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Collaboration des religieux avec l’épiscopat

Edward Schillebeeckx, o.p.

N°1966-2 Mars 1966

| P. 75-90 |

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N. d. l. R. En avril 1964, le R. P. Edward Schillebeeckx, O. P., traita, devant l’Assemblée plénière des Supérieurs Majeurs de Belgique, de la collaboration apostolique des religieux entre eux, avec l’épiscopat et les prêtres séculiers. Le texte que nous publions est une traduction de l’original néerlandais.

Bien que les IIIe et IVe sessions du Concile aient apporté de nouvelles clartés et précisions en la matière, nous avons cru utile de présenter à nos lecteurs ces réflexions théologiques sur un sujet fort important à l’heure du renouveau. Elles peuvent éclairer la pratique future, sans être pour autant un commentaire du décret Christus Dominus sur la charge pastorale des évêques, dans la partie où il traite de la coopération entre l’épiscopat et les religieux (voir ci-dessus, p. 71).

Nous remercions le R. P. Schillebeeckx, O. P., et le R. P. Hertsens, P. B., de nous avoir autorisés, l’un à publier son exposé, l’autre à nous servir de la traduction qu’il en a faite.

1. Décentration vers le Peuple de Dieu

La décision prise au Concile de Vatican II de placer, dans la Constitution sur l’Église, le chapitre traitant du Peuple de Dieu avant l’exposé de la distinction entre la hiérarchie et les laïcs aura, à mon jugement, des résultats immenses pour l’avenir. Dans un projet antérieur, le chapitre sur la hiérarchie précédait celui qui présente le Peuple de Dieu. L’inversion des deux chapitres peut paraître de minime importance. Cependant, en comparaison avec la présentation traditionnelle, juridique, du traité de l’Église, cette inversion s’avère comme ayant une portée considérable, même en ce qui concerne le problème qui nous occupe ici aujourd’hui. L’« aggiornamento », qui est en train de se réaliser, quoique difficilement, au Concile, pourrait être décrit comme un déplacement du centre de gravité de l’Église, comme une dé-centration. Non pas, comme vous pourriez le penser à première vue, une décentralisation au niveau de la Curie romaine ; celle-ci n’en est qu’un tout petit aspect. Il s’agit d’une décentration beaucoup plus importante, en cinq directions différentes.

A. Une décentration de l’attention traditionnelle des fidèles pour l’Église, le pape, l’épiscopat, vers le Christ ; un déplacement du centre de gravité de l’Église vers le Christ.

Ce déplacement devient effectivement une réalité dans un acte symbolique expressif : le pape quitte Rome et se rend en pèlerinage dans ce pays où le Christ et les Apôtres ont vécu ; à Jérusalem, il s’agenouille devant le Christ et y prononce un mea culpa. Rome se décentre d’elle-même vers le Christ. L’adage paulinien : « Tout instaurer dans le Christ » reçoit ici une signification frappante : tout centrer dans le Christ et donc se décentrer de soi-même.

C’était un acte symbolique par lequel, mieux encore que dans le schéma sur la révélation, le pouvoir suprême de l’Église se soumet au Christ, à l’Église apostolique primitive des Douze, à leurs écrits, qui constituent le document définitif et normatif de notre rédemption.

L’Église, autant Rome que chaque diocèse, naguère trop « centrée » sur elle-même devient référence, indication, plus consciente et voulue vers l’unique centre : le Christ !

B. Une décentration du gouvernement pontifical (subsidiairement de la Curie) vers l’épiscopat universel.

La reconnaissance de l’idée de collégialité entraîne de soi une décentration de l’appareil gouvernemental de la Curie vers l’épiscopat mondial et les églises locales. Dans ces dernières, l’Église universelle atteint sa pleine stature, bien que seulement dans l’accord unanime des églises locales entre elles et avec le pape, successeur de Pierre. Au point de vue historique, nous nous trouvons ici devant un renoncement, une auto-décentration de cette structure de la papauté qui s’est constituée à travers les siècles, sans qu’il soit pour autant porté atteinte aux véritables prérogatives de primauté de la fonction pontificale. Le concept dogmatique d’une mission unique universelle attribuée par le Christ personnellement au pape et collégialement à l’ensemble de l’épiscopat mondial, rompt de soi la concentration exclusive de la vie entière de l’Église à « Rome ».

C. Les discussions conciliaires sur les rapports entre l’épiscopat universel et le pape pourraient donner l’impression d’une lutte pour le pouvoir aux degrés supérieurs de la hiérarchie ecclésiastique. Elles pourraient, en outre, justifier la crainte que, malgré tout, le Concile ne présente à nouveau la Constitution sur l’Église d’un point de vue exclusivement hiérarchologique, quoique dans un sens plus large. Ceci n’aurait comme conséquence qu’un glissement de la Curie vers l’épiscopat universel : au lieu de l’unique centre de pouvoir de la Curie romaine on en arriverait à de multiples centres en gestation, dans les évêchés disséminés par le monde entier. Le mal dénoncé par les évêques serait, dans ce cas, simplement déplacé et multiplié. Bien que ce danger ne soit pas imaginaire, là n’est pas cependant l’intention du Concile, car la tendance vers la décentration poursuivit son chemin et atteignit son point culminant quand l’on décida que le chapitre sur « le Peuple de Dieu » précéderait les chapitres sur la hiérarchie et le laïcat.

La troisième décentration consiste donc dans une décentration de la fonction hiérarchique (pape et épiscopat) vers le Peuple de Dieu. Le gouvernement collégial de l’Église par l’épiscopat universel en communion avec le pape est un service – muni d’autorité – de ce Peuple de Dieu. Le centre de toute la vie ecclésiale n’est pas la hiérarchie, mais le Peuple de Dieu. La fin de la hiérarchie ecclésiastique ne réside pas en elle-même, mais dans le Peuple de Dieu en marche vers la terre promise. La communion collégiale est l’essence même de l’Église comme Peuple de Dieu ; la collégialité de la fonction hiérarchique n’est qu’un signe et en même temps un instrument réalisant cette communion ecclésiale : simple diaconie au service du Peuple de Dieu.

Ce troisième déplacement sera très important pour le thème de notre entretien, nous allons le voir. Mais auparavant, je désire, pour être complet, énoncer brièvement les quatrième et cinquième décentrations – brièvement, car ces deux derniers points n’intéressent pas le sujet que nous avons à traiter.

D. Une décentration de toute l’Église catholique romaine vers les autres Églises chrétiennes, vers Israël et vers les grandes religions mondiales. De là, le caractère fortement œcuménique de ce Concile.

E. Enfin, un déplacement, non pas tant du centre de gravité, mais de l’attention pleine de sollicitude, vers le monde et ses problèmes terrestres. Ainsi, l’Église se dégage d’une pure proclamation de l’amour et du salut, qui fermerait les yeux sur l’humanité souffrante et sur les hommes menacés par la guerre et éprouvés par l’injustice. Elle découvre le véritable champ actuel d’application de la première des tâches chrétiennes, de la charité.

Cette quintuple décentration que je crois pouvoir déceler dans le Concile, est de ma part, je l’avoue, une thématisation. Comme telle, elle ne se présente pas aux Pères du Concile de manière réfléchie et consciente. Mais, en vivant le Concile au jour le jour et en considérant l’orientation des diverses interventions – parfois fort divergentes – des évêques, on en arrive à penser que ce quintuple déplacement du centre de gravité de la vie ecclésiale est vraiment le thème propre du Concile.

Sur toute la ligne, l’Église subit une décentration et se fait ainsi servante : servante du Christ, servante de l’humanité religieuse et temporelle. On a parlé du « triomphalisme de l’Église », on a fait remarquer que l’Église s’était, surtout dans son gouvernement hiérarchique, trop centrée sur elle-même, comme si tout le Peuple de Dieu était au service de la hiérarchie et non l’inverse. L’Église agissait comme si elle était une valeur statique, immuable, un bloc de granit, devant lequel passaient le monde en mouvement et les siècles en fermentation ; elle-même resterait calmement dressée, sans être entraînée dans la marche des temps. L’Église était trop peu signal indicateur de la route allant d’elle vers le Christ et vers le Peuple de Dieu.

Vous vous demandez probablement de quelle utilité peut être pour notre sujet cette longue introduction. Pourtant, j’ai ainsi déjà virtuellement dit tout ce que j’avais à dire sur les relations entre prêtres séculiers et réguliers, sur les relations des réguliers entre eux, des frères et des religieuses entre eux et avec la hiérarchie ecclésiastique, à l’intérieur de l’Église une et vivante, à l’intérieur de l’Église, qui est le Peuple de Dieu structuré et qui, en tant que tel, est le sacrement universel du salut pour le monde entier.

Trop longtemps, en prononçant le mot « Église », nous avons pensé immédiatement à la hiérarchie de l’Église, alors que l’« Ecclesia » ou la « convocatio », au sens biblique et patristique, nous fait songer avant tout au Peuple de Dieu, le « populus acquisitionis ». Ce peuple choisi et fondé par Dieu lui est consacré ; dans son ensemble, il est «  mis à part » pour être serviteur et témoin de Dieu, pour être, parmi les hommes et au service de ceux-ci, le sacrement du salut divin, offert au monde jusque dans ses dimensions matérielles. En tout premier lieu, ce Peuple même de Dieu est le moyen de salut, placé indéfectiblement dans ce monde par le Christ avec l’assistance incessante du Saint-Esprit.

C’est précisément pour cela aussi que la fonction ou les instances hiérarchiques, présentes au nom du Christ dans l’Église ou le Peuple de Dieu, doivent être infaillibles et indéfectibles, au moins dans les points décisifs ; sinon cette fonction hiérarchique pourrait, par ses déclarations et commandements, séparer le Peuple de Dieu de sa soumission perpétuelle au Christ. Fonction et communauté ne peuvent donc être séparées l’une de l’autre. Nous revenons de la sorte à l’Épître de saint Paul aux Éphésiens (4,12) : « organisant ainsi les saints (les chrétiens) pour l’œuvre du ministère en vue de la construction du Corps du Christ ». Tout chrétien a une tâche propre et inaliénable « dans l’œuvre du ministère » ; la hiérarchie n’a, « dans cette même œuvre de ministère », qu’un poste de responsabilité, en tant qu’instance d’autorité, ministériellement sacramentelle.

Ici encore, il n’est pas question de centraliser, mais de conduire et d’assister, et à cause du caractère actuel de la société et de l’émancipation, je veux dire de l’accession à la maturité du Peuple de Dieu, l’accent devrait se porter davantage sur l’assistance et l’action coordinatrice de l’épiscopat que sur une direction centralisatrice et stricte.

2. La place des religieux dans le Peuple de Dieu

Comme membre du Peuple de Dieu, la communauté religieuse a sa part dans « l’œuvre du ministère » et cela d’une façon particulière.

Au Concile, des évêques ont pris position contre l’assertion d’après laquelle les charismes étaient réservés aux temps de l’Église primitive, et n’avaient plus leur place dans la conjoncture ecclésiale actuelle. Selon cette optique, le charisme serait un élément de trouble dans la discipline ecclésiastique. Le cardinal Suenens, Mgr Florit de Florence et Mgr Larrain du Chili furent les interprètes de l’opinion commune, en affirmant que l’élément charismatique et prophétique est essentiel, même pour l’Église actuelle.

Or, c’est de ce caractère charismatique et prophétique de l’Église que la vie religieuse est une expression prégnante. Un institut religieux, en effet, est un charisme ecclésial institutionnalisé : un charisme a pris possession d’un groupe déterminé de fidèles, ceux-ci ont fait en sorte qu’il soit institutionnalisé d’une façon appropriée en un institut religieux, pour qu’il puisse agir dans l’Église d’une manière continue et efficace. Puisque je vise ici les Ordres et les Congrégations actifs ou mixtes, il s’agit d’un charisme apostolique, général ou particulier, qui a été institutionnalisé dans un Ordre ou une Congrégation en en faisant ainsi comme un charisme cristallisé au service de l’Église, pour l’aider à la réalisation efficace de son apostolat. C’est un cas spécial, une particularisation de l’élément charismatique, qui de-ci de-là, surgit, par moments, dans le Peuple de Dieu. Ce charisme, remarquez-le, surgit d’en bas et non d’en haut, bien que la hiérarchie ecclésiastique, comme principe de direction et d’assistance, ait par sa nature la supervision sur cette vie charismatique, comme elle l’a pour toutes les manifestations publiques de la vie ecclésiale.

Par l’approbation ecclésiastique d’un institut religieux déterminé, l’Église accepte la présence et l’activité de tel charisme, particulier ou général ; elle reconnaît par là le caractère ecclésial de l’apport propre de l’institut religieux dans « l’œuvre du ministère ». La tâche première de la hiérarchie locale envers un charisme apostolique institutionnalisé jouissant de l’approbation ecclésiastique, à savoir ici un Ordre ou une Congrégation active, consiste dans le respect de l’inspiration charismatique propre et de l’orientation particulière de cet institut religieux, en lui laissant sa propre sphère d’action et en sachant l’insérer comme tel dans la direction d’ensemble de l’Église [1].

Précisément, à cause de l’apport particulier de ce charisme apostolique déterminé, l’Église a voulu assurer aux Instituts religieux la liberté et le droit à l’initiative apostolique – qui appartiennent déjà à tout le Peuple de Dieu, bien que sous la supervision de la hiérarchie – en leur donnant des supérieurs religieux propres qui auront à veiller à l’intégrité de l’inspiration originelle de ce charisme. Cette « autonomie relative », qui, au plan juridique, n’est que l’expression de la reconnaissance ecclésiastique et du respect du charisme propre de l’institut religieux, appartient ainsi à l’essence même du caractère charismatique du Peuple de Dieu.

L’exemption vis-à-vis d’évêques pris individuellement en est une manifestation historique, bien qu’elle n’en soit pas la seule manifestation possible. Mais dans l’hypothèse où cette manifestation viendrait à disparaître, il faudrait, en tout cas, chercher une autre forme juridique pour mettre concrètement en sûreté le caractère propre et l’apport particulier du charisme apostolique d’un Ordre ou d’une Congrégation. Si cela n’était pas, l’Église méconnaîtrait de fait le charisme ou ne lui laisserait pas la possibilité d’épanouissement, au grand dam de « l’œuvre du ministère ».

Qu’ainsi l’épiscopat soit dans une certaine mesure lié par un charisme né du sein de l’Église, il n’y a pas lieu de s’en étonner ni d’y voir une prétention de la part des religieux. Ce n’est là qu’un cas concret du lien universel et fondamental qui attache l’épiscopat au « depositum fidei », tel qu’il vit dans le Peuple de Dieu. Certes, la fonction hiérarchique est une autorité, mais elle l’est comme instrument d’une soumission au Seigneur. Elle est, dans son magistère, une autorité « par elle-même », c’est-à-dire en vertu de la présence de l’Esprit de Dieu dans la fonction même et non par délégation du Peuple de Dieu ; mais elle ne détermine et n’oriente que ce qui vit déjà dans l’unanimité de foi du Peuple de Dieu. La fonction hiérarchique trouve donc sa norme, non pas dans un mystère abstrait, mais dans le mystère du Christ qui, par l’Esprit, vit et agit dans l’Église et suscite dans la vie ecclésiale toutes sortes de charismes.

Il est humainement compréhensible que certains nient l’existence de charismes, par crainte du danger qu’ils feraient courir à la discipline ecclésiastique. Ces charismes cependant n’introduisent pas dans l’Église un élément étranger, mais une donnée vraiment ecclésiale, qui pourtant ne trouve pas son origine directe dans l’intention ou l’activité de la hiérarchie (exception faite naturellement des charismes propres aux fonctions ecclésiales). Ces charismes surgissent d’ordinaire d’une manière indépendante de la hiérarchie. Celui donc qui ne tient compte que de la hiérarchie et non pas de l’Église totale, ne peut considérer qu’avec un certain effroi ces charismes qui surgissent d’en bas, du sein même du Peuple de Dieu, sous la motion de l’Esprit. Un charisme, de par sa nature même, est au sein de l’Église un élément d’inquiétude et de renouvellement. Quand on conçoit la hiérarchie comme un « ordre établi », qui centralise tout en sa propre main, et le peuple fidèle, d’autre part, simplement comme un peuple obéissant, et non comme un peuple qui peut, lui aussi, prendre des initiatives chrétiennes et ecclésiales, on ne peut considérer le charisme que comme un hôte indésirable et un intrus. De cette conception uniquement hiérarchologique à la négation du droit à l’existence du charisme dans l’Église, il n’y aurait qu’un pas. Pour qui regarde sa fonction hiérarchique d’une manière autarcique, le caractère charismatique de l’Église est de soi un élément difficile à admettre. Il exige de la part du membre de la hiérarchie un esprit de service plein d’abnégation personnelle.

Il est vrai que dans un charisme institutionnalisé qui « dure » déjà depuis des siècles, il peut se produire des manifestations aberrantes. Léo Moulin dit avec raison dans son livre Le monde vivant des religieux : « Le drame des avant-gardes est de comprendre pas mal de saints, quelques génies et un nombre important d’excités » (Paris, 1964, p. 94). Laissons ces manifestations aberrantes de côté. Le respect pour un charisme authentique vivant dans l’Église, ici dans un institut religieux, n’est qu’une nouvelle expression du fait que la hiérarchie n’est pas une autorité autarcique, mais un pouvoir normalisé, c’est-à-dire soumis et hé au Christ et à l’œuvre que le Christ par son Esprit accomplit dans la vie du Peuple de Dieu.

La hiérarchie ecclésiastique, en tant que dernière instance responsable à l’égard de toute l’« œuvre du ministère », devra avoir la possibilité de coordonner tout cet apport apostolique des religieux avec les autres activités apostoliques qui se font jour dans la province ecclésiastique. C’est pourquoi le schéma conciliaire « De cura animarum » [2] prévoit l’opportunité de l’insertion des Supérieurs Majeurs dans la pastorale d’ensemble d’une province ecclésiastique déterminée ; pastorale dont l’épiscopat ne porte pas seul la responsabilité, mais pour laquelle il est bien l’ultime et seule instance douée d’autorité. Cette insertion des Supérieurs Majeurs, ne fût-ce que comme témoins de la présence de tel ou tel charisme apostolique dans une province ecclésiastique déterminée, est, au point de vue de la théologie de l’Église, la conséquence inéluctable du déplacement historique qui s’est opéré dans la notion « d’exemption ». Il est intéressant de noter, dans cet ordre d’idées, que dernièrement aux Pays-Bas, dans la notification officielle de l’érection d’un Institut National de Pastorale, il fut spécifié que cet institut était érigé au nom de l’épiscopat et du Conseil des Supérieurs Majeurs ; le document était signée par le cardinal Alfrink, au nom de l’épiscopat, et par le R. P. van Waesberghe, comme président du Conseil des Supérieurs Majeurs. De tels symptômes sont chargés d’espoir.

Dans le passé, la notion « d’exemption » et tout ce qui l’accompagne a été abordée exclusivement d’un point de vue juridique. Mais dans la recherche de formules mieux adaptées à notre temps, il faudrait se placer avant tout sur le plan de la théologie de l’Église. Il faudrait rechercher comment concrètement, c’est-à-dire dans la conjoncture ecclésiale actuelle, coordonner et combiner le droit inaliénable à l’existence d’un charisme apostolique (car c’est là la réalité d’un institut religieux actif) et donc le droit inaliénable des religieux aux initiatives apostoliques, avec le fait, tout aussi certain, que seuls les évêques, comme successeurs du collège apostolique, sont, en tant qu’autorité, responsables pour tout ce qui, dans la province ecclésiastique, se fait en matière d’apostolat ou d’initiatives apostoliques. La réglementation juridique de ce domaine est secondaire et elle peut varier d’après les circonstances, mais elle devra en tout cas faire droit aux deux aspects du problème. Si cela n’était pas, on méconnaîtrait ou bien l’élément charismatique et prophétique du Peuple de Dieu, ou bien le principe d’autorité hiérarchique, que le Christ a confiée exclusivement au collège des évêques.

Dans cette structure, se trouve inévitablement, non pas un antagonisme, mais une dialectique, une tension qu’on ne peut supprimer au nom d’une soi-disant paix à conserver dans la discipline ecclésiastique. L’inquiétude apportée par l’élément charismatique dans l’Église est essentielle pour celle-ci. Si la hiérarchie, à cause de considérations trop humaines, en vue de garder en main tous les leviers de commande, voulait lier le charisme ou même ne lui concéder qu’une liberté relative et très contrôlée par le truchement des curies épiscopales, on se trouverait devant une méconnaissance de la véritable structure ecclésiale. Dans ce cas, d’une manière il est vrai larvée, on identifierait de nouveau l’Église et la Hiérarchie. L’autorité doit avant tout faire confiance au dynamisme propre du Peuple de Dieu. Si cela n’était pas le cas, l’attention donnée au charisme par la Constitution de Vatican II sur l’Église ne serait qu’une concession verbale, au heu d’être la reconnaissance consciente et conséquemment acceptée d’un donné de foi.

À propos du charisme de la vie religieuse, il faut encore ajouter que le pape, comme chef du collège des évêques, et en ce sens le collège des évêques lui-même, a, pour les instituts religieux canoniquement approuvés, admis en principe leur charisme apostolique. C’est-à-dire qu’il a reconnu l’authenticité ecclésiale de ce charisme particulier. En d’autres mots, ces instituts ont une « missio canonica ». L’Église leur a confié une tâche.

C’est là un nouveau titre en vertu duquel tel évêque particulier – qui est en effet lié au collège des évêques – est obligé, du point de vue de la théologie de l’Église, de tenir positivement compte de la présence effective de ces centres apostoliques religieux dans son diocèse. Ne pas en tenir compte dans le planning apostolique diocésain ou national, serait, au regard d’une théologie de l’Église, non seulement de courte vue, mais de plus une déplorable dispersion et un gaspillage de forces apostoliques. Ce qui est réalisé avec suffisamment d’efficacité par les religieux ou par d’autres, devrait être considéré par les évêques comme étant le travail de la communauté ecclésiale locale, et donc comme étant leur travail et non pas du travail d’étrangers qui devrait aussi de toute nécessité être accompli par « les leurs », c’est-à-dire les prêtres séculiers. Les religieux – prêtres, frères et sœurs – ne sont pas moins les « leurs » que les prêtres séculiers, bien que selon des relations juridiques différentes.

Mais de leur côté, les religieux ne devront pas considérer l’évêque comme un étranger qui interviendrait comme de l’extérieur, mais réellement comme « leur » évêque. Car c’est lui qui, comme « pastor animarum », doit respecter le charisme apostolique propre des religieux et l’insérer activement dans l’ensemble diocésain ou national de « l’œuvre du ministère ». En ce domaine, il n’est pas rare de constater ici ou là, une politique peu ecclésiale de recherche de positions de puissance, ce qui ne peut que nuire à la réelle efficacité de l’apostolat.

Personnellement, je jugerais regrettable que se développe la pratique de multiplier les œuvres ou les publications se plaçant expressément « sous la direction de l’épiscopat ». Ce procédé risque de dévaluer les activités apostoliques qui ont pris origine dans le Peuple de Dieu lui-même, parmi les laïcs ou les religieux, et de les faire passer aux yeux de tous les fidèles comme apostolat de seconde zone. Loin de moi la pensée de contester aux évêques le pouvoir d’entreprendre eux-mêmes toutes œuvres apostoliques et de les réaliser sous leur direction immédiate. Mais il faudrait éviter toutes sortes d’insinuations directes ou indirectes, qui risquent de disqualifier les autres œuvres comme étant moins ecclésiales. Et cela pour la raison toute simple que, du point de vue ecclésiologique, cette manière de voir est inexacte et comporte une méconnaissance de la véritable ecclésialité du « Peuple de Dieu » en son ensemble.

3. Épiscopat–presbytérat

Jusqu’à présent, j’ai parlé surtout de l’institut religieux apostolique comme tel et donc en faisant abstraction du caractère clérical de certains d’entre eux. Mais le cas se complique davantage et la tension dialectique s’accroît quand il s’agit du clergé régulier. Avant de procéder à l’analyse du problème, il nous faut considérer la relation épiscopat-presbytérat.

Le véritable prêtre, c’est l’évêque ; et, par définition, il s’agit ici d’un sacerdoce collégial : le collège même des évêques sous la conduite du pape. Le presbytérat ou le sacerdoce dérivé est, par définition, une participation à certaines tâches et missions qui sont propres au collège des évêques. A l’intérieur de l’Église, le presbytérat est axé sur l’aide à fournir à l’épiscopat en vue du Peuple de Dieu. Tout ce que fait le prêtre, en tant que prêtre, se fait au nom de l’épiscopat, en dépendance et en aide de celui-ci. Tous les prêtres, tant séculiers que religieux, sont donc des coadjuteurs de tout le collège épiscopal. Au point de vue dogmatique, leur ordination, en tant que telle, ne crée pas de lien spécial à tel évêque individuel, qu’il soit Ordinaire du lieu ou évêque consécrateur, mais bien à l’épiscopat universel. Ceci, sans réserve, vaut également des religieux prêtres. Il dépendra de ce collège des évêques, en communion de foi avec le pape, de déterminer de quelle manière concrète les prêtres sont mis au service de l’épiscopat universel.

Ceci peut se faire de plusieurs façons, parmi lesquelles les deux plus frappantes sont les suivantes :

  1. Le lien canonique d’un prêtre à un « Ordinaire du lieu » et donc à un diocèse : ce sont les prêtres séculiers. (Ce qui est encore assez relatif, car l’Ordinaire du lieu doit aussi se préoccuper directement de l’Église universelle et donc, p. ex., des « Missions », et devra pouvoir céder des prêtres à d’autres diocèses.)
  2. Et d’autre part, les prêtres réguliers, qui pour réaliser leur charisme apostolique propre – consistant souvent en une spécialisation apostolique – possèdent une plus grande indépendance vis-à-vis de l’évêque individuel, afin de pouvoir être avec d’autant plus d’efficacité l’élément apostolico-dynamique au service de tout l’épiscopat universel, celui-ci trouvant concrètement son principe de coordination et d’unité dans le pape. Ces prêtres religieux réalisent l’apostolat sacerdotal selon le thème explicite de la « vita apostolica », la manière évangélique de vivre des apôtres. Ici donc, l’élément charismatique s’insère d’une manière particulière dans la fonction elle-même, dans la fonction du sacerdoce.

La soumission de l’apostolat sacerdotal à l’épiscopat est, de par la nature même des choses, plus grande et plus intime que dans le cas de religieux non-prêtres. La vie chrétienne apostolique commune n’est pas une participation à l’apostolat épiscopal, mais bien à la mission unique de tout le Peuple de Dieu. Par contre, l’apostolat sacerdotal est, dans son essence même, une participation à l’apostolat hiérarchique des évêques, du moins du collège des évêques. C’est pourquoi, en ce qui concerne l’administration des sacrements, la dispensation de la Parole et la cura animarum spécifiquement sacerdotale, il n’est pas possible de nier la dépendance à l’égard de l’épiscopat et même de l’Ordinaire du lieu, qui dans cette communauté ecclésiale locale représente le collège universel des évêques.

Puisque le pape, en tant que chef de ce collège, a reconnu l’authenticité du charisme apostolique propre de tel institut religieux sacerdotal et, en vue d’en assurer l’intégrité et l’épanouissement, a donné à ces prêtres des supérieurs religieux immédiats, la direction d’un évêque particulier pour tout ce qui concerne l’apostolat des religieux ne peut ignorer l’autorité des Supérieurs Majeurs.

La reconnaissance réelle et le respect tant du presbytérat, comme participation à l’épiscopat, que du charisme apostolique propre d’un institut sacerdotal, conduira inévitablement à une dialectique entre les Évêques et les Supérieurs Majeurs. La dialectique comporte en soi une tension, qui ne peut rester saine que quand on est prêt à accueillir le point de vue de l’autre partie et à en tenir compte. Dans le cas présent aussi, toute méconnaissance du partenaire troublerait la véritable structure dialectique du rapport entre fonction et charisme : ou bien on méconnaîtrait, par esprit de corps mal compris, la diaconie ecclésiale du charisme apostolique propre, ou bien on défendrait la fonction ecclésiale hiérarchique sans tenir compte, volontairement ou par inadvertance, de l’existence de forces apostoliques spécialisées.

En outre, du fait que le presbytérat est, de par sa nature même, une participation à la mission salvifique du collège épiscopal, il résulte que l’apostolat des prêtres, séculiers ou religieux, doit lui aussi, par nature, être collégial. Un apostolat sacerdotal est par définition une collaboration collégiale, non seulement avec l’épiscopat mais aussi entre prêtres. Précisément notre époque demande une revalorisation de la collégialité de tout le travail sacerdotal. C’est pourquoi il faut en arriver à un dialogue des Supérieurs Majeurs entre eux et à un dialogue de ces Supérieurs Majeurs avec l’épiscopat.

Surtout dans les temps actuels, où se produit une interpénétration des paroisses, des diocèses, des pays et même des continents, tout apostolat improvisé au petit bonheur est stérile. Il en va de même pour un planning exclusivement interne à un Ordre ou une Congrégation. Il ne suffit même pas de prévoir une coordination, il faut en outre des centres spécialisés, au service des Évêques et des Supérieurs Majeurs, – des centres qui étudient scientifiquement la situation religieuse et pastorale d’un diocèse et d’une province ecclésiastique, et qui fournissent des avis aux Évêques et aux Supérieurs Majeurs. Le temps et révolu où un ordre religieux déterminé pouvait, p. ex., prendre en mains son propre apostolat, d’une manière totale et autonome ; pareille autonomie n’est plus possible ni même souhaitable.

Une réflexion à l’intérieur de chaque Ordre ou Congrégation sur l’organisation de son apostolat est évidemment nécessaire et urgente, mais cette réflexion n’a de sens et ne sera efficace que si elle tient compte des renseignements donnés par les centres spécialisés supra-congrégationnels et supra-diocésains. Chaque institut religieux doit donc rechercher pour lui-même, d’après la situation religieuse concrète d’une province ecclésiastique, quel est l’apostolat objectivement nécessaire qui est le plus en rapport avec son propre charisme apostolique. De plus, il faudrait, tant de la part des évêques que des divers Supérieurs Majeurs, un respect réciproque pour l’attirance particulière d’un Institut religieux vers tel genre d’apostolat, de manière à éviter que certains ne s’approprient, d’une manière avide et égoïste, les plus beaux morceaux, laissant aux autres les croûtes et les restes, ou les forçant à renoncer à la spécificité de leur charisme apostolique.

Que chacun se mette à vouloir tout faire, semble, aux yeux même du simple bon sens, parfaitement inefficace. La fuite de prêtres séculiers hors de l’apostolat paroissial, pour se lancer dans des formes plus vastes d’apostolat, me semble regrettable. La « paroikia », c’est pour chaque évêque, son diocèse. C’est parce qu’il ne peut être simultanément présent sur toute son étendue qu’il divise sa « paroikia » en paroisses, dans lesquelles des prêtres, précisément comme prêtres de l’évêque local, le représentent. Ainsi se fonde la communauté locale dans l’unité de foi, de culte et d’amour et comme condition d’une communauté missionnaire. Ici est exigée la pleine dépendance de l’évêque local. C’est là avant tout la tâche des prêtres séculiers, c’est-à-dire des prêtres localement incardinés. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’autres tâches qui conviennent typiquement aux prêtres séculiers, mais bien que ces autres tâches ne peuvent nuire au travail de la « paroikia » ; ce dernier serait alors abandonné à des religieux, qui, de par leur charisme propre, n’y sont peut-être pas préparés.

D’autre part, je voudrais encore signaler le danger pour les religieux d’identifier leur charisme apostolique propre avec certaines œuvres nées au cours de l’histoire et qu’ils ont, à cause de nécessités du temps, assumées, peut-être même depuis leur origine. Fidélité au charisme apostolique originel peut et doit parfois signifier rupture avec certaines formes apostoliques périmées, p. ex., la diffusion de dévotions dépassées. Tous les instituts religieux devraient s’interroger sur les formes d’apostolat dont ils ont hérité, surtout en matière de pratiques de dévotion ; ils devraient se demander s’ils n’y gaspillent pas des forces apostoliques, s’il ne faut pas abandonner définitivement certaines pratiques, si d’autres, ayant fait leurs preuves, n’auraient pas besoin d’un « aggiornamento ». L’attachement, sans critique, à de telles pratiques, au nom de la tradition de l’Ordre ou de la Congrégation, peut, du point de vue de l’apostolat ecclésial, signifier une réelle infidélité à l’inspiration originelle du charisme apostolique propre, car c’est donner au peuple fidèle des pierres au lieu du pain qu’il demande. Il n’est pas rare que certaines Congrégations se lient à la propagation d’œuvres de dévotion et d’apostolat assez caractéristiques d’une époque, et qui ne suivent pas l’évolution générale de la vie ecclésiale. Ceci fait que les évêques et les prêtres séculiers ont souvent à bon droit l’impression que les religieux forment une sorte d’Église à part, avec des objectifs totalement inadaptés aux besoins des temps. Cela crée toutes sortes de tensions rendant impossible une collaboration universelle et collégiale.

Personnellement, je crois que les Ordres et Congrégations religieux devraient être moins préoccupés de créer des œuvres apostoliques propres, qu’ils ne pourraient d’ailleurs pas maintenir en vie étant donné la diminution constante des effectifs religieux. Chaque Ordre et chaque Congrégation devrait pouvoir former des religieux qui seraient capables de diriger des œuvres apostoliques mixtes (c’est-à-dire composées de prêtres séculiers et de religieux de toute sorte) et, en même temps, avoir l’humilité de fournir des religieux pour des fonctions subalternes dans ce genre d’œuvres.

Je crois que vous avez, comme Supérieurs Majeurs, avec l’épiscopat, une grande, une merveilleuse responsabilité, moins individuelle (bien que ce soit votre première et immédiate responsabilité vis-à-vis de votre Ordre ou Congrégation), que collective, parce qu’un individu – même avec derrière lui tout un Ordre ou une Congrégation – ne peut aujourd’hui, comme individu, dominer toute la problématique de l’apostolat moderne. La situation pastorale est trop complexe ou, disons mieux, trop obscure.

Voilà ce que je croyais devoir vous dire. Je me suis limité à des principes généraux, parce que je crois qu’une vue fondamentale, bien éclairée au plan dogmatique, est essentielle pour une pratique apostolique vraiment réfléchie.

Albertinum
Driehuizerweg 145
Nijmegen, Nederland.

[1Bien qu’une Congrégation diocésaine soit en dépendance étroite de l’Ordinaire du lieu, celui-ci ne l’approuvera normalement qu’après y avoir constaté la présence d’un authentique charisme et c’est à la même lumière qu’il exercera ses pouvoirs envers elle.

[2Tel était à ce moment le titre de ce schéma qui est devenu « De la charge pastorale des évêques » (cf. ci-dessus, p. 71).

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