Orientations actuelles de la vie religieuse. Questions au P. Arrupe
Vies Consacrées
N°1966-2 • Mars 1966
| P. 65-70 |
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Nous avons interrogé le R. P. Arrupe, Supérieur général de la Compagnie de Jésus, sur certains problèmes suscités par le renouveau de la vie religieuse et par l’adaptation apostolique. Nous le remercions de nous avoir permis de publier les réponses qu’il nous a données.
L’effort de renouveau
Sur quels points doit se porter plus particulièrement l’effort de renouveau de la vie religieuse ?
P. A. • On pourrait énumérer plusieurs points, notamment l’esprit de prière, qui a une si grande importance dans la vie des religieux. Mais plus fondamentalement, je dirais que l’effort doit se porter sur le développement et sur l’approfondissement de la Foi. La foi n’est-elle pas en effet la réponse au don de la grâce, une réponse qui est elle-même un don, qu’il faut accueillir et développer ? Elle exerce son influence, une influence déterminante, sur l’ensemble de la vie spirituelle. Il me paraît que c’est dans ce domaine de la foi que se produit actuellement une crise qui atteint bon nombre de religieux. Il est donc urgent de fortifier la foi et les conditions de son épanouissement.
Au départ, il ne faudrait pas penser que les candidats à la vie religieuse se présentent avec une foi qui a résolu tous les problèmes. Il faut accepter le fait qu’ils ne possèdent pas encore les solutions ou la solution, sur le plan des recherches et des justifications intellectuelles, du grand problème de la foi. L’étude de la théologie est précisément destinée à leur apporter cette solution. Nous devons en tenir compte dans la formation des jeunes religieux. Ceux qui sont chargés de les former doivent avoir pour préoccupation essentielle de bâtir sur le roc de la foi.
La mentalité des jeunes
Qu’est-ce qui caractérise la mentalité des jeunes religieux, et que demandent-ils surtout à la vie religieuse ? Vous avez parlé de certains postulats qui vous sont parvenus de la part de jeunes religieux [1] et qui sont révélateurs des tendances actuelles. Peut-on savoir ce qui vous a surtout frappé en ces postulats ?
P. A. • Parmi les caractéristiques de la mentalité des jeunes religieux, il faut relever d’abord un grand désir de sincérité. Les jeunes ont horreur de tout ce qui ressemble à une « fiction de droit » ; ils ne supportent pas qu’on cherche à justifier une situation par des subtilités juridiques, et qu’il y ait une grande distance, sinon une opposition, entre ce que l’on proclame et ce que l’on fait. Pour eux, le droit des religieux doit être la loyale expression de la vie que l’on veut et doit mener. Ce désir de sincérité n’est au fond que le désir de mener une vie religieuse intégrale.
Ensuite, les jeunes expriment leur grande préoccupation d’un apostolat vraiment adapté au monde moderne. Ils sentent intuitivement les besoins du monde, et la nécessité d’y apporter la réponse de la foi chrétienne. Ils sentent aussi que, bien souvent, la formation qu’ils ont reçue ne leur permet pas suffisamment de s’adresser à leurs contemporains avec adaptation et efficacité, parce que cette formation a trop peu tenu compte de la société moderne. Ce sentiment d’inadaptation provoque chez bien des jeunes une crise de confiance ; ils s’interrogent sur la valeur de ce qu’ils ont reçu.
Les jeunes se signalent encore par leur générosité. Cette générosité se veut lucide, c’est-à-dire que pour s’exercer elle demande une vue claire de la fin à poursuivre. On est prêt à se dévouer jusqu’au bout pour un objectif qui en vaille la peine. La définition du but à atteindre revêt donc de l’importance.
Enfin, les jeunes souhaitent le travail en équipe. Appartenant à une époque où l’esprit communautaire s’est fort développé, ils réagissent contre l’individualisme et veulent la collaboration.
Gouvernement et collégialité
Pensez-vous que l’affirmation du principe de la collégialité par le Concile et l’expression de cette collégialité dans l’instauration des conférences épiscopales et du synode épiscopal auront une répercussion sur le mode de gouvernement dans la vie religieuse ?
P. A. • Les Supérieurs religieux seront amenés à collaborer avec les conférences épiscopales, ce qui favorisera l’entente entre clergé diocésain et religieux.
En ce qui regarde le régime interne de la vie religieuse, l’application du principe de collégialité suscitera plus d’échanges entre le Général et les Provinciaux. Ces échanges exprimeront davantage, dans le mode de gouvernement, la vie communautaire du Corps Mystique et de l’Institut religieux. Il y aura grand bénéfice à ces échanges : les Provinciaux pourront plus aisément sortir de l’horizon limité de leur Province et partager les préoccupations de tout l’Institut, dans une plus large vision du travail qui lui incombe dans l’Église.
La vie religieuse en face de l’athéisme contemporain
Comment la lutte contre l’athéisme doit-elle entrer pratiquement dans l’apostolat de la vie religieuse ?
P. A. • Je résumerais volontiers cet aspect de l’apostolat par un mot : la charité. Il s’agit de lutter contre l’athéisme, mais nullement de lutter contre les athées. Le témoignage de la charité est essentiel à la diffusion de la foi, et les religieux auxquels est confiée la lutte contre l’athéisme doivent avoir pour premier souci de rendre ce témoignage.
L’apostolat religieux dans l’enseignement
Faudrait-il porter actuellement l’effort apostolique plus sur l’université que sur le collège et l’enseignement secondaire ?
P. A. • Les deux domaines sont importants et on ne peut abandonner l’un au profit de l’autre : il faut porter l’effort apostolique sur les deux.
Ce qui fait l’importance des collèges, c’est que l’on y forme directement des chrétiens au sens le plus complet du terme : outre la formation de l’intelligence, on y assure l’éducation du caractère et la formation proprement religieuse. Des pères spirituels y sont spécialement affectés au développement de la vie spirituelle chez les élèves. Le but de cette formation est la constitution d’un généreux chrétien, conscient du rôle qui lui est dévolu dans l’Église.
L’établissement d’universités dirigées par des religieux comporte de grandes difficultés, car il nécessite beaucoup de ressources intellectuelles et économiques, qu’un Institut religieux est souvent bien en peine de fournir. En outre, dans certains pays, les conditions sont plus difficiles encore, en vertu du monopole de l’État dans l’enseignement. Néanmoins, là où c’est possible, il faut viser à instaurer des universités, car dans le monde contemporain, il importe beaucoup de créer des centres scientifiques animés d’esprit chrétien.
De plus, en Europe, une tâche d’apostolat universitaire paraît vraiment urgente, celle qui concerne les étudiants des pays d’Afrique et d’Asie, qui fréquentent en si grand nombre les universités européennes. On s’est trop peu soucié jusqu’à présent des besoins religieux de ces étudiants, et on a manqué par là un objectif essentiel de l’effort missionnaire.
L’apostolat religieux dans les milieux scientifiques
Discernez-vous une tâche spéciale des religieux dans l’apostolat des milieux scientifiques ?
P. A. • Il me semble que le rôle des religieux devrait se développer notablement en ce domaine apostolique. En effet, ce qui s’élabore dans les milieux scientifiques se répand ensuite dans le public par la vulgarisation. Les savants jouissent d’une influence considérable sur l’évolution de la culture et sur la propagation de certaines idées. Nous devons leur présenter la doctrine chrétienne en des termes qu’ils comprennent, et entrer en dialogue avec eux.
Vie religieuse et missions
Comment envisagez-vous le rôle de la vie religieuse dans les missions ?
P. A. • Le témoignage de la vie religieuse demeure un des aspects les plus importants de l’apostolat missionnaire. Encore faut-il que ce témoignage soit authentique.
Le religieux envoyé en pays de mission doit éviter tout ce qui est romantisme, esprit d’aventure, mentalité triomphaliste. S’il est vraiment religieux, il partira avec humilité, comme collaborateur dans le travail spirituel, et ne se considérera jamais comme supérieur ni conquérant. Rempli de l’amour du Christ, il abordera les non-chrétiens avec des dispositions fraternelles. Il s’efforcera de vivre à fond sa vie religieuse dans la prière et la charité.
Dans certains pays de mission, on constate que la vie religieuse contemplative attire beaucoup de vocations. Au Japon, par exemple, Carmels et Trappes ne suffisent pas à accueillir tous ceux qui voudraient y entrer.
D’une manière plus générale, en bien des pays de mission, les vocations religieuses autochtones sont nombreuses. La raison en est notamment que des convertis apprécient mieux le trésor de la foi, parce que la vie passée dans le paganisme leur fait saisir la différence. De là surgit le désir de vivre plus totalement la foi en se dévouant au service du Christ, et de communiquer cette foi à d’autres. Évidemment, la multiplication des vocations autochtones constitue la meilleure contribution à la solution du problème missionnaire.
Devrait-on modifier la répartition des tâches missionnaires ?
P. A. • Il faudrait modifier surtout la répartition des prêtres et des forces apostoliques dans le monde. Il est vrai que partout la présence de prêtres répond à des besoins religieux. Mais ces « besoins » sont relatifs, et peuvent avoir une urgence plus ou moins grande. Beaucoup de pays de missions sont considérablement défavorisés, ne disposant pas d’hommes pour les besoins religieux les plus essentiels.
Il convient aussi de veiller à la bonne orientation des activités missionnaires. Cette orientation ne peut s’improviser, elle requiert une étude sociologique approfondie.
Les frères
Comment voyez-vous l’avenir des frères ?
P. A. • C’est avec joie que l’on constate une évolution dans la condition des frères : de plus en plus on leur donne une formation meilleure, au plan culturel et technique. Cette formation doit normalement leur permettre d’accomplir toutes les tâches qui n’appartiennent pas à l’exercice des fonctions sacerdotales. En effet, toutes ces tâches peuvent leur être confiées, selon ce que suggère le décret sur le renouveau et l’adaptation de la vie religieuse, lorsqu’il déclare que clercs et laïcs, membres d’un même Institut, ont « les mêmes droits et les mêmes obligations, sauf ce qui découle des ordres sacrés » (15).
Vie communautaire et apostolique
Y aurait-il encore un problème de la vie religieuse qui vous paraisse spécialement digne de mention ?
P. A. • Je vous en signale brièvement un : comment réaliser l’adaptation de la vie communautaire à l’apostolat ? Une conception monastique de la vie communautaire ne s’harmonise guère avec les nécessités de la vie apostolique. Une conception plus large et plus simple de la communauté doit être admise dans un Institut voué à l’apostolat ; mais il importe que demeure une authentique vie communautaire. Il y a là un problème dont la solution ne paraît pas aisée : le Saint-Esprit n’a pas fini son travail...
[1] Il s’agit de postulats préparatoires à la Congrégation Générale de la Compagnie de Jésus, dont la première session a eu lieu en 1965.