Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Retraites d’orientation et discernement des vocations

Sœur Saint-Mathias

N°1966-4 Juillet 1966

| P. 235-248 |

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Le texte qu’on va lire reproduit une communication faite à un Congrès diocésain de vocations religieuses féminines, devant environ un millier de religieuses du diocèse de Saint-Hyacinthe (Canada). Enregistré au magnétophone, il a été retranscrit avec un minimum de retouches. L’on voudra donc bien en excuser le style parlé et les quelques incorrections que cela entraîne.

On notera que, pour ne pas déborder le cadre du sujet choisi, ni dépasser le temps alloué, certains aspects ont été délibérément laissés de côté, qu’il aurait cependant fallu traiter pour être complet. Ainsi, il n’est pas question des critères spécifiques de la vocation religieuse, et notamment de la vocation féminine. On pourra se reporter utilement sur ces sujets à des livres parus depuis, et qui en traitent excellemment : Religieuse aujourd’hui (Coll. Appels pour notre temps, dirigée par Raymond Izard, du Centre National des Vocations), Éditions du Centurion, Paris, 1965 ; Religieuse, pourquoi ? par Françoise Van der Meersch (Coll. Jalons), Paris, Fayard, 1965.

Depuis quelques années, il m’a été donné de faire une expérience, dont on m’a demandé de faire partager quelques réflexions qui s’en dégagent. Cette expérience est celle de retraites individuelles d’orientation pour jeunes filles selon les Exercices spirituels de Saint Ignace.

L’origine en a été toute simple : nos Constitutions recommandent que les jeunes filles qui désirent étudier leur vocation fassent les Exercices Spirituels autant que possible dans une de nos maisons, et guidées par une de nos Sœurs spécialement préparée pour ce ministère, en collaboration avec un prêtre pour la direction sacerdotale. C’est ainsi que j’ai été amenée à donner les Exercices à un certain nombre de retraitantes et que, peu à peu, j’ai pu réaliser quel instrument extraordinairement adapté aux jeunes d’aujourd’hui sont les Exercices, et comme cela pourrait être un vrai service d’Église que d’offrir au plus grand nombre possible de ces jeunes, par ce moyen, une base solide d’orientation qui pourrait donner le ton à toute une vie risquée sur le Royaume.

C’est donc en cette direction que la formule a évolué : retraites d’orientation au sens large, autrement dit, une retraite où une vie profonde va pouvoir prendre consistance en se situant dans le dessein de Dieu, à l’intérieur du mystère du salut que nous font méditer les Exercices en leurs étapes successives. Le contact avec l’Écriture Sainte est maintenu tout au long du déroulement des Exercices, les préludes et les colloques servant comme de fil conducteur pour découvrir la pédagogie divine, ouvrir au discernement spirituel, apprendre à se nourrir dans la foi à la parole de Dieu, et, peu à peu, prendre conscience de ce rôle d’Église vers lequel mènent les conduites de Dieu sur sa vie. Rôle dont il sera peut-être encore prématuré de discerner les contours exacts, mais auquel on saura mieux se préparer dans la confiance et la disponibilité profonde à l’Amour qui appelle chacune par son nom.

Dans plus d’un cas, en effet, une première expérience des Exercices a posé des bases, dégagé quelques grandes lignes de prière et de travail spirituel. Après un an, parfois plusieurs années, une autre retraite amenait à la décision, fruit longuement mûri par un cheminement aux tournants parfois imprévus, mais où le Seigneur attendait.

Dans quelles conditions peut-on profiter de telles retraites ? Le fait qu’il s’agit de retraites individuelles permet évidemment beaucoup plus de souplesse, car on peut alors s’adapter au degré d’expérience spirituelle et humaine préalable, d’initiation à la Bible, au niveau intellectuel, au tempérament, aux capacités de concentration et de solitude, etc. Il me semble qu’un grand désir de fond de mieux connaître le Seigneur et sa volonté, avec celui d’entrer simplement dans les conditions de l’expérience, sont l’essentiel, car il s’agit, on le sait, dans les Exercices, d’une expérience spirituelle personnelle. Celle qui « donne les Exercices » ne fait qu’« introduire » la retraitante dans cette rencontre avec son Seigneur, comme le souligne admirablement la 15ème annotation : « Au cours des Exercices spirituels, il est plus utile et bien meilleur, dans la recherche de la volonté divine, que le Créateur et Seigneur se communique lui-même à l’âme fidèle, l’embrassant dans son amour et sa louange, et la disposant à la voie où elle pourra mieux le servir ensuite. Ainsi (qu’on) laisse le Créateur agir sans intermédiaire avec la créature, et la créature avec son Créateur et Seigneur » (Exercices Spirituels, édit. Christus, n. 5). C’est toujours avec joie que je commente, au début de chaque retraite, ce texte remarquable, qui, dès le seuil, nous met dans une atmosphère d’immense respect : offrir quelques pistes de prière et de réflexion, jalonner un peu la route, puis s’effacer pour laisser l’âme seule avec Dieu, pour la rencontre vitale qui l’attend, sans interférer dans cette relation unique et personnelle. Pour que cette adaptation puisse mieux se faire, l’idéal est qu’un certain dialogue s’instaure (que chacune reste très libre d’engager ou non), afin de mieux doser les étapes, monnayer la substance des Exercices, en vue de mieux permettre à la liberté de s’exercer dans les meilleures conditions.

L’Apprentissage le plus important en ces retraites : celui de la soumission à Dieu

Assez souvent des jeunes filles se présentent pour une retraite d’orientation dans une mentalité qui est à peu près celle-ci : « Il faut que je me décide et, quand je partirai, il faut que mon affaire soit réglée. » Alors, voici une des premières choses à dire : « Vous venez ici pour une rencontre avec Dieu, eh bien ! c’est Dieu qui mène... nous entrons ensemble, vous et moi, dans une aventure dont, ni vous ni moi, ne savons l’issue ! Je peux simplement vous assurer d’une chose : c’est que Dieu ne vous manquera pas ; vous allez certainement beaucoup recevoir, beaucoup plus sans doute que vous ne pensez, mais très probablement, cela ne se passera pas du tout comme vous vous y attendez. Vous serez déroutée, et c’est bien, parce qu’alors ce sera certainement le Seigneur qui aura travaillé. Ses voies, ses façons, ses pensées, ne sont pas nos voies, nos pensées. Il faut lui faire confiance, et ne pas chercher à imposer au Seigneur votre rythme et vos délais, mais entrer dans les siens. »

Et je dois dire que c’est parfois très dur.

À l’heure actuelle, nous vivons sous le règne de l’efficacité, de l’automation. On presse un bouton, on a ce qu’on veut, on décroche le téléphone, on actionne une manette, tout se fait, automatiquement. Et, inconsciemment, on s’attend un peu à ce que cela se passe ainsi dans le domaine de la grâce : « Je viens en retraite d’orientation, donc je dois savoir ce que je dois faire ». Or ce n’est pas du tout ainsi que cela se passe. Le Seigneur doit apprendre à la retraitante à se soumettre humblement à son rythme à lui, à Son cheminement à lui. Une mise en place doit se faire progressivement, pour arriver à ce sens de la primauté de la volonté de Dieu.

Ce qui est important, c’est que je sois ouverte à Dieu, disponible, que je sois accueillante à sa lumière quelle qu’elle soit, et peut-être cette lumière va-t-elle aller à l’encontre de ce que j’avais rêvé, de ce que j’avais pensé. Ce qu’il faut : c’est entrer dans son dessein de salut, dans sa pensée d’amour sur moi. Une prise de conscience aussi doit se faire pendant cette retraite : de la conduite particulière de Dieu sur cette personne-là, qui est en retraite.

C’est un temps particulièrement bien choisi pour regarder en arrière, et voir comment, depuis qu’on a conscience d’exister, le Seigneur s’est communiqué. Bien sûr, pas par des choses extraordinaires, mais précisément dans ces toutes petites choses, dans ces contacts profonds, dans ces touches de l’âme, très discrètes souvent, très cachées, mais qui en fin de compte marquent l’action de Dieu sur me âme, tout au long de sa vie. La plupart du temps, il y a là pour les retraitantes toute me découverte de grande portée. Elles prennent conscience qu’il y a UN appel de Dieu, un appel qui se confond avec notre vie même. Dieu me pense, Dieu me veut, me fait être, et, en même temps, d’un seul et même mouvement, il m’appelle. Et cet appel c’est toute ma vie, c’est tout mon être, mon nom unique et mystérieux, qui sera pour toute l’éternité ma note particulière dans la grande harmonie du Corps Mystique du Christ. Ce nom-là, par exemple, le Seigneur me l’épelle très lentement, et c’est très progressivement que petit à petit j’en ferai l’apprentissage.

Donc, lorsque se retournant vers son passé, une jeune revoit la conduite de Dieu sur sa vie, à travers ces touches divines, elle voit peu à peu se dégager une ligne dominante.

Il y a là quelque chose de très fort qui aidera beaucoup pour le discernement de la vocation, et pour toute la vie. Car il se peut – et même le plus ordinairement c’est ainsi que cela se passe – que ce soit comme la traversée du désert : à certains moments de la vie, l’idéal pourra s’estomper, sembler un mirage. On peut ne plus voir clair, croire même qu’on s’est trompée. Mais si, un jour, on a pu s’arrêter, et voir cette action de Dieu dans notre vie, l’avoir vue à l’œuvre de toutes sortes de façons, alors on peut toujours revenir à cet appel fondamental, à ce dessein particulier de Dieu sur notre vie, ce dessein d’amour, et c’est une grande force pour se reprendre, et repartir à neuf.

C’est à travers cette expérience qu’il m’a été donné de découvrir certaines constantes dans le discernement des vocations.

Mais précisons d’abord : Qu’est-ce au juste que le discernement des vocations ? Le Père R. Hostie, S. J., définit ainsi le rôle du directeur spirituel : « Mettre devant ses responsabilités (le sujet qui cherche sa vocation)... en aucun cas se substituer à lui ; aider le candidat à percevoir clairement les motions de la grâce, afin qu’il puisse juger en connaissance de cause et agir en conséquence » [1].

Le discernement des vocations proprement dit, c’est-à-dire le jugement sur une vocation dans une Communauté religieuse, relève du mandat particulier des Supérieurs majeurs de cette Communauté. Ce sont eux (ou elles) qui sont mandatés par l’Église pour discerner une vocation. Et le rôle du prêtre en la matière reste toujours subordonné au jugement définitif des Supérieurs majeurs.

Notre rôle à nous sera donc plus humble encore. Il se situe cependant dans la même ligne, c’est-à-dire aider quelqu’un à discerner, « à percevoir clairement les motions de la grâce », afin de pouvoir « juger en connaissance de cause et agir en conséquence ».

Car le discernement – peut-on dire – se ramène toujours à une vérification : « Quelle est l’orientation imprimée par la grâce divine dans la vie de cette personne ? » S’il s’agit de ma vocation : « Quelle est l’orientation que la grâce met en moi ? »

Le travail de recherche sur la vie passée, évoqué tout à l’heure, peut aider à cette vérification. Même en dehors d’une retraite, si une jeune vient nous parler, nous pouvons lui suggérer – au moment opportun – de revoir dans sa vie comment la grâce l’oriente habituellement, quelles sont les poussées, les constantes particulières de la grâce. Bien sûr, il serait normal que tout cela lui soit souligné par un directeur spirituel, mais il arrive que des jeunes – soit parce qu’elles ne connaissent pas de prêtre à qui elles aimeraient en parler, – soit qu’elles se sentent gênées avec lui – aillent de préférence s’adresser à une religieuse. Dans ce cas, tout en ayant bien conscience de nos limites, et ayant soin d’orienter vers une direction sacerdotale adéquate, nous n’avons pas le droit de nous dérober à notre responsabilité.

Les plans sur lesquels se manifeste l’orientation imprimée par la grâce et la nécessité de coordination entre tous ceux qui collaborent à ce discernement

L’orientation que la grâce divine imprime à une vie se manifeste sur deux plans :

  • un plan qu’on pourrait dire extérieur : celui des aptitudes : sont-elles présentes, oui ou non ?
  • un plan intérieur : est-ce qu’il y a invitation « gracieuse » de la part de Dieu ?

Nous aurons l’occasion de revenir sur ces deux plans. Mais disons tout de suite qu’il y a d’innombrables données qui s’y trouvent intégrées et que la signification et l’importance de ces données seront toujours à situer dans un ensemble. D’où l’importance d’une synthèse, et donc la nécessité d’une étroite coordination entre les efforts de tous ceux qui ont pratiquement à prendre part à ce discernement.

Il faut que nous ayons tous conscience que ce travail se fait en complémentarité, c’est-à-dire que la religieuse peut avoir un rôle, mais ce rôle n’est pas unique, il est complémentaire. Le prêtre a un rôle, mais quoique primordial, il n’est pas non plus unique. Et ainsi pour tous les collaborateurs, laïcs, religieux et sacerdotaux, qui travaillent ensemble – peut-être sans nécessairement se connaître – ils doivent veiller à travailler en collaboration, dans une convergence d’intention et de but qui assure l’efficacité selon Dieu de ce travail, chacun assumant pleinement son rôle dans cet ensemble.

Chacune, comme consacrée, nous avons quelque chose à faire en quelque milieu que ce soit où nous travaillions. Mais puisque c’est tout l’être qui doit être engagé dans le plan de Dieu, ce sont toutes les communautés chrétiennes, tous les milieux éducateurs : la famille, la paroisse, les communautés de loisirs, de travail, d’études, qui doivent aider, en pleine vie, à ce travail d’Église.

Il manque malheureusement à l’heure actuelle une catéchèse de la vocation qui s’intègre à la catéchèse générale. On ne devrait jamais parler de la vocation religieuse d’une façon isolée, mais toujours comme intégrée, à toute la vie d’Église, à tout le dynamisme de l’Église. Par conséquent, elle ne devrait jamais paraître comme un problème particulier, mais comme s’insérant dans le mystère du salut.

Et nous sentons vivement ce manque dans les retraites d’orientation, car nous sommes obligées de faire, durant cette période, un travail qui aurait dû être accompli bien avant ; avec l’inconvénient très réel de surcharger beaucoup la retraite : on ne devrait plus avoir alors à donner tout l’éclairage sur la vocation en général du baptisé, membre du peuple de Dieu ; puis à proposer les caractères fondamentaux des différentes voies de sainteté : vie consacrée, mariage, célibat ; les différentes formes de vies consacrées : vie contemplative, vie missionnaire, institut séculier, etc. Tout cela devrait être déjà – au moins en gros – connu et assimilé des jeunes, et la retraite n’aurait plus alors qu’à aider à se mettre en état de disponibilité profonde, sous l’action de la grâce, pour examiner sous le regard de Dieu et à l’aide de tous les éléments qui ont déjà pu se dégager du passé la question : « Qu’est-ce que le Seigneur veut pour moi ?... Où veut-il me mener ? »

Le renouveau catéchétique actuel va certainement apporter beaucoup en ce sens, mais, en attendant, il faut tâcher de suppléer au mieux. Peut-être pourrait-on penser à de courtes sessions ou journées d’études. Il y a toujours aussi les entretiens particuliers, où l’on peut aider véritablement les jeunes à comprendre ce qu’est la vocation dans le plan de Dieu, et à se préparer, dans la paix et la liberté, à reconnaître, au moment voulu, l’appel du Seigneur sur elles.

L’intelligence intime, parce que vécue, de tout ce qui a trait aux appels de Dieu, à sa divine pédagogie, nous sera très précieuse personnellement, afin que notre propre réponse au Seigneur soit vraiment une réponse librement consentie aux impulsions de sa grâce. Mais cette même intelligence nous permettra de répondre de façon objective, vivante, assimilée, aux questions des jeunes qui nous voient vivre, se posent des problèmes, s’interrogent.

Nous ne devons pas nous dérober à ce rôle, dans un drame qui se joue entre l’Esprit Saint et une personne libre qui se veut disponible aux appels de Dieu, mais qui a besoin d’une aide discrète et désintéressée autant qu’éclairée.

C’est pourquoi, à la lumière des diverses expériences faites, nous pourrions passer en revue ce que devrait intégrer une catéchèse de la vocation.

Éléments d’une catéchèse de la vocation

Une vraie catéchèse de la vocation :

  1. devrait aider un sujet à se rendre disponible ;
  2. devrait montrer un éventail pleinement déployé des besoins de l’Église ;
  3. apprendre à discerner comment Dieu parle.

a. Aider le sujet à se rendre disponible.

Le plus important, en effet, ce n’est pas d’amener le sujet à se placer devant des exigences, devant ce qui peut lui être demandé, mais d’abord le mettre dans la contemplation de ce qui lui est donné.

On ne respecte pas assez ce processus ; on passe trop vite à la seconde partie : « Qu’est-ce que le Seigneur exige ? Qu’est-ce qu’il vous demande ? », oubliant de se demander d’abord : « Qui est-il ? Que m’a-t-il donné ? ».

Ici, vous me pardonnerez de me servir de la démarche initiale des Exercices de S. Ignace, pour bien faire comprendre ce que je veux dire. Il y a certes d’autres moyens ou d’autres voies spirituelles excellentes, mais l’expérience que j’ai faite s’étant située dans la ligne des Exercices, on ne m’en voudra pas de m’y référer de préférence. Chacune pourra transposer dans la ligne qui lui est plus familière. Dès le début des Exercices Spirituels de S. Ignace, la méditation dite « fondamentale » met l’âme en face du plan d’amour de Dieu, dans l’adoration, l’émerveillement : je suis l’objet d’un amour unique et personnel, j’ai un rôle à jouer dans ce plan d’amour de Dieu sur le monde. C’est Dieu qui a l’initiative, c’est Lui qui m’aime, me pense, me veut « tel fils dans le Fils », qui attend de moi telle note unique dans l’harmonie d’ensemble de toute la création. Et cette note échappe aux seules prévisions et vues humaines ; nous entrons là dans un mystère d’amour et d’élection divine. Dieu est sans cesse à l’œuvre dans notre vie pour réaliser ce plan, progressivement et à son heure, à travers toutes sortes d’apparences souvent déroutantes pour nos vues humaines. Notre attitude sera donc celle d’un humble accueil, d’un ardent désir, plein de soumission et d’adhésion par avance, sans rien vouloir anticiper ou interpréter de notre propre chef.

Ici, une réflexion en passant sur la confusion que risque d’apporter une certaine façon de présenter les différents choix faits par les finissants dans nos collèges. On voit dans les journaux des énoncés de ce genre : Au Collège de X, trois ont choisi la médecine, deux le génie, quatre les sciences sociales, deux les Pères Blancs, et quatre le clergé séculier, etc. Ceci se présente peut-être plus chez les garçons que chez les filles, mais enfin cette façon de faire n’introduit-elle pas une dangereuse équivoque, où l’on met tout sur le même plan, confondant le choix d’une profession avec le mystère de la vocation, où se conjoint le mystère de l’amour tout gratuit qui choisit et le mystère de la liberté qui consent, où l’initiative est à Dieu, et à Dieu seul ?

Et si les aptitudes ont leur rôle de signe dans le discernement des vocations, ce n’est jamais en tant que signe positif en soi, comme si le fait d’en avoir les aptitudes désignait de façon certaine pour telle vocation. Toute la portée de ce signe est de nous dire que, s’il y a appel, grâce intérieure, on ne voit point par ailleurs d’obstacle au plan des aptitudes ; autrement dit, il y a absence de contre-indication.

Il y aurait une façon très naturaliste d’interpréter la parabole des talents, et combien nous devons veiller à ce que notre attitude devant certains sujets n’apparaisse pas plus comme le fruit d’un calcul humain que comme une soumission à l’Esprit Saint ! Il faut bien le constater, fait remarquer le P. Hostie : il arrive en certains sujets que des aptitudes médiocres semblent coïncider avec un appel authentique et qu’avec des aptitudes éminentes il n’y ait aucun appel. « S’affliger de ce que les premiers entrent et restent ou de ce que les seconds n’entrent pas ou s’en vont, est la preuve d’un esprit qui se refuse à croire aux cheminements imprévisibles de la grâce et aux voies du Seigneur qui ne sont guère les nôtres » [2].

Nous devons nous demander si parfois notre attitude pratique ne traduit pas quelque chose de cette confusion. Que de jeunes filles déplorent d’avoir été un peu entretenues (très involontairement, bien sûr) dans ce genre d’équivoque : comme si c’était une question de choix personnel, de volonté ; comme si, une fois établi qu’on aurait les aptitudes, c’était une question de générosité. Alors que l’important, ce n’est pas de faire ceci ou cela, ni de conquérir de haute lutte tel état de vie, qui me paraît le plus beau ou le plus généreux en soi, mais d’aller là où le Seigneur me veut. Le chrétien ne se fait pas à coup d’efforts personnels, il se fait en écoutant en lui l’Esprit Saint, qui inlassablement lui murmure son nom, ce nom qui est son visage intérieur dont Dieu garde le secret et qu’il révèle progressivement à son heure, et à son rythme.

Il faut donc que chacune soit amenée à se placer très tôt devant cette primauté de la volonté de Dieu, de la réalisation de son Dessein, qui transcende toute action humaine et qu’elle soit prête à ne rien mettre en balance avec cet amour, avec cette volonté souveraine de Dieu.

À ce sujet, – au cours des Exercices – les jeunes sont très frappées et aidées de découvrir la portée réelle des paraboles du Royaume de Dieu (le trésor caché... la perle précieuse : Mt 13,44ss). Ces paraboles sont très souvent présentées comme ayant leur portée uniquement dans la vocation sacerdotale et religieuse. Les laïcs restant dans le monde n’auraient alors pas à s’en préoccuper, elles ne s’adresseraient pas à eux. Or, l’Évangile s’adresse à tout le monde. Avouons qu’il peut être beaucoup plus tranquillisant – d’une certaine façon – de penser que la portée de ces paraboles est le renoncement à tout pour se donner à Dieu dans la vie consacrée, parce qu’une fois qu’on aurait fait la démarche, ce serait fini. « J’ai laissé ma famille, mes biens, mon autonomie... J’ai trouvé la perle... je suis quitte », tandis que si réellement ces paraboles s’adressent à tous, si elles n’ont pas leur application seulement un jour, dans un acte précis, mais portent sur toute la vie, tous les jours, et dans toutes les actions de notre vie, nous nous sentons perpétuellement questionnées par l’absolu des exigences du Royaume de Dieu. Vous saisissez tout ce que cela a de fort et d’exigeant, qui ne nous laissera jamais quitte...

Cet amour, cet attachement au Christ, qui est dans la ligne essentielle du baptême, exige un renoncement absolu à tout ce qui pourrait compromettre l’entièreté du don. Un jour, on a répondu pour nous, au baptême : « Je renonce..., je crois en Jésus-Christ ». Plus tard, à la profession de foi, nous avons renouvelé peut-être assez lucidement cet engagement, mais sans en réaliser toute la portée pour la vie. Or, c’est pour toute la vie que le baptême requiert de tout chrétien cet engagement absolu, que rien ne vienne se mettre en balance avec l’amour du Seigneur. Qu’il s’agisse des affections les plus légitimes, de n’importe quel bien, fût-ce le plus précieux, à partir du moment où ce bien vient en conflit avec l’amour du Seigneur, avec sa volonté, tout doit céder.

Dans la même ligne, se situe la portée de l’épisode du jeune homme riche. Là aussi cette page d’Évangile est souvent présentée de façon unilatérale. Bien sûr, elle a cette portée qu’on lui donne, d’une vocation refusée, mais elle a aussi et surtout une portée générale, visant tous les chrétiens : rien ne doit entrer en balance avec l’amour du Seigneur. Et n’y a-t-il pas de nos jours des chrétiens, entre autres ceux de l’Église du silence (mais bien d’autres aussi, dans nos pays) pour qui cette question se pose, de mettre en balance leur vie à eux-mêmes, ou celle d’êtres chers, leur avenir, avec leur fidélité à Dieu ?

Cet absolu de l’amour de Dieu, remis dans toute sa vérité et son exigence, n’est-ce pas un empêchement permanent à l’installation, si nous en vivons (ou au moins, si nous essayons humblement de le vivre) ? Nous serons alors en mesure d’en témoigner près des jeunes que nous aurons à aider. Vous savez comme elles sont intuitives, et ont vite fait de percer des paroles référées à une théorie ou une conviction profondément vécue.

Si des jeunes sont éduquées à ces perspectives, à cet absolu des exigences du Royaume de Dieu, quelle que soit leur vocation, le jour où elles auront à répondre à Dieu, pour la voie particulière où le Seigneur les appelle, elles seront prêtes, elles seront disponibles, et c’est l’essentiel de la part personnelle de préparation.

Comme le dit le P. Y. de Montcheuil, S. J., à propos des paraboles de Mt 13,44-46, cela « nous introduit dans cette vérité que la vie du chrétien doit être tout entière commandée par l’idée du Royaume, de telle manière qu’elle perde son sens si le Royaume n’existe pas... Demandez-vous, disait Newman, si le Royaume disparaissant, vous auriez dû changer quelque chose dans votre vie ; si vous ne voyez rien alors à y changer, c’est que votre vie n’est pas risquée sur le Christ et sur le Royaume. Une vie qui perd son sens si la charité n’est pas la vérité, voilà ce qu’est une vie vraiment chrétienne. Si la charité est une illusion, votre vie a-t-elle encore un sens, tel est le critère qui doit permettre de distinguer une vraie vie chrétienne d’un système d’égoïsme qui serait extérieurement en accord avec la morale chrétienne » [3].

Voilà dans quel esprit, nous pouvons préparer nos jeunes à peser devant Dieu, en pleine disponibilité, l’orientation de leur vie.

Voilà aussi qui aidera, le moment venu, à purifier ce que leurs désirs, leurs projets, pourraient avoir de trop égoïste ; qui leur permettra de prendre une décision véritablement dégagée de toute attache ou de tout rêve.

On constate parfois certains entêtements à s’accrocher à telle solution précise, telle vie religieuse par exemple, à laquelle on a toujours pensé, qui peut bien sûr révéler un appel de Dieu. Mais, alors, cet appel, pour être authentique, aura grand besoin de se purifier, afin que ce ne soit pas nous qui amenions le Seigneur à notre volonté, mais que nous adhérions à la sienne. Pour d’autres cas, le dégagement préalable devra jouer sur un amour humain déjà profond : si elles veulent loyalement poser la question de leur vocation, il faudra qu’elles arrivent à sacrifier cet amour, si telle était la volonté du Seigneur, etc.

Donc une purification doit se faire, dégageant de toute attache personnelle, volontaire, à telle ou telle solution ; l’on peut ensuite se livrer en toute liberté à ce que le Seigneur demande.

b. Le déploiement aux yeux des jeunes de tous les besoins d’Église

Cette disponibilité dont nous venons de parler doit évidemment se présenter d’abord dans l’Église. Chacun a une note unique à jouer, mais elle doit se jouer dans un ensemble, dans une immense harmonie. Je dois m’insérer dans un ensemble qui marche vers une communion, la réunion de tous les enfants de Dieu selon son plan d’amour.

Ce nom unique que l’Esprit Saint nous murmure, qu’il nous découvre progressivement, ce nom-là nous ordonne au service de toute la communauté humaine. Notre engagement de baptisé doit toujours se rythmer sur le dynamisme de toute l’Église.

Et c’est là que nous comprenons la nécessité de déployer aux yeux des jeunes tous les besoins visibles ou cachés de l’Église. Ces besoins doivent être présentés de telle façon qu’ils soient une provocation à la liberté (pas de violence, mais provocation à la liberté).

Que ce ne soient pas seulement des besoins concrets, comme la faim dans le monde, le manque de prêtres ou de religieuses, etc. Il faut les faire ressortir, mais se méfier de l’erreur qui consisterait à justifier d’une certaine façon l’existence de la vie consacrée par les services qu’elle rend, langage équivoque qui ne rend pas justice à cette vie. Car ce ne sont pas seulement les services rendus qui en font la valeur, c’est d’abord et surtout son témoignage de l’absolu de Dieu, de sa transcendance.

Donc ne pas montrer seulement des besoins concrets, mais le besoin de salut : l’urgent besoin de vies toutes données à la charité, pour évacuer l’égoïsme et la haine du monde, de vies consacrées dans la chasteté, pour purifier le monde de tout le désordre sexuel grandissant ; de même encore l’enlisement dans un confort tout matériel est un appel en creux à la pauvreté, face à Dieu...

Que les jeunes voient mis en relief ces besoins qui jouent au plan de la communion des saints : « L’Église a besoin de ta pureté..., de ta charité... » Et c’est déjà un appel à un engagement immédiat, qui empêchera que les bons désirs ne se diluent en des rêves vagues, sans déboucher sur le concret d’aujourd’hui. Qu’ils sentent que tout effort qu’ils font pour renverser la barrière de leur égoïsme, fût-ce dans de très petites choses, fait avancer le règne de la charité dans le inonde ; qu’une fille très orgueilleuse, par exemple, et qui lutte sans succès contre son orgueil, soit amenée à prendre conscience, par cette lutte même, de son profond besoin de salut, de sa solidarité avec tout ce qui, dans le monde, s’oppose à Dieu dans la suffisance et le refus de dépendance.

On voit l’importance d’élargir sans cesse l’horizon des jeunes, vers l’appel de l’Église, on soutient alors leur effort de façon très suggestive.

Mais on remarquera vite que les besoins de l’Église ainsi présentés aux jeunes collectivement, alors qu’ils sont tous disponibles spirituellement, suscitent des réponses différentes. Cela nous amène à la troisième partie de la catéchèse des vocations.

c. Apprendre à discerner comment Dieu parle

Ces différentes réponses, en effet, sont des réactions à des appels différents de la part de Dieu.

La grande tentation serait souvent de conclure d’une façon simpliste : « Il y en a qui sont généreux, et il y en a qui ne le sont pas, ou le sont moins ». Nous rejoignons l’équivoque signalée plus haut au sujet de la vocation « question de générosité » qui peut avoir des répercussions bien longtemps dans une vie. Que de personnes traînent toute leur existence un vague sentiment de culpabilité, et devant des épreuves rencontrées, disent : « C’est parce que je n’ai pas été assez généreuse, j’aurais dû être religieuse » – ou bien : « Je ne suis pas heureuse, parce que j’ai voulu choisir le plus facile » !

Même une façon de présenter la méditation du Règne des Exercices Spirituels de S. Ignace, peut insinuer que « ceux qui font une offrande de plus grand prix » sont nécessairement ceux qui se donnent au Seigneur dans une vie consacrée. Quant aux autres..., que voulez-vous, moins généreux, ils restent dans le monde, c’est dommage... Erreur dangereuse et entièrement contraire à la pensée authentique de S. Ignace, comme si la vocation au laïcat et au mariage était une voie au rabais, un pis-aller.

Le plus important, ce n’est pas de choisir ce qu’il y a de plus difficile, de plus pauvre, de plus sacrifiant, mais de faire ce que le Seigneur veut. Évidemment, pour pouvoir embrasser le choix du Seigneur, quel qu’il soit, il faut que je sois prête, si c’est sa volonté, à prendre le chemin qui me semble le plus difficile, mais le motif déterminant ne sera pas cette difficulté en elle-même. Le plus héroïque n’est pas nécessairement ce qui m’est demandé à moi. L’absolu ne doit jamais être autre chose que la volonté divine sur moi.

Il y a donc une clarification à opérer. Et comme elle détend et apaise les jeunes ! Elles sont souvent arrivées un peu anxieuses (faire une retraite dans une Communauté ; on a peur de se faire mettre la main dessus) mais quelle détente lorsqu’elles constatent que la seule chose qui compte, qui transcende tout le reste, c’est cet accueil de la volonté de Dieu, l’entrée dans son plan à Lui, quel qu’il soit.

Nous devons faire très attention de ne pas vouloir aller plus vite que la grâce et devancer son cheminement. Nous sommes souvent beaucoup trop pressées. Il peut arriver en fait que – du dehors – nous voyions plus clair que l’intéressée (ou pensions voir), mais, tant que ce n’est pas elle-même qui a pris conscience de la volonté de Dieu, non seulement notre intervention est inutile, mais elle peut tout compromettre. Il faut donc savoir attendre, patienter, laisser mûrir, laisser le cheminement se faire, tout en encourageant, bien sûr, et donnant au besoin les indications qui peuvent aider l’âme à découvrir la lumière, mais sans devancer la grâce.

Dieu parle par l’Écriture, l’Évangile surtout. Pour reconnaître l’appel de Dieu, il nous faut faire faire aux jeunes cette expérience spirituelle qui consiste à réaliser qu’en lisant l’Évangile, en le méditant, il y aura à un moment ou l’autre, un mot, une phrase, qu’elles avaient déjà vus, entendus, et qui, tout à coup, prend un sens, devient vivant. C’est ainsi que Dieu parle très souvent. Les jeunes prennent conscience que cela leur est adressé personnellement...

Dieu parle par les événements aussi. Il y a des portes qui s’ouvrent et des portes qui se ferment, par des événements qui nous manifestent la volonté de Dieu. Souvent, grâce au travail décrit plus haut, où les jeunes au cours de la retraite recherchent le cheminement de la grâce, les pas de Dieu dans leur vie, elles réalisent tout à coup que tel épisode, telle rencontre : un échec, un refus, ou un événement, apparemment banal, a marqué comme un tournant dans leur vie. Elles n’avaient pas pris conscience alors de la portée que cela aurait, et tout à coup cela s’éclaire : Dieu était à l’œuvre, il les menait insensiblement vers ce que Lui savait et voulait. C’était peut-être quelque chose de très minime en apparence, mais, pour le Seigneur, rien n’est petit, et c’est bien dans sa façon d’ailleurs, on le voit dans la Bible. Le tout est de réagir en face de ces événements dans la foi, l’espérance, la charité.

De même il peut se produire comme une mise en relief de certains besoins de l’Église, un coefficient d’attirance qui fera que tel aspect de l’apostolat, ou de la vie consacrée m’apparaît tout à coup comme fait pour moi, et moi pour lui.

À travers toutes ces notes éparses, nous aurons senti, n’est-ce pas, comment le Seigneur conduit tout, combien variée est sa grâce, et sont inépuisables les ressources de son amour, pour « nous disposer à la voie où nous pouvons le mieux servir » [4] Puissions-nous aider les jeunes à être toujours plus disponibles à cette grâce, et, pour cela, vivre nous-mêmes, ensemble, de cette disponibilité, afin de nous laisser saisir par cette extraordinaire poursuite de Dieu qui parle au cœur. Ainsi témoignerons-nous du vrai visage de la vie religieuse, visage de joie et de charité.

135, bd Leclerc Granby (Qué.)
Canada

[1R. Hostie, S. J., Le discernement des vocations, Desclée De Brouwer, 1962, p. 30-31 (cf. R.C.R., 1962, 82).

[2R. Hostie, o.c., p. 34.

[3Article dans Vie Chrétienne, n. 1.

[4Exercices Spirituels, Annot. 15, n° 15.

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