Le trésor religieux
Michel Ledrus, s.j.
N°1966-4 • Juillet 1966
| P. 210-226 |
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Les pages qui suivent sont détachées d’un opuscule en préparation sur L’Existence religieuse. Elles font suite à deux chapitres intitulés respectivement « Le mouvement religieux » (Religion – Piété – Ferveur) et « L’âme religieuse » (Dévotion – Holocauste – Renoncement). Suivront des chapitres sur la stabilité, l’incorporation, le travail et la sujétion religieuses.
Dans le présent chapitre, nous n’envisageons pas encore – il importe de le noter – l’existence religieuse constituée en état religieux, ou menée en communauté religieuse ; nous la considérons encore en elle-même, telle qu’« à titre privé » [1] elle peut être exercée à divers degrés dans l’état laïc et en famille.
Tout comme la mondanité, c’est-à-dire l’esprit de jouissance des biens temporels, écueil de la vocation séculière [2], peut envahir l’état religieux, ainsi le charisme religieux et l’esprit de renoncement aux biens temporels en vue des biens spirituels peuvent se répandre et fructifier largement en dehors de l’état religieux, et vivifier la vocation laïque dans les occupations et professions séculières ; car « chaque laïc est appelé pour sa part à nourrir le monde de fruits spirituels, à y diffuser l’esprit dont sont animés les pauvres, les doux et les pacifiques de qui le Seigneur dans l’Évangile proclame la béatitude » [3]. L’Esprit souffle où il veut !
Poursuivant donc ici la simple étude de l’âme religieuse, nous passons de l’analyse de ses éléments négatifs de renoncement à celle de ses éléments positifs d’expérience spirituelle et de béatitude évangélique. Non seulement l’économie des conseils évangéliques est « un don divin que l’Église a reçu du Seigneur », mais être appelé à professer les conseils, c’est être appelé par Dieu « à jouir dans la vie de l’Église d’un don spécial » [4]. « Parlant en général, à mesure qu’une âme se liera à Dieu plus étroitement et se montrera plus libérale envers sa souveraine Majesté, elle expérimentera davantage les effets personnels de sa libéralité et se rendra de jour en jour plus apte à recevoir grâces et dons spirituels plus copieux » [5].
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La sainteté de l’Église, épouse du Christ, « est susceptible d’expressions multiformes » ; mais « elle apparaît en quelque sorte proprement dans la pratique des conseils que l’on a coutume d’appeler évangéliques » [6]. Il ne s’ensuit pas que l’exercice du détachement, même humblement pénitentiel, introduise immédiatement dans le règne de la divine charité, et donne de manière en quelque sorte automatique « accès au Père ». Le règne de la charité, l’ordonnance religieuse positive de l’homme, de l’humain, dans la charité, s’établit dans et par la « connaissance » de Jésus-Christ.
Nous parlons ici de « connaissance » au sens fort du terme, comportant liaison, accointance, rapports amicaux et intimité. Dans la connaissance (γνῶsιϛ) ainsi entendue la relation du sujet connaissant à l’objet – à la personne connue – passe au premier plan du sentiment intérieur ; l’appréciation, le goût actuel de la convenance affective de l’objet connu au sujet connaissant prédomine dans le jugement.
Saint Jean de la Croix appelle ce genre de connaissance « notion amoureuse » ; la notion ici a la fraîcheur de la « nouvelle » (noticia amorosa). Dans la connaissance de Jésus-Christ, tant l’élément « notion » que l’élément « amour » sont l’œuvre du Saint-Esprit, lumière du cœur, créateur de sympathie, communication de liaison divine. L’Esprit du Christ, donné par le Christ, apporte le Christ, le met à portée du cœur.
Cette connaissance pentecostale du Christ, ce contact amoureux dans un permanent « Ego sum », ne s’arrête pas au pieux souvenir de l’homme qui vécut il y a deux mille ans : elle porte directement sur le Christ d’aujourd’hui, sur l’Humanité glorifiée dans la clarté du Jour éternel, sur Jésus-Christ, qui de Là-Haut jamais ne perd les siens de vue – « les siens », c’est-à-dire ceux qui se sont donnés à lui, parce qu’ils lui ont été donnés (cf. Jn 17,12). Cette connaissance est une primeur de joie céleste, une anticipation pour ceux qui « attendent » fidèlement « la révélation » définitive de l’Homme-Dieu (cf. 1 Co 1,7).
Celui qui sait – qui ne veut pas ignorer – qu’au regard de sa foi répond indéfectiblement l’invisible regard humain céleste du Christ glorifié, lui est bien plus profondément et réellement uni que ne l’étaient les Douze, choisis « pour être continuellement avec lui » (Mc 3,14). Le contact terrestre naturel avec Jésus, la « connaissance selon la chair » (2 Co 5,16), n’était qu’une ombre, un prélude, du contact que Jésus réserve à ceux qui, dans l’existence religieuse, choisissent sur appel divin personnel l’actuation présente initiale de l’éternité dans la lumière de foi, délaissant en ferveur d’amour divin ces honnêtes jouissances et ces intérêts temporaires de la vie terrestre, dont le Seigneur, dans sa largesse, laisse à la sage et libre discrétion de ses enfants la poursuite ou l’abandon [7] La connaissance religieuse intime du Christ glorifié éclot normalement en récompense immédiate, en première couronne (βραβεῖον) des renoncements religieux (cf. 1 Co 9,24s). Ceux-là en jouissent dès ici-bas qui « par la foi font habiter le Christ dans leur cœur » (Ep 3,17).
Cette connaissance est greffée. en quelque sorte, au plus profond de notre substance humaine par la prodigieuse humiliation de l’Eucharistie, où, dans un renouvellement quotidien du mystère de la mort vivifiante (cf. 2 Co 4,12), la substance corporelle glorifiée du Christ immolé nous passe par une sorte d’osmose son énergie de vie éternelle. Car la vie éternelle est connaissance du Christ et du vrai Dieu (Jn 17,3) : la « greffe » se développe, nourrie de notre vie psychologique personnelle, précisément dans la connaissance religieuse dont il est ici question.
Cette entrée dans le mystère du Christ – cette connaissance mystique du Christ glorieux, initiant à la vie déiforme – est le « pourquoi » immédiat du renoncement religieux. Nul ne se porte vers le Christ à moins d’être attiré à lui par le Père : mais il est normal que l’attraction du Père se fasse sentir à proportion du libre détachement des attractions mondaines. Le renoncement dégage le cœur des interférences et des divagations pour laisser au Christ pleine disposition de notre énergie affective, afin de « l’ordonner dans la charité » (Ct 2,4). En quoi Jésus est prêtre de notre sacrifice : sans lui nous pourrions placer la victime sur l’autel, mais elle attendrait en vain le prêtre qui en consomme l’immolation en la faisant accueillir du Père. La charité des enfants de Dieu sera le fruit, le fruit capital, de la connaissance religieuse de Jésus-Christ : nous touchons ici le secret et la raison de la dévotion au Sacré-Cœur [8].
S’arrêter stoïquement à la pratique du renoncement religieux marquerait la déviation de l’ascéticisme, qui exagère la fonction du dépouillement intérieur au préjudice de l’entrée dans le mystère chrétien, dans l’initiation progressive à l’intelligence du bon plaisir divin. Mais en regard de cette ascèse quelque peu agnostique, se rencontre aussi un mysticisme teinté de gnosticisme, en ce qu’il prétend s’ouvrir à une intelligence directe transcendante de la Divinité en épargnant, en oblitérant la familiarité avec Jésus-Christ. La vraie mystique, l’authentique regard en Dieu, ressemble à l’extase ingénue des disciples au jour de l’Ascension : elle attend la révélation du Père dans le retour de Jésus-Christ.
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La vue intime, affectueuse, entraînante de Dieu, tel qu’il se révèle à nous dans l’Humanité Sainte assumée pour notre salut, est donc la grâce déterminante de l’existence religieuse. L’âme religieuse n’est plus simplement en route vers le Royaume de Dieu, comme vers un terme, comme vers une cité dont on s’approche. Dans le Royaume l’âme religieuse est entrée dès à présent, même s’il lui reste à y pénétrer toujours plus profondément et à en saisir toujours plus clairement la ravissante incompréhensibilité.
Mais précisément parce qu’elle est « Royaume », parce qu’elle est participation à une Royauté, la pénétration dans la vie éternelle est commensurée à la liaison familière du fidèle au Roi Éternel. Le Royaume de Dieu est confié à un Homme.
L’existence religieuse est une Pâque, un passage, une transition de la vie mondaine à la vie divine, un « exode » de l’Égypte en direction de la Terre des Promesses. L’exode représente le sacrifice, le renoncement religieux. Conducteur de cet exode, pasteur du timide troupeau, est Jésus-Christ, annoncé à Moïse comme « le prophète qui lui ressemblerait » (Dt 18,18 ; Jn 1,45).
Jésus demande au jeune homme riche, aspirant à la perfection religieuse, de se dépouiller de tout : mais à cette première demande s’enchaîne la seconde : Viens ! C’est dans l’expérience spirituelle de Jésus-Christ que l’âme religieuse passe de l’horizon de la vie présente à l’immensité de la vie éternelle.
Que le Christ ressuscité, le Christ de l’éternité, fût demeuré identiquement l’homme qu’ils avaient appris à connaître au cours de son existence terrestre, les Apôtres avaient pu s’en rendre compte à loisir, le toucher de la main, au cours des apparitions qui suivirent et manifestèrent sa résurrection.
Mais il leur restait à apprendre, à la lumière de la Pentecôte, tout ce que signifiait de Lui, éternellement et selon l’Esprit, ce qu’ils avaient vu et entendu de Lui, dans le temps et selon la chair ; il leur restait à comprendre et à transmettre, à la lumière du Saint-Esprit, ce que voulait dire de l’Homme Céleste d’aujourd’hui ce qui s’était gravé de Lui dans leur pauvre mémoire, ce qu’ils en transcrivaient dans les formules évangéliques, comme on recueille les miettes de la table.
Dans sa lumière tamisée, mais immédiate, de vérité divine, la foi met en contact réel direct avec Dieu et avec tout ce qui baigne à demeure dans cette même lumière de Dieu, à commencer par le Crucifié glorifié. Le fidèle est donc en position de pénétrer par la foi vive dans la réalité terrestre, passée, de Jésus-Christ perçu en lumière historique, au point d’y saisir, comme dans un miroir limpide, son Humanité Céleste et d’entrer avec celle-ci en contact direct. Ce contact spirituel, cette connaissance intime, comme l’appelle saint Ignace (Ex. Spir., n. 104), est analogue à la perception sensible directe d’un objet dans la pénombre nocturne, ou plus exactement, à la vision d’un homme considéré à contre-jour sur le seuil d’un appartement retiré : on ne l’aperçoit qu’en silhouette, de manière informe – ex parte (1 Co 13,10) – mais c’est déjà l’homme que nous verrons clairement lorsque nous serons sortis de la maison de ce monde (2 Co 5,1), et nous trouverons nous-mêmes avec lui au plein jour de la vérité, – lorsque le Père sera devenu notre maison.
Tandis que nous méditons pieusement les traits de conduite évangélique multipliés par Jésus au cours de sa vie temporelle, nous ouvrons notre cœur à la saisie de Jésus vivant ; notre fantaisie, notre sens intime s’éduquent à entendre non plus seulement une simple idée de ce qu’il est, mais Lui-même, en son esprit et en son intimité actuelle. Pareil contact n’est pas susceptible de s’enregistrer dans la pensée d’ici-bas ; mais ses effets de sanctification sur notre esprit sont susceptibles d’expérience et de vérification palpables.
Comme le laisse entendre en son exorde la première Épître de saint Jean, se référant peut-être au Quatrième Évangile, la source de la pleine joie chrétienne est la communion du Messie ressuscité, communion ou connaissance qui comporte communion au Père et vie éternelle, communion que nous partageons avec les Saints Apôtres, avec les témoins du Christ terrestre, tandis que nous méditons « ce qu’ils ont vu et entendu » et apprenons à connaître Jésus vivant, et à le contempler de cette vision qui fait voir en Lui le Père (1 Jn 1,1-4).
« Le Fils de Dieu », dont S. Marc entreprend de raconter l’Évangile (dans un verset qui anticipe le Prologue de S. Jean) n’est pas un homme du passé, mais celui dont l’Épître aux Philippiens proclame l’exaltation universelle (Mc 1,1 ; Ph 2,9-11).
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« Le Royaume des Cieux est semblable au trésor enfoui dans le champ ; l’homme qui le trouve le recouvre et dans sa joie court vendre tout ce qu’il a et achète ce champ » (Mt 13,44).
L’image scripturaire du champ, nous le savons, représente d’une manière générale l’âme humaine religieuse, sujette à l’action éducatrice de son divin Cultivateur. Sachant par ailleurs que Notre-Seigneur ne parle pas pour communiquer des banalités indéfinies, ni pour dérober sa pensée, et que ces choses sont écrites pour l’instruction de la communauté des fidèles, il ne sera pas inutile de chercher prudemment à cerner de plus près le développement spirituel de la parabole et son appropriation à l’existence religieuse, en tenant compte de ce que laissent entendre tel ou tel de ces recoupements du contexte sacré, qui spontanément s’offrent à encadrer et éclairer l’extrême concision de l’énoncé.
Notre-Seigneur répond au jeune homme avide de vie éternelle et de perfection : « Va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi » (Mt 19,21 et par.). Le trésor céleste acquis par le dépouillement religieux est le Bon Maître en personne, encore caché, car il est céleste – et nous restons sur terre –, mais déjà vraiment possédé dans le cœur et suivi familièrement par amitié dans sa conduite terrestre exemplaire [9].
Quand André déclare à Pierre « Nous avons trouvé le Messie » (Jn 1,41), au lendemain du premier entretien avec « l’Agneau de Dieu » sur les rives du Jourdain, sa joie est celle de l’homme qui a trouvé un trésor : un trésor qu’il achètera bientôt, ou plutôt pour lequel il achètera bientôt le champ de son âme quand, en même temps que Pierre et les fils de Zébédée il « laissera tout » pour suivre Jésus (Mt 4,20). Celui-là en effet acquiert son âme pour la vie éternelle qui préfère perdre l’univers entier plutôt que de porter détriment à son âme (Mt 16,26). Saint Paul applique personnellement à sa profession religieuse cette interprétation de la parabole du trésor, et en explicite les propres termes, lorsqu’il confie à ses chers Philippiens que tout ce qui lui était précieux [10] il a consenti à le perdre pour acquérir le Christ ; tout ce qui pouvait le valoriser, il l’a traité comme ces déchets dont on se débarrasse sans regret, en vue du gain inestimable que représentait pour lui la connaissance du Christ, l’entrée dans cette intimité spirituelle du Christ, qui conférait à sa conscience de croyant le souverain bien d’éprouver en lui-même une loi de bonté (« justice ») inspirée de la bonté même de Dieu (Ph 3,7-10), la loi de charité.
Un même cadre de pensée et d’expérience spirituelle rend familière aux lecteurs du premier Évangile et des épîtres la parabole du Verbe Incarné, trésor divin semé dans la mort du Calvaire et continuellement acquis dans la mortification chrétienne ; le renoncement spirituel est la réalisation fidèle de l’ensevelissement baptismal aux jouissances de la vie présente, où se conçoit le Christ ressuscité, où le chrétien se rend compte des richesses ineffables mises à portée de son cœur sous les ombres de la foi évangélique [11].
En somme, la sagesse religieuse répond à l’acquisition du champ de sa propre vie, c’est-à-dire à la possession religieuse de soi-même, joyeusement achetée au prix de tout ce dont on pouvait jouir ici-bas, parce qu’on y sait caché le trésor de la connaissance de Jésus-Christ, sa révélation mystérieuse, et l’apprentissage de son amour du Père. Dans cette connaissance ou gnose religieuse le Christ devient trésor de l’âme de trois façons ; 1° par l’expérience de sa tendresse ; 2° par le partage de son savoir ; 3° par la libre disposition de sa toute puissance. Ces trois façons de thésauriser le Christ pour la vie éternelle sont corrélatives au triple renoncement.
Le renoncement introduit à constater, à « réaliser » [12] que le Christ céleste devient réellement pour l’âme la clef de la vie en Dieu, de la vérité de Dieu, de la voie ou œuvre de Dieu. C’est « dans le Christ » que l’existence religieuse s’actue « devant Dieu » (2 Co 12,19), jusqu’à atteindre cette plénitude eschatologique qui nous fera « être » devant Dieu. Le Christ est notre sanctification (ἀγιασμóϛ), c’est-à-dire l’instrument, l’intermédiaire de notre divinisation spirituelle.
Tendresse du Christ
Quand un chrétien parvenu à la maturité affective embrasse le conseil de chasteté évangélique, il entend renoncer à la félicité et au bien particulier de l’état conjugal, à la figure de l’union du Christ et de l’Église, pour vivre en sa personne pour la gloire de Dieu l’actualité présente des Noces de l’Agneau, l’anticipation de l’union éternelle du Verbe Incarné et de l’humanité rachetée [13].
Le Christ s’est livré à la mort « pour sanctifier l’Église » (Ep 5,25s) ; mais sanctifier l’Église c’est, de la part du Christ, se livrer « à l’Église », son Épouse (Ep 5,31s). L’âme fidèle, qui, comme telle, n’est pas « moins » que l’Église, devient capable de vivre dans le Christ sa propre filiation divine, dans la mesure où elle accueille personnellement pour sa part cette donation nuptiale, et reçoit le Fils de Dieu dans la foi vive, comme une fiancée (cf. Os 2,19s ; Jn 1,12 ; 3,29). Elle a accepté de confiance pour son compte la promesse universelle de l’Écriture :
« Comme l’épouse fait la joie de l’époux,
ainsi tu feras la joie du Seigneur » (Is. 62,5).
L’âme religieuse se livre et se lie à Jésus-Christ par chasteté évangélique pour s’abandonner en Lui par la foi à ces avances humaines d’un Dieu d’amour, fréquemment entrevues dès l’Ancien Testament (Jr 31,3 ; Is 54,8 ; etc.) et exaltées par saint Paul, non comme expérience exceptionnelle, mais comme partage du chrétien mortifié (Rm 8,31-39 ; etc.). À l’âme qui se rend à son invitation, qui sait choisir « la bonne part » (Lc 10,42), celle de se laisser aimer par Lui pour pouvoir l’aimer dignement, le Maître du Banquet ne manque jamais de se donner, dès ici-bas, en centuple des contentements qu’on a quittés pour Lui (Mt 19,29 ; Lc 14,15-20). Charité et chasteté demeurent précaires en l’absence de la délectation de grâce, de la « volupté céleste », chantée par la Liturgie [14].
Dans l’âme religieuse fidèle se joue une expérience du Dominus mecum (Ps 22,4), une union de mutuelle intelligence dans la foi, où pointe l’aurore de la vie éternelle (Ph 3,7-14). « Aurore » : car si nous constatons dès à présent que Lui nous connaît, qu’il nous a « compris » ; qu’il ne nous quitte jamais (Mt 28,20), il nous tarde encore à nous de le connaître réciproquement, comme Il nous connaît (1 Co 13,12).
L’aube de la vie éternelle – le parfum du Christ (Ct 1,3) – est l’expérience réconfortante d’être, en dépit – voire en raison même – de sa misère, objet de la sollicitude du Christ ; c’est éprouver le développement normal de ses approches, de son contact intime, de sa paix délectable [15]. À une certaine connaissance intime sensible, vacillante, réfléchie de l’extérieur, se superposera normalement la connaissance spirituelle, assurée, d’origine intérieure : pareille à celle que les Apôtres obtinrent au jour de la Pentecôte, comme premier « retour » de Jésus (Jn 14,28). Cette connaissance plus solide subira elle-même éventuellement, dans l’ordre expérimental, le contre-coup des saisons psychiques de l’affectivité, des vicissitudes de santé et des crises humaines de la fidélité et de la ferveur. Le « Vent du ciel » pourra, lui aussi, connaître des sautes et des accalmies déconcertantes (Jn 3,8). Le désert, l’aridité feront oublier les sources rafraîchissantes et les rares oasis, et elles apporteront leurs tentations angoissantes. Mais la désolation spirituelle ne peut affliger qu’une âme actuellement unie d’amour à Jésus-Christ : le publicain ne serait pas « sans oser lever les yeux » si déjà il n’aspirait à regarder (Lc 18,13). Et de la part du Christ les épreuves bien supportées apportent la confirmation réconfortante d’un amour croissant et indéfectible. Subir « la tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, le danger, le glaive..., la mise à mort continuelle », le traitement des « brebis destinées à la boucherie », sont autant de « super-victoires » remportées en nous par l’amour que nous porte le Christ (Rm 8,36). « Béni soit Dieu, qui sans cesse nous incorpore au triomphe du Christ ! » (2 Co 2,14).
Au reste, connaître le Christ ici-bas n’est pas d’abord jouir de sa paix : c’est lui conquérir paisiblement, dans l’âme et dans la vie, la place qui lui revient. C’est tenir compte toujours plus intelligemment de ce qu’il est, de ce qu’il a opéré, de ce qu’il opère au fil des jours. Mais à son terme l’intimité du Christ est une introduction au sein du Père ; le contentement du Christ devient celui de l’âme : Il nous montre le Père, et cela nous suffit (cf. Jn 14,8).
L’homme ne saurait vivre sans contentement. Les âmes religieuses, unies au Christ, trouvent leur contentement dans le souvenir de Dieu, laissant fondre en l’immensité de sa Bonté tous leurs souvenirs particuliers ; car Dieu, en Jésus, leur est toute chose. L’enchantement passager qu’elles pourraient cueillir au contact singulier des créatures, elles l’éprouvent, comme Jésus, universellement amplifié dans l’incessant contact de Dieu ; car à l’âme qui ne se veut pas détachée de Lui, Dieu maintient en sourdine, même au cours des somnolences et des divagations innocentes de la fantaisie, cette présence indiciblement discrète, humaine et divine, qui rend délicieux l’oubli de soi et rassérène la nullité et l’insécurité du moi.
Dans ce cœur qui lui a fait place, où la foi a fait le vide pour l’accueillir à demeure, le Christ fait rayonner la Charité divine par son Esprit (Rm 5,5 ; 8,39). L’expérience de la tendresse du Christ rejaillit dans une capacité de chaste tendresse, prompte et profonde, pour tout prochain, dans une richesse lumineuse de calme cordialité, qui marque la pleine emprise de la charité divine sur un cœur d’homme. Laetare sterilis, quae non paris... quia multi filii desertae ! (Is 54,1 ; Ga 4,27) [16] L’affection, le sentiment de charité, l’amour au sens fort, est le charisme éminent de la vie évangélique. Si l’apôtre manque de cœur, ses sacrifices resteront sans mordant spirituel pour le salut des âmes (1 Co 13,1-3).
La discipline ascétique religieuse aura pour tâche d’adapter, d’harmoniser les âmes fidèles, de les éduquer à la parfaite virginité de cœur, qui rend l’Épouse digne d’être présentée en la personne de l’Église à son unique Époux ; cette discipline marquait le couronnement de l’œuvre pastorale de l’Apôtre : « Car, je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ » (2 Co 11,2).
Savoir du Christ
« Au regard de la Sagesse, j’ai tenu pour rien les richesses ; les perles ne lui peuvent être comparées. Auprès d’elle tout l’or du monde n’est qu’une pincée de sable, et l’argent comme de la boue » (Sg 7, 8-9).
S’il ne s’agissait que des chétives élaborations du savoir humain, ces expressions pourraient être tenues pour hyperboliques. Mais la Sagesse ici exaltée est mystérieusement personnifiée, bien que communiquée à la créature ; elle réclame la majuscule. Au jour de l’Évangile, elle se révélera en effet comme la Sagesse subsistante de Dieu même, humainement possédée et assimilée dans une communion des fidèles à la science, au savoir humain personnel de Jésus-Christ (1 Co 1,30).
C’est en raison de cette science que l’Apôtre peut parler de ces pauvres qui peuvent enrichir des multitudes, qui sont comme n’ayant rien alors qu’ils possèdent tout (2 Co 6,10) ; car la science, bien mieux que l’achat, livre l’usage des choses. Même en ordre naturel, le savoir, la science ordonnée et digérée, donne maîtrise plus complète et plus qualifiée que l’appropriation juridique.
L’observance du conseil de pauvreté, du renoncement à tout ce qui, pour l’homme naturel, peut représenter un gain, un avantage, est le « paiement » obligé du progrès dans cette « science » du Christ.
Par « science » du Christ, nous n’entendons plus ici simplement « connaître le Christ », mais le partage du savoir, de la sagesse personnelle du Christ. Il est, en effet, une manière de connaître le Christ – que les Douze n’avaient pas encore obtenu au seuil de la Passion, – qui fournit la clef de « la science du Père », c’est-à-dire d’une intelligence universelle. « Si vous étiez parvenus à me connaître (εἶ ἐγνώϰειτέ με), dit le Sauveur à la Dernière Cène, vous auriez à présent la science (ἤδειτε) du Père » (Jn 14,7). Le savoir du Christ est le premier fruit de la « connaissance » du Christ, de l’expérience de son amour actuel (Ep 3,19).
Parlant en général, « le savoir » (sapere ; εἰδέναι ; se rendre compte de quelque chose, en pénétrer le sens) marque simplement l’entrée, l’inclusion d’un objet dans notre champ subjectif de vérité (Wahrnehmung), spécialement lorsque cette perception est intime, synthétique (σύνεσιϛ) et rationnelle (νοῦϛ), encadrant l’objet dans l’harmonie de son contexte réel et dans le discernement de ses principes. Le savoir est une science sapientielle ; étendu ou non, il s’élève à mesure que la notion des choses y est assaisonnée de la saveur de Dieu. Dans le domaine du révélé, le savoir correspond à la perception des analogies de la foi.
Qui est entré dans la connaissance et familiarité de Jésus-Christ est entré par le fait même dans la mentalité du Christ ; il ne peut pas ne pas partager ses pensées (1 Co 2,16), ses manières de voir (Ep 1,8 ; Ph 2,5), son intelligence spirituelle des Écritures (Lc 24,45 ; He 11,3) et de la doctrine salutaire (2 Tm 2,7), son discernement des desseins du Père (Rm 11,34 ; Ep 3,4 ; Col 2,2) et de ses volontés concrètes (Ep 5,17)... On demeure impressionné quand on relève le nombre, la variété et l’excellence des choses figurant au panneau du savoir chrétien dans la culture néo-testamentaire. La familiarité du Christ, l’« onction » de son Esprit est un enseignement de portée universelle (1 Jn 2,27), un trésor de certitudes salutaires (Ep 3,8) ; et pas seulement de certitudes abstraites : la connaissance intime du Christ introduit à l’expérience de la conduite dirigée par l’onction du Saint-Esprit, où les décisions se prennent in Domino, avec une assurance qui ne déçoit pas [17]. L’existence religieuse se situe et se déploie à l’intime d’un mystère d’union à Jésus-Christ, qui représente la pleine efficacité de l’Eucharistie [18].
L’Imitation de Jésus-Christ, que l’élite du Peuple chrétien a ratifiée comme le vade-mecum de l’existence religieuse, ne laisse pas de mettre en relief les caractéristiques de ce savoir du Christ, de cette « science des Saints », en regard de la science scolaire (1,3).
« Il y a grande différence entre le savoir de l’homme éclairé dans la dévotion,
et la science du clerc cultivé dans l’étude.
» Beaucoup plus noble est la doctrine qui de Là-Haut découle et s’épand doucement par divine influence,
que celle qui laborieusement s’acquiert par humaine ingéniosité » (III, 31,2).
Cette science, épanouissement de la grâce,
« reconduit à Dieu toutes choses, à Dieu dont tout découle en son origine ;
elle ne s’attribue rien de bon et n’a pas l’arrogance de le présumer ;
elle est sans prétention et ne préfère pas à d’autres sa propre idée,
mais, en tout sentiment et intelligence, elle se soumet à l’éternelle Sagesse et à l’examen divin » (III, 54,16).
Par effet d’une admirable disposition de la divine Providence, la science du Christ, tout comme la joie de vivre, est présentement à égale portée de tout homme, de l’ignorant et du pauvre autant – et plus – que du savant et du riche. L’existence religieuse donne l’une– la science du Christ – en premier lieu, et l’autre – la joie de vivre – centuplée, par surcroît.
Ce savoir du Christ ne tend pas à aliéner l’homme de l’humanité et à l’insensibiliser, comme le savoir technique, mais à humaniser l’univers, et à comprendre l’homme – « ce qui est en l’homme » – en tout homme, au point de trouver de quoi l’aimer, jusque dans sa corruption.
Ce savoir est inculqué du dedans à l’âme religieuse, plus que du dehors. Il y a lieu cependant de faire une remarque au sujet de cet enseignement intime. La parole, la figure du Christ tracée dans l’Écriture et transmise par le Magistère, devient effectivement notre trésor quand elle est illuminée et animée par l’Esprit de vérité ; sinon, elle demeure lettre morte, trésor insoupçonné. Mais, d’autre part et corrélativement, l’Esprit de vérité préfère enrichir les fidèles de son savoir en illuminant de manière suggestive la parole de Jésus et son Humanité historique et ecclésiale (Jn 14,26 ; Mt 11,6). Le renoncement religieux ouvre l’âme à deux battants à cette opération du Saint-Esprit, qui la fait entrer en possession du Verbe Incarné, de ce qu’il nous laisse voir et entendre de Lui-même, pour « nous ravir à l’amour des biens invisibles ». C’est à ceux qui l’aiment dans l’austérité de sa manifestation terrestre, à ceux qui observent ses préceptes de renoncement sans en retrancher un iota, que Jésus obtient du Père l’assistance permanente, intime, tangible, de son Esprit de vérité (cf. Jn 14,15-17).
Bref, le Christ « connu », de cette connaissance qui lie à sa personne, est la clef et la solution de tous les problèmes de salut, de tous les jugements spirituels ; mais pareille connaissance du Christ est corrélative à la transformation assimilatrice exercée dans l’existence religieuse.
Puissance du Christ
Si la Croix nous dit ce qu’elle a à nous dire, observe saint Paul, notre cœur se trouvera investi de la force de Dieu, sur la route du salut (cf. 1 Co 1,18).
La connaissance souveraine de la puissance de Jésus mise en œuvre dès ici-bas est en vérité celle qui nous le fait trouver actuellement quand nous partageons ses humiliations.
Mais l’humiliation – et son âme, l’obéissance – atteignent, comme dépouillement, leur point culminant dans l’abnégation poussée jusqu’à renoncer à son jugement propre. Se laisser traiter de fou sans sourciller est déjà quelque chose ; mais déprécier spontanément son propre jugement en parfaite tranquillité spirituelle est bien autre chose !
À ce propos, il vaut la peine de relever que dans le livre des Exercices Spirituels, et dans l’Examen d’admission proposé aux candidats à la Compagnie de Jésus, saint Ignace assigne au désir évangélique d’humiliation la promptitude à subir le mépris des mondains. La doctrine est proposée dans le contexte de la voie illuminative, et appropriée au degré spirituel des « progressants ». Le mépris des mondains n’est-il pas, en dernière analyse, chose méprisable ? Jésus n’a-t-il pas méprisé la suprême infamie de la Crucifixion (He 12,2 ; Sg 2,20) ? Être objet du mépris des hommes n’est encore qu’une humiliation extérieure, à laquelle le progrès spirituel rend de moins en moins impressionnable.
Pour l’âme religieuse d’âge mûr, pour « l’homme spirituel », le « troisième degré d’humilité », le désir d’entrer dans les humiliations du Christ, trouvera satisfaction normale, journalière, saine, réelle et intérieure dans l’exercice de l’obéissance évangélique, spécialement dans l’obéissance de jugement, –celle qui trouvera à s’exercer éventuellement au maximum dans la mobilité évangélique.
Dans la Formule de la Compagnie de Jésus, approuvée par Jules III, l’obéissance à l’autorité interne de la Société s’impose à chaque sujet, non seulement en raison des utilités considérables du bon ordre, mais « en vue de l’exercice assidu – jamais assez loué – de l’humilité [19] ».
L’humiliation parfaite s’exercera dans la soumission affective (toujours possible) [20] de son jugement pratique, dans la propension sincère à s’incliner respectueusement, pour l’amour et à l’imitation du Seigneur, devant l’avis d’autrui, donnant raison à autrui, autant que permet la prudence ; fallût-il parfois, pour le bien suprême de l’entente, fermer les yeux sur ses propres manières de voir, sur sa propre portion de lumière.
S’abaisser sur le terrain du jugement propre, c’est vraiment « asservir toute pensée à l’obéissance du Christ » (cf. 2 Co 10,5) ; c’est vaincre l’orgueil dans son dernier retranchement et expulser définitivement le Prince de ce monde en mourant de cœur à l’estime propre de notre valeur personnelle. Notre-Seigneur n’a pas manqué d’y exercer ses disciples : ses ordres ne leur étaient pas toujours des plus compréhensibles, tel celui de se laisser guider par le premier venu, un porteur d’eau à l’entrée de Jérusalem (Mc 14,13s). Ces exercices les préparaient à l’obéissance bien plus ardue qu’ils auraient à pratiquer au lendemain de la Pentecôte.
Obéir en soumission de jugement, ce n’est plus simplement s’appauvrir avec le Christ, comme le fait quiconque dispense une aumône généreuse (2 Co 8,9) ; c’est aller à la suite du Christ jusqu’à se dépouiller de soi-même (Ph 2,7), de ce qui en nous est le plus clair de nous-même : notre manière de voir.
Cette obéissance du jugement humain, Jésus l’a pratiquée jusqu’à l’agonie intérieure (Mt 26,39) dans sa Passion : « Oportuit Christum pati... Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances ? » (Lc 24,26). « Il convenait (decebat ; ἐπρεπεν au salut des enfants de Dieu que leur chef de file fût parachevé dans les souffrances » (He 2,10). Sous l’offuscation de l’heure des ténèbres, il semble que cette convenance se fût estompée au regard humain naturel de Jésus ; il se représentait tout ce qui était possible comme alternative au « calice » ; il n’en adhérait pas moins à cette convenance mystérieuse, aveuglément, en esprit et en chair : « Non comme il me plairait – non comme la nature me porterait à juger préférable –, mais comme il Te plaît. »
Il appartient à la discipline religieuse de « conquérir toute pensée à l’obéissance du Christ » (2 Co 10,5), de renverser toute exaltation d’âme dressée contre la connaissance de Dieu (ibidem), d’introduire à l’humble mentalité du Christ obéissant jusqu’à la mort de la Croix (Ph 2,5-8), et de protéger de toute divagation, de toute embûche qui éloignerait de la pure et simple affection pour le Christ (2 Co 11,3).
Le renoncement à toute vue propre, le martyre de se laisser conduire « où l’on ne veut pas » (Jn 21,18), synthétise toutes les formes de configuration religieuse au Christ humilié – dénuement solitaire et observance commune, soin des infirmes et aide des âmes –, tout ce qui fait « croix » dans la vie quotidienne du bon religieux. Mais ce renoncement introduit directement à l’union évangélique où le Christ accomplit fidèlement en son disciple tout ce qui Lui est demandé. La volonté religieuse, devenue effectivement celle même de Jésus-Christ, s’accomplit non « par enchantement », mais par grâce, et très positivement, comme jamais elle ne s’accomplirait si nous n’étions transformés en Lui par l’humiliation. « Le travail apostolique s’appuie sur la puissance divine, et très souvent manifeste la vertu de l’Évangile dans l’infirmité des témoins » [21].
Nous avons tout abandonné pour acheter le champ du trésor ; mais le Christ est à son tour le trésor par lequel nous « achetons » – dans lequel nous méritons – la possession du Tout-Puissant. Dieu, en effet, librement, a voulu se donner à nous en justice, c’est-à-dire au point de nous être dû, afin de nous appartenir davantage et indissolublement. Il se renierait, s’il se niait à un élu. Et si Dieu s’est donné à nous, cela veut dire que son intelligence, sa bonté, sa puissance sont à nous en Jésus-Christ. Qui croit au Christ accomplira personnellement les œuvres que le Christ a accomplies au cours de sa vie terrestre, et même des œuvres plus grandes que celles-là (cf. Jn 14,12).
De là se comprend l’enseignement du Sauveur à ses disciples sur la puissance de la prière. Il ne parle pas à n’importe qui, mais à ceux qui ont franchi la porte du renoncement :
« Ayez foi en Dieu. En vérité je vous le dis, si quelqu’un dit à cette montagne : ‘Retire-toi et jette-toi dans la mer’, et s’il n’hésite pas en son cœur, mais croit que ce qu’il dit va arriver, il l’obtiendra. C’est pourquoi je vous dis que tout ce que vous demandez en priant, si vous croyez que vous l’avez reçu, vous l’obtiendrez » (Mc 11,22-24 ; Mt 21,21s).
Ce n’est pas la foi elle-même qui « transporte les montagnes », comme par effet de suggestion ou de magie, mais le Christ, qui, avec la Toute-Puissance de son Père, est à disposition de ses disciples, à disposition de l’âme religieuse, – au sens où l’Apôtre était de taille à affronter toute situation grâce à la force intime que le Christ lui conférait (Ph 4,13). Il ne s’agissait pas ici tout d’abord d’une vigueur physique, mais d’une puissance d’édification spirituelle, d’une capacité de répondre lumineusement aux occasions qu’offrait la Providence de contribuer au salut du prochain, c’est-à-dire à la structure de la Cité éternelle. Pour ceux qui répondent à son appel, et embrassent la « folie », la « faiblesse » de l’existence religieuse, Jésus Crucifié – Jésus connu et suivi dans son immolation – signifie donc l’investissement de la « sagesse » (σοφἱα) de Dieu, et de la « force » (δύναμιϛ) de Dieu (1 Co 1,23s).
La plus grande puissance – la plus positive – qui puisse être conférée à l’homme, est celle de susciter la joie : non pas simplement un moment de joie – c’est déjà beaucoup ! – mais une jovialité de source, un contentement permanent. C’est à quoi conduit l’existence religieuse. La conversation de l’âme religieuse est communication de joie, d’une joie qui emplit le cœur (Jn 15,11 ; 17,13). Il y a joie dans le Ciel pour un pécheur qui fait pénitence (Lc 15,7.10) ; mais cette joie, le pécheur même est le premier à en éprouver, jusqu’aux larmes, l’attendrissement.
Nous réserverons un chapitre au travail organique des religieux dans la Sainte Église. Dès à présent, nous pouvons entrevoir que leur contribution professionnelle principale et universelle à l’opérosité de l’Église peut se comparer à la contribution du cœur au bon fonctionnement de l’organisme, à celle de la centrale électrique dans le bassin industriel.
« Plus fervente est l’union des religieux au Christ par cette donation d’eux-mêmes qui dans la pratique des conseils évangéliques embrasse toute la vie, et plus fertile devient la vie de l’Église, plus vigoureuse la fécondité de son apostolat » [22].
Via del Seminario, 120 Rome.
[1] Cf. Lumen gentium, n. 39.
[2] Les fidèles doivent tous prendre soin de diriger avec droiture leurs affections, afin que l’usage des choses de ce monde et l’adhésion aux richesses en contraste avec l’esprit de pauvreté évangélique ne les empêche de cultiver la charité parfaite » (Lumen gentium, n. 42).
[3] Lumen gentium, n. 38. Cf. Décret sur l’Apostolat des laïcs, n. 4.
[4] Lumen gentium, n. 43.
[5] Constitutions S. J., P. III, c. 1, n. 22.
[6] Haec autem Ecclesiae sanctitas... multiformiter exprimitur apud singulos, qui in suo vitae ordine ad perfectionem caritatis, aedificantes alios, accedunt ; proprio quodam modo apparet in praxi consiliorum, quae evangelica appellari consueverunt (Lumen gentium, n. 39).
[7] Le passage suivant de la Constitution Lumen gentium (n. 44) se rapporte directement à l’état religieux ; il n’en met pas moins en évidence l’adhésion présente aux biens célestes qui caractérise l’âme religieuse : « Étant donné que le Peuple de Dieu, occupé à la recherche de la cité future, n’établit pas cité permanente ici-bas, l’état religieux, qui davantage libère des soucis terrestres ceux qui l’embrassent, davantage aussi manifeste à tous les croyants les biens célestes déjà présents dans ce siècle ; davantage il rend témoignage à la vie nouvelle et éternelle acquise par la rédemption du Christ ; davantage il annonce à l’avance la résurrection future et la gloire du Règne céleste. »
[8] Cf. le décret Optatam totius, sur l’institution sacerdotale, n. 8.
[9] Jn 13,15. – « Crux enim Christi, quae salvandis est impensa mortalibus, et sacramentum est et exemplum : sacramentum, quo virtus impletur divina ; exemplum, quo devotio incitatur humana : quoniam captivitatis iugo erutis, etiam hoc praestat redemptio, ut eam sequi possit imitatio » (S. Leo Magnus, Sermo LXXII, 1. P.L. 54,390). « La Croix du Christ, versée en payement pour le salut des mortels, est et sacrement et exemple : sacrement qui met en œuvre la vertu divine, exemple qui incite la dévotion humaine. A ceux qu’elle a délivrés du joug de la captivité, la rédemption, en effet, donne en plus de pouvoir ensuite l’imiter. »
[10] L’Apôtre est loin de sous-estimer l’importance intrinsèque des réalités et des moments de la vie terrestre.
[11] « Le service familier de Dieu doit urger et fomenter en eux (ceux qui s’y sont dédiés) l’exercice des vertus, spécialement de l’humilité et de l’obéissance, de la force et de la chasteté, qui donnent part simultanément à l’annihilation du Christ et à sa vie en esprit. » » Fidèles à leur profession, les religieux abandonneront toutes choses en vue du Christ, ils le suivront comme l’unique nécessaire, attentifs à ses paroles et soucieux de ses intérêts » (Décret Perfectae caritatis, n. 5).
[12] « Réaliser » rend ici approximativement le sens du terme sanscrit sâdhana, actuellement intraduisible, qui tel quel pourrait devenir un jour d’usage courant pour désigner le mouvement spirituel de la vie parfaite.
[13] Par leur profession de chasteté évangélique les religieux « évoquent devant les fidèles cet admirable connubium (mariage), que Dieu a institué et manifestera pleinement dans le siècle futur, qui fait du Christ Tunique époux de l’Église » (Décret Perfectae caritatis, n. 12).
[14] Ps. 35,9 ; Matines de l’Avent ; Vêpres de l’Ascension.
[15] Ce serait donner dans l’erreur que de songer ici à une « sublimation » psychologique de l’instinct sexuel, ou au « transfert » spirituel d’une affection conjugale naturelle. Dans l’intimité chrétienne à laquelle introduit le renoncement évangélique et la transformation du cœur, ni la masculinité ni la féminité proprement dites n’entrent aucunement en jeu (Ga 3,28 :...non est masculus neque femina). Il n’en reste pas moins vrai que l’heureuse pacification humaine, que la satisfaction conjugale la plus digne, la plus chaleureuse, la mieux assortie, peut apporter à une personne, s’efface et perd séduction au regard de « la paix de Dieu dépassant toute idée » dont l’âme religieuse goûte la sécurité dans l’obscure fidélité au cœur de l’Homme-Dieu (cf. Ph 1,8 ; 4,7).
[16] Réjouis-toi, stérile, qui n’enfantais pas... car nombreux sont les enfants de l’abandonnée !
[17] La dextérité à se conduire personnellement et à conduire les autres dans la prudence céleste du Christ et dans l’onction de son Esprit sera indispensable au digne exercice de l’autorité religieuse.
[18] Cf. S. Léon Le Grand, Sermo LXX, 4-6. P.L. 54, 382-4.
[19] ...tum propter nunquam satis laudatum humilitatis exercitium (n. 6).
[20] Il n’est pas toujours possible ni convenable de réaliser une obéissance effective. Plus importante est ici – comme dans le cas de la pauvreté et de la chasteté de conseil – la disposition affective spirituelle d’obéissance. Celle-ci, lorsqu’en est donnée la grâce évangélique, peut se maintenir inchangée en toutes circonstances, même lorsqu’on se trouve en position d’autorité ou en devoir de soutenir son idée. Cf. Ex. Spir., n. 146, 147, 167.
[21] Const. Gaudium et spes, n. 76.
[22] Décr. Perfectae caritatis, n. 1.