Paul Claudel : une multitude de faces pour une multitude de vies. Écrire une biographie sur celui qui se dit lui-même contradictoire représente un véritable défi. Claude Pérèz, critique littéraire et écrivain, professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille et spécialiste de Paul Claudel, l’a réussi majestueusement en fouillant des archives inédites. Il dé-symbolise et dé-fantomise cet homme dépeint collectivement comme un personnage symbolique (p. 26-27) en avouant que cet homme public et secret, le moins hexagonal des écrivains français est simultanément et alternativement très actuel et très inactuel.
Paul Claude, compatriote de Jean Racine et de Jean de La Fontaine, se sentira toujours de souche rurale – il naît à Villeneuve-sur-Fère-en-Tardenois dans le département de l’Aisne, le 6 août 1868, ambassadeur et poète, même devenu consul. Sur ce garçon, dernier d’une fratrie de trois, déjà errant, et sur le désespoir du lycéen parisien dont la cause est l’essence du nihilisme qui tient en trois mots : Rien n’est, c’est (presque) exclusivement lui qui nous laisse son autoportrait. Pour cette étape de jeunesse, il est lui-même son premier biographe, faute d’autres documents. Avec sa sœur Camille Claudel, célèbre sculpteur, élève, amie et très vite amante d’Auguste Rodin, la relation restera difficile et sa passion tragique hantera Paul durant toute sa vie.
On croit connaître la vie du catholique fanatique (l’expression est de lui), dont le processus de conversion est bien différent de l’image d’Épinal que l’on s’en forge. Sa conversion, cet événement Alpha comme il l’appelle, est d’abord l’aurore parue avec la découverte de Rimbaud (p. 98). Entre les deux, même âge, mêmes origines dans la France de l’Est, même milieu, même accent rural, même rudesse, même propension au sarcasme et au goût du merveilleux. Il y a aussi ce coup de la grâce du 25 décembre 1886 à Notre-Dame de Paris, sans témoins, au milieu d’une foule anonyme, resté longtemps secret, avant qu’il ne le raconte dans ses lettres, ses poèmes, ses articles ou ses interviews. Conversion restée toutefois inachevée, car Claudel ne rentre pas au sein de la Mère (p. 107) jusqu’au moment où il se livre les yeux fermés, bien plus tard. C’est une conversion à contre-courant, car Claudel devenu catholique passionné, doit affronter seul bien des milieux hostiles.
Sa vie amoureuse fantasmée avec Rosalie Vetch (née Ścibor-Rylska), issue d’une famille aristocrate polonaise, mariée à un négociant plus âgé qu’elle, dont elle a quatre garçons représente une blessure qui ne se fermera plus. Foudroyante rencontre en 1900, sur ce paquebot en route pour la Chine, entre Rosalie et le consul, abattu de s’être vu refuser par trois fois l’entrée dans un monastère bénédictin. Cette rencontre en mer est transposée dès 1905 dans le Partage de Midi, avec la passion de Mesa (Paul Claudel) et d’Ysé (Rosalie), avant de prendre une dimension cosmique et théologique avec Doña Prouhèze et Rodrigue dans Le Soulier de Satin. Officiellement Paul Claudel épouse le 14 mars 1906 à Lyon Reine Sainte-Marie-Perrin (1880-1973), fille de l’architecte de la basilique Notre-Dame de Fourvière. Le couple embarque trois jours plus tard pour la Chine, où Claudel est consul à Tientsin. De ce mariage naissent quatre enfants : Marie et Pierre, Reine et Henri.
La vie professionnelle et politique du consul et de l’ambassadeur de France se déroule dans des va-et-vient innombrables. Sa carrière commence aux États-Unis (1893-1895), à New York et Boston, et il restera toujours ébloui par ce nouveau monde. Pendant quatorze ans il séjourne en Chine, entre-temps à Paris et à Bruxelles, effectuant un détour par le Liban et la Terre Sainte où il fait la connaissance du Père Lagrange, fondateur de la future École biblique de Jérusalem. On le trouve ensuite en Inde, à Prague, capitale de la Bohême, en Allemagne juste avant la Grande Guerre, en ces postes surtout économiques, puis à Rome qu’il ne voudrait plus quitter. Comme Ministre plénipotentiaire de la République, il s’embarque pour Rio au Brésil, où il désamorce une catastrophe financière comparable au scandale de Panama. À Copenhague au Danemark, il est placé en tête d’un réseau d’espionnage, rôle qui manquait à sa panoplie (p. 311). Durant les années folles (1919-1921), on le retrouve à Londres, ensuite au paradis japonais de 1921 à 1927, où se déroule l’une des saisons heureuse et inspiratrice de sa vie. Le Japon ancien avec sa tradition musicale, architecturale, littéraire, théâtrale, religieuse nourrit son imagination. Il y vit aussi un événement imprévisible autant que dévastateur. Au moment de la crise financière de 1929, il est envoyé de nouveau aux USA, à Washington et San Francisco. En six ans, il connaît de près trois présidents et trois secrétaires d’État successifs. Aucune mission ne lui pose autant de défis, aucune ne lui assure autant de notoriété diplomatique et littéraire. Si au pays du Soleil Levant, Paul Claudel va à la rencontre des vieilles humanités, c’est l’inverse qui se produit aux États-Unis, le pays qu’il faut voir si on a quelque curiosité du futur (p. 361). Il aime l’Amérique et la houspille, critiquant le vide de la civilisation, le vide des âmes, le vide des esprits (p. 363). Il termine sa mission d’ambassadeur à Bruxelles (1933-1935), où il découvre les grands peintres flamands du XVIIe siècle. Ultime mission vécue comme une offense et un prélude douloureux de sa retraite qui fait naître en lui le journaliste présent dans la grande presse.
Paul Claudel, en constant déplacement, cultive le fantasme d’embrasser le monde (p. 361). Il arpente les villes à pied : Paris, New York, Boston, plus tard Shanghai, Rome, Rio. C’est en marchant que ses drames prennent vie et forme dans l’âme de l’artiste, du poète, du prosateur, du metteur en scène, qui construit pièces et poèmes et trouve le temps d’écrire des lettres à d’innombrables correspondants. Selon Louis Massignon, l’un de ses meilleurs amis, Claudel est le poète-sculpteur qui partage la même passion pour le colossal et l’intime, le massif et le raffiné, le subtil et le trivial (p. 124). La production du dramaturge est foisonnante : ne mentionnons que les années 1888 à 1896, où six drames distincts sont composés avec la réécriture de quatre d’entre eux. La pièce qui fait connaître Claudel au grand public en 1912, c’est L’Annonce faite à Marie (cet opéra de paroles p. 252) qui n’est rien d’autre que la réécriture de la première version de La Jeune Fille Violaine composée en 1892, produit d’une autocritique.
Durant ses dernières années, sa vie a des airs de roman. D’un roman où plusieurs intrigues se mêlent sur fond de guerre (p. 423). Au début des années quarante, sa vie passe par Alger et Vézelay et aussi par Vichy. Sur Pétain, son point de vue change du tout au tout : d’abord dévoué au Maréchal, puis désillusionné, anglophile et gaulliste violent. Il correspond avec le Président des États-Unis Franklin Roosevelt (correspondance publiée en annexe de cette biographie). Pour faire obstacle à la Seconde Guerre mondiale qu’il voit venir, il plaide en faveur d’une alliance politique et économique entre l’Angleterre, la France et les États-Unis contre les puissances totalitaires. Il vit désormais dans son château à Brangues, dans l’Isère et donc en zone libre. Entre 1940 et 1945, sa prière devient écriture (p. 445). Naissent ainsi ses grands commentaires bibliques, sa traduction des psaumes et son écrit sur l’Apocalypse. Les années 1945-1955 représentent une apothéose pour Claudel. Rien que Le Soulier de Satin est représenté 53 fois en 1944, mais aussi Partage de Midi, vieille de plus de 40 ans, et L’Annonce faite à Marie comptant cinq réécritures et fruit de 56 ans de patience acharnée, parce que, dit-il, en art, il n’y a pas de définitif (p. 473). Il est élu à l’Académie française en 1946. Il est admiré, et aussi critiqué, moqué et attaqué. Sur le plan international, c’est le temps de la reconstruction, de la guerre froide, de la naissance de l’État d’Israël et de la prise de conscience du génocide. Il intervient sur tous ces sujets. Après la guerre, la meilleure carte contre le danger communiste et une chance pour la politique chrétienne est de Gaulle qu’il côtoie.
Richesse foisonnante d’une vie. Claudel lui-même ne voit pas ainsi son destin. Il parle d’une vie disloquée, d’une vie manquée, une vie comme du fumier, une vie faite de pièces et de morceaux (p. 259). Dans cette abondance de matière narrative, le biographe sait mettre en lumière avec brio une conversion, une grande passion, de la politique, des affaires, beaucoup de livres, beaucoup de théâtres, beaucoup de pays, beaucoup de rencontres (p. 11).
Il y a enfin ce que Claudel dira un jour à l’un de ces interlocuteurs : Il y a tout ce que vous ne savez pas (p. 109). Histoire secrète de cet homme qui décidément nous échappe (p. 28). Cette biographie de grande qualité révèle la véritable personnalité de Paul Claudel.
Éditions du Cerf, Paris, décembre 2021
568 pages · 24,00 EUR
Dimensions : 15,5 x 24 cm
ISBN : 9782204142137