Vers une parfaite charité
Jean Galot, s.j.
N°1966-3 • Mai 1966
| P. 150-165 |
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I. La direction fondamentale
Dès ses premiers mots, le décret du Concile sur le renouveau nous remet devant les yeux l’orientation fondamentale de la vie consacrée : « la recherche de la charité parfaite par les conseils évangéliques... ». C’est la charité, et plus précisément la perfection de la charité, qui constitue l’objectif essentiel de ce mode de vie.
La voie des conseils évangéliques n’est certes pas la seule à poursuivre un tel objectif. Dans la Constitution Lumen gentium, le Concile affirme que la sainteté de l’Église « s’exprime sous de multiples formes en chacun de ceux qui, dans leur ligne propre de vie, tendent à la perfection de la charité en édifiant les autres » (39). Tous les chrétiens, selon leur état, sont donc appelés à cette perfection. C’est la doctrine enseignée par le Christ lui-même : « Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48). En citant ce passage d’Évangile, le Concile souligne qu’il s’agit d’un enseignement adressé « à tous et à chacun de ses disciples, quelle que soit leur condition » (40). La marche vers la parfaite charité est un mouvement de toute l’Église ; tout le peuple de Dieu, clercs, religieux, laïcs, y est engagé, et aucun de ses membres ne peut s’y soustraire.
Cependant, la Constitution précise que la sainteté de l’Église « apparaît en quelque sorte sous un mode propre dans la pratique des conseils qu’on a coutume d’appeler évangéliques » (39). La vie consacrée est plus manifestement orientée vers la charité parfaite, et tend à la réaliser avec plus de force. Elle a pour rôle d’en porter un « lumineux témoignage » (39), d’en être un exemple impressionnant, capable d’entraîner tous les chrétiens.
Cette doctrine de la Constitution Lumen gentium nous aide à bien situer la fonction de la vie consacrée dans l’Église. Ceux qui font profession des conseils évangéliques ne s’engagent pas seulement en leur nom personnel à la poursuite de la charité parfaite ; ils expriment une propriété de la vie de toute l’Église et la mettent en lumière.
Pour que ce témoignage soit authentique, il faut que l’amour envahisse leur existence, anime tout leur comportement. Devant le peuple de Dieu, ils s’obligent par état à aller jusqu’au bout de l’amour ; et devant Dieu, c’est cette générosité absolue, n’admettant aucune réticence dans sa volonté de perfection, qui doit s’établir dans le secret de leur âme. Leur profession signifie l’exigence d’un amour qui ne veut pas connaître de limites.
Nulle part, il n’est dit que la charité parfaite soit un but que l’on atteigne ici-bas. Seuls le Christ et sa mère ont possédé dans leur vie terrestre une charité sans ombre ni imperfection ; pour les autres hommes, elle est un idéal qui se réalisera pleinement dans l’au-delà, au sein de l’Église triomphante. Pour les religieux comme pour les laïcs, elle est au terme d’une recherche, d’un pèlerinage. Ceux qui se sont consacrés au Seigneur ne prétendent pas être arrivés à un état où ils ont acquis la perfection. Plus que d’autres même, ils se rendent compte que cette perfection leur échappe ; plus ils y tendent, plus elle leur semble lointaine. Mais au moins ils font profession d’y tendre, et ils ne peuvent accepter de limites à leur effort d’aimer.
II. L’amour de Dieu
À la « recherche de la charité parfaite par les conseils évangéliques » comme à toute forme de charité s’applique la parole de saint Jean : « En cela consiste l’amour, non pas que nous, nous ayons aimé Dieu, mais c’est Dieu même qui nous a aimés... » (1 Jn 4,10). Le véritable amour part de Dieu, et de lui se communique au cœur de l’homme.
La Constitution Lumen gentium n’a pas perdu de vue ce principe, puisqu’au moment d’exposer les diverses voies de sainteté et notamment celle des conseils évangéliques (42), elle cite le mot célèbre de la première épître johannique : « Dieu est amour, et qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu en lui » (1 Jn 4,16). La charité parfaite se trouve d’abord en Dieu, et c’est ainsi qu’elle devient un idéal de sainteté pour l’homme. Elle n’est pas une abstraction ni un rêve, mais la réalité vivante de Dieu qui pénètre dans la vie humaine.
En Dieu, cette charité est même une personne, la personne du Saint-Esprit. Amour unissant le Père et le Fils, l’Esprit Saint apporte aux hommes le don divin pour unir l’humanité à Dieu. Selon l’affirmation de saint Paul, invoquée également par la Constitution, « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5,5). Il ne s’agit pas ici de l’amour que nous avons pour Dieu, mais de l’amour que Dieu possède en lui-même et qu’il manifeste à notre égard. Cet amour ne vient pas seulement vers nous ; par l’Esprit Saint qui nous est donné, il passe en nous, remplit notre être.
Dès lors, à l’origine de la vie consacrée, se trouve le Saint-Esprit. Le décret Perfectae caritatis rappelle que les premières formes de la pratique des conseils évangéliques, solitaire ou commune, sont apparues « sous l’impulsion de l’Esprit Saint (1) », et il déclare que le renouveau doit s’accomplir sous cette même impulsion (2). C’est dire que le premier développement de la vie consacrée a eu lieu sous l’inspiration de la charité, puisque l’Esprit Saint est la charité parfaite, et que le renouveau doit être un nouvel élan de cette charité.
La vie consacrée est par conséquent une vie dont le Saint-Esprit a pris possession, de la manière la plus profonde. La Constitution Lumen gentium suggère, dans sa description de la consécration par les vœux ou des engagements analogues, l’emprise exercée par l’amour divin sur la personnalité humaine. Là où le décret préfère souligner le don de soi de la part de celui qui se consacre, la Constitution exprime plutôt la mainmise divine. Le décret dit que les membres des instituts « ont voué entièrement leur vie au service de Dieu (5) » ; la Constitution affirme, de celui qui s’engage à pratiquer les conseils évangéliques, qu’« il est entièrement livré à Dieu », qu’« il est plus intimement consacré au service de Dieu (44) ». Le passif « être livré », « être consacré » indique l’action divine : c’est Dieu qui consacre, qui rend un être sacré en prenant possession de lui. La consécration signifie d’abord un amour divin qui s’empare de l’homme. Certes, il ne peut s’en emparer que si l’homme y consent et se livre à cette action. Mais entrer dans la voie des conseils évangéliques, c’est avant tout se laisser prendre par Dieu, être saisi par l’amour qui vient d’en haut.
La primauté de l’amour divin se révèle dans la vocation, appel d’une bonté souveraine et gratuite : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; c’est moi qui vous ai choisis... » (Jn 15,16). La vie consacrée ne peut être qu’une réponse à cet appel. Et la réponse consiste à se laisser envahir par l’amour même qui choisit et appelle.
On comprend mieux par-là l’exigence de parfaite charité qu’implique la consécration des vœux : c’est une exigence propre à l’amour de Dieu, amour qui en se communiquant à l’homme demande de garder, autant que le permettent les limites de la nature humaine, la perfection qu’il revêt en Dieu lui-même. Le religieux tend à la parfaite charité parce qu’en lui la parfaite charité du Seigneur s’est établie pour produire ses fruits avec la coopération humaine. La force d’aimer descend de Dieu avant de remonter vers lui et de s’étendre vers les hommes.
III. L’amour envers Dieu et l’attachement au Christ
1. L’amour envers Dieu
Tout en soulignant le service de l’Église que constitue la voie des conseils évangéliques, la Constitution Lumen gentium et le décret Perfectae caritatis affirment avec vigueur la primauté de l’amour voué au Seigneur, amour qui commande le don de soi à l’humanité et le dévouement apostolique. Le caractère théocentrique de la charité parfaite est pleinement sauvegardé. L’amour qui vient de Dieu tend d’abord à se reporter vers lui.
C’est en effet par la consécration que les documents conciliaires caractérisent la nature profonde de la vie religieuse et de la vie menée dans les instituts séculiers. Or la consécration implique un don total : « Dieu aimé au plus haut point », dit la Constitution (44). Le décret exprime l’exigence de cet amour poussé au maximum lorsqu’il déclare que par la profession des conseils évangéliques les membres de tout institut sont appelés à « ne vivre que pour Dieu seul (5) ». Ils doivent « ne chercher avant tout que Dieu seul », dans une « contemplation par laquelle ils adhèrent à lui de cœur et d’esprit (5) ». Cette contemplation n’est pas réservée aux instituts de vie contemplative ; elle doit exister en chaque institut, car même ceux qui s’adonnent à une intense activité apostolique doivent d’abord développer en eux l’attachement au Seigneur, fondement de l’apostolat.
Sans doute cet attachement est-il imposé à tous les chrétiens, puisque l’enseignement de Jésus a gardé le premier commandement de l’ancienne loi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit » (Lc 10,27). Si ceux qui suivent la voie des conseils évangéliques veulent aimer le Seigneur de tout leur cœur, ils partagent donc cette volonté avec l’ensemble des baptisés. Mais ce qui est particulier à leur état de vie c’est la forme que revêt chez eux l’amour envers Dieu, par la profession de chasteté virginale, de pauvreté et d’obéissance, ainsi que par la vie commune ; il y a là un mode de charité qui n’est pas obligatoire pour tous les fidèles et qui favorise singulièrement l’union au Seigneur.
Cette charité se situe dans le prolongement de celle qu’instaure le baptême dans l’âme, mais comme un épanouissement supérieur que le baptême ne pouvait par lui-même ni comporter ni exiger. La profession des conseils évangéliques est une consécration « à un titre nouveau et particulier », dit Lumen gentium (44) ; une « consécration particulière », reprend le décret, « qui s’enracine intimement dans la consécration du baptême et l’exprime avec plus de plénitude (5) ». La vie consacrée tend à porter au plus haut point la charité baptismale.
En effet, déclare encore Lumen gentium, les conseils évangéliques sont un « singulier stimulant à la perfection de la charité envers Dieu et le prochain (45) ». La virginité ou « continence parfaite en vue du royaume des cieux », qui veut offrir à Dieu « un cœur sans partage » est un « signe et stimulant de la charité (42) ». L’obéissance et la pauvreté sont un témoignage de charité par lequel on s’approprie les sentiments du Christ obéissant et pauvre (42).
Ce qui caractérise plus spécifiquement cette charité, c’est qu’elle tend à établir un lien plus direct et plus profond d’intimité avec le Christ. En donnant au Seigneur « un cœur sans partage », la chasteté virginale instaure une adhésion à Dieu plus immédiate et plus exclusive. La pauvreté contribue à concentrer toutes les aspirations sur le Seigneur, unique bien et richesse de l’âme. L’obéissance maintient un contact plus constant et plus effectif avec la volonté divine. La vie commune assure la présence promise par le Christ à ceux qui sont réunis en son nom. L’état de vie consacrée développe ainsi l’union d’amour avec le Seigneur.
Il tend particulièrement à montrer que Dieu, l’invisible, mérite d’être aimé plus que tous les êtres visibles. Tous les chrétiens sont appelés à aimer Dieu par-dessus tout ; ceux qui s’engagent dans la voie des conseils évangéliques témoignent de cet amour en renonçant effectivement à des biens que les hommes sont tentés de préférer à Dieu. Par le détachement réel et visible, ils indiquent le détachement spirituel que requiert de tous les fidèles la parfaite charité comme adhésion de tout l’esprit et de tout le cœur au Seigneur.
2. L’attachement au Christ
L’adhésion d’amour à Dieu est concrètement une adhésion au Christ. Il est significatif que la voie des conseils évangéliques a été instituée par le Christ lui-même. Dans l’Ancien Testament, cette voie était encore inconnue. Dieu n’a voulu proposer aux hommes une forme plus absolue de l’amour qu’en venant lui-même vers eux avec la perfection de son propre amour et en prenant au milieu d’eux un visage humain, invitation à l’intimité la plus complète. Le Dieu qui sollicite le don le plus foncier de la personne est le Dieu incarné.
Aussi le décret sur le renouveau affirme-t-il avec insistance que la vie consacrée consiste essentiellement à suivre le Christ (1, 2, 5). Il retourne ainsi à l’origine première et à la source actuelle de cette vie, au « Suis-moi » prononcé par Jésus (Mt 8,22 ; 9,9 ; 19,21 ; Mc 2,14 ; 10,21 ; Lc 5,27-28 ; 9,59 ; 18,22 ; Jn 1,43). C’est cette invitation rapportée par l’Évangile qui a fondé d’une manière générale la vie consacrée et qui continue à l’inspirer et à la diriger.
Suivre le Christ, ce n’est pas simplement l’imiter, le prendre pour modèle. C’est d’abord adhérer à sa personne, vivre en sa compagnie, s’unir à lui : le Christ doit être aimé avant d’être imité, et afin d’être imité comme il se doit. Aussi le décret ne déclare-t-il pas que la règle suprême de la vie consacrée se trouve dans l’imitation du Christ, mais, plus justement, qu’elle consiste à suivre le Christ.
À considérer les scènes d’Évangile où Jésus demande qu’on le suive, il apparaît nettement que le Maître ne réclame pas d’abord que ses disciples se modèlent sur son exemple, car il ne leur a pas encore révélé tout son programme de vie ; il exige premièrement qu’ils s’attachent à lui, et qu’ils abandonnent tout afin de demeurer avec lui. Le « Dieu aimé au plus haut point », c’est désormais lui-même ; il est le Seigneur qui veut être aimé par les siens de tout leur cœur et de toutes leurs forces, et qui demande à des disciples spécialement choisis de quitter possessions et affections pour lui.
Le décret souligne cette exigence en formulant la recommandation : « Que les religieux, fidèles à leur profession, abandonnant tout pour le Christ (cf. Mc 10,28), le suivent, lui, comme l’unique nécessaire (cf. Lc 10,42 ; Mt 19,21) (5) ».
L’évocation de l’attitude de Marie à Béthanie complète celle de la réponse des disciples au « Suis-moi ». Les conseils évangéliques favorisent l’attitude contemplative où le Maître est regardé et aimé comme l’unique nécessaire.
La vie consacrée est par là une « vie cachée avec le Christ en Dieu », selon le mot de saint Paul (Col 3,3). En demandant que s’intensifie cette vie cachée, le décret vise au développement d’une charité qui recherche d’abord la personne du Sauveur et adhère à elle dans le secret (6).
De l’union au Christ résulte la ressemblance avec lui. L’amour tend à instaurer une conformité entre les êtres. L’imitation du Christ est une exigence intime de la charité par laquelle on s’attache à lui. Plus parfaite est cette charité, plus l’imitation se veut totale. C’est ainsi que dans la vie consacrée on « imite de plus près » le Christ, dit le décret (1), et qu’en se vouant à lui on reflète sa virginité, sa pauvreté, son obéissance rédemptrice. Tendre vers une parfaite charité, c’est donc s’efforcer d’imiter le Christ par amour pour lui, s’imprégner le plus profondément possible de son exemple en vue de l’union la plus complète. L’imitation est commandée par l’amour.
IV. L’amour apostolique
De l’attachement à Dieu et au Christ dérive l’amour apostolique. Plus la charité s’est d’abord concentrée sur le Seigneur, plus elle est portée à se répandre sur l’humanité. Loin de s’opposer, les deux aspects de l’amour sont solidaires : l’intimité avec le Seigneur ne vise pas à se fermer au monde, mais à s’ouvrir plus largement à celui-ci ; elle développe la charité comme foyer de rayonnement.
Aussi le décret souligne-t-il l’union de la contemplation et de l’apostolat : « Il faut que les membres de tout institut ne cherchant avant tout que Dieu seul, unissent la contemplation par laquelle ils adhèrent à lui de cœur et d’esprit, et l’amour apostolique qui s’efforce de s’associer à l’œuvre de la Rédemption et d’étendre le royaume de Dieu » (5).
Chercher Dieu seul, ce n’est donc pas se détourner du monde, mais se disposer à y pénétrer par un amour plus ardent et à y instaurer plus largement le royaume de Dieu. Ceux qui suivent le Christ comme l’unique nécessaire ne peuvent demeurer dans la sincérité de l’amour que s’ils prennent à cœur l’œuvre de rédemption entreprise par le Sauveur : ils seront, suivant l’expression du décret (5), « pleins de sollicitude pour ses intérêts » (cf. 1 Co 7,32).
L’attachement à la personne du Christ est par conséquent inséparable du zèle à coopérer à son œuvre. La vie consacrée est à la fois et indissolublement union au Sauveur et service de son Église. Le décret justifie cet engagement au service de l’Église en rappelant que la profession des conseils évangéliques est reçue par l’Église elle-même : « Comme cette donation d’eux-mêmes a été reçue par l’Église, que les membres des instituts se sachent également engagés à son service » (5).
La Constitution Lumen gentium avait donné une justification plus profonde, basée sur la nature de la charité qui embrasse simultanément le Seigneur et l’humanité : « Puisque les conseils évangéliques, par la charité à laquelle ils conduisent, unissent de manière spéciale ceux qui les pratiquent à l’Église et à son mystère, il faut que leur vie spirituelle soit également vouée au bien de l’Église tout entière. De là résulte le devoir de travailler, chacun selon ses forces et selon la forme de sa propre vocation, soit par la prière, soit aussi par une activité effective, à enraciner et à fortifier dans les âmes le règne du Christ, à le répandre en toutes parties de l’univers » (44).
Une lecture rapide de ce texte pourrait faire penser que la charité à laquelle conduisent les conseils évangéliques, est simplement l’amour du prochain, puisque toute la recommandation porte sur le service de l’Église. Mais la Constitution renvoie à des affirmations de saint Thomas, selon lesquelles « l’état de religion est ordonné à la perfection de la charité, qui s’étend à l’amour de Dieu et du prochain [1] », et même « en ordre principal », à l’amour de Dieu, et « en ordre secondaire » à l’amour du prochain [2]. Les conseils évangéliques permettent donc le déploiement de ce double amour, d’une charité qui vouant l’être au Seigneur, le voue au bien de l’Église.
Il n’y a donc aucun paradoxe à affirmer que l’intensité de l’amour apostolique dérive de celle de la vie cachée. C’est ce que souligne le décret : « de la vie cachée avec le Christ en Dieu », que les membres des instituts doivent s’appliquer à intensifier en toutes circonstances, « jaillit avec force l’amour du prochain pour le salut du monde et l’édification de l’Église » (6). La force de l’union secrète au Sauveur se traduit par l’énergie avec laquelle on travaille à construire son Église.
Plus particulièrement la prière est source de charité apostolique, et la célébration eucharistique, qui fait communier au Christ, suscite un amour plus large : « Restaurés ainsi à la table de la loi divine et du saint autel, ils aimeront fraternellement les membres du Christ, ils auront pour les pasteurs respect et affection, en esprit filial ; de plus en plus ils s’uniront à la vie et à la pensée de l’Église et se dévoueront totalement à sa mission » (6). Pour aller vers les autres et vers l’humanité, le consacré doit donc sans cesse revenir à l’unique nécessaire, nourrir son amour du prochain par l’amour du Sauveur.
Quelle est plus exactement la note distinctive de l’amour apostolique dans la vie consacrée ? En assurant un attachement plus libre au Christ, ce mode de vie met au service de l’Église une âme plus disponible. Nous avions observé que dans la voie des conseils évangéliques la charité tend à devenir plus parfaite parce qu’elle vise à établir une union plus immédiate avec le Seigneur. Le dévouement à l’Église est lui aussi plus immédiat ; c’est de façon plus directe que le consacré veut aimer l’humanité, en lui offrant son dévouement. Son zèle apostolique dans la chasteté et la pauvreté prend sa vie entière, et ne s’exerce pas surtout à travers d’autres activités, comme c’est le cas de celui qui a pour première préoccupation et premier devoir d’élever une famille et d’accomplir une tâche professionnelle. L’obéissance a pour effet une « union plus ferme et plus sûre à la volonté divine du salut » (Décret, 14).
Les conseils évangéliques stimulent ainsi la perfection de l’amour apostolique du prochain. Ils engagent toutes les forces humaines dans l’œuvre de rédemption de l’humanité. Ils visent au développement le plus large de l’action apostolique, comme en témoigne l’activité missionnaire déployée par les religieux. Le décret recommande à tous les instituts la participation à la vie missionnaire de l’Église (2). « Il faut absolument conserver dans les instituts religieux l’esprit missionnaire » (20), déclare-t-il. C’est encore inviter à une charité parfaite, à la forme la plus généreuse de l’esprit apostolique.
V. L’amour communautaire
La vie consacrée ne stimule pas seulement le zèle apostolique individuel. En rassemblant en communauté ceux qui se vouent au Seigneur, elle tend à constituer des foyers permanents de charité.
Il est significatif que le décret, en traitant des éléments propres à la vie consacrée, ne se soit pas borné à l’exposé traditionnel des trois conseils évangéliques mais qu’il y ait ajouté la considération de la vie en communauté.
Il en marque ainsi l’importance. Certes cette vie en communauté peut être absente dans les instituts séculiers ou autres instituts non religieux ; mais dans la vie religieuse, elle revêt une importance primordiale. La profession des vœux comporte un engagement à vivre dans l’institut, c’est-à-dire pratiquement et généralement dans une communauté. Nous analyserons ici la proposition 15 du décret, qui traite de la vie commune [3].
1. Charité ecclésiale, surnaturelle
Dans l’amour mutuel, la perspective ecclésiale, si manifeste dans l’amour apostolique, demeure. Le décret évoque à ce propos « l’exemple de l’Église primitive où la multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme » (15). Par son aspect communautaire, la vie religieuse tend donc à réaliser l’idéal de l’Église, tel qu’il nous est dépeint en son premier essor par les Actes des Apôtres (4,32). A ce point de vue c’est un visage de l’Église elle-même que, dans des limites beaucoup plus modestes, mais dans toute sa ferveur spirituelle, doit présenter la communauté religieuse. La charité qui unit ses membres est une charité ecclésiale.
Comme l’amour apostolique, l’amour mutuel dérive de l’union au Seigneur : « La vie de communauté, nourrie de l’enseignement de l’Évangile, de la sainte Liturgie, de l’Eucharistie surtout, doit persévérer dans la prière et la communion d’un même esprit. » Il s’agit d’une vie communautaire de niveau surnaturel, qui doit s’entretenir et se refaire sans cesse par des moyens surnaturels : assimilation de la doctrine de l’Évangile et culte liturgique, principalement la célébration de l’Eucharistie. S’il appartient à l’Eucharistie de faire l’Église, on doit attendre d’elle une action puissante pour créer et développer chaque jour la communauté religieuse. C’était déjà grâce à la « fraction du pain » que l’Église primitive assurait la cohésion de ses membres.
La persévérance dans la prière et dans la communion d’un même esprit, recommandée par le Concile, caractérisait également la première Église. Les premiers chrétiens, nous rapporte encore saint Luc, « persévéraient dans la fidélité à l’enseignement des apôtres et dans la communion fraternelle, dans la fraction du pain et les prières » (Ac 2,42). Cette persévérance, plusieurs fois soulignée dans les Actes des Apôtres (1,14 ; 2,45), prend une signification spéciale dans la vie d’une communauté religieuse : la charité communautaire, qui n’est pas exempte de difficultés, requiert un effort soutenu. Elle doit en effet surmonter bien des imperfections inhérentes à la condition humaine. Dans les heurts et incompréhensions qui se produisent inévitablement, le religieux est tenté de se relâcher de son effort d’entente avec ses compagnons, et même de se replier sur lui-même dans la déception et l’aigreur. Persévérer dans la charité, c’est réagir par plus d’amour aux manquements à l’amour, et c’est poursuivre inlassablement l’idéal de l’accord mutuel.
Cette persévérance se fonde sur la persévérance dans la prière, car le lien est étroit entre prière et charité communautaire : « Tous persévéraient d’un seul cœur dans la prière », nous est-il dit de l’assemblée qui attendait la Pentecôte (1,14). La prière a pour effet de rassembler la communauté non seulement dans un rapprochement extérieur, mais dans une unité de cœur. Le lien intime des religieux avec Dieu est le plus fort lien qui puisse les unir entre eux.
Persévérance dans la communion d’un même esprit, ajoute le décret. Ce « même esprit » signifie une unanimité de pensée et de sentiment ; ce n’est pas directement l’Esprit Saint, mais plutôt l’état spirituel produit par l’Esprit Saint dans les religieux pour cimenter leur union. Avant de décrire la multitude des croyants qui n’avaient qu’un cœur et qu’une âme, les Actes des Apôtres avaient raconté comment tous les membres de la communauté avaient été « remplis du Saint-Esprit » (4,31). Nous avons vu comment l’Esprit Saint, en s’emparant de l’âme pour la consacrer à Dieu, lui communique l’amour divin. C’est la communion de tous à l’Esprit Saint qui fait l’unité des communautés religieuses et qui y suscite une vie communautaire surnaturelle.
2. Fraternité et estime mutuelle
Le décret nous livre une brève description de la charité fraternelle : « En qualité de membres du Christ, les religieux, dans une vie de fraternité, se préviendront d’égards mutuels (cf. Rm 12,10), portant les fardeaux les uns des autres (cf. Ga 6,2). »
La qualité de membres du Christ situe de nouveau la charité dans la perspective ecclésiale, que le décret vient de mettre en lumière par l’exemple de l’Église primitive. Elle évoque plus précisément la doctrine du Corps du Christ, unique en de nombreux membres qui sont « membres les uns des autres » (Rm 12,5). Cette doctrine est énoncée par saint Paul pour tous les chrétiens ; en l’appliquant plus spécialement aux religieux, le décret rappelle que la consécration religieuse s’enracine dans celle du baptême et tend à l’épanouir en plénitude. Cette consécration plus particulière doit permettre de vivre plus intégralement en membre du Christ, membre attaché à la Tête et relié aux autres membres.
De la série de recommandations que saint Paul, dans l’épître aux Romains, fonde sur la qualité de membres du Christ, le décret retient simplement l’amour fraternel et l’estime mutuelle. On notera que la fraternité dont parle saint Paul inclut affection et tendresse (Rm 12,10) ; dans le commentaire de ce passage, le P. Lagrange observe : « Cette tendresse distingue le christianisme. » Certaines religions païennes développaient la fraternité, mais plutôt à la manière d’une camaraderie de régiment ou d’une solidarité de corps social. La fraternité chrétienne se caractérise par une tendre affection ; ainsi en doit-il être de la fraternité religieuse.
Cette fraternité va également au-delà de la camaraderie et de la solidarité par l’estime réciproque qu’elle entraîne. La traduction : « les religieux se préviendront d’égards mutuels » ne livre pas tout le contenu de l’expression employée par saint Paul, car il ne s’agit pas seulement d’égards extérieurs mais des sentiments intérieurs d’estime, et d’une estime qui consiste à regarder les autres comme supérieurs. Il faut compléter la traduction en disant « chacun estimant les autres plus que soi-même ». Il est à peine besoin de signaler l’importance capitale de cette attitude d’estime dans la vie communautaire : la tendance à déprécier le prochain menace l’accord des esprits et des cœurs, et doit être surmontée par une estime surnaturelle, par laquelle chacun fait passer les autres avant soi.
Bien plus encore, il faut que les religieux prennent en charge le fardeau de leurs frères, selon une recommandation de l’épître aux Galates (6,2). Ainsi, au lieu de juger sévèrement les défauts et les insuffisances des autres, ils sont invités à en porter eux-mêmes le poids. Chacun doit faire sien ce qui alourdit la vie de ses compagnons, se solidariser avec la charge qui les accable. Il se considérera lui-même comme ayant sa part de responsabilité dans le comportement de ses frères.
« Porter les fardeaux les uns des autres » ne se limite donc pas à une serviabilité réciproque. Le fardeau est surtout un fardeau moral ; c’est celui-là qu’il faut mettre sur ses épaules (Ga 6,1). Saint Paul, envisageant le cas où quelqu’un serait pris en faute, demandait à tous une attitude intérieure de charité et d’humilité. Telle est la disposition intime qui doit animer la vie fraternelle des religieux. Faut-il souligner que la prise en charge du fardeau moral des autres a été l’attitude essentielle du Christ dans le sacrifice rédempteur ?
3. Valeur et richesse spirituelle de la charité communautaire
Le décret expose à un triple point de vue la richesse spirituelle de la charité communautaire : il attire successivement l’attention sur sa valeur mystique, sur sa valeur morale, sur sa valeur apostolique.
Le rassemblement de frères au nom du Christ provoque mystiquement la présence de celui-ci. Le Concile se reporte à la parole de Jésus : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18,20). Cette parole vaut pour n’importe quel rassemblement de chrétiens, même bref et occasionnel, pourvu qu’il ait l’intention de se réclamer du Christ. Pour la communauté religieuse, c’est une promesse de présence continuelle. Aussi selon les termes du décret, ces communautés forment-elles « une vraie famille réunie au nom du Seigneur », qui « jouit de sa présence ».
L’explication de cette présence est suggérée par une autre référence à saint Paul : « L’amour de Dieu s’est répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5,5). Puisque l’Esprit Saint vient personnellement remplir les cœurs de l’amour divin, il amène dans ces cœurs liés par l’amour la présence du Christ. Il ne vient en effet que comme porteur et messager de l’amour du Christ, et son don est destiné à assurer la présence spirituelle du Christ dans les hommes.
Plus le don de la charité est accueilli dans les cœurs humains, plus la présence du Christ s’élargit. Dès lors, tout progrès de la charité communautaire dans une famille religieuse tend à accroître la présence du Seigneur.
À cette valeur mystique s’associe étroitement la valeur morale de la charité. Elle s’exprime comme suit, selon le décret : « La charité est la plénitude de la loi (cf. Rm 13,10), le lien de la perfection (cf. Col 3,14), et par elle nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie (cf. 1 Jn 3,14). »
Lorsque saint Paul déclare que la charité est « la plénitude de la loi », il fait écho à la parole de Jésus : « À ces deux commandements (de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain) se rattache toute la loi, ainsi que les prophètes » (Mt 22,40). Dans la vie religieuse, où la loi se précise plus en détail sous forme de règles particulières, ce principe doit être constamment rappelé pour empêcher qu’une observance trop littérale n’entrave ou ne fasse négliger la charité.
L’importance souveraine de la charité apparaît de même dans l’expression paulinienne : « lien de la perfection ». Deux interprétations ont été données de l’affirmation de l’épître aux Colossiens (3,14). Selon certains commentaires, la charité est le lien de la perfection parce qu’elle unit les chrétiens entre eux ; selon d’autres, la charité unit toutes les vertus, les lie en un faisceau et les fait aboutir à la perfection. Cette seconde interprétation est la plus vraisemblable ; saint Paul a engagé auparavant les Colossiens à la pratique de diverses vertus, et c’est leur couronnement qu’il veut assurer en disant : « Par-dessus tout, revêtez-vous de la charité, qui est le lien de la perfection. » Dans la vie religieuse, les multiples efforts ascétiques doivent trouver leur unité dans la recherche de la charité ; la perfection à laquelle tend la profession des conseils évangéliques ne peut être que la perfection de la charité.
La charité implique le passage de la mort à la vie, car la haine est une mort spirituelle. Selon la première épître de saint Jean, « nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons nos frères : qui n’aime pas, demeure dans la mort » (3,14). En Dieu la vie est amour ; dans les hommes la vie divine est charité. C’est pourquoi la vitalité d’un institut religieux se manifeste dans l’amour qui unit ses membres.
Enfin la charité communautaire possède « une grande valeur apostolique », car elle « manifeste la venue du Christ ». D’après les deux déclarations de l’Évangile de saint Jean auxquelles renvoie le décret, l’amour mutuel est le signe auquel tous reconnaîtront les disciples de Jésus (13,35), et l’union des disciples dans l’unité du Père et du Fils invite le monde à croire que le Christ est l’envoyé du Père (17,21).
La charité doit donc être un signe de l’authentique vie religieuse. Elle a mission non seulement de démontrer que le Christ est venu de la part du Père en notre monde, mais encore d’exprimer sa venue actuelle, venue par laquelle Il transforme les hommes et leur communique l’unité divine. La vie communautaire des religieux se présente ainsi au monde comme un appel à la foi.
4. Application pratique : l’unification des membres
La charité fraternelle ne requiert pas seulement une conduite appropriée de la part de chaque religieux. Elle doit encore s’exprimer dans le statut assigné aux membres de l’institut. Aussi le Concile recommande-t-il, là où il y avait plusieurs catégories de membres, une unification. La diversité des catégories semble en effet impliquer une inégalité ; or une telle inégalité ne s’accorde pas avec l’idéal de relations vraiment fraternelles.
Les instituts féminins sont invités à ne garder qu’une seule classe de sœurs. Les instituts masculins peuvent accepter des clercs et des laïcs, mais en assurant une égalité de condition entre tous les membres, sauf la différence nécessaire qui découle du sacrement de l’ordre.
Le décret conciliaire ne fait qu’appuyer et urger une réforme qui depuis un certain nombre d’années s’est étendue de plus en plus aux divers instituts, « afin de resserrer les liens de fraternité entre les membres ». La charité, à l’intérieur même des communautés, ne doit connaître ni entraves ni limites ; elle doit viser à la perfection de la vie commune pour pouvoir être plus sincère et plus authentique dans son rayonnement apostolique.
Conclusion
Revenons aux premiers mots du décret : « La recherche de la charité parfaite par les conseils évangéliques... apparaît comme un signe éclatant du royaume de Dieu. » La dignité de la vie consacrée est soulignée par cette affirmation, mais également la responsabilité qu’elle assume devant le monde : elle a pour mission de témoigner du royaume du Christ, royaume de charité. Ceux qui s’engagent dans cette voie sont loin d’être parfaits dans la charité, mais par les conseils évangéliques ils font profession de tendre vers la charité parfaite et ils ne peuvent jamais abandonner cet effort. Ils doivent viser à la perfection de l’amour, de manière à entraîner dans cette voie tout le peuple de Dieu. Selon le mot de Paul VI : « Ne sommes-nous pas à l’heure de la charité [4] ? »
[1] Sum. Theol., II-II, q. 188, a. 2.
[2] Sum. Theol., II-II, q. 184, a. 3.
[3] Nous reprenons des pages de notre ouvrage Renouveau de la vie consacrée, commentaire du décret Perfectae caritatis, paru aux éditions Duculot (Gembloux)-Lethielleux (Paris).
[4] Encyclique Ecclesiam suam, A. A. S., 1964, 636.