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Marie-Dominique Chenu (1895-1990)

Étienne Fouilloux

Quel homme magnifique !, écrit le Père Yves Congar arrivé au Saulchoir en 1926 (p. 38). Des pères Chenu, il n’y en a pas un par siècle, disait de lui un autre ami, le philosophe Étienne Gilson (p. 9). Éveilleur, maître, ami, frère aîné et incomparable pour les jeunes dominicains des années 20, qui est cet homme, dont la voix se répercute jusqu’à aujourd’hui ? L’A. de cette biographie passionnante et très documentée sur le Père Marie-Dominique Chenu est aussi éditeur, historien réputé, professeur d’histoire contemporaine et spécialiste d’histoire du catholicisme français. Il a récemment publié une biographie non moins fouillée, vigoureuse et passionnante d’Yves Congar, élève et futur ami du Père Chenu. Il convie ici son lecteur à un voyage captivant à travers le XXe siècle analysé sous l’angle des péripéties biographiques d’un théologien de grande envergure.

Homme des intuitions fulgurantes (ou déconcertantes) plutôt que des raisonnements (p. 37), religieux exemplaire mais très libre par rapport aux traditions et aux règles, le Père Chenu savait bousculer ses frères par son enthousiasme, ses audaces, son manque d’organisation, mais surtout par son humilité et son aptitude à se mettre au service de la cause commune (p. 39). C’est un professeur fasciné par l’histoire de la théologie médiévale, convaincu que la parole de Dieu est dans l’histoire (p. 10) et cet éblouissement restera au cœur des recherches dont il vivait lui-même et qu’il faisait revivre de façon imagée pour ses auditeurs (p. 37).

Aîné d’une fratrie de trois, Marcel, Léon, Émile Chenu est né le 7 janvier 1895 à Soisy -sur-Seine (Seine-et-Oise) au sud de Paris, limitrophe d’Étiolles où il va revenir en 1938. Ses jeunes années restent dans l’ombre pour ses biographes. En 1913, il entre dans la province dominicaine de France, précisément au couvent du Saulchoir à Kain-la-Tombe près de Tournai (Belgique), où le noviciat s’est réfugié depuis 1904 dans l’ancien couvent des moniales cisterciennes. C’est le lieu où je suis né dira-il avec humour. Triplement rescapé, le jeune frère dominicain échappe à l’hécatombe de la Grande Guerre, survit à un maigre noviciat décimé par les combats et la maladie, mais surtout est épargné par la romanité, puisque le jeune professeur décide d’opter pour le Saulchoir contre Rome après une formation intense. Chenu intègre le corps professoral du Saulchoir et contribue au renouveau thomiste des années 1920. Il y passera plus de vingt ans, les plus heureuses de sa vie. Il y est heureux comme un poisson dans l’eau, appréciant vivement les profits et la joie d’y vivre, écrit-il à un ami (p. 31). Il s’identifiera à ce couvent en y donnant le meilleur de lui-même d’abord comme professeur, puis comme régent des études et aussi comme recteur des facultés canoniques. Devenu l’une des pièces-maîtresses du couvent d’études thomistes (p. 45), il ira même fonder un Saulchoir au Canada (p. 55). Au cours de cette décennie glorieuse, le retour des Dominicains en France est décidé en 1933, précisément à Étiolles dans la banlieue sud de Paris, où la province achète une grande propriété qui portera le même nom que celle de Belgique. Ce couvent d’études est la perle de l’Ordre dont se félicite le Maître général en octobre 1941, alors que de sombres nuages planent déjà sur ce couvent et sur son régent, qui n’est pas un inconnu à Rome. Son ancien professeur, le Père Réginald Garrigou-Lagrange (1877-1964), penseur du néothomisme, connu pour avoir combattu philosophiquement et théologiquement le modernisme, joue un grand rôle dans la condamnation de l’œuvre de son élève et dans cette crise pour tout le Corps dominicain. En février 1942, une première sanction atteint le Père Chenu avec la mise à l’index de sa brochure Une école de théologie : le Saulchoir, imprimée en 1937 pour la famille dominicaine afin de présenter son œuvre. Exclu du Saulchoir, démis de ses fonctions de responsable, il est soumis à une sévère visite apostolique ordonnée par la Congrégation du Saint Office et menée par le Père Garrigou-Lagrange, en réalité une visite par procuration (p. 120), car le Visiteur délègue son confrère dominicain Thomas Philippe (devenu tristement célèbre !), alléguant des difficultés de circulation dans la zone occupée pendant la guerre. Chenu encaisse le coup, se soumet sans rébellion et continue de travailler dans son lieu d’exil, au couvent parisien Saint-Jacques dans le 13e arrondissement alors très populaire. La distance psychologique excède de loin la distance géographique. Après l’étude de la pensée médiévale et la tentative pour redéfinir la pensée théologique thomiste, le troisième chantier de Chenu est le vaste monde ouvrier et surtout les prêtres-ouvriers, ainsi que l’accompagnement des équipes missionnaires rurales et urbaines (Mission de France, Mission de Paris et Séminaire de Lisieux) dont il devient le conseiller et le guide. Naît alors sous sa plume de théologien de service (p. 148) une théologie de la mission intérieure ainsi qu’une théologie du travail. Éveilleur d’idées, chercheur de vérité, prophète qui dérange, protagoniste du débat avec les communistes, il accompagne toute cette effervescence apostolique dans la France d’après-guerre. Pour son rôle de maître à penser des prêtres- ouvriers, il est à nouveau sanctionné en février 1954 et exilé au couvent de Rouen où il restera jusqu’en 1962. Du trop-plein parisien au trop peu rouannais (p. 182), la distance psychologique est cette fois-ci énorme. Alors qu’en 1942, les sanctions romaines visaient sa conception théologique, celles de 1954 portent sur sa conception de l’apostolat en milieu populaire. Le Père Marie-Dominique encaisse difficilement et avec tristesse. Paradoxalement c’est pendant sa réclusion forcée à Rouen qu’il écrit les livres théologiques qui révèlent sa véritable stature intellectuelle. Le concile Vatican II s’ouvre le 11 octobre 1962, mais le Père Chenu en est le grand absent, ainsi que Hans Urs von Balthasar et le Père Bouyer. Entrant par la petite porte, il joue d’abord un rôle de conseiller comme expert privé d’un de ses anciens élèves du Saulchoir devenu évêque. Assis dans un petit coin (p. 253) comme il dira à la fin de sa vie, il œuvre dans les coulisses. Devenu théologien conciliaire in extremis (p. 202), il est finalement intégré à la rédaction de Gaudium et Spes. Son journal témoigne cependant de son activité multiforme mobilisant évêques, experts et journalistes dans ce que ses adversaires qualifient de para-concile. Sa joie de vivre cet événement ecclésial, jamais démentie jusqu’à sa mort en 1990, s’exprime dans le titre Le concile, Noël de l’Église qui en dit long. Demeurant suspect pour les instances romaines, traînant avec lui un parfum de soupçon plus tenace qu’il ne le croit (p. 239), il doit au Concile d’émerger, après une vingtaine d’années, de sa longue nuit. Il reste l’un des rares grands témoins de l’euphorie conciliaire (p. 221), qu’il qualifie de prophétique : ainsi est prophète celui qui sait percevoir dans l’actualité des événements ce qui les engage dans la continuité et dans les ruptures d’une histoire en marche (p. 246).

L’auteur de ce livre, qui a connu personnellement le Père Marie-Dominique entre 1965 et 1970, est bien placé pour déployer dans cette biographie soigneusement documentée le personnage, autorité reconnue, mais électron libre, au regard vif et volontiers espiègle, libre de parole et de plume, incurable optimiste (p. 248), mais d’un optimisme pas seulement congénital, mais théologal (comme le dira le Père Claude Geffré au lendemain de sa disparition). Cet optimisme inoxydable, maintenu au pire des épreuves, s’origine dans un poids de contemplation inégalable (p. 39) ; son recours à la vertu théologale d’espérance fut son principal remède dans tous les revers de sa longue vie. Presque aveugle à sa mort, le Père Marie-Dominique reste actif et lucide en ses dernières années. Décédé le 11 février 1990, il est soudain paré de toutes les qualités qu’on lui refusait pendant sa vie. Avec faste, on célèbre ses obsèques à la cathédrale Notre-Dame de Paris et un millier d’auditeurs se retrouvent à la grande salle de la Mutualité le 30 mai 1990 pour honorer le porte-parole d’une génération et le maître en théologie et en humanité qui, en toute circonstance, a incarné sa devise johannique : La vérité vous rendra libres !

Salvator, Paris, août 2022

280 pages · 22,00 EUR

Dimensions : 15 x 22,5 cm

ISBN : 9782706722684

9782706722684

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