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Les religieux et l’activité missionnaire

Joseph Masson, s.j.

N°1966-3 Mai 1966

| P. 143-149 |

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On voudrait ici recueillir ce que le décret de Vatican II Ad gentes sur l’Activité missionnaire de l’Église, éclairé par d’autres documents, dit des religieux comme tels face à cette fonction missionnaire [1].

Certes, les religieux sont tous ou des prêtres ou des laïcs ; à l’un ou l’autre de ces titres, ils sont engagés dans la structure hiérarchique de l’Église et il serait faux, comme on l’a fait parfois, de les déclarer « en marge de la hiérarchie ». A travers leur Supérieur, ils se rattachent hiérarchiquement, aussi bien que quiconque, soit à un évêque du lieu (pour les groupes non exempts), soit à l’évêque de Rome (pour les exempts). Tout ce que le Décret dit donc du prêtre ou du laïc s’applique aussi au prêtre religieux et au laïc religieux [2].

Mais la qualité de religieux elle-même lie ceux-ci, d’une façon additionnelle et spécifique, à la fonction missionnaire. On ne verra pas là une situation « honorifique », mais une source nouvelle d’obligation apostolique. C’est ce qu’exprime le Décret au n. 40 : « Ils savent que la vertu de charité, que leur profession les oblige à pratiquer plus parfaitement, les pousse et les oblige à un esprit et à un travail vraiment catholiques. » Cette phrase s’explique excellemment par référence à la Constitution Lumen Gentium qui proclame : « Par le baptême déjà, le fidèle chrétien est mort au péché et consacré à Dieu ; mais, pour tirer un plus grand fruit de la grâce baptismale, il entend, par la profession des conseils évangéliques dans l’Église, être libéré aussi des obstacles qui pourraient l’éloigner de l’ardeur de la charité et de la perfection du service de Dieu ; ainsi se consacre-t-il plus intimement au service divin [3] ... Par les vœux, ou d’autres liens sacrés, assimilés aux vœux selon leur nature propre, par lesquels le chrétien s’oblige aux trois conseils évangéliques, il se met totalement au service de Dieu qu’il aime au-dessus de tout. Ainsi il est ordonné, à un titre nouveau et particulier, au service de Dieu et à sa gloire » (n. 44).

Mais le service de Dieu et sa gloire, c’est d’accomplir le Dessein de Dieu [4], et, depuis que Jésus-Christ, dans l’Esprit, a fondé l’Église [5], nous savons que ce dessein est de sauver le monde « en lui rendant l’Église présente en acte plénier [6] ».

Si « l’Église est envoyée par Jésus-Christ pour manifester et communiquer à tous les hommes et à toutes les nations la charité de Dieu [7] », et si la vie religieuse est essentiellement une présence maximale de charité reçue et donnée, elle constituera, par nature, une des forces et un des résultats essentiels du mouvement de l’Église au-delà d’elle-même.

Il serait donc bien trop court de considérer les religieux comme obligés à l’activité missionnaire à cause du manque de laïcs ou de prêtres séculiers ; et ce serait même trop court de fonder leur obligation sur leur seul caractère de prêtres ou de laïcs ; leur caractère religieux comporte par nature une « dimension missionnaire » en toute son « inspiration » et en tout « son exercice [8] ».

Si l’on demande ce que représente au concret cet exercice, la réponse peut prendre de multiples formes :

a) Tout d’abord, les religieux, quels qu’ils soient (contemplatifs ou apostoliques, hommes ou femmes, de tel ou de tel groupe), revêtent en mission une fonction générale de signe exemplaire. Ils sont la réalisation la plus pleine qui se puisse concevoir sur terre d’un Règne de justice d’amour et de paix ; d’un Règne de Dieu, au sens littéral et intensif, puisqu’il existe par, dans et pour Lui ; d’un Règne dont les vrais citoyens démontrent que l’état le plus caritatif est aussi le plus réussi et le plus heureux même au point de vue humain.

« La profession des conseils évangéliques révèle à tous les hommes combien le Règne de Dieu est élevé au-dessus de toutes les choses terrestres et en manifeste de façon particulière les suprêmes exigences ; il leur démontre aussi la merveilleuse grandeur de la force du Christ en son règne, et la puissance infinie de l’Esprit Saint, opérant admirablement dans l’Église. »

Cette idée est reprise dans le Décret Missionnaire :

« Dès la période de plantation de l’Église, qu’on développe avec soin la vie religieuse. Non seulement celle-ci apporte à l’activité missionnaire de nombreux secours, mais par une consécration plus profonde faite à Dieu, elle manifeste et signifie de façon claire la nature intime de la vocation chrétienne » (n. 18).

b) La vie religieuse est, pour toute l’Église, et notamment pour la mission, une source de richesse, de force et de fécondité. En effet, en tant qu’elle est ouverture totale de soi à l’Amour divin, elle est aussi envahissement par cet amour même, et, ainsi, augmentation de la puissance surnaturelle de l’Apôtre. Cet aspect est vrai dans toutes les formes de la vie religieuse ; il l’est plus directement dans son expression « contemplative », que celle-ci constitue une partie seulement de la vie missionnaire, ce qui est un minimum toujours nécessaire, ou qu’elle en soit l’activité capitale.

Ainsi le Décret dit-il : « La vie contemplative, puisqu’elle appartient à la plénitude de la présence de l’Église, doit être introduite partout dans les nouvelles Églises », et encore : « Elles sont dignes d’une mention spéciale les diverses initiatives qui vont à enraciner la vie contemplative » dans les Missions (n. 18).

Cependant des questions se posent au sujet de cet enracinement. La première est : Sous quelles formes de vie doit se réaliser la fondation contemplative ? Le Décret laisse ici une certaine liberté, car il faut concilier les traditions actuelles, sages et chargées d’expériences, des anciens Ordres avec les conditions locales. Il dit, dans un même esprit de louange : « Telles entreprises, gardant les éléments essentiels de l’Institution Monastique, essaient d’implanter la très riche tradition de leur Ordre ; telles autres reviennent aux formes plus simples du monachisme antique »... Mais il ajoute : « Que tous s’efforcent de chercher une vraie adaptation aux conditions locales [9] », qu’il s’agisse de l’habitation, du vêtement, de la nourriture, des rites, des pénitences, voire de la conception de la clôture et de l’accueil... On ne peut donner de règles précises, mais l’adaptation est une nécessité ; elle pourra assez souvent s’inspirer, notamment en Asie, des coutumes locales, millénaires, en transformant l’âme bien sûr, car en général, le style monastique asiatique tourne l’homme vers lui-même, non vers Dieu ou le prochain. Or la vie monastique chrétienne est extase et non enstase, extase en Dieu, en tout cas.

Mais est-elle aussi extase vers le prochain ? Ceci est une seconde question que le Décret ne semble pas résoudre par l’affirmative. Certes, en parlant en général des religieux, il signale que ceux-ci apportent « à l’activité missionnaire des secours précieux et tout à fait nécessaires » (n. 18) ; mais on ne pourrait, sans pétition de principe, dire que ces secours incluent toujours une action externe. Au contraire, le Décret, traitant beaucoup plus loin de la fondation de monastères contemplatifs aux missions, leur donne comme fonction : « pour que vivant là-bas d’une façon authentiquement adaptée aux traditions religieuses des peuples, ils rendent un éclatant témoignage, parmi les non-chrétiens, de la majesté et de la charité de Dieu, comme aussi de l’union dans le Christ » (n. 40).

Mais la question rebondit : « témoigner de la charité de Dieu » (envers les hommes), cela n’inclut-il pas le langage des faits, c’est-à-dire d’un dévouement concret à des nécessités spirituelles ou même temporelles, urgentes et non satisfaites, dans les populations environnantes ?... Et « l’union dans le Christ » doit-elle seulement s’exercer comme un modèle distant, dans le monastère, ou s’ouvrira-t-elle à l’hospitalité, à l’accueil fraternel des chrétiens et non-chrétiens ?

Les déclarations conciliaires laissent ce problème ouvert ; c’est aux intéressés d’en discuter, en considérant tous les éléments. Ils ont commencé à le faire, et l’unanimité n’est pas atteinte. Le sera-t-elle ? Doit-elle l’être [10] ?

c) La vie religieuse fournit en mission, dans bien des cas, la plus grosse partie de l’apostolat direct. On peut développer cette idée de diverses manières.

Historiquement parlant, et « depuis bien des siècles, les Instituts [11] ont porté le poids du jour et de la chaleur, soit qu’ils se consacrent entièrement ou seulement en partie au travail missionnaire. Souvent le Saint-Siège leur a confié de vastes territoires à évangéliser dans lesquels ils ont réuni pour Dieu, un nouveau peuple, une Église locale adhérant à ses propres pasteurs ». Ces Églises, ils les ont fondées de leur sueur, bien plus : « de leur sang » (Décret, n. 27). Il serait faux et injuste de comprendre ce texte comme s’il ne parlait que des prêtres ; les religieux non-prêtres y sont inclus aussi, manifestement.

Actuellement, « les Instituts restent éminemment nécessaires » (ibidem) [12]. Bien plus, le Décret, beaucoup plus loin, lorsqu’il parle au ch. VI du soutien à donner aux Missions, invite les Instituts déjà missionnaires « à se demander devant Dieu s’ils ne peuvent élargir leur activité pour l’expansion du Règne de Dieu parmi les nations ; s’ils ne peuvent laisser à d’autres certains ministères pour dépenser davantage leurs forces pour les missions ? » (n. 40). Le Décret invite aussi les Instituts non encore missionnaires à se demander : « s’ils ne peuvent commencer à travailler dans les missions, adaptant s’il le faut leurs Constitutions à cette fin, tout en respectant l’esprit du Fondateur » (ibidem) ?

d) Les formes opportunes de l’activité missionnaire moderne des religieux sont expliquées à divers endroits.

Pour ce qui regarde les prêtres, au fur et à mesure de l’établissement de la Hiérarchie, et de l’accroissement du clergé non-religieux, leur rôle sera de plus en plus une collaboration à ce clergé, soit qu’ils se mêlent à lui pour le service paroissial, soit qu’on leur confie des tâches spécialisées, soit qu’ils prennent en charge une section non encore évangélisée du diocèse (cf. n. 27). Dans l’exercice de l’apostolat, tous les prêtres, comme d’ailleurs les non-prêtres, « même s’ils sont des religieux exempts, sont soumis au pouvoir de l’évêque » local (n. 30).

Les non-prêtres, qu’ils soient religieux ou membres des Instituts séculiers (cf. n. 40 fin), réalisent à leur degré la sanctification du monde et l’établissement du règne de Dieu.

Ils le feront parfois par l’apostolat direct non-sacerdotal ; c’est bien pourquoi l’on recommande, par exemple, aux frères et sœurs, en plus grand nombre possible, de se qualifier en catéchèse (n. 26), et ceci n’est qu’un exemple parmi bien d’autres.

Ils travailleront d’autres fois dans des entreprises éducatives, sociales ou caritatives. Ils ne devraient pas alors se considérer, et personne ne devrait les considérer, comme moins missionnaires – d’obligation et de fonction – que les prêtres ou les catéchistes.

Être missionnaire, c’est participer, dans une vocation spéciale qui prend toute la vie (cf. n. 23), à rendre l’Église présente, sous tous ses aspects, en un milieu jusqu’alors non pénétré par cette « assemblée universelle de l’amour ».

Quand la charité de Dieu s’adresse à des hommes, elle doit leur être charité selon tous leurs états et tous leurs niveaux : ceux de la santé, de l’alimentation, du bien-être, de l’instruction, de la paix et du progrès social, comme ceux de l’amitié d’âme avec Dieu. Saint Paul note que, par le péché, la mort est entrée dans le monde ; il faut dire inversement que, lorsque la grâce travaille le monde, elle doit y produire la vie, toute vie. Cette vivification globale qui est la tâche entière de l’activité missionnaire a ses parties diverses, mais elles sont toutes également souhaitées et doivent être toutes assurées. Aux religieux laïcs de faire leur part, et de cultiver leur secteur, dans la responsabilité et la fierté de leur tâche ecclésiale propre.

C’est ainsi d’ailleurs qu’ils annonceront le Royaume de Dieu en « ces signes de sa venue » (cf. n. 12) dont le Christ soulignait lui-même la valeur à Jean-Baptiste : « Les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent, les pauvres sont évangélisés » et tout cela est l’ensemble multiforme d’une seule et même proclamation, d’une seule et même réalisation du Royaume de Dieu. N’est-ce pas le « service de ce Royaume » – sous toutes formes – que les religieux ont promis en se livrant à la Charité ?

C’est pour cela qu’il en faut, qu’il en faudra toujours, et de toutes sortes, en une Église « dont la diversité fait la parure : circumdata varietate » et dont le cœur est bien cet Amour, dont leur profession veut vivre.

Université Grégorienne
Rome.

[1On trouvera un commentaire complet du Décret sur l’Activité missionnaire dans la Nouv. Revue Théol., mars et avril, 1966, ou en tiré à part.

[2Cf. Lumen Gentium : Ce n’est pas un état intermédiaire entre la condition de clerc et celle de laïque... (n. 43 fin) et : (Cet état), bien qu’il ne soit pas partie intégrante de la structure hiérarchique de l’Église appartient cependant de façon immuable à sa vie et à sa sainteté (fin du n. 44).

[3Le texte conciliaire renvoie ici à l’Allocution Magno Gaudio de Paul VI, du 23 mai 1964, A. A. S., 1964, p. 567.

[4Cf. le n. 2 du Décret Missionnaire et le n. 9.

[5Ibid., 3, 4 et 5.

[6C’est l’expression du n. 5.

[7Ibid., n. 10.

[8« La vertu de charité, qu’ils sont tenus de pratiquer de façon plus parfaite du fait de leur vocation, les pousse et les oblige à un esprit et à un travail vraiment catholiques » (Décret, n. 40).

[9Qui voudrait faire un peu d’étude rétrospective, verrait p. ex. : « Le temps des Moines », dans Rythmes du Monde, 1950-II (tout le n°) ; « Moines et Moniales en Afrique », dans Vivante Afrique, janvier 1956 (tout le n°) ; Monchanin, J. et Le Saux, H., Ermites du Saccidananda, 1956 ; Franck, S., « Das beschauliche Kloster im Missionsland », dans Z. M. R., 1962, pp. 92-102 ; « Fondations bénédictines en pays de Mission », dans Rythmes du Monde, 1962-IV, pp. 225-249 (tout ce n°), et d’autres références dans : Masson, « La vie contemplative en Afrique noire », dans Revue des Communautés religieuses, 1965, pp. 220-228.

[10Cf. le dernier article cité à la note précédente.

[11Nous sommes très conscient en relevant ce texte d’aller ici contre un certain courant actuel. Mais nous croyons devoir adopter cette position, sans fanatisme du reste et dans les limites des situations concrètes.

[12Ils sont en majorité des Instituts de religieux, pour ce qui regarde les prêtres, et presque entièrement des Instituts religieux pour ce qui regarde les laïcs, hommes ou femmes.

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