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L’affaire

Les dominicains face au scandale des frères Philippe

Tangi Cavalin

Monumental, cet ouvrage dont tout le monde devrait avoir lu au moins l’excellent résumé final (p. 720-726) ne l’est pas seulement par son volume, ou en raison de la rapidité avec laquelle l’enquête a été menée par le groupe de chercheurs associés à T. Cavalin (C. Mangin-Lazarus, S. Rousseau, Ch. Suaud, N. Viet-Depaule), depuis qu’il avait été chargé, en janvier 2020, par le père N. Tixier, provincial dominicain de France, de faire toute la lumière sur « l’affaire Thomas Philippe ». La constante probité du signataire, la clarté du style et la retenue avec laquelle les faits les plus surprenants sont rapportés et analysés en font un exemple, dans le domaine hélas de plus en plus fréquenté des recherches historiques sur ces « abus » qui ont gangrené, des dizaines d’années durant, la vie religieuse de France et de Navarre et ses relais hiérarchiques. « L’affaire de l’eau vive » touche aussi bien l’Arche et Jean Vanier, comme on l’a démontré ailleurs et en même temps [1].

Dévoilée sous la pression du scandale (Première Partie), elle implique le père Marie-Dominique – ainsi que le prochain rapport des Frères de Saint-Jean le développera – dans le sillage de son aîné, ou plutôt de leur oncle, Thomas Dehau, « fondateur d’une dynastie dominicaine », issue d’un modèle familial largement décrit – ce n’est pas le moindre mérite de la Deuxième partie – dans ses composantes médiévo-patriarcales. On y remarquera la présence d’une « mystique » gantoise, Hélène Claeys-Bouuaert, autour de laquelle orbitent plusieurs théologiens qui deviendront célèbres (R. Garrigou-Lagrange, H. Woroniecki…). La mise en place d’un double, puis d’un triple, langage dissimule, dans le triangle Dehau-Hélène-Thomas, l’intégration de gestes sexuels dans la quête spirituelle et permet la formulation d’une doctrine mystique congruente. La Troisième partie raconte comment, menée sur un plan plus doctrinal, l’opposition de l’Eau vive à l’École du Saulchoir finit par subvertir, de l’intérieur, à bas bruit, l’Ordre dominicain. La Quatrième rapporte, via la procédure (sur dénonciations) du Saint-Office contre Thomas Philippe (sanctions en 1956), et celle moins, connue encore, contre Marie-Dominique (peine en 1957), une époque désastreuse dans ses conflits doctrinaux, ses atermoiements et ses dissimulations où émerge la haute figure du Cardinal Paul Philippe, ami puis censeur (« un verrou ») des précédents. « Un silence sans grandeur » s’ensuit dans la province de France (Cinquième Partie), alors que Thomas-Philippe « recommence » sa vie à Trosly-Breuil et que Marie-Dominique fonde, hors tout contrôle de l’Ordre, les Frères de Saint-Jean.

Ce rapide survol ne dit rien des turpitudes qui ont atteint, souvent par groupes entiers, Carmélites, Bénédictines, Dominicaines, Foyers de Charité et autres femmes prises dans la propagation souterraine d’un réseau érotico-mystique où « l’amour d’amitié », une fois dévoyé de son sens premier, tient lieu de système transcendant la morale commune. La vie religieuse allait se trouver pervertie, dans l’aire culturelle francophone, par cet archipel d’îlots d’immoralité pieuse, à couvert d’une métaphysique supposée aristotélico-thomiste qui montre aujourd’hui sa vacuité. Ce n’est pas seulement la philosophie ou la théologie morale qui ont ici été inverties, c’est le rapport à l’Écriture et c’est la spiritualité, dès lors que des représentants du sacré se sont emparés de cœurs livrés à Dieu. Un saccage des intelligences et des corps, perpétré sous les oripeaux de la sainteté, et qui, malheureusement, n’a cessé de se reproduire jusqu’à nos jours. Pour que nous soyons délivrés de ce fléau, il ne suffira pas que les historiens bûcheronnent ; ils doivent être suivis par des débardeurs, des défricheurs, des replanteurs.

[1Emprise et abus, Enquête sur Thomas Philippe, Jean Vanier et l’Arche, Frémur, 2023.

Éditions du Cerf, Paris, février 2023

766 pages · 29,00 EUR

Dimensions : 15,5 x 24 cm

ISBN : 9782204153539

9782204153539

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