit à son tour : il faut « un vêtement qui couvre seulement le corps sans le flatter par la parure de la mise », un vêtement qui soit totalement « dépouillé de l’élégance de ce monde [26] ». À la question de savoir quel vêtement convient au moine, S. Basile répond lui aussi : « Nous n’avons besoin d’un vêtement que pour nous couvrir, et non pour chercher à nous faire valoir par la variété des habits et leur ornementation [27]. »
La tradition des maîtres spirituels du désert d’Égypte ne fait que confirmer cette prescription de tous les instituteurs de la vie monastique. « Abba Isaac dit que abba Pambo disait : le moine doit porter un vêtement tel qu’il puisse le laisser à l’extérieur de sa cellule durant trois jours sans que personne ne le prenne [28]. » Et ce même abba Isaac, comparant les vertus 89 des anciens au relâchement des nouveaux, n’hésitait pas à crier à ces derniers : « Nos Pères, et abba Pambo, portaient de vieux vêtements, tissés en spathes de palmiers et tout reprisés ; maintenant, vous portez des vêtements précieux. Partez d’ici [29]… »
Là n’était cependant pas le plus important. Psychologues expérimentés, les moines savaient qu’une autre tentation plus subtile les menaçait : celle de se faire remarquer par l’excessive pauvreté et par la saleté de leur vêtement. Affectation beaucoup plus pernicieuse que la précédente, puisqu’elle se cache sous un masque de vertu : « Lorsque l’ennemi n’a pu susciter de la vanité par un vêtement bien ajusté et propre, il s’efforce alors de le faire par un vêtement sale et négligé [30] »
Conscient de ce danger, très grave puisqu’il aboutit à une perversion de la vie monastique, Cassien précisait très nettement dans le texte que nous citions plus haut : que le vêtement du moine soit « si exempt de toute recherche excessive qu’il ne soit pas non plus couvert de taches par une insouciance affectée [31] ». En effet, « rechercher des vêtements vulgaires pour plaire aux hommes, c’est souffrir de coquetterie, vagabonder loin de Dieu et satisfaire, même en des choses viles, à la passion de la frivolité [32] ».
Une mise affectée, qu’elle soit recherchée dans l’élégance ou au contraire dans l’excessive grossièreté du vêtement, entraîne une autre conséquence que, avec nos auteurs, nous voudrions signaler. Toute affectation est à combattre, non seulement parce que, d’une façon obvie ou sournoise, elle favorise la vaine gloire et la complaisance en soi, mais aussi parce qu’elle peut choquer les gens que rencontrent les moines.
Cassien le dit explicitement : « Nous estimons qu’il nous faut adopter (le vêtement) qui est compatible et avec l’humilité de notre état de vie et avec le climat, en sorte que l’ensemble de notre habillement ne consiste pas en une nouveauté vestimentaire qui pourrait choquer les hommes de ce siècle, mais dans une décente pauvreté [33]. » Et, encore une fois, S. Augustin fait une semblable recommandation : « Que dans votre allure, dans votre façon d’être, dans votre vêtement, dans tous vos mouvements, il n’y ait rien qui puisse offenser le regard de quiconque... [34]. »
Ces avertissements n’ont qu’un seul but : rappeler au moine que toute sa façon de vivre (y compris sa façon de s’habiller) doit exprimer sa consécration à Dieu d’une façon perceptible à ses contemporains. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir bientôt sur ce point.
3. Un habit commun et significatif
Il est clair que, lorsqu’ils parlent d’habit commun, les auteurs anciens n’entendent pas un habit uniformément porté par tous les moines, quel que soit le lieu où ils résident. Leur désir de « se contenter de ce qu’on pourra trouver au pays qu’ils habitent » et leur souci d’« avoir égard aux conditions et au climat des lieux qu’ils habitent [35] » rendrait d’ailleurs un tel habit commun absolument impossible. Il s’agit donc simplement d’un habit qui soit commun à tous les frères vivant dans un monastère.
Pachôme ne le prescrit pas explicitement. Pourtant la précision et l’insistance avec laquelle il énumère les différentes pièces du trousseau du moine laissent assez entendre qu’il ne pouvait s’agir que d’un habit commun [36].
S. Basile est plus explicite. Après avoir rappelé que le vêtement doit être pauvre et adapté aux besoins, et que chacun doit le recevoir de celui qui en a la charge, il ajoute : « Ainsi le vêtement, lui aussi, crée entre nous une communauté. » Et il explique : « Il faut, en effet, que ces vêtements qui sont portés dans une intention unique soient semblables chez tous, et même qu’ils soient identiques [37]. »
Et Cassien justifie ainsi cette nouvelle caractéristique du vêtement monastique : il faut « qu’il puisse demeurer en toutes circonstances le vêtement commun des serviteurs de Dieu. En effet, tout ce qui, chez les serviteurs de Dieu, n’est pas possédé universellement par tout le corps de la fraternité, tout cela est superflu ou prétentieux, et doit, pour cette raison, être jugé mauvais et comme une manifestation de vanité plutôt que de vertu [38]. »
Porter un habit commun, qui se caractérise par sa simplicité et sa pauvreté, c’est signifier aux yeux du monde « notre profession de vie selon Dieu ». Tel est bien, en effet, un des buts de ce que Pachôme appelle l’armature du moine [39], et dont S. Basile dit que « la seule vue doit désigner le chrétien (le moine) [40] ». Dans un sens analogue, Cassien décrit le moine comme un « soldat du Christ », qui « doit marcher constamment en tenue de combat [41] ». Le vêtement devient langage, un langage qui doit, sous peine d’absurdité, demeurer compréhensible par ceux auxquels il s’adresse.
S. Basile, qui plus que tous les autres auteurs développe ce point, voit deux avantages à cet habit significatif. D’abord, « il est utile que, grâce à son vêtement propre, on sache qui est chacun et que l’on reconnaisse qu’il fait profession de vivre selon Dieu [42] ». C’est le premier aspect que nous venons de signaler : le vêtement constitue l’un des éléments de la « prédication muette » du moine.
Mais il y en a un autre, d’abord profitable au moine lui-même : « Il est utile aussi que (le moine) sache que ses actes doivent être en harmonie avec son vêtement. » En d’autres termes, au moine encore faible et fragile, son vêtement distinctif rappellera constamment le genre de vie qui doit être le sien. Compromis publiquement par ce signe visible, il lui sera plus facile de résister aux sollicitations du monde et de demeurer fidèle à sa profession. « C’est pourquoi, pour les plus faibles, cet habit religieux est comme une sorte de pédagogue capable de les mettre en garde, même malgré eux, contre des actions qui ne conviennent pas [43]. »
Conclusion
On ne pourra pas ne pas être frappé par la ressemblance qui existe entre la conception que l’on se faisait du vêtement dans le monachisme ancien, et les orientations données aujourd’hui par le Décret Perfectae caritatis, que nous rappelions en commençant.
Les premiers moines voulaient un vêtement simple, pauvre et sans recherche, adapté à leur vie : le Concile demande aux religieux modernes de porter un habit « simple et modeste, à la fois pauvre et décent, adapté aux exigences de la santé ainsi qu’aux besoins de l’apostolat ». Les problèmes de forme ou de couleur étaient considérés autrefois comme simples questions d’adaptation aux circonstances de temps et de lieu : le décret conciliaire n’en parle même pas. Dès les origines, on attribuait au vêtement une valeur signifiante : loin d’être un motif d’étonnement ou de scandale, il devait attester une consécration totale à Dieu (et, au besoin, aider les plus faibles à vivre conformément à cette profession) ; aujourd’hui encore, on déclare que l’habit religieux est « signe de la consécration à Dieu ».
Dans cette question particulière du vêtement, les perspectives ouvertes par le Concile pour un renouveau de la vie religieuse correspondent singulièrement à celles qui présidèrent à sa première naissance. Aussi, le « retour à l’inspiration originelle » et la fidélité à « l’esprit des fondateurs » s’avèrent-ils d’autant plus urgents que nul ne contestera que le vêtement religieux n’est plus du tout aujourd’hui, pour le monde contemporain, le signe qu’il devrait être.
À partir de cette orientation fondamentale, héritée du monachisme primitif, il est possible d’inventer pour les religieux (et pour les religieuses !) d’aujourd’hui, un vêtement qui, loin d’étonner ou de choquer nos contemporains, soit pour eux le signe d’une consécration à Dieu, et demeure adapté aux exigences et aux besoins actuels. Vouloir faire l’économie d’un tel retour aux sources serait s’interdire de mener à bien une adaptation intelligente et audacieuse. Car la question ultime qui se pose n’est pas de savoir quel vêtement particulier le religieux doit porter, mais pourquoi il le porte et ce que lui-même, et le monde dans lequel il vit, en attendent. C’est ici le lieu de se rappeler l’avertissement de S. Augustin : « Vous qui vous disputez à propos du vêtement corporel, éprouvez par là combien vous manque ce saint habit intérieur du cœur [44]. »
22, rue des Fleurs
31 – Toulouse
[1] Décret Perfectae caritatis, n° 2 ; cf. Vie consacrée, 1966, p. 17-18.
[3] À Diognète, V, 1-2 ; éd. Marrou (« Sources chrétiennes », 32), p. 63.
[4] R. Metz, La consécration des vierges dans l’Église romaine, Paris, 1954, p. 136-137. Cf. Ph. Oppenheim, Das Mönchskleid im christlichen Altertum, Fribourg-Br., 1931, p. 3-20. On sait que, encore en 428, le pape Célestin interdisait aux prêtres de revêtir des vêtements spéciaux dans l’exercice de leur ministère (PL 50, 431 B).
[5] S. Pachomii Vitae graecae, Vita prima, § 6 ; éd. Halkin, p. 5. Ceci se passait sans doute aux environs de 314.
[6] L. Th. Lefort, Les vies coptes de S. Pachôme et de ses premiers successeurs, Louvain, 1943, p. 94.
[7] Vita Hilarionis, 3 ; PL 23, 30 A.
[8] Ibid., 4 ; PL 23, 31 A.
[9] Dans les déserts d’Égypte, on ne tarda pas à prendre l’habitude de compter l’ancienneté par le nombre d’années écoulées « depuis la prise d’habit » : cf. Apophthegmata Patrum, collection systématique, IV, 15 ; VII, 9 ; X, 175...
[10] Cf. Praecepta, 49 : Une fois achevées les premières probations, on dépouillera le candidat de ses vêtements séculiers et on le revêtira de l’habitus monachorum ; alors il sera introduit au milieu des frères et participera à la prière commune (A. Boon, Pachomiana latina, Louvain, 1932, p. 25-26). La recension A des fragments grecs conservés porte, pour « habitus monachorum », l’expression « to harma to apotaktikon », à comparer à Praecepta, 81 : « armatura » pour désigner le trousseau du moine.
[11] Ibid., IV, 6.
[12] Capita practica ad Anatolium, praef. ; PG 40, 1220-1221. Sur les diverses pièces du vêtement du moine, on trouvera une documentation, abondante mais peu ordonnée, dans Ph. Oppenheim, op. cit., p. 89-212.
[13] Instructions, I, 15-19 ; éd. Régnault (« Sources chr. » 92), p. 169 sv.
[14] Inst, cénob., I, 3 ; cf. IV, 17. Pour Dorothée, c’est de plus le symbole de la grâce de Dieu qui nous protège (Instruct., 1, 18).
[15] Inst, cénob., I, 4 ; cf. IV, 13.
[16] Inst, cénob., I, 5. Pour Dorothée, ce scapulaire est le signe du parfait renoncement (Instruct., I, 17).
[17] C’est un manteau court : Inst, cénob., I, 6 ; cf. IV, 13.
[18] Il s’agit d’une peau de chèvre : Inst, cénob., I, 7 ; cf. IV, 13 ; Conférences, XI, 3, 1.
[19] Institutions cénobitiques, I, 11, 1-3.
[20] Voir, par exemple, Cassien, Inst, cénob., I, 10 ; Regula S. Benedicti, 55.
[21] RFT (= Regulae fusius tractatae), 22 – PG 31, 980 A ; ou Regula ad monachos, 11 – PL 103, 504 C.
[22] PG 31, 980 A ; PL 103, 503 C-D.
[23] Reg. ad mon., 95 – PL 103, 525 B-C ; RBT (Regulae brevius tractatae), 168 – PG 31, 1193 A.
[24] Régula ad servos Dei, 1 ; PL 32, 1378.
[25] Reg. ad servos Dei, 6 ; PL 32, 1380.
[26] Inst, cenob., I, 2, 1.
[27] RFT, 22, 2 ; PG 31, 977 C (cf. PL 103, 503 B). Voir aussi Constitutiones asceticae 30 ; PG 31, 1419.
[28] Apophthegmata Patruni, série alphabétique, Isaac des Cellules n° 12 ; PG 65, 228 A. Dans une compilation plus tardive attribuée à S. Antoine, on lit dans le même sens : « Que ton mobilier, tes chaussures, tes vêtements soient tels que, même si quelqu’un venait pour voler ce qui se trouve dans ta cellule, il ne les prenne pas » (ms. Coislin 126, f° 303v)
[29] Ibid.,n° 7.
[30] Cassien, Inst, cénob., X, 4.
[31] Cf. supra, p. 87, note 1.
[32] RBT, 50 ; PG 31, 1116.
[33] Inst, cénob., I, 10 ; éd. Guy, p. 53.
[34] Reg. ad servos Dei, 6 ; PL 32, 1380.
[35] Cf. Regula S. Benedicti, 55.
[36] Cf. Praecepta 81 ; Liber Orsiesii, 22 (édit. Boon, p. 37 et 123).
[37] Reg. ad mon., 11 ; PL 103, 503 C-D.
[38] Inst, cénob., I, 2, 1-2 ; éd. Guy, p. 39-41.
[39] Cf. supra p. 84, note 2.
[40] PL 103, 503 D ; PG 31, 980 A.
[41] Inst, cénob., I, 1, 1 ; cf. Ph. Oppenheim, Symbolik und religiöse Wertung des Mönchskleides im christlichen Altertum, Münster-W., 1932, p. 83.
[42] PL 103 » 503 D.
[43] PL 103, 504 A ; PG 31, 980 C.
[44] Regula ad servos Dei, 8 ; PL 32, 1382. Cf. cette catéchèse de Théodore, le successeur de Pachôme : « Qu’avons-nous de plus que le reste des hommes ? Car vraiment, ce que nous avons de plus, est-ce ceci : que nous portons un costume différent ? (...) En réalité, le plus que le Seigneur nous a accordé, c’est ce que feu notre père (Pachôme) nous a donné, lui qui a marché complètement selon le genre de vie des prophètes et selon la servitude dans laquelle, d’après l’Évangile, marcha notre Seigneur... » (Lefort, op. cit., p. 212).